L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-1-IV

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 48-49).

IV

questions

Qu’était-ce que cette espèce de bande en fuite laissant derrière elle cet enfant ?

Ces évadés étaient-ils des comprachicos ?

On a vu plus haut le détail des mesures prises par Guillaume III, et votées en parlement, contre les malfaiteurs, hommes et femmes, dits comprachicos, dits comprapequefioj, dits cheylas.

Il y a des législations dispersantes. Ce statut tombant sur les comprachicos détermina une fuite générale, non seulement des comprachicos, mais des vagabonds de toute sorte. Ce fut à qui se déroberait et s’embarquerait. La plupart des comprachicos retournèrent en Espagne. Beaucoup, nous l’avons dit, étaient basques.

Cette loi protectrice de l’enfance eut un premier résultat bizarre : un subit délaissement d’enfants.

Ce statut pénal produisit immédiatement une foule d’enfants trouvés, c’est-à-dire perdus. Rien de plus aisé à comprendre. Toute troupe nomade contenant un enfant était suspecte ; le seul fait de la présence de l’enfant la dénonçait. — Ce sont probablement des comprachicos. — Telle était la première idée du shériff, du prévôt, du constable. De là des arrestations et des recherches. Des gens simplement misérables, réduits à rôder et à mendier, étaient pris de la terreur de passer pour comprachicos, bien que ne l’étant pas ; mais les faibles sont peu rassurés sur les erreurs possibles de la justice. D’ailleurs les familles vagabondes sont habituellement effarées. Ce qu’on reprochait aux comprachicos, c’était l’exploitation des enfants d’autrui. Mais les promiscuités de la détresse et de l’indigence sont telles qu’il eût été parfois malaisé à un père et à une mère de constater que leur enfant était leur enfant. D’où tenez-vous cet enfant ? Comment prouver qu’on le tient de Dieu ? L’enfant devenait un danger ; on s’en défaisait. Fuir seuls sera plus facile. Le père et la mère se décidaient à le perdre, tantôt dans un bois, tantôt sur une grève, tantôt dans un puits.

On trouva dans les citernes des enfants noyés.

Ajoutons que les comprachicos étaient, à l’imitation de l’Angleterre, traqués désormais par toute l’Europe. Le branle de les poursuivre était donné. Rien n’est tel qu’un grelot attaché. Il y avait désormais émulation de toutes les polices pour les saisir, et l’alguazil n’était pas moins au guet que le constable. On pouvait lire encore, il y a vingt-trois ans, sur une pierre de la porte d’Otero, une inscription intraduisible — le code dans les mots brave l’honnêteté — où est du reste marquée par une forte différence pénale la nuance entre les marchands d’enfants et les voleurs d’enfants. Voici l’inscription, en castillan un peu sauvage : Aqui quedan las orejas de los comprachicos, y las bolsas de los robaniños, mientras que se van ellos al trabajo de mar. On le voit, les oreilles, etc., confisquées n’empêchaient point les galères. De là un sauve-qui-peut parmi les vagabonds. Ils partaient effrayés, ils arrivaient tremblants. Sur tout le littoral d’Europe, on surveillait les arrivages furtifs.

Pour une bande, s’embarquer avec un enfant était impossible, car débarquer avec un enfant était périlleux.

Perdre l’enfant, c’était plus tôt fait.

Par qui l’enfant qu’on vient d’entrevoir dans la pénombre des solitudes de Portland était-il rejeté ?

Selon toute apparence, par des comprachicos.