L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-VIII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 90-92).

VIII

nix et nox

Ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire. L’aspect habituel de la nature dans l’orage, terre ou mer obscure, ciel blême, est renversé ; le ciel est noir, l’océan est blanc. En bas écume, en haut ténèbres. Un horizon muré de fumée, un zénith plafonné de crêpe. La tempête ressemble à l’intérieur d’une cathédrale tendue de deuil. Mais aucun luminaire dans cette cathédrale. Pas de feux Saint-Elme aux pointes des vagues ; pas de flammèches, pas de phosphores ; rien qu’une immense ombre. Le cyclone polaire diffère du cyclone tropical en ceci que l’un allume toutes les lumières et que l’autre les éteint toutes. Le monde devient subitement une voûte de cave. De cette nuit tombe une poussière de taches pâles qui hésitent entre ce ciel et cette mer. Ces taches, qui sont les flocons de neige, glissent, errent et flottent. C’est quelque chose comme les larmes d’un suaire qui se mettraient à vivre et entreraient en mouvement. À cet ensemencement se mêle une bise forcenée. Une noirceur émiettée en blancheurs, le furieux dans l’obscur, tout le tumulte dont est capable le sépulcre, un ouragan sous un catafalque, telle est la tempête de neige.

Dessous tremble l’océan, recouvrant de formidables approfondissements inconnus.

Dans le vent polaire, qui est électrique, les flocons se font tout de suite grêlons, et l’air s’emplit de projectiles. L’eau pétille, mitraillée.

Pas de coups de tonnerre. L’éclair des tourmentes boréales est silencieux. Ce qu’on dit quelquefois du chat, « il jure » , on peut le dire de cet éclair-là. C’est une menace de gueule entr’ouverte, étrangement inexorable. La tempête de neige, c’est la tempête aveugle et muette. Quand elle a passé, souvent les navires aussi sont aveugles, et les matelots muets.

Sortir d’un tel gouffre est malaisé.

On se tromperait pourtant de croire le naufrage absolument inévitable. Les pêcheurs danois de Disco et du Balesin, les chercheurs de baleines noires, Hearn allant vers le détroit de Behring reconnaître l’embouchure de la Rivière de la mine de Cuivre, Hudson, Mackenzie, Vancouver, Ross, Dumont d’Urville, ont subi, au pôle même, les plus inclémentes bourrasques de neige, et s’en sont échappés.

C’est dans cette espèce de tempête-là que l’ourque était entrée à pleines voiles et avec triomphe. Frénésie contre frénésie. Quand Montgomery, s’évadant de Rouen, précipita à toutes rames sa galère sur la chaîne barrant la Seine à la Bouille, il eut la même effronterie.

La Matutina courait. Son penchement sous voiles faisait par instants avec la mer un affreux angle de quinze degrés, mais sa bonne quille ventrue adhérait au flot comme à de la glu. La quille résistait à l’arrachement de l’ouragan. La cage à feu éclairait l’avant. Le nuage plein de souffles traînant sa tumeur sur l’océan, rétrécissait et rongeait de plus en plus la mer autour de l’ourque. Pas une mouette. Pas une hirondelle de falaise. Rien que la neige. Le champ des vagues était petit et épouvantable. On n’en voyait que trois ou quatre, démesurées.

De temps en temps un vaste éclair couleur de cuivre rouge apparaissait derrière les superpositions obscures de l’horizon et du zénith. Cet élargissement vermeil montrait l’horreur des nuées. Le brusque embrasement des profondeurs, sur lequel, pendant une seconde, se détachaient les premiers plans des nuages et les fuites lointaines du chaos céleste, mettait l’abîme en perspective. Sur ce fond de feu les flocons de neige devenaient noirs, et l’on eût dit des papillons sombres volant dans une fournaise. Puis tout s’éteignait.

La première explosion passée, la bourrasque, chassant toujours l’ourque, se mit à rugir en basse continue. C’est la phase de grondement, redoutable diminution de fracas. Rien d’inquiétant comme ce monologue de la tempête. Ce récitatif morne ressemble à un temps d’arrêt que prendraient les mystérieuses forces combattantes, et indique une sorte de guet dans l’inconnu

L’ourque continuait éperdument sa course. Ses deux voiles majeures surtout faisaient une fonction effrayante. Le ciel et la mer étaient d’encre, avec des jets de bave sautant plus haut que le mât. À chaque instant, des paquets d’eau traversaient le pont comme un déluge, et à toutes les inflexions du roulis, les écubiers, tantôt de tribord, tantôt de bâbord, devenaient autant de bouches ouvertes revomissant l’écume à la mer. Les femmes s’étaient réfugiées dans la cabine, mais les hommes demeuraient sur le pont. La neige aveuglante tourbillonnait. Les crachats de la houle s’y ajoutaient. Tout était furieux.

En ce moment, le chef de la bande, debout à l’arrière sur la barre d’arcasse, d’une main s’accrochant aux haubans, de l’autre arrachant sa pagne de tête qu’il secouait aux lueurs de la cage à feu, arrogant, content, la face altière, les cheveux farouches, ivre de toute cette ombre, cria :

— Nous sommes libres !
— Libres ! libres ! libres ! répétèrent les évadés.

Et toute la bande, saisissant des poings les agrès, se dressa sur le pont.

— Hurrah ! cria le chef.

Et la bande hurla dans la tempête :

— Hurrah !

À l’instant où cette clameur s’éteignait parmi les rafales, une voix grave et haute s’éleva à l’autre extrémité du navire, et dit :

— Silence !

Toutes les têtes se retournèrent.

Ils venaient de reconnaître la voix du docteur. L’obscurité était épaisse ; le docteur était adossé au mât avec lequel sa maigreur se confondait, on ne le voyait pas.

La voix reprit :

— Écoutez !

Tous se turent.

Alors on entendit distinctement dans les ténèbres le tintement d’une cloche.