L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-1-III

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 43-47).

III

solitude

L’enfant demeura immobile sur le rocher, l’œil fixe. Il n’appela point. Il ne réclama point. C’était inattendu pourtant ; il ne dit pas une parole. Il y avait dans le navire le même silence. Pas un cri de l’enfant vers ces hommes, pas un adieu de ces hommes à l’enfant. Il y avait des deux parts une acceptation muette de l’intervalle grandissant. C’était comme une séparation de mânes au bord d’un styx. L’enfant, comme cloué sur la roche que la marée haute commençait à baigner, regarda la barque s’éloigner. On eût dit qu’il comprenait. Quoi ? que comprenait-il ? l’ombre.

Un moment après, l’ourque atteignit le détroit de sortie de la crique et s’y engagea. On aperçut la pointe du mât sur le ciel clair au-dessus des blocs fendus entre lesquels serpentait le détroit comme entre deux murailles. Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s’y enfoncer. On ne la vit plus. C’était fini. La barque avait pris la mer.

L’enfant regarda cet évanouissement.

Il était étonné, mais rêveur.

Sa stupéfaction se compliquait d’une sombre constatation de la vie. Il semblait qu’il y eût de l’expérience dans cet être commençant. Peut-être jugeait-il déjà. L’épreuve, arrivée trop tôt, construit parfois au fond de la réflexion obscure des enfants on ne sait quelle balance redoutable où ces pauvres petites âmes pèsent Dieu.

Se sentant innocent, il consentait. Pas une plainte. L’irréprochable ne reproche pas.

Cette brusque élimination qu’on faisait de lui ne lui arracha pas même un geste. Il eut une sorte de roidissement intérieur. Sous cette subite voie de fait du sort qui semblait mettre le dénoûment de son existence presque avant le début, l’enfant ne fléchit pas. Il reçut ce coup de foudre, debout. Il était évident, pour qui eût vu son étonnement sans accablement, que, dans ce groupe qui l’abandonnait, rien ne l’aimait, et il n’aimait rien.

Pensif, il oubliait le froid. Tout à coup l’eau lui mouilla les pieds ; la marée montait ; une haleine lui passa dans les cheveux ; la bise s’élevait. Il frissonna. Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil.

Il jeta les yeux autour de lui.

Il était seul.

Il n’y avait pas eu pour lui jusqu’à ce jour sur la terre d’autres hommes que ceux qui étaient en ce moment dans l’ourque. Ces hommes venaient de se dérober.

Ajoutons, chose étrange à énoncer, que ces hommes, les seuls qu’il connût, lui étaient inconnus.

Il n’eût pu dire qui étaient ces hommes.

Son enfance s’était passée parmi eux, sans qu’il eût la conscience d’être des leurs. Il leur était juxtaposé ; rien de plus.

Il venait d’être — oublié — par eux.

Il n’avait pas d’argent sur lui, pas de souliers aux pieds, à peine un vêtement sur le corps, pas même un morceau de pain dans sa poche.

C’était l’hiver. C’était le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d’atteindre une habitation humaine.

Il ignorait où il était.

Il ne savait rien, sinon que ceux qui étaient venus avec lui au bord de cette mer s’en étaient allés sans lui.

Il se sentit mis hors de la vie.

Il sentait l’homme manquer sous lui.

Il avait dix ans.

L’enfant était dans un désert, entre des profondeurs où il voyait monter la nuit et des profondeurs où il entendait gronder les vagues.

Il étira ses petits bras maigres et bâilla.

Puis, brusquement, comme quelqu’un qui prend son parti, hardi, et se dégourdissant, et avec une agilité d’écureuil, — de clown peut-être, — il tourna le dos à la crique et se mit à monter le long de la falaise. Il escalada le sentier, le quitta, et revint, alerte et se risquant. Il se hâtait maintenant vers la terre. On eût dit qu’il avait un itinéraire. Il n’allait nulle part pourtant.

Il se hâtait sans but, espèce de fugitif devant la destinée.

Gravir est de l’homme, grimper est de la bête ; il gravissait et grimpait. Les escarpements de Portland étant tournés au sud, il n’y avait presque pas de neige dans le sentier. L’intensité du froid avait d’ailleurs fait de cette neige une poussière, assez incommode au marcheur. L’enfant s’en tirait. Sa veste d’homme, trop large, était une complication, et le gênait. De temps en temps, il rencontrait sur un surplomb ou dans une déclivité un peu de glace qui le faisait tomber. Il se raccrochait à une branche sèche ou à une saillie de pierre, après avoir pendu quelques instants sur le précipice. Une fois il eut affaire à une veine de brèche qui s’écroula brusquement sous lui, l’entraînant dans sa démolition. Ces effondrements de la brèche sont perfides. L’enfant eut durant quelques secondes le glissement d’une tuile sur un toit ; il dégringola jusqu’à l’extrême bord de la chute ; une touffe d’herbe empoignée à propos le sauva. Il ne cria pas plus devant l’abîme qu’il n’avait crié devant les hommes ; il s’affermit, et remonta silencieux. L’escarpement était haut. Il eut ainsi quelques péripéties. Le précipice s’aggravait de l’obscurité. Cette roche verticale n’avait pas de fin.

Elle reculait devant l’enfant dans la profondeur d’en haut. À mesure que l’enfant montait, le sommet semblait monter. Tout en grimpant, il considérait cet entablement noir, posé comme un barrage entre le ciel et lui. Enfin il arriva.

Il sauta sur le plateau. On pourrait presque dire : il prit terre, car il sortait du précipice.

À peine fut-il hors de l’escarpement qu’il grelotta. Il sentit à son visage la bise, cette morsure de la nuit. L’aigre vent du nord-ouest soufflait. Il serra contre sa poitrine sa serpillière de matelot.

C’était un bon vêtement. Cela s’appelle, en langage du bord, un suroît, parce que cette sorte de vareuse-là est peu pénétrable aux pluies du sud-ouest. L’enfant, parvenu sur le plateau, s’arrêta, posa fermement ses deux pieds nus sur le sol gelé, et regarda.

Derrière lui la mer, devant lui la terre, au-dessus de sa tête le ciel.

Mais un ciel sans astres. Une brume opaque masquait le zénith.

En arrivant au haut du mur de rocher, il se trouvait tourné du côté de la terre, il la considéra. Elle était devant lui à perte de vue, plate, glacée, couverte de neige. Quelques touffes de bruyère frissonnaient. On ne voyait pas de routes. Rien. Pas même une cabane de berger. On apercevait çà et là des tournoiements de spirales blêmes qui étaient des tourbillons de neige fine arrachés de terre par le vent, et s’envolant. Une succession d’ondulations de terrain, devenue tout de suite brumeuse, se plissait dans l’horizon. Les grandes plaines ternes se perdaient sous le brouillard blanc. Silence profond. Cela s’élargissait comme l’infini et se taisait comme la tombe.

L’enfant se retourna vers la mer.

La mer comme la terre était blanche ; l’une de neige, l’autre d’écume. Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. Certains éclairages de la nuit ont des duretés très nettes ; la mer était de l’acier, les falaises étaient de l’ébène. De la hauteur où était l’enfant, la baie de Portland apparaissait presque en carte géographique, blafarde dans son demi-cercle de collines ; il y avait du rêve dans ce paysage nocturne ; une rondeur pâle engagée dans un croissant obscur, la lune offre quelquefois cet aspect. D’un cap à l’autre, dans toute cette côte, on n’apercevait pas un seul scintillement indiquant un foyer allumé, une fenêtre éclairée, une maison vivante. Absence de lumière sur la terre comme au ciel ; pas une lampe en bas, pas un astre en haut. Les larges aplanissements des flots dans le golfe avaient çà et là des soulèvements subits. Le vent dérangeait et fronçait cette nappe. L’ourque était encore visible dans la baie, fuyant.

C’était un triangle noir qui glissait sur cette lividité.

Au loin, confusément, les étendues d’eau remuaient dans le clair-obscur sinistre de l’immensité.

La Matutina filait vite. Elle décroissait de minute en minute. Rien de rapide comme la fonte d’un navire dans les lointains de la mer.

À un certain moment, elle alluma son fanal de proue ; il est probable que l’obscurité se faisait inquiétante autour d’elle, et que le pilote sentait le besoin d’éclairer la vague. Ce point lumineux, scintillation aperçue de loin, adhérait lugubrement à sa haute et longue forme noire. On eût dit un linceul debout et en marche au milieu de la mer, sous lequel rôderait quelqu’un qui aurait à la main une étoile.

Il y avait dans l’air une imminence d’orage. L’enfant ne s’en rendait pas compte, mais un marin eût tremblé. C’était cette minute d’anxiété préalable où il semble que les éléments vont devenir des personnes, et qu’on va assister à la transfiguration mystérieuse du vent en aquilon. La mer va être océan, les forces vont se révéler volontés, ce qu’on prend pour une chose est une âme. On va le voir. De là l’horreur. L’âme de l’homme redoute cette confrontation avec l’âme de la nature.

Un chaos allait faire son entrée. Le vent, froissant le brouillard, et échafaudant les nuées derrière, posait le décor de ce drame terrible de la vague et de l’hiver qu’on appelle une tempête de neige.

Le symptôme des navires rentrants se manifestait. Depuis quelques moments la rade n’était plus déserte. À chaque instant surgissaient de derrière les caps des barques inquiètes se hâtant vers le mouillage. Les unes doublaient le Portland Bill, les autres le Saint-Albans Head. Du plus extrême lointain, des voiles venaient. C’était à qui se réfugierait. Au sud, l’obscurité s’épaississait et les nuages pleins de nuit se rapprochaient de la mer. La pesanteur de la tempête en surplomb et pendante apaisait lugubrement le flot. Ce n’était point le moment de partir. L’ourque était partie cependant.

Elle avait mis le cap au sud. Elle était déjà hors du golfe et en haute mer. Tout à coup la bise souffla en rafale ; la Matutina, qu’on distinguait encore très nettement, se couvrit de toile, comme résolue à profiter de l’ouragan. C’était le noroit, qu’on nommait jadis vent de galerne, bise sournoise et colère. Le noroit eut tout de suite sur l’ourque un commencement d’acharnement. L’ourque, prise de côté, pencha, mais n’hésita pas, et continua sa course vers le large. Ceci indiquait une fuite plutôt qu’un voyage, moins de crainte de la mer que de la terre, et plus de souci de la poursuite des hommes que de la poursuite des vents. L’ourque, passant par tous les degrés de l’amoindrissement, s’enfonça dans l’horizon ; la petite étoile qu’elle traînait dans l’ombre, pâlit ; l’ourque, de plus en plus amalgamée à la nuit, disparut.

Cette fois, c’était pour jamais.

Du moins l’enfant parut le comprendre. Il cessa de regarder la mer. Ses yeux se reportèrent sur les plaines, les landes, les collines, vers les espaces où il n’était pas impossible peut-être de faire une rencontre vivante. Il se mit en marche dans cet inconnu.