L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-2-II

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 66-69).

II

les silhouettes du commencement fixées

Tant que l’ourque fut dans le golfe de Portland, il y eut peu de mer ; la lame était presque étale. Quel que fût le brun de l’océan, il faisait encore clair dans le ciel. La brise mordait peu sur le bâtiment. L’ourque longeait le plus possible la falaise qui lui était un bon paravent.

On était dix sur la petite felouque biscayenne, trois hommes d’équipage, et sept passagers, dont deux femmes. À la lumière de la pleine mer, car dans le crépuscule le large refait le jour, toutes les figures étaient maintenant visibles et nettes. On ne se cachait plus d’ailleurs, on ne se gênait plus, chacun reprenait sa liberté d’allures, jetait son cri, montrait son visage, le départ étant une délivrance.

La bigarrure du groupe éclatait. Les femmes étaient sans âge, la vie errante fait des vieillesses précoces, et l’indigence est une ride. L’une était une basquaise des ports-secs ; l’autre, la femme au gros rosaire, était une irlandaise. Elles avaient l’air indifférent des misérables. Elles s’étaient en entrant accroupies l’une près de l’autre sur des coffres au pied du mât. Elles causaient ; l’irlandais et le basque, nous l’avons dit, sont deux langues parentes. La basquaise avait les cheveux parfumés d’oignon et de basilic. Le patron de l’ourque était basque guipuzcoan ; un matelot était basque du versant nord des Pyrénées, l’autre était basque du versant sud, c’est-à-dire de la même nation, quoique le premier fût français et le second espagnol. Les basques ne reconnaissent point la patrie officielle. Mi madre se llama montaña, « ma mère s’appelle la montagne », disait l’arriero Zalareus. Des cinq hommes accompagnant les deux femmes, un était français languedocien, un était français provençal, un était génois, un, vieux, celui qui avait le sombrero sans trou à pipe, paraissait allemand, le cinquième, le chef, était un basque landais de Biscarosse. C’était lui qui, au moment où l’enfant allait entrer dans l’ourque, avait d’un coup de talon jeté la passerelle à la mer. Cet homme robuste, subit, rapide, couvert, on s’en souvient, de passementeries, de pasquilles et de clinquants qui faisaient ses guenilles flamboyantes, ne pouvait tenir en place, se penchait, se dressait, allait et venait sans cesse d’un bout du navire à l’autre, comme inquiet entre ce qu’il venait de faire et ce qui allait arriver.

Ce chef de la troupe et le patron de l’ourque, et les deux hommes d’équipage, basques tous quatre, parlaient tantôt basque, tantôt espagnol, tantôt français, ces trois langues étant répandues sur les deux revers des Pyrénées. Du reste, hormis les femmes, tous parlaient à peu près le français, qui était le fond de l’argot de la bande. La langue française, dès cette époque, commençait à être choisie par les peuples comme intermédiaire entre l’excès de consonnes du nord et l’excès de voyelles du midi. En Europe le commerce parlait français ; le vol aussi. On se souvient que Gibby, voleur de Londres, comprenait Cartouche.

L’ourque, fine voilière, marchait bon train ; pourtant dix personnes, plus les bagages, c’était beaucoup de charge pour un si faible gabarit.

Ce sauvetage d’une bande par ce navire n’impliquait pas nécessairement l’affiliation de l’équipage du navire à la bande. Il suffisait que le patron du navire fût un vascongado, et que le chef de la bande en fût un autre. S’entr’aider est, dans cette race, un devoir qui n’admet pas d’exception. Un basque, nous venons de le dire, n’est ni espagnol, ni français, il est basque, et, toujours et partout, il doit sauver un basque. Telle est la fraternité pyrénéenne.

Tout le temps que l’ourque fut dans le golfe, le ciel, bien que de mauvaise mine, ne parut point assez gâté pour préoccuper les fugitifs. On se sauvait, on s’échappait, on était brutalement gai. L’un riait, l’autre chantait. Ce rire était sec, mais libre ; ce chant était bas, mais insouciant. Le languedocien criait : caoucagno ! « Cocagne ! » est le comble de la satisfaction narbonnaise. C’était un demi-matelot, un naturel du village aquatique de Gruissan sur le versant sud de la Clappe, marinier plutôt que marin, mais habitué à manœuvrer les périssoires de l’étang de Bages et à tirer sur les sables salés de Sainte-Lucie la traîne pleine de poisson. Il était de cette race qui se coiffe du bonnet rouge, fait des signes de croix compliqués à l’espagnole, boit du vin de peau de bouc, tette l’outre, racle le jambon, s’agenouille pour blasphémer, et implore son saint patron avec menaces : Grand saint, accorde-moi ce que je te demande, ou je te jette une pierre à la tête, « ou té feg’ un pic ».

Il pouvait, au besoin, s’ajouter utilement à l’équipage. Le provençal, dans la cambuse, attisait sous une marmite de fer un feu de tourbe, et faisait la soupe.

Cette soupe était une espèce de puchero où le poisson remplaçait la viande et où le provençal jetait des pois chiches, de petits morceaux de lard coupés carrément, et des gousses de piment rouge, concessions du mangeur de bouillabaisse aux mangeurs d’olla podrida. Un des sacs de provisions, déballé, était à côté de lui. Il avait allumé, au-dessus de sa tête, une lanterne de fer à vitres de talc, oscillant à un crochet du plafond de la cambuse. À côté, à un autre crochet, se balançait l’alcyon girouette. C’était alors une croyance populaire qu’un alcyon mort, suspendu par le bec, présente toujours la poitrine au côté d’où vient le vent.

Tout en faisant la soupe, le provençal se mettait par instants dans la bouche le goulot d’une gourde et avalait un coup d’aguardiente. C’était une de ces gourdes revêtues d’osier, larges et plates, à oreillons, qu’on se pendait au côté par une courroie, et qu’on appelait alors « gourdes de hanche ». Entre chaque gorgée, il mâchonnait un couplet d’une de ces chansons campagnardes dont le sujet est rien du tout ; un chemin creux, une haie ; on voit dans la prairie par une crevasse du buisson l’ombre allongée d’une charrette et d’un cheval au soleil couchant, et de temps en temps au-dessus de la haie paraît et disparaît l’extrémité de la fourche chargée de foin. Il n’en faut pas plus pour une chanson.

Un départ, selon ce qu’on a dans le cœur ou dans l’esprit, est un soulagement ou un accablement. Tous semblaient allégés, un excepté, qui était le vieux de la troupe, l’homme au chapeau sans pipe.

Ce vieux, qui paraissait plutôt allemand qu’autre chose, bien qu’il eût une de ces figures à fond perdu où la nationalité s’efface, était chauve, et si grave que sa calvitie semblait une tonsure. Chaque fois qu’il passait devant la sainte vierge de la proue, il soulevait son feutre, et l’on pouvait apercevoir les veines gonflées et séniles de son crâne. Une façon de grande robe usée et déchiquetée, en serge brune de Dorchester, dont il s’enveloppait, ne cachait qu’à demi son justaucorps serré, étroit, et agrafé jusqu’au collet comme une soutane. Ses deux mains tendaient à l’entre-croisement et avaient la jonction machinale de la prière habituelle. Il avait ce qu’on pourrait nommer la physionomie blême ; car la physionomie est surtout un reflet, et c’est une erreur de croire que l’idée n’a pas de couleur. Cette physionomie était évidemment la surface d’un étrange état intérieur, la résultante d’un composé de contradictions allant se perdre les unes dans le bien, les autres dans le mal, et, pour l’observateur, la révélation d’un à peu près humain pouvant tomber au-dessous du tigre ou grandir au-dessus de l’homme. Ces chaos de l’âme existent. Il y avait de l’illisible sur cette figure. Le secret y allait jusqu’à l’abstrait. On comprenait que cet homme avait connu l’avant-goût du mal, qui est le calcul, et l’arrière-goût, qui est le zéro. Dans son impassibilité, peut-être seulement apparente, étaient empreintes les deux pétrifications, la pétrification du cœur, propre au bourreau, et la pétrification de l’esprit, propre au mandarin. On pouvait affirmer, car le monstrueux a sa manière d’être complet, que tout lui était possible, même s’émouvoir. Tout savant est un peu cadavre ; cet homme était un savant. Rien qu’à le voir, on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. C’était une face fossile dont le sérieux était contrarié par cette mobilité ridée du polyglotte qui va jusqu’à la grimace. Du reste, sévère. Rien d’hypocrite, mais rien de cynique. Un songeur tragique. C’était l’homme que le crime a laissé pensif. Il avait le sourcil d’un trabucaire modifié par le regard d’un archevêque. Ses rares cheveux gris étaient blancs sur les tempes. On sentait en lui le chrétien, compliqué de fatalisme turc. Des nœuds de goutte déformaient ses doigts disséqués par la maigreur ; sa haute taille roide était ridicule ; il avait le pied marin. Il marchait lentement sur le pont sans regarder personne, d’un air convaincu et sinistre. Ses prunelles étaient vaguement pleines de la lueur fixe d’une âme attentive aux ténèbres et sujette à des réapparitions de conscience.

De temps en temps le chef de la bande, brusque et alerte, et faisant de rapides zigzags dans le navire, venait lui parler à l’oreille. Le vieillard répondait d’un signe de tête. On eût dit l’éclair consultant la nuit.