L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-X

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 95-97).

X

la grande sauvage, c'est la tempête

Cependant le patron avait saisi son porte-voix.

Cargate todo, hombres ! Débordez les écoutes, halez les cale-bas, affalez les itaques et les cagues des basses voiles ! mordons à l’ouest ! reprenons de la mer ! le cap sur la bouée ! le cap sur la cloche ! il y a du large là-bas. Tout n’est pas désespéré.
— Essayez, dit le docteur.

Disons ici, en passant, que cette bouée à sonnerie, sorte de clocher de la mer, a été supprimée en 1802. De très vieux navigateurs se souviennent encore de l’avoir entendue. Elle avertissait, mais un peu tard.

L’ordre du patron fut obéi. Le languedocien fit un troisième matelot. Tous aidèrent. On fit mieux que carguer, on ferla, on sangla tous les rabans, on noua les cargue-points, les cargue-fonds et les cargue-boulines ; on mit des pataras sur les estropes qui purent ainsi servir de haubans de travers ; on jumela le mât ; on cloua les mantelets de sabord, ce qui est une façon de murer le navire. La manœuvre, quoique exécutée en pantenne, n’en fut pas moins correcte. L’ourque fut ramenée à la simplification de détresse. Mais à mesure que le bâtiment, serrant tout, s’amoindrissait, le bouleversement de l’air et de l’eau croissait sur lui. La hauteur des houles atteignait presque la dimension polaire.

L’ouragan, comme un bourreau pressé, se mit à écarteler le navire. Ce fut, en un clin d’œil, un arrachement effroyable, les huniers déralingués, le bordage rasé, les dogues d’amures déboîtés, les haubans saccagés, le mât brisé, tout le fracas du désastre volant en éclats. Les gros câbles cédèrent, bien qu’ils eussent quatre brasses d’étalingure.

La tension magnétique propre aux orages de neige aidait à la rupture des cordages. Ils cassaient autant sous l’effluve que sous le vent. Diverses chaînes sorties de leurs poulies ne manœuvraient plus. À l’avant, les joues, et à l’arrière, les hanches, ployaient sous des pressions à outrance. Une lame emporta la boussole avec l’habitacle. Une autre lame emporta le canot, amarré en porte-manteau au beaupré, selon la bizarre coutume asturienne. Une autre lame emporta la vergue civadière. Une autre lame emporta la Notre-Dame de proue et la cage à feu.

Il ne restait que le gouvernail.

On suppléa au fanal manquant au moyen d’une grosse grenade à brûlot pleine d’étoupe flambante et de goudron allumé, qu’on suspendit à l’étrave.

Le mât, cassé en deux, tout hérissé de haillons frissonnants, de cordes, de moufles et de vergues, encombrait le pont. En tombant, il avait brisé un pan de la muraille de tribord.

Le patron, toujours à la barre, cria :

— Tant que nous pouvons gouverner, rien n’est perdu. Les œuvres vives tiennent bon. Des haches ! des haches ! Le mât à la mer ! dégagez le pont.

Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. Ce fut l’affaire de quelques coups de cognée. On poussa le mât par-dessus le bord. Le pont fut débarrassé.

— Maintenant, reprit le patron, prenez une drisse et amarrez-moi à la barre.

On le lia au timon.

Pendant qu’on l’attachait, il riait. Il cria à la mer :

— Beugle, la vieille ! beugle ! j’en ai vu de pires au cap Machichaco.

Et quand il fut garrotté, il empoigna le timon à deux poings avec cette joie étrange que donne le danger.

— Tout est bien, camarades ! Vive Notre-Dame de Buglose ! Gouvernons à l’ouest !

Une lame de travers, colossale, vint, et s’abattit sur l’arrière. Il y a toujours dans les tempêtes une sorte de vague tigre, flot féroce et définitif, qui arrive à point nommé, rampe quelque temps comme à plat ventre sur la mer, puis bondit, rugit, grince, fond sur le navire en détresse, et le démembre. Un engloutissement d’écume couvrit toute la poupe de la Matutina, on entendit dans cette mêlée d’eau et de nuit une dislocation. Quand l’écume se dissipa, quand l’arrière reparut, il n’y avait plus ni patron, ni gouvernail.

Tout avait été arraché.

La barre et l’homme qu’on venait d’y lier s’en étaient allés avec la vague dans le pêle-mêle hennissant de la tempête.

Le chef de la bande regarda fixement l’ombre et cria :

Te burlas de nosotros ?[1]

À ce cri de révolte succéda un autre cri :

— Jetons l’ancre ! sauvons le patron.

On courut au cabestan. On mouilla l’ancre. Les ourques n’en avaient qu’une. Ceci n’aboutit qu’à la perdre. Le fond était de roc vif, la houle forcenée. Le câble cassa comme un cheveu. L’ancre demeura au fond de la mer.

Du taille-mer il ne restait que l’ange regardant dans sa lunette.

À dater de ce moment, l’ourque ne fut plus qu’une épave. La Matutina était irrémédiablement désemparée. Ce navire, tout à l’heure ailé, et presque terrible dans sa course, était maintenant impotent. Pas une manœuvre qui ne fût tronquée et désarticulée. Il obéissait, ankylosé et passif, aux furies bizarres de la flottaison. Qu’en quelques minutes, à la place d’un aigle, il y ait un cul-de-jatte, cela ne se voit qu’à la mer.

Le soufflement de l’espace était de plus en plus monstrueux. La tempête est un poumon épouvantable. Elle ajoute sans cesse de lugubres aggravations à ce qui n’a point de nuances, le noir. La cloche du milieu de la mer sonnait désespérément, comme secouée par une main farouche.

La Matutina s’en allait au hasard des vagues ; un bouchon de liège a de ces ondulations ; elle ne voguait plus, elle surnageait ; elle semblait à chaque instant prête à se retourner le ventre à fleur d’eau comme un poisson mort. Ce qui la sauvait de cette perdition, c’était la bonne conservation de la coque, parfaitement étanche. Aucune vaigre n’avait cédé sous la flottaison. Il n’y avait ni fissure, ni crevasse, et pas une goutte d’eau n’entrait dans la cale. Heureusement, car une avarie avait atteint la pompe et l’avait mise hors de service.

L’ourque dansait hideusement dans l’angoisse des flots. Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. On eût dit qu’il faisait effort pour rejeter les naufragés. Eux, inertes, se cramponnaient aux manœuvres dormantes, au bordage, au traversin, au serre-bosse, aux garcettes, aux cassures du franc-bord embouffeté dont les clous leur déchiraient les mains, aux porques déjetées, à tous les reliefs misérables du délabrement. De temps en temps ils prêtaient l’oreille. Le bruit de la cloche allait s’affaiblissant. On eût dit qu’elle aussi agonisait. Son tintement n’était plus qu’un râle intermittent. Puis ce râle s’éteignit. Où étaient-ils donc ? et à quelle distance étaient-ils de la bouée ? Le bruit de la cloche les avait effrayés, son silence les terrifia. Le noroit leur faisait faire un chemin peut-être irréparable. Ils se sentaient emportés par une frénétique reprise d’haleine. L’épave courait dans le noir. Une vitesse aveuglée, rien n’est plus affreux. Ils sentaient du précipice devant eux, sous eux, sur eux. Ce n’était plus une course, c’était une chute.

Brusquement, dans l’énorme tumulte du brouillard de neige, une rougeur apparut.

— Un phare ! crièrent les naufragés.

  1. Te moques-tu de nous ?