L’Homme qui rit/éd. 1869/II/2

Librairie Internationale (Tome IIp. 187-301).
Deuxième partie


LIVRE DEUXIÈME

GWYNPLAINE ET DEA


I

OÙ L’ON VOIT LE VISAGE DE CELUI DONT ON N’A ENCORE VU QUE LES ACTIONS


La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. Elle lui avait donné une bouche s’ouvrant jusqu’aux oreilles, des oreilles se repliant jusque sur les yeux, un nez informe fait pour l’oscillation des lunettes de grimacier, et un visage qu’on ne pouvait regarder sans rire.

Nous venons de le dire, la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. Mais était-ce la nature ?

Ne l’avait-on pas aidée ?

Deux yeux pareils à des jours de souffrance, un hiatus pour bouche, une protubérance camuse avec deux trous qui étaient les narines, pour face un écrasement, et tout cela ayant pour résultante le rire, il est certain que la nature ne produit pas toute seule de tels chefs-d’œuvre.

Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ?

Si, en présence de ce bateleur, — car c’était un bateleur, — on laissait se dissiper la première impression de gaieté, et si l’on observait cet homme avec attention, on y reconnaissait la trace de l’art. Un pareil visage n’est pas fortuit, mais voulu. Être à ce point complet n’est pas dans la nature. L’homme ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur. D’un profil hottentot vous ne ferez pas un profil romain, mais d’un nez grec vous pouvez faire un nez kalmouck. Il suffit d’oblitérer la racine du nez et d’épater les narines. Le bas latin du moyen âge n’a pas créé pour rien le verbe denasare. Gwynplaine enfant avait-il été assez digne d’attention pour qu’on s’occupât de lui au point de modifier son visage ? Pourquoi pas ? ne fût-ce que dans un but d’exhibition et de spéculation. Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé cette figure. Il semblait évident qu’une science mystérieuse, probablement occulte, qui était à la chirurgie ce que l’alchimie est à la chimie, avait ciselé cette chair, à coup sûr dans le très bas âge, et créé, avec préméditation, ce visage. Cette science, habile aux sections, aux obtusions et aux ligatures, avait fendu la bouche, débridé les lèvres, dénudé les gencives, distendu les oreilles, décloisonné les cartilages, désordonné les sourcils et les joues, élargi le muscle zygomatique, estompé les coutures et les cicatrices, ramené la peau sur les lésions, tout en maintenant la face à l’état béant, et de cette sculpture puissante et profonde était sorti ce masque, Gwynplaine.

On ne naît pas ainsi.

Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi. Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. Par quelle providence ? Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? Nous posons la question sans la résoudre.

Gwynplaine était saltimbanque. Il se faisait voir en public. Pas d’effet comparable au sien. Il guérissait les hypocondries rien qu’en se montrant. Il était à éviter pour des gens en deuil, confus et forcés, s’ils l’apercevaient, de rire indécemment. Un jour le bourreau vint, et Gwynplaine le fit rire. On voyait Gwynplaine, on se tenait les côtes ; il parlait, on se roulait à terre. Il était le pôle opposé du chagrin. Spleen était à un bout, et Gwynplaine à l’autre.

Aussi était-il parvenu rapidement, dans les champs de foire et dans les carrefours, à une fort satisfaisante renommée d’homme horrible.

C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. Un étonnement qu’il aurait eu, une souffrance qu’il aurait ressentie, une colère qui lui serait survenue, une pitié qu’il aurait éprouvée, n’eussent fait qu’accroître cette hilarité des muscles ; s’il eût pleuré, il eût ri ; et, quoi que fît Gwynplaine, quoi qu’il voulût, quoi qu’il pensât, dès qu’il levait la tête, la foule, si la foule était là, avait devant les yeux cette apparition : l’éclat de rire foudroyant.

Qu’on se figure une tête de Méduse gaie.

Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire.

L’art antique appliquait jadis au fronton des théâtres de la Grèce une face d’airain joyeuse. Cette face s’appelait la Comédie. Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. Toute la parodie, qui aboutit à la démence, toute l’ironie, qui aboutit à la sagesse, se condensaient et s’amalgamaient sur cette figure ; la somme des soucis, des désillusions, des dégoûts et des chagrins se faisait sur ce front impassible, et donnait ce total lugubre, la gaieté ; un coin de la bouche était relevé, du côté du genre humain, par la moquerie, et l’autre coin, du côté des dieux, par le blasphème ; les hommes venaient confronter à ce modèle du sarcasme idéal l’exemplaire d’ironie que chacun a en soi ; et la foule, sans cesse renouvelée autour de ce rire fixe, se pâmait d’aise devant l’immobilité sépulcrale du ricanement. Ce sombre masque mort de la comédie antique ajusté à un homme vivant, on pourrait presque dire que c’était là Gwynplaine. Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel !

Rire éternel. Entendons-nous, et expliquons-nous. À en croire les manichéens, l’absolu plie par moments, et Dieu lui-même a des intermittences. Entendons-nous aussi sur la volonté. Qu’elle puisse jamais être tout à fait impuissante, nous ne l’admettons pas. Toute existence ressemble à une lettre, que modifie le post-scriptum. Pour Gwynplaine, le post-scriptum était ceci : à force de volonté, en y concentrant toute son attention, et à la condition qu’aucune émotion ne vînt le distraire et détendre la fixité de son effort, il pouvait parvenir à suspendre l’éternel rictus de sa face et à y jeter une sorte de voile tragique, et alors on ne riait plus devant lui, on frissonnait.

Cet effort, Gwyynplaine, disons-le, ne le faisait presque jamais, car c’était une fatigue douloureuse et une tension insupportable. Il suffisait d’ailleurs de la moindre distraction et de la moindre émotion pour que, chassé un moment, ce rire, irrésistible comme un reflux, reparût sur sa face, et il était d’autant plus intense que l’émotion, quelle qu’elle fût, était plus forte.

À cette restriction près, le rire de Gwynplaine était éternel.

On voyait Gwynplaine, on riait. Quand on avait ri, on détournait la tête. Les femmes surtout avaient horreur. Cet homme était effroyable. La convulsion bouffonne était comme un tribut payé ; on la subissait joyeusement, mais presque mécaniquement. Après quoi, une fois le rire refroidi, Gwynplaine, pour une femme, était insupportable à voir et impossible à regarder.

Il était du reste grand, bien fait, agile, nullement difforme, si ce n’est de visage. Ceci était une indication de plus parmi les présomptions qui laissaient entrevoir dans Gwynplaine plutôt une création de l’art qu’une œuvre de la nature. Gwynplaine, beau de corps, avait probablement été beau de figure. En naissant, il avait dû être un enfant comme un autre. On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. Gwynplaine avait été fait exprès.

C’était là du moins la vraisemblance.

On lui avait laissé les dents. Les dents sont nécessaires au rire. La tête de mort les garde.

L’opération faite sur lui avait dû être affreuse. Il ne s’en souvenait pas, ce qui ne prouvait point qu’il ne l’eût pas subie. Cette sculpture chirurgicale n’avait pu réussir que sur un enfant tout petit, et par conséquent ayant peu conscience de ce qui lui arrivait, et pouvant aisément prendre une plaie pour une maladie. En outre, dès ce temps-là, on se le rappelle, les moyens d’endormir le patient et de supprimer la souffrance étaient connus. Seulement, à cette époque, on les appelait magie. Aujourd’hui on les appelle anesthésie.

Outre ce visage, ceux qui l’avaient élevé lui avaient donné des ressources de gymnaste et d’athlète ; ses articulations, utilement disloquées, et propres à des flexions en sens inverse, avaient reçu une éducation de clown et pouvaient, comme des gonds de porte, se mouvoir dans tous les sens. Dans son appropriation au métier de saltimbanque rien n’avait été négligé.

Ses cheveux avaient été teints couleur d’ocre une fois pour toutes ; secret qu’on a retrouvé de nos jours. Les jolies femmes en usent ; ce qui enlaidissait autrefois est aujourd’hui jugé bon pour embellir. Gwynplaine avait les cheveux jaunes. Cette peinture des cheveux, apparemment corrosive, les avait laissés laineux et bourrus au toucher. Ce hérissement fauve, plutôt crinière que chevelure, couvrait et cachait un profond crâne fait pour contenir de la pensée. L’opération quelconque, qui avait ôté l’harmonie au visage et mis toute cette chair en désordre, n’avait pas eu prise sur la boîte osseuse. L’angle facial de Gwynplaine était puissant et surprenant. Derrière ce rire il y avait une âme, faisant, comme nous tous, un songe.

Du reste, ce rire était pour Gwynplaine tout un talent. Il n’y pouvait rien, et il en tirait parti. Au moyen de ce rire, il gagnait sa vie.

Gwynplaine — on l’a sans doute déjà reconnu — était cet enfant abandonné un soir d’hiver sur la côte de Portland, et recueilli dans une pauvre cahute roulante à Weymouth.


II

DEA


L’enfant était à cette heure un homme. Quinze ans s’étaient écoulés. On était en 1705. Gwynplaine touchait à ses vingt-cinq ans.

Ursus avait gardé avec lui les deux enfants. Cela avait fait un groupe nomade.

Ursus et Homo avaient vieilli. Ursus était devenu tout à fait chauve. Le loup grisonnait. L’âge des loups n’est pas fixé comme l’âge des chiens. Selon Molin, il y a des loups qui vivent quatre-vingts ans, entre autres le petit koupara, caviæ vorus, et le loup odorant, canis nubilus de Say.

La petite fille trouvée sur la femme morte était maintenant une grande créature de seize ans, pâle avec des cheveux bruns, mince, frêle, presque tremblante à force de délicatesse et donnant la peur de la briser, admirablement belle, les yeux pleins de lumière, aveugle.

La fatale nuit d’hiver qui avait renversé la mendiante et son enfant dans la neige, avait fait coup double. Elle avait tué la mère et aveuglé la fille.

La goutte sereine avait à jamais paralysé les prunelles de cette fille, devenue femme à son tour. Sur son visage, à travers lequel le jour ne passait point, les coins des lèvres tristement abaissés exprimaient ce désappointement amer. Ses yeux, grands et clairs, avaient cela d’étrange qu’éteints pour elle, pour les autres ils brillaient. Mystérieux flambeaux allumés n’éclairant que le dehors. Elle donnait de la lumière, elle qui n’en avait pas. Ces yeux disparus resplendissaient. Cette captive des ténèbres blanchissait le milieu sombre où elle était. Du fond de son obscurité incurable, de derrière ce mur noir qu’on nomme la cécité, elle jetait un rayonnement. Elle ne voyait pas hors d’elle le soleil et l’on voyait en elle son âme.

Son regard mort avait on ne sait quelle fixité céleste.

Elle était la nuit, et de cette ombre irrémédiable amalgamée elle-même, elle sortait astre.

Ursus, maniaque de noms latins, l’avait baptisée Dea. Il avait un peu consulté son loup ; il lui avait dit : Tu représentes l’homme, je représente la bête ; nous sommes le monde d’en bas ; cette petite représentera le monde d’en haut. Tant de faiblesse, c’est la toute-puissance. De cette façon l’univers complet, humanité, bestialité, divinité, sera dans notre cahute. — Le loup n’avait pas fait d’objection.

Et c’est ainsi que l’enfant trouvé s’appelait Dea.

Quant à Gwynplaine, Ursus n’avait pas eu la peine de lui inventer un nom. Le matin même du jour où il avait constaté le défigurement du petit garçon et la cécité de la petite fille, il avait demandé : — Boy, comment t’appelles-tu ? Et le garçon avait répondu : — On m’appelle Gwynplaine.

— Va pour Gwynplaine, avait dit Ursus.

Dea assistait Gwynplaine dans ses exercices.

Si la misère humaine pouvait être résumée, elle l’eût été par Gwynplaine et Dea. Ils semblaient être nés chacun dans un compartiment du sépulcre ; Gwynplaine dans l’horrible, Dea dans le noir. Leurs existences étaient faites avec des ténèbres d’espèce différente, prises dans les deux côtés formidables de la vie. Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. Il y avait du fantôme dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. Dea était dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. Il y avait pour Gwynplaine voyant, une possibilité poignante qui n’existait pas pour Dea aveugle, se comparer aux autres hommes. Or, dans une situation comme celle de Gwynplaine, en admettant qu’il cherchât à s’en rendre compte, se comparer, c’était ne plus se comprendre. Avoir, comme Dea, un regard vide d’où le monde est absent, c’est une suprême détresse, moindre pourtant que celle-ci : être sa propre énigme ; sentir aussi quelque chose d’absent qui est soi-même ; voir l’univers et ne pas se voir. Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. Quel était son visage, il l’ignorait. Sa figure était dans l’évanouissement. On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. Le genre humain, pour Dea comme pour Gwynplaine, était un fait extérieur ; ils en étaient loin ; elle était seule, il était seul ; l’isolement de Dea était funèbre, elle ne voyait rien ; l’isolement de Gwynplaine était sinistre, il voyait tout. Pour Dea, la création ne dépassait point l’ouïe et le toucher ; le réel était borné, limité, court, tout de suite perdu ; elle n’avait pas d’autre infini que l’ombre. Pour Gwynplaine, vivre, c’était avoir à jamais la foule devant soi et hors de soi. Dea était la proscrite de la lumière ; Gwynplaine était le banni de la vie. Certes, c’étaient là deux désespérés. Le fond de la calamité possible était touché. Ils y étaient, lui comme elle. Un observateur qui les eût vus eût senti sa rêverie s’achever en une incommensurable pitié. Que ne devaient-ils pas souffrir ? Un décret de malheur pesait visiblement sur ces deux créatures humaines, et jamais la fatalité, autour de deux êtres qui n’avaient rien fait, n’avait mieux arrangé la destinée en torture et la vie en enfer.

Ils étaient dans un paradis.

Ils s’aimaient.

Gwynplaine adorait Dea. Dea idolâtrait Gwynplaine.

— Tu es si beau ! lui disait-elle.


III

« OCULOS NON HABET, ET VIDET »


Une seule femme sur la terre voyait Gwynplaine. C’était cette aveugle.

Ce que Gwynplaine avait été pour elle, elle le savait par Ursus, à qui Gwynplaine avait raconté sa rude marche de Portland Weymouth, et les agonies mêlées à son abandon, Elle savait que, toute petite, expirante sur sa mère expirée, tétant un cadavre, un être, un peu moins petit qu’elle, l’avait ramassée ; que cet être, éliminé et comme enseveli sous le sombre refus universel, avait entendu son cri ; que, tous étant sourds pour lui, il n’avait pas été sourd pour elle ; que cet enfant, isolé, faible, rejeté, sans point d’appui ici-bas, se traînant dans le désert, épuisé de fatigue, brisé, avait accepté des mains de la nuit ce fardeau, un autre enfant ; que lui, qui n’avait point de part à attendre dans cette distribution obscure qu’on appelle le sort, il s’était chargé d’une destinée ; que, dénûment, angoisse et détresse, il s’était fait providence ; que, le ciel se fermant, il avait ouvert son cœur ; que, perdu, il avait sauvé ; que, n’ayant pas de toit ni d’abri, il avait été asile ; qu’il s’était fait mère et nourrice ; que, lui qui était seul au monde, il avait répondu au délaissement par une adoption ; que, dans les ténèbres, il avait donné cet exemple ; que, ne se trouvant pas assez accablé, il avait bien voulu de la misère d’un autre par surcroît ; que sur cette terre où il semblait qu’il n’y eût rien pour lui, il avait découvert le devoir ; que là où tous eussent hésité, il avait avancé ; que là où tous eussent reculé, il avait consenti ; qu’il avait mis sa main dans l’ouverture du sépulcre et qu’il l’en avait retirée, elle, Dea ; que, demi-nu, il lui avait donné son haillon, parce qu’elle avait froid ; qu’affamé, il avait songé à la faire boire et manger ; que pour cette petite, ce petit avait combattu la mort ; qu’il l’avait combattue sous toutes les formes, sous la forme hiver et neige, sous la forme solitude, sous la forme terreur, sous la forme froid, faim et soif, sous la forme ouragan ; que pour elle, Dea, ce titan de dix ans avait livré bataille à l’immensité nocturne. Elle savait qu’il avait fait cela, enfant, et que maintenant, homme, il était sa force à elle débile, sa richesse à elle indigente, sa guérison à elle malade, son regard à elle aveugle. À travers les épaisseurs inconnues par qui elle se sentait tenue à distance, elle distinguait nettement ce dévouement, cette abnégation, ce courage. L’héroïsme, dans la région immatérielle, a un contour. Elle saisissait ce contour sublime ; dans l’inexprimable abstraction où vit une pensée que n’éclaire pas le soleil, elle percevait ce mystérieux linéament de la vertu. Dans cet entourage de choses obscures mises en mouvement qui était la seule impression que lui fît la réalité, dans cette stagnation inquiète de la créature passive toujours au guet du péril possible, dans cette sensation d’être là sans défense qui est toute la vie de l’aveugle, elle constatait au-dessus d’elle Gwynplaine, Gwynplaine jamais refroidi, jamais absent, jamais éclipsé, Gwynplaine attendri, secourable et doux ; Dea tressaillait de certitude et de reconnaissance, son anxiété rassurée aboutissait à l’extase, et de ses yeux pleins de ténèbres elle contemplait au zénith de son abîme cette bonté, lumière profonde.

Dans l’idéal, la bonté, c’est le soleil ; et Gwynplaine éblouissait Dea.

Pour la foule, qui a trop de têtes pour avoir une pensée et trop d’yeux pour avoir un regard, pour la foule qui, surface elle-même, s’arrête aux surfaces, Gwynplaine était un clown, un bateleur, un saltimbanque, un grotesque, un peu plus et un peu moins qu’une bête. La foule ne connaissait que le visage.

Pour Dea, Gwynplaine était le sauveur qui l’avait ramassée dans la tombe et emportée dehors, le consolateur qui lui faisait la vie possible, le libérateur dont elle sentait la main dans la sienne en ce labyrinthe qui est la cécité ; Gwynplaine était le frère, l’ami, le guide, le soutien, le semblable d’en haut, l’époux ailé et rayonnant, et là où la multitude voyait le monstre, elle voyait l’archange.

C’est que Dea, aveugle, apercevait l’âme.


IV

LES AMOUREUX ASSORTIS


Ursus, philosophe, comprenait. Il approuvait la fascination de Dea.

— L’aveugle voit l’invisible.

Il disait :

— La conscience est vision.

Il regardait Gwynplaine, et il grommelait :

— Demi-monstre, mais demi-dieu.

Gwynplaine, de son côté, était enivré de Dea. Il y a l’œil invisible, l’esprit, et l’œil visible, la prunelle. Lui, c’est avec l’œil visible qu’il la voyait. Dea avait l’éblouissement idéal, Gwynplaine avait l’éblouissement réel. Gwynplaine n’était pas laid, il était effrayant ; il avait devant lui son contraste. Autant il était terrible, autant Dea était suave. Il était l’horreur, elle était la grâce. Il y avait du rêve en Dea. Elle semblait un songe ayant un peu pris corps. Il y avait dans toute sa personne, dans sa structure éolienne, dans sa fine et souple taille inquiète comme le roseau, dans ses épaules peut-être invisiblement ailées, dans les rondeurs discrètes de son contour indiquant le sexe, mais à l’âme plutôt qu’aux sens, dans sa blancheur qui était presque de la transparence, dans l’auguste occlusion sereine de son regard divinement fermé à la terre, dans l’innocence sacrée de son sourire, un voisinage exquis de l’ange, et elle était tout juste assez femme.

Gwynplaine, nous l’avons dit, se comparait, et il comparait Dea.

Son existence, telle qu’elle était, était le résultat d’un double choix inouï. C’était le point d’intersection des deux rayons d’en bas et d’en haut, du rayon noir et du rayon blanc. La même miette peut être becquetée à la fois par les deux becs du mal et du bien, l’un donnant la morsure, l’autre le baiser. Gwynplaine était cette miette, atome meurtri et caressé. Gwynplaine était le produit d’une fatalité, compliquée d’une providence. Le malheur avait mis le doigt sur lui, le bonheur aussi. Deux destinées extrêmes composaient son sort étrange. Il y avait sur lui un anathème et une bénédiction. Il était le maudit élu. Qui était-il ? Il ne le savait. Quand il se regardait, il voyait un inconnu. Mais cet inconnu était monstrueux. Gwynplaine vivait dans une sorte de décapitation, ayant un visage qui n’était pas lui. Ce visage était épouvantable, si épouvantable qu’il amusait. Il faisait tant peur qu’il faisait rire. Il était infernalement bouffon. C’était le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. Jamais on n’avait vu plus totale éclipse de l’homme sur le visage humain, jamais parodie n’avait été plus complète, jamais ébauche plus affreuse n’avait ricané dans un cauchemar, jamais tout ce qui peut repousser une femme n’avait été plus hideusement amalgamé dans un homme ; l’infortuné cœur, masqué et calomnié par cette face, semblait à jamais condamné à la solitude sous ce visage comme sous un couvercle de tombe. Eh bien, non ! où s’était épuisée la méchanceté inconnue, la bonté invisible à son tour se dépensait. Dans ce pauvre déchu, tout à coup relevé, à côté de tout ce qui repousse elle mettait ce qui attire, dans l’écueil elle mettait l’aimant, elle faisait accourir à tire d’aile vers cet abandonné une âme, elle chargeait la colombe de consoler le foudroyé, et elle faisait adorer la difformité par la beauté.

Pour que cela fût possible, il fallait que la belle ne vît pas le défiguré. Pour ce bonheur, il fallait ce malheur. La providence avait fait Dea aveugle.

Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. Pourquoi la persécution ? il l’ignorait. Pourquoi le rachat ? il l’ignorait. Une auréole était venue se poser sur sa flétrissure ; c’est tout ce qu’il savait. Ursus, quand Gwynplaine avait été en âge de comprendre, lui avait lu et expliqué le texte du docteur Conquest de Denasatis, et, dans un autre in-folio, Hugo Plagon[1], le passage nares habens mutilas ; mais Ursus s’était prudemment abstenu « d’hypothèses », et s’était bien gardé de conclure quoi que ce soit. Des suppositions étaient possibles, la probabilité d’une voie de fait sur l’enfance de Gwynplaine était entrevue ; mais pour Gwynplaine il n’y avait qu’une évidence, le résultat. Sa destinée était de vivre sous un stigmate. Pourquoi ce stigmate ? pas de réponse. Silence et solitude autour de Gwynplainwe. Tout était fuyant dans les conjectures qu’on pouvait ajuster à cette réalité tragique, et, excepté le fait terrible, rien n’était certain. Dans cet accablement, Dea intervenait ; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. Il percevait, ému et comme réchauffé, la douceur de cette fille exquise tournée vers son horreur ; l’étonnement paradisiaque attendrissait sa face draconienne ; fait pour l’effroi, il avait cette exception prodigieuse d’être admiré et adoré dans l’idéal par la lumière, et, monstre, il sentait sur lui la contemplation d’une étoile.

Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. Un nid, et deux oiseaux ; c’était là leur histoire. Ils avaient fait leur rentrée dans la loi universelle qui est de se plaire, de se chercher et de se trouver.

De sorte que la haine s’était trompée. Les persécuteurs de Gwynplaine, quels qu’ils fussent, l’énigmatique acharnement, de quelque part qu’il vînt, avaient manqué leur but. On avait voulu faire un désespéré, on avait fait un enchanté. On l’avait d’avance fiancé à une plaie guérissante. On l’avait prédestiné à être consolé par une affliction. La tenaille de bourreau s’était doucement faite main de femme. Gwynplaine était horrible, artificiellement horrible, horrible de la main des hommes ; on avait espéré l’isoler à jamais, de la famille d’abord, s’il avait une famille, de l’humanité ensuite ; enfant, on avait fait de lui une ruine ; mais cette ruine, la nature l’avait reprise comme elle reprend toutes les ruines ; cette solitude, la nature l’avait consolée comme elle console toutes les solitudes ; la nature vient au secours de tous les abandons ; là où tout manque, elle se redonne tout entière ; elle refleurit et reverdit sur tous les écroulements ; elle a le lierre pour les pierres et l’amour pour les hommes.

Générosité profonde de l’ombre.


V

LE BLEU DANS LE NOIR


Ainsi vivaient l’un par l’autre ces infortunés, Dea appuyée, Gwynplaine accepté.

Cette orpheline avait cet orphelin. Cette infirme avait ce difforme.

Ces veuvages s’épousaient.

Une ineffable action de grâces se dégageait de ces deux détresses. Elles remerciaient.

Qui ?

L’immensité obscure.

Remercier devant soi, c’est assez. L’action de grâces a des ailes et va où elle doit aller. Votre prière en sait plus long que vous.

Que d’hommes ont cru prier Jupiter et ont prié Jéhovah ! Que de croyants aux amulettes sont écoutés par l’infini ! Combien d’athées ne s’aperçoivent pas que, par le seul fait d’être bons et tristes, ils prient Dieu !

Gwynplaine et Dea étaient reconnaissants.

La difformité, c’est l’expulsion. La cécité, c’est le précipice. L’expulsion était adoptée ; le précipice était habitable.

Gwynplaine voyait descendre vers lui en pleine lumière, dans un arrangement de destinée qui ressemblait à la mise en perspective d’un songe, une blanche nuée de beauté ayant la forme d’une femme, une vision radieuse dans laquelle il y avait un cœur, et cette apparition, presque nuage et pourtant femme, l’étreignait, et cette vision l’embrassait, et ce cœur voulait bien de lui ; Gwynplaine n’était plus difforme, étant aimé ; une rose demandait la chenille en mariage, sentant dans cette chenille le papillon divin ; Gwynplaine, le rejeté, était choisi.

Avoir son nécessaire, tout est là. Gwynplaine avait le sien. Dea avait le sien.

L’abjection du défiguré, allégée et comme sublimée, se dilatait en ivresse, en ravissement, en croyance ; et une main venait au-devant de la sombre hésitation de l’aveugle dans la nuit.

C’était la pénétration de deux détresses dans l’idéal, celle-ci absorbant celle-là. Deux exclusions s’admettaient. Deux lacunes se combinaient pour se compléter. Ils se tenaient par ce qui leur manquait. Par où l’un était pauvre, l’autre était riche. Le malheur de l’un faisait le trésor de l’autre. Si Dea n’eût pas été aveugle, eût-elle choisi Gwynplaine ? Si Gwynplaine n’eût pas été défiguré, eût-il préféré Dea ? Elle probablement n’eût pas plus voulu du difforme que lui de l’infirme. Quel bonheur pour Dea que Gwynplaine fût hideux ! Quelle chance pour Gwynplaine que Dea fût aveugle ! En dehors de leur appareillement providentiel, ils étaient impossibles. Un prodigieux besoin l’un de l’autre était au fond de leur amour. Gwynplaine sauvait Dea. Dea sauvait Gwynplaine. Rencontre de misères produisant l’adhérence. Embrassement d’engloutis dans le gouffre. Rien de plus étroit, rien de plus désespéré, rien de plus exquis.

Gwynplaine avait une pensée :

— Que serais-je sans elle ?

Dea avait une pensée :

— Que serais-je sans lui ?

Ces deux exils aboutissaient à une patrie ; ces deux fatalités incurables, le stigmate de Gwynplaine, la cécité de Dea, opéraient leur jonction dans le contentement. Ils se suffisaient, ils n’imaginaient rien au delà d’eux-mêmes ; se parler était un délice, s’approcher était une béatitude ; à force d’intuition réciproque, ils en étaient venus à l’unité de rêverie ; ils pensaient à deux la même pensée. Quand Gwynplaine marchait, Dea croyait entendre un pas d’apothéose. Ils se serraient l’un contre l’autre dans une sorte de clair-obscur sidéral plein de parfums, de lueurs, de musiques, d’architectures lumineuses, de songes ; ils s’appartenaient ; ils se savaient ensemble à jamais dans la même joie et dans la même extase ; et rien n’était étrange comme cette construction d’un éden par deux damnés.

Ils étaient inexprimablement heureux.

Avec leur enfer ils avaient fait du ciel ; telle est votre puissance, amour !

Dea entendait rire Gwynplaine. Et Gwynplaine voyait Dea sourire.

Ainsi la félicité idéale était trouvée, la joie parfaite de la vie était réalisée, le mystérieux problème du bonheur était résolu. Et par qui ? par deux misérables.

Pour Gwynplaine Dea était la splendeur. Pour Dea Gwynplaine était la présence.

La présence, profond mystère qui divinise l’invisible et d’où résulte cet autre mystère, la confiance. Il n’y a dans les religions que cela d’irréductible. Mais cet irréductible suffit. On ne voit pas l’immense être nécessaire ; on le sent.

Gwynplaine était la religion de Dea.

Parfois, éperdue d’amour, elle se mettait à genoux devant lui, sorte de belle prêtresse adorant un gnome de pagode, épanoui.

Figurez-vous l’abîme, et au milieu de l’abîme une oasis de clarté, et dans cette oasis ces deux êtres hors de la vie, s’éblouissant.

Pas de pureté comparable à ces amours. Dea ignorait ce que c’était qu’un baiser, bien que peut-être elle le désirât ; car la cécité, surtout d’une femme, a ses rêves, et, quoique tremblante devant les approches de l’inconnu, ne les hait pas toutes. Quant à Gwynplaine, la jeunesse frissonnante le rendait pensif ; plus il se sentait ivre, plus il était timide ; il eût pu tout oser avec cette compagne de son premier âge, avec cette ignorante de la faute comme de la lumière, avec cette aveugle qui voyait une chose, c’est qu’elle l’adorait. Mais il eût cru voler ce qu’elle lui eût donné ; il se résignait avec une mélancolie satisfaite à aimer angéliquement, et le sentiment de sa difformité se résolvait en une pudeur auguste.

Ces heureux habitaient l’idéal. Ils y étaient époux à distance comme les sphères. Ils échangeaient dans le bleu l’effluve profond qui dans l’infini est l’attraction et sur la terre le sexe. Ils se donnaient des baisers d’âme.

Ils avaient toujours eu la vie commune. Ils ne se connaissaient pas autrement qu’ensemble. L’enfance de Dea avait coïncidé avec l’adolescence de Gwynplaine. Ils avaient grandi côte à côte. Ils avaient longtemps dormi dans le même lit, la cahute n’étant point une vaste chambre à coucher. Eux sur le coffre, Ursus sur le plancher ; voilà quel était l’arrangement. Puis un beau jour, Dea étant encore petite, Gwynplaine s’était vu grand, et c’est du côté de l’homme qu’avait commencé la honte. Il avait dit Ursus : Je veux dormir à terre, moi aussi. Et, le soir venu, il s’était étendu près du vieillard, sur la peau d’ours. Alors Dea avait pleuré. Elle avait réclamé son camarade de lit. Mais Gwynplaine, devenu inquiet, car il commençait à aimer, avait tenu bon. À partir de ce moment, il s’était mis à coucher sur le plancher avec Ursus. L’été, dans les belles nuits, il couchait dehors, avec Homo. Dea avait treize ans qu’elle n’était pas encore résignée. Souvent le soir elle disait : Gwynplaine, viens près de moi ; cela me fera dormir. Un homme à côté d’elle était un besoin du sommeil de l’innocente. La nudité, c’est de se voir nu ; aussi ignorait-elle la nudité. Ingénuité d’Arcadie ou d’Otaïti. Dea sauvage faisait Gwynplaine farouche. Il arrivait parfois à Dea, étant déjà presque jeune fille, de se peigner ses longs cheveux, assise sur son lit, sa chemise défaite et à demi tombante, laissant voir la statue féminine ébauchée et un vague commencement d’Ève, et d’appeler Gwynplaine. Gwynplaine rougissait, baissait les yeux, ne savait que devenir devant cette chair naïve, balbutiait, détournait la tête, avait peur, et s’en allait, et ce Daphnis des ténèbres prenait la fuite devant cette Chloë de l’ombre.

Telle était cette idylle éclose dans une tragédie.

Ursus leur disait :

— Vieilles brutes ! adorez-vous.


VI

URSUS INSTITUTEUR, ET URSUS TUTEUR


Ursus ajoutait :

— Je leur ferai un de ces jours un mauvais tour. Je les marierai.

Ursus faisait à Gwynplaine la théorie de l’amour. Il lui disait :

— L’amour, sais-tu comment le bon Dieu allume ce feu-là ? Il met la femme en bas, le diable entre deux, l’homme sur le diable. Une allumette, c’est-à-dire un regard, et voilà que tout flambe.

— Un regard n’est pas nécessaire, répondait Guynplaine, songeant à Dea.

Et Ursus répliquait :

— Dadais ! est-ce que les âmes, pour se regarder, ont besoin des yeux ?

Parfois Ursus était bon diable. Gwynplaine, par moments, éperdu de Dea jusqu’à en devenir sombre, se garait d’Ursus comme d’un témoin. Un jour Ursus lui dit :

— Bah ! ne te gêne pas. En amour le coq se montre.

— Mais l’aigle se cache, répondit Gwynplaine.

Dans d’autres instants, Ursus se disait en aparté :

— Il est sage de mettre des bâtons dans les roues du char de Cythérée. Ils s’aiment trop. Cela peut avoir des inconvénients. Obvions à l’incendie. Modérons ces cœurs.

Et Ursus avait recours à des avertissements de ce genre, parlant à Gwynplaine quand Dea dormait, et à Dea quand Gwynplaine avait le dos tourné :

— Dea, il ne faut pas trop t’attacher à Gwynplaine. Vivre dans un autre est périlleux. L’égoïsme est une bonne racine du bonheur. Les hommes, ça échappe aux femmes. Et puis, Gwynplaine peut finir par s’infatuer. Il a tant de succès ! tu ne le figures pas le succès qu’il a !

— Gwynplaine, les disproportions ne valent rien. Trop de laideur d’un côté, trop de beauté de l’autre, cela doit donner à réfléchir. Tempère ton ardeur, mon boy. Ne t’enthousiasme pas trop de Dea. Te crois-tu sérieusement fait pour elle ? Mais considère donc ta difformité et sa perfection. Vois la distance entre elle et toi. Elle a tout, cette Dea ! quelle peau blanche, quels cheveux, des lèvres qui sont des fraises, et son pied ! quant à sa main ! Ses épaules sont d’une courbe exquise, le visage est sublime, elle marche, il sort d’elle de la lumière, et ce parler grave avec ce son de voix charmant ! et avec tout cela songer que c’est une femme ! elle n’est pas si sotte que d’être un ange. C’est la beauté absolue. Dis-toi tout cela pour te calmer.

De là des redoublements d’amour entre Dea et Gwynplaine, et Ursus s’étonnait de son insuccès, un peu comme quelqu’un qui dirait :

— C’est singulier, j’ai beau jeter de l’huile sur le feu, je ne parviens pas à l’éteindre.

Les éteindre, moins même, les refroidir, le voulait-il ? non certes. Il eût été bien attrapé s’il avait réussi. Au fond, cet amour, flamme pour eux, chaleur pour lui, le ravissait.

Mais il faut bien taquiner un peu ce qui nous charme. Cette taquinerie-là, c’est ce que les hommes appellent la sagesse.

Ursus avait été pour Gwynplaine et Dea à peu près père et mère. Tout en murmurant, il les avait élevés ; tout en grondant, il les avait nourris. Cette adoption ayant fait la cahute roulante plus lourde, il avait dû s’atteler plus fréquemment avec Homo pour la traîner.

Disons que, les premières années passées, quand Gywnplaine fut presque grand et Ursus tout à fait vieux, ç’avait été le tour de Gwynplaine de traîner Ursus.

Ursus, en voyant grandir Gwynplaine, avait tiré l’horoscope de sa difformité. — On a fait ta fortune, lui avait-il dit.

Cette famille d’un vieillard, de deux enfants et d’un loup, avait formé, tout en rôdant, un groupe de plus en plus étroit.

La vie errante n’avait pas empêché l’éducation. Errer, c’est croître, disait Ursus. Gwynplaine étant évidemment fait pour être « montré dans les foires », Ursus avait cultivé en lui le saltimbanque, et dans ce saltimbanque il avait incrusté de son mieux la science et la sagesse. Ursus, en arrêt devant le masque ahurissant de Gwynplaine, grommelait : « Il a été bien commencé. » C’est pourquoi il l’avait complété par tous les ornements de la philosophie et du savoir.

Il répétait souvent à Gwynplaine : — Sois un philosophe. Être sage, c’est être invulnérable. Tel que tu me vois, je n’ai jamais pleuré. Force de ma sagesse. Crois-tu que, si j’avais voulu pleurer, j’aurais manqué d’occasion ?

Ursus, dans ses monologues écoutés par le loup, disait : — J’ai enseigné à Gwynplaine Tout, y compris le latin, et à Dea Rien, y compris la musique. Il leur avait appris à tous deux à chanter. Il avait lui-même un joli talent sur la muse de blé, une petite flûte de ce temps-là. Il en jouait agréablement, ainsi que de la chiffonie, sorte de vielle de mendiant, que la chronique de Bertrand Duguesclin qualifie « instrument truand », et qui est le point de départ de la symphonie. Ces musiques attiraient le monde. Ursus montrait à la foule sa chiffonie et disait : — En latin, organistrum.

Il avait enseigné à Dea et à Gwynplaine le chant selon la méthode d’Orphée et d’Égide Binchois. Il lui était arrivé plus d’une fois de couper les leçons de ce cri d’enthousiasme : — Orphée, musicien de la Grèce ! Binchois, musicien de la Picardie !

Ces complications d’éducation soignée n’avaient pas occupé les deux enfants au point de les empêcher de s’adorer. Ils avaient grandi en mêlant leurs cœurs, comme deux arbrisseaux plantés près, en devenant arbres, mêlent leurs branches.

— C’est égal, murmurait Ursus, je les marierai.

Et il bougonnait en aparté :

— Il m’ennuient avec leur amour.

Le passé, le peu qu’ils en avaient du moins, n’existait point pour Gwynplaine et Dea. Ils en savaient ce qu’Ursus leur en avait dit. Ils appelaient Ursus « Père ».

Gwynplaine n’avait souvenir de son enfance que comme d’un passage de démons sur son berceau. Il en avait une impression comme d’avoir été trépigné dans l’obscurité sous des pieds difformes. Était-ce exprès, ou sans le vouloir ? il l’ignorait. Ce qu’il se rappelait nettement, et dans les moindres détails, c’était la tragique aventure de son abandon. La trouvaille de Dea faisait pour lui de cette nuit lugubre une date radieuse.

La mémoire de Dea était, plus encore que celle de Gwynplaine, dans la nuée. Si petite, tout s’était dissipé. Elle se rappelait sa mère comme une chose froide. Avait-elle vu le soleil ? Peut-être. Elle faisait effort pour replonger son esprit dans cet évanouissement qui était derrière elle. Le soleil ? qu’était-ce ? Elle se souvenait d’on ne sait quoi de lumineux et de chaud que Gwynplaine avait remplacé.

Ils se disaient des choses à voix basse. Il est certain que roucouler est ce qu’il y a de plus important sur la terre. Dea disait à Gwynplaine : La lumière, c’est quand tu parles.

Une fois, n’y tenant plus, Gwynplaine, apercevant à travers une manche de mousseline le bras de Dea, effleura de ses lèvres cette transparence. Bouche difforme, baiser idéal. Dea sentit un ravissement profond. Elle devint toute rose. Ce baiser d’un monstre fit l’aurore sur ce beau front plein de nuit. Cependant Gwynplaine soupirait avec une sorte de terreur, et, comme la gorgère de Dea s’entre-bâillait, il ne pouvait s’empêcher de regarder des blancheurs visibles par cette ouverture de paradis.

Dea releva sa manche et tendit à Gwynplaine son bras nu en disant : Encore ! Gwynplaine se tira d’affaire par l’évasion.

Le lendemain ce jeu recommençait, avec des variantes. Glissement céleste dans ce doux abîme qui est l’amour.

Ce sont là des choses auxquelles le bon Dieu, en sa qualité de vieux philosophe, sourit.


VII

LA CÉCITÉ DONNE DES LEÇONS DE CLAIRVOYANCE


Parfois Gwynplaine s’adressait des reproches. Il se faisait de son bonheur un cas de conscience. Il s’imaginait que se laisser aimer par cette femme qui ne pouvait le voir, c’était la tromper. Que dirait-elle si ses yeux s’ouvraient tout à coup ? comme ce qui l’attire la repousserait ! comme elle reculerait devant son effroyable amant ! quel cri ! quelles mains voilant son visage ! quelle fuite ! Un pénible scrupule le harcelait. Il se disait que, monstre, il n’avait pas droit à l’amour. Hydre idolâtrée par l’astre, il était de son devoir d’éclairer cette étoile aveugle.

Une fois il dit à Dea :

— Tu sais que je suis très laid.

— Je sais que tu es sublime, répondit-elle.

Il reprit :

— Quand tu entends tout le monde rire, c’est de moi qu’on rit, parce que je suis horrible.

— Je t’aime, lui dit Dea.

Après un silence, elle ajouta :

— J’étais dans la mort ; tu m’as remise dans la vie. Toi là, c’est le ciel à côté de moi. Donne-moi ta main, que je touche Dieu !

Leurs mains se cherchèrent et s’étreignirent, et ils ne dirent plus une parole, rendus silencieux par la plénitude de s’aimer.

Ursus, bourru, avait entendu. Le lendemain, comme ils étaient tous trois ensemble, il dit :

— D’ailleurs Dea est laide aussi.

Le mot manqua son effet. Dea et Gwynplaine n’écoutaient pas. Absorbés l’un dans l’autre, ils percevaient rarement les épiphonèmes d’Ursus. Ursus était profond en pure perte.

Cette fois pourtant la précaution d’Ursus « Dea est laide aussi » indiquait chez cet homme docte une certaine science de la femme. Il est certain que Gwynplaine avait fait, loyalement, une imprudence. Dit à une toute autre femme et à une toute autre aveugle que Dea, le mot : Je suis laid, eût pu être dangereux. Être aveugle et amoureux, c’est être deux fois aveugle. Dans cette situation-là on fait des songes ; l’illusion est le pain du songe ; ôter l’illusion à l’amour, c’est lui ôter l’aliment. Tous les enthousiasmes entrent utilement dans sa formation ; aussi bien l’admiration physique que l’admiration morale. D’ailleurs, il ne faut jamais dire à une femme de mot difficile à comprendre. Elle rêve là-dessus. Et souvent elle rêve mal. Une énigme dans une rêverie fait du dégât. La percussion d’un mot qu’on a laissé tomber désagrège ce qui adhérait. Il arrive parfois que, sans qu’on sache comment, parce qu’il a reçu le choc obscur d’une parole en l’air, un cœur se vide insensiblement. L’être qui aime s’aperçoit d’une baisse dans son bonheur. Rien n’est redoutable comme cette exsudation lente de vase fêlé.

Heureusement Dea n’était point de cette argile. La pâte à faire toutes les femmes n’avait point servi pour elle. C’était une nature rare que Dea. Le corps était fragile, le cœur non. Ce qui était le fond de son être, c’était une divine persévérance d’amour.

Tout le creusement que produisit en elle le mot de Gwynplaine aboutit à lui faire dire un jour cette parole :

— Être laid, qu’est-ce que cela ? c’est faire du mal. Gwynplaine ne fait que du bien. Il est beau.

Puis, toujours sous cette forme d’interrogation familière aux enfants et aux aveugles, elle reprit :

— Voir ? qu’appelez-vous voir, vous autres ! moi, je ne vois pas, je sais. Il paraît que voir, cela cache.

— Que veux-tu dire ? demanda Gwynplaine.

Dea répondit :

— Voir est une chose qui cache le vrai.

— Non, dit Gwynplaine.

— Mais si ! répliqua Dea, puisque tu dis que tu es laid !

Elle songea un moment, et ajouta :

— Menteur !

Et Gwynplaine avait cette joie d’avoir avoué et de n’être pas cru. Sa conscience était en repos, son amour aussi.

Ils étaient arrivés ainsi, elle à seize ans, lui à près de vingt-cinq.

Ils n’étaient pas, comme on dirait aujourd’hui, « plus avancés » que le premier jour. Moins ; puisque, l’on s’en souvient, ils avaient eu leur nuit de noces, elle âgée de neuf mois, lui de dix ans. Une sorte de sainte enfance continuait dans leur amour ; c’est ainsi qu’il arrive parfois que le rossignol attardé prolonge son chant de nuit jusque dans l’aurore.

Leurs caresses n’allaient guère au delà des mains pressées, et parfois du bras nu effleuré. Une volupté doucement bégayante leur suffisait.

Vingt-quatre ans, seize ans. Cela fit qu’un matin, Ursus, ne perdant pas de vue son « mauvais tour », leur dit :

— Un de ces jours vous choisirez une religion.

— Pourquoi faire ? demanda Gwynplaine.

— Pour vous marier.

— Mais c’est fait, répondit Dea.

Dea ne comprenait point qu’on pût être mari et femme plus qu’ils ne l’étaient.

Au fond, ce contentement chimérique et virginal, ce naïf assouvissement de l’âme par l’âme, ce célibat pris pour mariage, ne déplaisait point à Ursus. Ce qu’il en disait, c’était parce qu’il faut bien parler. Mais le médecin qu’il y avait en lui trouvait Dea, sinon trop jeune, du moins trop délicate et trop frêle pour ce qu’il appelait « l’hyménée en chair et en os ».

Cela viendrait toujours assez tôt.

D’ailleurs, mariés, ne l’étaient-ils point ? Si l’indissoluble existait quelque part, n’était-ce pas dans cette cohésion, Gwynplaine et Dea ! Chose admirable, ils étaient adorablement jetés dans les bras l’un de l’autre par le malheur. Et comme si ce n’était pas assez de ce premier lien, sur le malheur était venu se rattacher, s’enrouler et se serrer l’amour. Quelle force peut jamais rompre la chaîne de fer consolidée par le nœud de fleurs ?

Certes, les inséparables étaient là.

Dea avait la beauté ; Gwynplaine avait la lumière. Chacun apportait sa dot ; et ils faisaient plus que le couple, ils faisaient la paire ; séparés seulement par l’innocence, interposition sacrée.

Cependant Gwynplaine avait beau rêver et s’absorber le plus qu’il pouvait dans la contemplation de Dea et dans le for intérieur de son amour, il était homme. Les lois fatales ne s’éludent point. Il subissait, comme toute l’immense nature, les fermentations obscures voulues par le créateur. Cela parfois, quand il paraissait en public, lui faisait regarder les femmes qui étaient dans la foule ; mais il détournait tout de suite ce regard en contravention, et il se hâtait de rentrer, repentant, dans son âme.

Ajoutons que l’encouragement manquait. Sur le visage de toutes les femmes qu’il regardait il voyait l’aversion, l’antipathie, la répugnance, le rejet. Il était clair qu’aucune autre que Dea n’était possible pour lui. Cela l’aidait à se repentir.


VIII

NON SEULEMENT LE BONHEUR, MAIS LA PROSPÉRITÉ


Que de choses vraies dans les contes ! La brûlure du diable invisible qui vous touche, c’est le remords d’une mauvaise pensée.

Chez Gwynplaine, la mauvaise pensée ne parvenait point à éclore, et il n’y avait jamais de remords. Mais il y avait parfois regret.

Vagues brumes de la conscience.

Qu’était-ce ? Rien.

Leur bonheur était complet. Tellement complet qu’ils n’étaient même plus pauvres.

De 1689 à 1704 une transfiguration avait eu lieu.

Il arrivait parfois, en cette année 1704, qu’à la nuit tombante, dans telle ou telle petite ville du littoral, un vaste et lourd fourgon, traîné par deux chevaux robustes, faisait son entrée. Cela ressemblait à une coque de navire qu’on aurait renversée, la quille pour toit, le pont pour plancher, et mise sur quatre roues. Les roues étaient égales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. Roues, timon et fourgon, tout était badigeonné en vert, avec une gradation rhythmique de nuances qui allait du vert bouteille pour les roues au vert pomme pour la toiture. Cette couleur verte avait fini par faire remarquer cette voiture, et elle était connue dans les champs de foire ; on l’appelait la Green-Box, ce qui veut dire la Boîte-Verte. Cette Green-Box n’avait que deux fenêtres, une à chaque extrémité, et à l’arrière une porte avec marchepied. Sur le toit, d’un tuyau peint en vert comme le reste, sortait une fumée. Cette maison en marche était toujours vernie à neuf et lavée de frais. À l’avant, sur un strapontin adhérent au fourgon, et ayant pour porte la fenêtre, au-dessus de la croupe des chevaux, à côté d’un vieillard qui tenait les guides et dirigeait l’attelage, deux femmes bréhaignes, c’est-à-dire bohémiennes, vêtues en déesses, sonnaient de la trompette. L’ébahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fièrement cahotante.

C’était l’ancien établissement d’Ursus, amplifié par le succès, et de tréteau promu théâtre.

Une espèce d’être entre chien et loup était enchaîné sous le fourgon. C’était Homo.

Le vieux cocher qui menait les hackneys était la personne même du philosophe.

D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique ?

De ceci : Gwynplaine était célèbre.

C’était avec un flair vrai de ce qui est la réussite parmi les hommes qu’Ursus avait dit à Gwynplaine : On a fait ta fortune.

Ursus, on s’en souvient, avait fait de Gwynplaine son élève. Des inconnus avaient travaillé le visage. Il avait, lui, travaillé l’intelligence, et derrière ce masque si bien réussi il avait mis le plus qu’il avait pu de pensée. Dès que l’enfant grandi lui en avait paru digne, il l’avait produit sur la scène, c’est-à-dire sur le devant de la cahute. L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. Tout de suite les passants avaient admiré. Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. On ignorait comment ce miracle d’hilarité communicable était obtenu, les uns le croyaient naturel, les autres le déclaraient artificiel, et, les conjectures s’ajoutant à la réalité, partout, dans les carrefours, dans les marchés, dans toutes les stations de foire et de fête, la foule se ruait vers Gwynplaine. Grâce à cette « great attraction », il y avait eu dans la pauvre escarcelle du groupe nomade pluie de liards d’abord, ensuite de gros sous, et enfin de shellings. Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. Rouler n’enrichit pas une pierre, mais enrichit une cahute ; et d’année en année, de ville en ville, avec l’accroissement de la taille et de la laideur de Gwynplaine, la fortune prédite par Ursus était venue.

— Quel service on t’a rendu là, mon garçon ! disait Ursus.

Cette « fortune » avait permis à Ursus, administrateur du succès de Gwynplaine, de faire construire la charrette de ses rêves, c’est-à-dire un fourgon assez vaste pour porter un théâtre et semer la science et l’art dans les carrefours. De plus, Ursus avait pu ajouter au groupe composé de lui, d’Homo, de Gwynplaine et de Dea, deux chevaux et deux femmes, lesquelles étaient dans la troupe déesses, nous venons de le dire, et servantes. Un frontispice mythologique était utile alors à une baraque de bateleurs. — Nous sommes un temple errant, disait Ursus.

Ces deux bréhaignes, ramassées par le philosophe dans le pêle-mêle nomade des bourgs et faubourgs, étaient laides et jeunes, et s’appelaient, par la volonté d’Ursus, l’une Phœbé et l’autre Vénus. Lisez : Fibi et Vinos. Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise.

Phœbé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple.

De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea.

En dehors de ce qui est, pour les bateleurs comme pour les princes, « la vie publique », Dea était comme Fibi et Vinos, vêtue d’une jupe florentine en toile fleurie et d’un capingot de femme qui, n’ayant pas de manches, laissait les bras libres. Ursus et Gwynplaine portaient des capingots d’hommes, et, comme les matelots de guerre, de grandes chausses à la marine. Gwynplaine avait en outre, pour les travaux et les exercices de force, autour du cou et sur les épaules une esclavine de cuir. Il soignait les chevaux. Ursus et Homo avaient soin l’un de l’autre.

Dea, à force d’être habituée à la Green-Box, allait et venait dans l’intérieur de la maison roulante presque avec aisance, et comme si elle y voyait.

L’œil qui eût pu pénétrer dans la structure intime et dans l’arrangement de cet édifice ambulant eût aperçu dans un angle, amarrée aux parois et immobile sur ses quatre roues, l’antique cahute d’Ursus mise à la retraite, ayant permission de se rouiller, et désormais dispensée de rouler comme Homo de traîner.

Cette cahute, rencognée à l’arrière à droite de la porte, servait de chambre et de vestiaire à Ursus et à Gwynplaine. Elle contenait maintenant deux lits. Dans le coin vis-à-vis était la cuisine.

Un aménagement de navire n’est pas plus concis et plus précis que ne l’était l’appropriation intérieure de la Green-Box. Tout y était casé, rangé, prévu, voulu.

Le berlingot était coupé en trois compartiments cloisonnés. Les compartiments communiquaient par des baies libres et sans porte. Une pièce d’étoffe tombante les fermait à peu près. Le compartiment d’arrière était le logis des hommes, le compartiment d’avant était le logis des femmes, le compartiment du milieu, séparant les deux sexes, était le théâtre. Les effets d’orchestre et de machines étaient dans la cuisine. Une soupente sous la voussure du toit contenait les décors, et en ouvrant une trappe à cette soupente on démasquait des lampes qui produisaient des magies d’éclairage.

Ursus était le poète de ces magies. C’était lui qui faisait les pièces.

Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe très particuliers. Outre les voix qu’il faisait entendre, il produisait toutes sortes de choses inattendues, des chocs de lumière et d’obscurité, des formations spontanées de chiffres ou de mots à volonté sur une cloison, des clairs-obscurs mêlés d’évanouissements de figures, force bizarreries parmi lesquelles, inattentif à la foule qui s’émerveillait, il semblait méditer.

Un jour, Gwynplaine lui avait dit :

— Père, vous avez l’air d’un sorcier.

Et Ursus avait répondu :

— Cela tient peut-être à ce que je le suis.

La Green-Box, fabriquée sur la savante épure d’Ursus, offrait ce raffinement ingénieux qu’entre les deux roues de devant et de derrière, le panneau central de la façade de gauche tournait sur charnière à l’aide d’un jeu de chaînes et de poulies, et s’abattait à volonté comme un pont-levis. En s’abattant il mettait en liberté trois supports fléaux à gonds qui, gardant la verticale pendant que le panneau s’abaissait, venaient se poser droits sur le sol comme les pieds d’une table, et soutenaient au-dessus du pavé, ainsi qu’une estrade, le panneau devenu plateau. En même temps le théâtre apparaissait, augmenté du plateau qui en faisait l’avant-scène. Cette ouverture ressemblait absolument à une bouche de l’enfer, au dire des prêcheurs puritains en plein vent qui s’en détournaient avec horreur. Il est probable que c’est pour une invention impie de ce genre que Solon donna des coups de bâton à Thespis.

Thespis du reste a duré plus longtemps qu’on ne croit. La charrette-théâtre existe encore. C’est sur des théâtres roulants de ce genre qu’au seizième et au dix-septième siècle on a joué en Angleterre les ballets et ballades d’Amner et de Pilkington, en France les pastorales de Gilbert Colin, en Flandre, aux kermesses, les doubles-chœurs de Clément, dit Non Papa, en Allemagne l’Adam et Ève de Theiles, et en Italie les parades vénitiennes d’Animuccia et de Ca-Fossis, les sylves de Gesualdo, prince de Venouse, le Satyre de Laura Guidiccioni, le Désespoir de Philène, la Mort d’Ugolin de Vincent Galilée, père de l’astronome, lequel Vincent Galilée chantait lui-même sa musique en s’accompagnant de la viole de gambe, et tous ces premiers essais d’opéra italien qui, dès 1580, ont substitué l’inspiration libre au genre madrigalesque.

Le chariot couleur d’espérance qui portait Ursus, Gwynplaine et leur fortune, et en tête duquel Fibi et Vinos trompettaient comme deux renommées, faisait partie de tout ce grand ensemble bohémien et littéraire. Thespis n’eût pas plus désavoué Ursus que Congrio n’eût désavoué Gwynplaine.

À l’arrivée, sur les places des villages et des villes, dans les intervalles de la fanfare de Fibi et de Vinos, Ursus commentait les trompettes par des révélations instructives.

— Cette symphonie est grégorienne, s’écriait-il. Citoyens bourgeois, le sacramentaire grégorien, ce grand progrès, s’est heurté en Italie contre le rit ambrosien, et en Espagne contre le rit mozarabique, et n’en a triomphé que difficilement.

Après quoi, la Green-Box s’arrêtait dans un lieu quelconque du choix d’Ursus, et, le soir venu, le panneau avant-scène s’abaissait, le théâtre s’ouvrait, et la performance commençait.

Le théâtre de la Green-Box représentait un paysage peint par Ursus qui ne savait pas peindre, ce qui fait qu’au besoin le paysage pouvait représenter un souterrain.

Le rideau, ce que nous appelons la toile, était une triveline de soie à carreaux contrastés.

Le public était dehors, dans la rue, sur la place, arrondi en demi-cercle devant le spectacle, sous le soleil, sous les averses, disposition qui faisait la pluie moins désirable pour les théâtres de ce temps-là que pour les théâtres d’à-présent. Quand on le pouvait, on donnait les représentations dans une cour d’auberge, ce qui faisait qu’on avait autant de rangs de loges que d’étages de fenêtres. De cette manière, le théâtre étant plus clos, le public était plus payant.

Ursus était de tout, de la pièce, de la troupe, de la cuisine, de l’orchestre. Vinos battait du carcaveau, dont elle maniait merveille les baguettes, et Fibi pinçait de la morache, qui est une sorte de guiterne. Le loup avait été promu utilité. Il faisait décidément partie de « la compagnie », et jouait dans l’occasion des bouts de rôle. Souvent, quand ils paraissaient côte à côte sur le théâtre, Ursus et Homo, Ursus dans sa peau d’ours bien lacée, Homo dans sa peau de loup mieux ajustée encore, on ne savait lequel des deux était la bête ; ce qui flattait Ursus.


IX

EXTRAVAGANCES QUE LES GENS SANS GOÛT APPELLENT POÉSIE


Les pièces d’Ursus étaient des interludes, genre un peu passé de mode aujourd’hui. Une de ces pièces, qui n’est pas venue jusqu’à nous, était intitulée Ursus Rursus. Il est probable qu’il y jouait le principal rôle. Une fausse sortie suivie d’une rentrée, c’était vraisemblablement le sujet, sobre et louable.

Le titre des interludes d’Ursus était quelquefois en latin, comme on le voit, et la poésie quelquefois en espagnol. Les vers espagnols d’Ursus étaient rimés comme presque tous les sonnets castillans de ce temps-là. Cela ne gênait point le peuple. L’espagnol était alors une langue courante, et les marins anglais parlaient castillan de même que les soldats romains parlaient carthaginois. Voyez Plaute. D’ailleurs, au spectacle comme à la messe, la langue latine ou autre que l’auditoire ne comprenait pas, n’embarrassait personne. On s’en tirait en l’accompagnant gaîment de paroles connues. Notre vieille France gauloise particulièrement avait cette manière-là d’être dévote. À l’église, sur un Immolatus les fidèles chantaient Liesse prendrai, et sur un Sanctus, Baise-moi, ma mie. Il fallut le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités.

Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont il était content. C’était son œuvre capitale. Il s’y était mis tout entier. Donner sa somme dans son produit, c’est le triomphe de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un chef-d’œuvre. Vous doutez ? Essayez d’en faire autant.

Ursus avait beaucoup léché cet interlude. Cet ourson était intitulé : Chaos vaincu.

Voici ce que c’était :

Un effet de nuit. Au moment où la triveline s’écartait, la foule massée devant la Green-Box ne voyait que du noir. Dans ce noir se mouvaient, à l’état reptile, trois formes confuses, un loup, un ours et un homme. Le loup était le loup, Ursus était l’ours, Gwynplaine était l’homme. Le loup et l’ours représentaient les forces féroces de la nature, les faims inconscientes, l’obscurité sauvage, et tous deux se ruaient sur Gwynplaine, et c’était le chaos combattant l’homme. On ne distinguait la figure d’aucun. Gwynplaine se débattait couvert d’un linceul, et son visage était caché par ses épais cheveux tombants. D’ailleurs tout était ténèbres. L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. L’homme avait le dessous, les deux bêtes l’accablaient ; il demandait aide et secours, il jetait dans l’inconnu un profond appel. Il râlait. On assistait à cette agonie de l’homme ébauche, encore à peine distinct des brutes ; c’était lugubre, la foule regardait haletante ; une minute de plus, les fauves triomphaient, et le chaos allait résorber l’homme. Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans l’ombre. Un souffle avait passé, on entendait une voix. Des musiques mystérieuses flottaient, accompagnant ce chant de l’invisible, et subitement, sans qu’on sût d’où ni comment, une blancheur surgissait. Cette blancheur était une lumière, cette lumière était une femme, cette femme était l’esprit. Dea, calme, candide, belle, formidable de sérénité et de douceur, apparaissait au centre d’un nimbe. Silhouette de clarté dans de l’aurore. La voix, c’était elle. Voix légère, profonde, ineffable. D’invisible faite visible, dans cette aube elle chantait. On croyait entendre une chanson d’ange ou un hymne d’oiseau. À cette apparition, l’homme, dressé dans un sursaut d’éblouissement, abattait ses deux poings sur les deux brutes terrassées.

Alors la vision, portée sur un glissement difficile à comprendre et d’autant plus admiré, chantait ces vers, d’une pureté espagnole suffisante pour les matelots anglais qui écoutaient :

Ora ! llora !
De palabra
Nace razon,
Da luze el son
[2].

Puis elle baissait les yeux au-dessous d’elle comme si elle eût vu un gouffre, et reprenait :

Noche quitta te de alli
El alba canta hallali
[3].

À mesure qu’elle chantait, l’homme se levait de plus en plus, et, de gisant, il était maintenant agenouillé, les mains levées vers la vision, ses deux genoux posés sur les deux bêtes immobiles et comme foudroyées. Elle continuait, tournée vers lui :

Es menester a cielos ir,
Y tu que llorabas reir
[4].

Et s’approchant, avec une majesté d’astre, elle ajoutait :

Dexa, monstro,
A tu negro
Caparazon
[5].

Et elle lui posait la main sur le front.

Alors une autre voix s’élevait, plus profonde et par conséquent plus douce encore, voix navrée et ravie, d’une gravité tendre et farouche, et c’était le chant humain répondant au chant sidéral. Gwynplaine, toujours agenouillé dans l’obscurité sur l’ours et le loup vaincus, la tête sous la main de Dea, chantait :

Eres alma,
Soy corazon
[6].

Et brusquement, dans cette ombre, un jet de lumière frappait Gwynplaine en pleine face.

On voyait dans ces ténèbres le monstre épanoui.

Dire la commotion de la foule est impossible. Un soleil de rire surgissant, tel était l’effet. Le rire naît de l’inattendu, et rien de plus inattendu que ce dénoûment. Pas de saisissement comparable à ce soufflet de lumière sur ce masque bouffon et terrible. On riait autour de ce rire ; partout, en haut, en bas, sur le devant, au fond, les hommes, les femmes, les vieilles faces chauves, les roses figures d’enfants, les bons, les méchants, les gens gais, les gens tristes, tout le monde ; et même dans la rue, les passants, ceux qui ne voyaient pas, en entendant rire, riaient. Et ce rire s’achevait en battements de mains et en trépignements. La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine avec frénésie. De là un succès énorme. Avez-vous vu Chaos vaincu ? On courait à Gwynplaine. Les insouciances venaient rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. Rire si irrésistible que par moments il pouvait sembler maladif. Mais s’il y a une peste que l’homme ne fuit pas, c’est la contagion de la joie. Le succès au surplus ne dépassait point la populace. Grosse foule, c’est petit peuple. On voyait Chaos vaincu pour un penny. Le beau monde ne va pas où l’on va pour un sou.

Ursus ne haïssait point cette œuvre, longtemps couvée par lui.

— C’est dans le genre d’un nommé Shakespeare, disait-il avec modestie.

La juxtaposition de Dea ajoutait à l’inexprimable effet de Gwynplaine. Cette blanche figure à côté de ce gnome représentait ce qu’on pourrait appeler l’étonnement divin. Le peuple regardait Dea avec une sorte d’anxiété mystérieuse. Elle avait ce je ne sais quoi de suprême de la vierge et de la prêtresse, qui ignore l’homme et connaît Dieu. On voyait qu’elle était aveugle et l’on sentait qu’elle était voyante. Elle semblait debout sur le seuil du surnaturel. Elle paraissait être à moitié dans notre lumière et à moitié dans l’autre clarté. Elle venait travailler sur la terre, et travailler de la façon dont travaille le ciel, avec de l’aurore. Elle trouvait une hydre et faisait une âme. Elle avait l’air de la puissance créatrice, satisfaite et stupéfaite de sa création ; on croyait voir sur son visage adorablement effaré la volonté de la cause et la surprise du résultat. On sentait qu’elle aimait son monstre. Le savait-elle monstre ? Oui, puisqu’elle le touchait. Non, puisqu’elle elle l’acceptait. Toute cette nuit et tout ce jour mêlés se résolvaient dans l’esprit du spectateur en un clair-obscur où apparaissaient des perspectives infinies. Comment la divinité adhère à l’ébauche, de quelle façon s’accomplit la pénétration de l’âme dans la matière, comment le rayon solaire est un cordon ombilical, comment le défiguré se transfigure, comment l’informe devient paradisiaque, tous ces mystères entrevus compliquaient d’une émotion presque cosmique la convulsion d’hilarité soulevée par Gwynplaine. Sans aller au fond, car le spectateur n’aime point la fatigue de l’approfondissement, on comprenait quelque chose au delà de ce qu’on apercevait, et ce spectacle étrange avait une transparence d’avatar.

Quant à Dea, ce qu’elle éprouvait échappe à la parole humaine. Elle se sentait au milieu d’une foule, et ne savait ce que c’était qu’une foule. Elle entendait une rumeur, et c’est tout. Pour elle une foule était un souffle ; et au fond ce n’est que cela. Les générations sont des haleines qui passent. L’homme respire, aspire et expire. Dans cette foule, Dea se sentait seule, et avait le frisson d’une suspension au-dessus d’un précipice. Tout à coup, dans ce trouble de l’innocent en détresse prêt à accuser l’inconnu, dans ce mécontentement de la chute possible, Dea, sereine pourtant, et supérieure à la vague angoisse du péril, mais intérieurement frémissante de son isolement, retrouvait sa certitude et son support ; elle ressaisissait son fil de sauvetage dans l’univers des ténèbres, elle posait sa main sur la puissante tête de Gwynplaine. Joie inouïe ! elle appuyait ses doigts roses sur cette forêt de cheveux crépus. La laine touchée éveille une idée de douceur. Dea touchait un mouton qu’elle savait être un lion. Tout son cœur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le contraire. Pour les spectateurs, l’être sauvé, c’était Gwynplaine, et l’être sauveur, c’était Dea. Qu’importe ! pensait Ursus, pour qui le cœur de Dea était visible. Et Dea, rassurée, consolée, ravie, adorait l’ange, pendant que le peuple contemplait le monstre, et subissait, fasciné lui aussi, mais en sens inverse, cet immense rire prométhéen.

L’amour vrai ne se blase point. Étant tout âme, il ne peut s’attiédir. Une braise se couvre de cendre, une étoile non. Ces impressions exquises se renouvelaient tous les soirs pour Dea, et elle était prête à pleurer de tendresse pendant qu’on se tordait de rire. Autour d’elle, on n’était que joyeux ; elle, elle était heureuse.

Du reste l’effet de gaieté, dû au rictus imprévu et stupéfiant de Gwynplaine, n’était évidemment pas voulu par Ursus. Il eût préféré plus de sourire et moins de rire, et une admiration plus littéraire. Mais triomphe console. Il se réconciliait tous les soirs avec son succès excessif, en comptant combien les piles de farthings faisaient de shellings, et combien les piles de shellings faisaient de pounds. Et puis il se disait qu’après tout, ce rire passé, Chaos vaincu se retrouvait au fond des esprits et qu’il leur en restait quelque chose. Il ne se trompait peut-être point tout à fait ; le tassement d’une œuvre se fait dans le public. La vérité est que cette populace, attentive à ce loup, à cet ours, à cet homme, puis à cette musique, à ces hurlements domptés par l’harmonie, à cette nuit dissipée par l’aube, à ce chant dégageant la lumière, acceptait avec une sympathie confuse et profonde, et même avec un certain respect attendri, ce drame-poème de Chaos vaincu, cette victoire de l’esprit sur la matière, aboutissant à la joie de l’homme.

Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple.

Ils lui suffisaient. Le peuple n’avait pas le moyen d’aller aux « nobles matches » de la gentry, et ne pouvait, comme les seigneurs et gentilshommes, parier mille guinées pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone.


X

COUP D’ŒIL DE CELUI QUI EST HORS DE TOUT SUR LES CHOSES ET SUR LES HOMMES


L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. De là le mépris pour le comédien.

Cet être me charme, me divertit, m’enseigne, m’enchante, me console, me verse l’idéal, m’est agréable et utile, quel mal puis-je lui rendre ? L’humiliation. Le dédain, c’est le soufflet à distance. Souffletons-le. Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Où y a-t-il une pierre que je la lui jette ? Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le. Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Ours, lance-lui ton pavé. Lapidons l’arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. Bravo ! et À bas ! Dire les vers des poètes, c’est être pestiféré. Histrion, va ! mettons-le au carcan dans son succès. Achevons-lui son triomphe en huée. Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. Et c’est ainsi que les classes riches, dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme d’isolement, l’applaudissement.

La populace est moins féroce. Elle ne haïssait point Gwynplaine. Elle ne le méprisait pas non plus. Seulement le dernier calfat du dernier équipage de la dernière caraque amarrée dans le dernier des ports d’Angleterre se considérait comme incommensurablement supérieur à cet amuseur de « la canaille », et estimait qu’un calfat est autant au-dessus d’un saltimbanque qu’un lord est au-dessus d’un calfat.

Gwynplaine était donc, comme tous les applaudi et isolé. Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. Qui a la médaille a le revers.

Pour Gwynplaine il n’y avait point de revers. En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. Par l’applaudissement, il était riche ; par l’isolement, il était heureux.

Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. C’est n’avoir plus de trous à ses vêtements, plus de froid dans son âtre, plus de vide dans son estomac. C’est manger à son appétit et boire à sa soif. C’est avoir tout le nécessaire, y compris un sou à donner à un pauvre. Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait.

Du côté de l’âme, il était opulent. Il avait l’amour. Que pouvait-il désirer ?

Il ne désirait rien.

La difformité de moins, il semble que ce pouvait être là une offre à lui faire. Comme il l’eût repoussée ! Quitter ce masque et reprendre son visage, redevenir ce qu’il avait été peut-être, beau et charmant, certes, il n’eût pas voulu ! Et avec quoi eût-il nourri Dea ? que fût devenue la pauvre et douce aveugle qui l’aimait ? Sans ce rictus qui faisait de lui un clown unique, il ne serait plus qu’un saltimbanque comme un autre, le premier équilibriste venu, un ramasseur de liards entre les fentes des pavés, et Dea n’aurait peut-être pas du pain tous les jours ! Il se sentait avec un profond orgueil de tendresse le protecteur de cette infirme céleste. Nuit, Solitude, Dénûment, Impuissance, Ignorance, Faim et Soif, les sept gueules béantes de la misère se dressaient autour d’elle, et il était le Saint-Georges combattant ce dragon. Et il triomphait de la misère. Comment ? par sa difformité. Par sa difformité, il était utile, secourable, victorieux, grand. Il n’avait qu’à se montrer, et l’argent venait. Il était le maître des foules ; il se constatait le souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. Ses besoins, il y pourvoyait ; ses désirs, ses envies, ses fantaisies, dans la sphère limitée des souhaits possibles à un aveugle, il les contentait. Gwynplaine et Dea étaient, nous l’avons montré déjà, la providence l’un de l’autre. Il se sentait enlevé sur ses ailes, elle se sentait portée dans ses bras. Protéger qui vous aime, donner le nécessaire à qui vous donne les étoiles, il n’est rien de plus doux. Gwynplaine avait cette félicité suprême. Et il la devait à sa difformité. Cette difformité le faisait supérieur à tout. Par elle il gagnait sa vie, et la vie des autres ; par elle il avait l’indépendance, la liberté, la célébrité, la satisfaction intime, la fierté. Dans cette difformité il était inaccessible. Les fatalités ne pouvaient rien contre lui au delà de ce coup où elles s’étaient épuisées, et qui lui avait tourné en triomphe. Ce fond du malheur était devenu un sommet élyséen. Gwynplaine était emprisonné dans sa difformité, mais avec Dea. C’était, nous l’avons dit, être au cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des vivants une muraille. Tant mieux. Cette muraille les parquait, mais les défendait. Que pouvait-on contre Dea, que pouvait-on contre Gwynplaine, avec une telle fermeture de la vie autour d’eux ? Lui ôter le succès ? impossible. Il eût fallu lui ôter sa face. Lui ôter l’amour ? impossible. Dea ne le voyait point. L’aveuglement de Dea était divinement incurable. Quel inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité ? Aucun. Quel avantage avait-elle ? Tous. Il était aimé malgré cette horreur, et peut-être à cause d’elle. Infirmité et difformité s’étaient, d’instinct, rapprochées et accouplées. Être aimé, est-ce que ce n’est pas tout ? Gwynplaine ne songeait à sa défiguration qu’avec reconnaissance. Il était béni dans ce stigmate. Il le sentait avec joie imperdable et éternel. Quelle chance que ce bienfait fût irrémédiable ! Tant qu’il y aurait des carrefours, des champs de foire, des routes où aller devant soi, du peuple en bas, du ciel en haut, on serait sûr de vivre, Dea ne manquerait de rien, on aurait l’amour ! Gwynplaine n’eût pas changé de visage avec Apollon. Être monstre était pour lui la forme du bonheur.

Aussi disions-nous en commençant que la destinée l’avait comblé. Ce réprouvé était un préféré.

Il était si heureux qu’il en venait à plaindre les hommes autour de lui. Il avait de la pitié de reste. C’était d’ailleurs son instinct de regarder un peu dehors, car aucun homme n’est tout d’une pièce et une nature n’est pas une abstraction ; il était ravi d’être muré, mais de temps en temps il levait la tête par-dessus le mur. Il n’en rentrait qu’avec plus de joie dans son isolement près de Dea, après avoir comparé.

Que voyait-il autour de lui ? Qu’était-ce que ces vivants dont son existence nomade lui montrait tous les échantillons, chaque jour remplacés par d’autres ? Toujours de nouvelles foules, et toujours la même multitude. Toujours de nouveaux visages et toujours les mêmes infortunes. Une promiscuité de ruines. Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle autour de sa félicité.

La Green-Box était populaire.

Le bas prix appelle la basse classe. Ce qui venait à lui c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. On allait à Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous d’oubli. Du haut de son tréteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. Son esprit s’emplissait de toutes ces apparitions successives de l’immense misère. La physionomie humaine est faite par la conscience et par la vie, et est la résultante d’une foule de creusements mystérieux. Pas une souffrance, pas une colère, pas une ignominie, pas un désespoir, dont Gwynplaine ne vît la ride. Ces bouches d’enfants n’avaient pas mangé. Cet homme était un père, cette femme était une mère, et derrière eux on devinait des familles en perdition. Tel visage sortait du vice et entrait au crime ; et l’on comprenait le pourquoi : ignorance et indigence. Tel autre offrait une empreinte de bonté première raturée par l’accablement social et devenue haine. Sur ce front de vieille femme on voyait la famine ; sur ce front de jeune fille on voyait la prostitution. Le même fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre là. Dans cette cohue il y avait des bras, mais pas d’outils ; ces travailleurs ne demandaient pas mieux, mais le travail manquait. Parfois près de l’ouvrier un soldat venait s’asseoir, quelquefois un invalide, et Gwynplaine apercevait ce spectre, la guerre. Ici Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. Sur certains fronts il constatait on ne sait quel refoulement vers l’animalité, et ce lent retour de l’homme à la bête produit en bas par la pression des pesanteurs obscures du bonheur d’en haut. Dans ces ténèbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. Tout le reste était damnation. Gwynplaine sentait au-dessus de lui le piétinement inconscient des puissants, des opulents, des magnifiques, des grands, des élus du hasard ; au-dessous, il distinguait le tas de faces pâles des déshérités ; il se voyait, lui et Dea, avec leur tout petit bonheur, si immense, entre deux mondes ; en haut le monde allant et venant, libre, joyeux, dansant, foulant aux pieds ; en haut, le monde qui marche ; en bas, le monde sur qui l’on marche. Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumière écrase l’ombre ! Gwynplaine constatait ce deuil. Quoi ! une destinée si reptile ! L’homme se traînant ainsi ! une telle adhérence à la poussière et à la fange, un tel dégoût, une telle abdication, et une telle abjection, qu’on a envie de mettre le pied dessus ! de quel papillon cette vie terrestre est-elle donc la chenille ? Quoi ! dans cette foule qui a faim et qui ignore, partout, devant tous, le point d’interrogation du crime ou de la honte ! l’inflexibilité des lois produisant l’amollissement des consciences ! pas un enfant qui ne croisse pour le rapetissement ! pas une vierge qui ne grandisse pour l’offre ! pas une rose qui ne naisse pour la bave ! Ses yeux parfois, curieux d’une curiosité émue, cherchaient à voir jusqu’au fond de cette obscurité où agonisaient tant d’efforts inutiles et où luttaient tant de lassitudes, familles dévorées par la société, mœurs torturées par les lois, plaies faites gangrènes par la pénalité, indigences rongées par l’impôt, intelligences à vau-l’eau dans un engloutissement d’ignorance, radeaux en détresse couverts d’affamés, guerres, disettes, râles, cris, disparitions ; et il sentait le vague saisissement de cette poignante angoisse universelle. Il avait la vision de toute cette écume du malheur sur le sombre pêle-mêle humain. Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. Par moment, il prenait dans ses mains sa tête défigurée, et songeait.

Quelle folie que d’être heureux ! comme on rêve ! il lui venait des idées. L’absurde lui traversait le cerveau. Parce qu’il avait autrefois secouru un enfant, il sentait des velléités de secourir le monde. Des nuages de rêverie lui obscurcissaient parfois sa propre réalité ; il perdait le sentiment de la proportion jusqu’à se dire : Que pourrait-on faire pour ce pauvre peuple ? Quelquefois son absorption était telle qu’il le disait tout haut. Alors Ursus haussait les épaules et le regardait fixement. Et Gwynplaine continuait de rêver : — Oh ! si j’étais puissant, comme je viendrais en aide aux malheureux ! Mais que suis-je ? un atome. Que puis-je ? rien.

Il se trompait. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les faisait rire.

Et, nous l’avons dit, faire rire, c’est faire oublier.

Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli !


XI

GWYNPLAINE EST DANS LE JUSTE, URSUS EST DANS LE VRAI


Un philosophe est un espion. Ursus, guetteur de rêves, étudiait son élève. Nos monologues ont sur notre front une vague réverbération distincte au regard du physionomiste. C’est pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine n’échappait point à Ursus. Un jour que Gwynplaine méditait, Ursus, le tirant par son capingot, s’écria :

— Tu me fais l’effet d’un observateur, imbécile ! Prends-y garde, cela ne te regarde pas. Tu as une chose à faire, aimer Dea. Tu es heureux de deux bonheurs : le premier, c’est que la foule voit ton museau, le second, c’est que Dea ne le voit pas. Ce bonheur que tu as, tu n’y as pas droit. Nulle femme, voyant ta bouche, n’acceptera ton baiser. Et cette bouche qui fait ta fortune, cette face qui fait ta richesse, ça n’est pas à toi. Tu n’étais pas né avec ce visage-là. Tu l’as pris à la grimace qui est au fond de l’infini. Tu as volé son masque au diable. Tu es hideux, contente-toi de ce quine. Il y a dans ce monde, qui est une chose très bien faite, les heureux de droit et les heureux de raccroc. Tu es un heureux de raccroc. Tu es dans une cave où se trouve prise une étoile. La pauvre étoile est à toi. N’essaie pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignée ! tu as dans ta toile l’escarboucle Vénus. Fais-moi le plaisir d’être satisfait. Je te vois rêvasser, c’est idiot. Écoute, je vais te parler le langage de la vraie poésie : que Dea mange des tranches de bœuf et des côtelettes de mouton, dans six mois elle sera forte comme une turque ; épouse-la tout net, et fais-lui un enfant, deux enfants, trois enfants, une ribambelle d’enfants. Voilà ce que j’appelle philosopher. De plus, on est heureux, ce qui n’est pas bête. Avoir des petits, c’est là le bleu. Aie des mioches, torche-les, mouche-les, couche-les, barbouille-les et débarbouille-les, que tout cela grouille autour de toi ; s’ils rient, c’est bien ; s’ils gueulent, c’est mieux ; crier, c’est vivre ; regarde-les téter à six mois, ramper à un an, marcher deux ans, grandir à quinze ans, aimer à vingt ans. Qui a ces joies, a tout. Moi, j’ai manqué cela, c’est ce qui fait que je suis une brute. Le bon Dieu, un faiseur de beaux poèmes, et qui est le premier des hommes de lettres, a dicté à son collaborateur Moïse : Multipliez ! tel est le texte. Multiplie, animal. Quant au monde, il est ce qu’il est ; il n’a pas besoin de toi pour aller mal. N’en prends pas souci. Ne t’occupe pas de ce qui est dehors. Laisse l’horizon tranquille. Un comédien est fait pour être regardé, non pour regarder. Sais-tu ce qu’il y a dehors ? les heureux de droit. Toi, je te le répète, tu es l’heureux du hasard. Tu es le filou du bonheur dont ils sont les propriétaires. Ils sont les légitimes, tu es l’intrus, tu vis en concubinage avec la chance. Que veux-tu de plus que ce que tu as ? Que Schiboleth me soit en aide ! ce polisson est un maroufle. Se multiplier par Dea, c’est pourtant agréable. Une telle félicité ressemble à une escroquerie. Ceux qui ont le bonheur ici-bas par privilège de là-haut n’aiment pas qu’on se permette d’avoir tant de joie au-dessous d’eux. S’ils te demandaient : de quel droit es-tu heureux ? tu ne saurais que répondre. Tu n’as pas de patente, eux ils en ont une. Jupiter, Allah, Vishnou, Sabaoth, n’importe, leur a donné le visa pour être heureux. Crains-les. Ne te mêle pas d’eux afin qu’ils ne se mêlent pas de toi. Sais-tu ce que c’est, misérable, que l’heureux de droit ? C’est un être terrible, c’est le lord. Ah ! le lord, en voilà un qui a dû intriguer dans l’inconnu du diable avant d’être au monde, pour entrer dans la vie par cette porte-là ! Comme il a dû lui être difficile de naître ! Il ne s’est donné que cette peine-là, mais, juste ciel ! c’en est une ! obtenir du destin, ce butor aveugle, qu’il vous fasse d’emblée au berceau maître des hommes ! corrompre ce buraliste pour qu’il vous donne la meilleure place au spectacle ! Lis le memento qui est dans la cahute que j’ai mise à la retraite, lis ce bréviaire de ma sagesse, et tu verras ce que c’est que le lord. Un lord, c’est celui qui a tout et qui est tout. Un lord est celui qui existe au-dessus de sa propre nature ; un lord est celui qui a, jeune, les droits du vieillard, vieux, les bonnes fortunes du jeune homme, vicieux, le respect des gens de bien, poltron, le commandement des gens de cœur, fainéant, le fruit du travail, ignorant, le diplôme de Cambridge et d’Oxford, bête, l’admiration des poètes, laid, le sourire des femmes, Thersite, le casque d’Achille, lièvre, la peau du lion. N’abuse pas de mes paroles, je ne dis pas qu’un lord soit nécessairement ignorant, poltron, laid, bête et vieux ; je dis seulement qu’il peut être tout cela sans que cela lui fasse du tort. Au contraire. Les lords sont les princes. Le roi d’Angleterre n’est qu’un lord, le premier seigneur de la seigneurie ; c’est tout, c’est beaucoup. Les rois jadis s’appelaient lords ; le lord de Danemark, le lord d’Irlande, le lord des Îles. Le lord de Norvège ne s’est appelé roi que depuis trois cents ans. Lucius, le plus ancien roi d’Angleterre, était qualifié par saint Télesphore mylord Lucius. Les lords sont pairs, c’est-à-dire égaux. De qui ? du roi. Je ne fais pas la faute de confondre les lords avec le parlement. L’assemblée du peuple, que les saxons, avant la conquête, intitulaient wittenagemot, les normands, après la conquête, l’ont intitulée parliamentum. Peu à peu on a mis le peuple à la porte. Les lettres closes du roi convoquant les communes portaient jadis ad consilium impendendum, elles portent aujourd’hui ad consentiendum. Les communes ont le droit de consentement. Dire oui est leur liberté. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve, c’est qu’ils l’ont dit. Les pairs peuvent couper la tête au roi, le peuple point. Le coup de hache à Charles Ier est un empiétement, non sur le roi, mais sur les pairs, et l’on a bien fait de mettre aux fourches la carcasse de Cromwell. Les lords ont la puissance, pourquoi ? parce qu’ils ont la richesse. Qui est-ce qui a feuilleté le Doomsday-book ? C’est la preuve que les lords possèdent l’Angleterre, c’est le registre des biens des sujets dressé sous Guillaume le Conquérant, et il est sous la garde du chancelier de l’échiquier. Pour y copier quelque chose, on paie quatre sous par ligne. C’est un fier livre. Sais-tu que j’ai été docteur domestique chez un lord qui s’appelait Marmaduke et qui avait neuf cent mille francs de France de rente par an ? Tire-toi de là, affreux crétin. Sais-tu que rien qu’avec les lapins des garennes du comte Lindsey on nourrirait toute la canaille des Cinq-ports ? Aussi frottez-vous-y. On y met bon ordre. Tout braconnier est pendu. Pour deux longues oreilles poilues qui passaient hors de sa gibecière, j’ai vu accrocher à la potence un père de six enfants. Telle est la seigneurie. Le lapin d’un lord est plus que l’homme du bon Dieu. Les seigneurs sont, entends-tu, maraud ? et nous devons le trouver bon. Et puis si nous le trouvons mauvais, qu’est-ce que cela leur fait ? Le peuple faisant des objections ! Plaute lui-même n’approcherait pas de ce comique. Un philosophe serait plaisant s’il conseillait à cette pauvre diablesse de multitude de se récrier contre la largeur et la lourdeur des lords. Autant faire discuter par la chenille la patte de l’éléphant. J’ai vu un jour un hippopotame marcher sur une taupinière ; il écrasait tout ; il était innocent. Il ne savait même pas qu’il y eût des taupes, ce gros bonasse de mastodonte. Mon cher, des taupes qu’on écrase, c’est le genre humain. L’écrasement est une loi. Et crois-tu que la taupe elle-même n’écrase rien ? Elle est le mastodonte du ciron, qui est le mastodonte du volvoce. Mais ne raisonnons pas. Mon garçon, les carrosses existent. Le lord est dedans, le peuple est sous la roue, le sage se range. Mets-toi de côté, et laisse passer. Quant à moi, j’aime les lords, et je les évite. J’ai vécu chez un. Cela suffit à la beauté de mes souvenirs. Je me rappelle son château, comme une gloire dans un nuage. Moi, mes rêves sont en arrière. Rien de plus admirable que Marmaduke-Lodge pour la grandeur, la belle symétrie, les riches revenus, les ornements et les accompagnements de l’édifice. Du reste, les maisons, hôtels et palais des lords offrent un recueil de ce qu’il y a de plus grand et magnifique dans ce florissant royaume. J’aime nos seigneurs. Je les remercie d’être opulents, puissants et prospères. Moi qui suis vêtu de ténèbres, je vois avec intérêt et plaisir cet échantillon de l’azur céleste qu’on appelle un lord. On entrait à Marmaduke-Lodge par une cour extrêmement spacieuse, qui faisait un carré long partagé en huit carreaux, fermés de balustrades, laissant de tous côtés un large chemin ouvert, avec une superbe fontaine hexagone au milieu, deux bassins, couverte d’un dôme d’un ouvrage exquis à jour, qui était suspendu sur six colonnes. C’est là que j’ai connu un docte français, M. l’abbé du Cros, qui était de la maison des Jacobins de la rue Saint-Jacques. Il y avait à Marmaduke-Lodge une moitié de la bibliothèque d’Erpenius, dont l’autre moitié est à l’auditoire de théologie de Cambridge. J’y lisais des livres, assis sous le portail qui est enjolivé. Ces choses-là ne sont ordinairement vues que par un petit nombre de voyageurs curieux. Sais-tu, ridicule boy, que monseigneur William North, qui est lord Gray de Rolleston, et qui siège le quatorzième au banc des barons, a plus d’arbres de haute futaie dans sa montagne que tu n’as de cheveux sur ton horrible caboche ? Sais-tu que lord Norreys de Rycott, qui est la même chose que le comte d’Abingdon, a un donjon carré de deux cents pieds de haut portant cette devise Virtus ariete fortior, ce qui a l’air de vouloir dire la vertu est plus forte qu’un bélier, mais ce qui veut dire, imbécile ! le courage est plus fort qu’une machine de guerre ? Oui, j’honore, accepte, respecte et révère nos seigneurs. Ce sont les lords qui, avec la majesté royale, travaillent à procurer et à conserver les avantages de la nation. Leur sagesse consommée éclate dans les conjonctures épineuses. La préséance sur tous, je voudrais bien voir qu’ils ne l’eussent pas. Ils l’ont. Ce qui s’appelle en Allemagne principauté et en Espagne grandesse, s’appelle pairie en Angleterre et en France. Comme on était en droit de trouver ce monde assez misérable, Dieu a senti où le bât le blessait, il a voulu prouver qu’il savait faire des gens heureux, et il a créé les lords pour donner satisfaction aux philosophes. Cette création-là corrige l’autre, et tire d’affaire le bon Dieu. C’est pour lui une sortie décente d’une fausse position. Les grands sont grands. Un pair en parlant de lui-même dit nos. Un pair est un pluriel. Le roi qualifie les pairs consanguinei nostri. Les pairs ont fait une foule de lois sages, entre autres celle qui condamne à mort l’homme qui coupe un peuplier de trois ans. Leur suprématie est telle qu’ils ont une langue à eux. En style héraldique, le noir, qui s’appelle sable pour le peuple des nobles, s’appelle saturne pour les princes et diamant pour les pairs. Poudre de diamant, nuit étoilée, c’est le noir des heureux. Et, même entre eux, ils ont des nuances, ces hauts seigneurs. Un baron ne peut laver avec un vicomte sans sa permission. Ce sont là des choses excellentes, et qui conservent les nations. Que c’est beau pour un peuple d’avoir vingt-cinq ducs, cinq marquis, soixante-seize comtes, neuf vicomtes et soixante et un barons, qui font cent soixante-seize pairs, qui les uns sont Grâce et les autres Seigneurie ! Après cela, quand il y aurait quelques haillons par-ci par-là ! Tout ne peut pas être en or. Haillons, soit ; est-ce que ne voilà pas de la pourpre ? L’un achète l’autre. Il faut bien que quelque chose soit construit avec quelque chose. Eh bien, oui, il y a des indigents, la belle affaire ! Ils étoffent le bonheur des opulents. Morbleu ! nos lords sont notre gloire. La meute de Charles Mohun, baron Mohun, coûte à elle seule autant que l’hôpital des lépreux de Mooregate, et que l’hôpital de Christ, fondé pour les enfants en 1553 par Édouard VI. Thomas Osborne, duc de Leeds, dépense par an, rien que pour ses livrées, cinq mille guinées d’or. Les grands d’Espagne ont un gardien nommé par le roi qui les empêche de se ruiner. C’est pleutre. Nos lords, à nous, sont extravagants et magnifiques. J’estime cela. Ne déblatérons pas comme des envieux. Je sais gré à une belle vision qui passe. Je n’ai pas la lumière, mais j’ai le reflet. Reflet sur mon ulcère, diras-tu. Va-t’en au diable. Je suis un Job heureux de contempler Trimalcion. Oh ! la belle planète radieuse là-haut ! c’est quelque chose que d’avoir ce clair de lune. Supprimer les lords, c’est une opinion qu’Oreste n’oserait soutenir, tout insensé qu’il était. Dire que les lords sont nuisibles ou inutiles, cela revient à dire qu’il faut ébranler les états, et que les hommes ne sont pas faits pour vivre comme les troupeaux, broutant l’herbe et mordus par le chien. Le pré est tondu par le mouton, le mouton est tondu par le berger. Quoi de plus juste ? À tondeur, tondeur et demi. Moi, tout m’est égal ; je suis un philosophe, et je tiens à la vie comme une mouche. La vie n’est qu’un pied à terre. Quand je pense que Henry Bowes Howard, comte de Berkshire, a dans ses écuries vingt-quatre carrosses de gala, dont un à harnais d’argent et un autre à harnais d’or ! Mon Dieu, je sais bien que tout le monde n’a pas vingt-quatre carrosses de gala, mais il ne faut point déclamer. Parce que tu as eu froid une nuit, ne voilà-t-il pas ! Il n’y a pas que toi. D’autres aussi ont froid et faim. Sais-tu que sans ce froid Dea ne serait pas aveugle, et que si Dea n’était pas aveugle, elle ne t’aimerait pas ! raisonne, buse ! Et puis, si tous les gens qui sont épars se plaignaient, ce serait un beau vacarme. Silence, voilà la règle. Je suis convaincu que le bon Dieu ordonne aux damnés de se taire, sans quoi ce serait Dieu qui serait damné, d’entendre un cri éternel. Le bonheur de l’Olympe est au prix du silence du Cocyte. Donc, peuple, tais-toi. Je fais mieux, moi, j’approuve et j’admire. Tout à l’heure, j’énumérais les lords, mais il faut y ajouter deux archevêques et vingt-quatre évêques ! En vérité, je suis attendri quand j’y songe. Je me rappelle avoir vu, chez le dîmeur du révérend doyen de Raphoë, lequel doyen fait partie de la seigneurie et de l’église, une vaste meule du plus beau blé prise aux paysans d’alentour et que le doyen n’avait pas eu la peine de faire pousser. Cela lui laissait le temps de prier Dieu. Sais-tu que lord Marmaduke mon maître était lord grand trésorier d’Irlande, et haut sénéchal de la souveraineté de Knaresburg dans le comté d’York ? Sais-tu que le lord haut chambellan, qui est un office héréditaire dans la famille des ducs d’Ancaster, habille le roi le jour du couronnement, et reçoit pour sa peine quarante aunes de velours cramoisi, plus le lit où le roi a dormi ; et que l’huissier de la verge noire est son député ! Je voudrais bien te voir faire résistance à ceci, que le plus ancien vicomte d’Angleterre est le sire Robert Brent, créé vicomte par Henri V. Tous les titres des lords indiquent une souveraineté sur une terre, le comte Rivers excepté, qui a pour titre son nom de famille. Comme c’est admirable ce droit qu’ils ont de taxer les autres, et de prélever, par exemple, comme en ce moment-ci, quatre shellings par livre sterling de rente, ce qu’on vient de continuer pour un an, et tous ces beaux impôts sur les esprits distillés, sur les accises du vin et de la bière, sur le tonnage et le pondage, sur le cidre, le poiré, le mum, le malt et l’orge préparé, et sur le charbon de terre et cent autres semblables ! Vénérons ce qui est. Le clergé lui-même relève des lords. L’évêque de Man est le sujet du comte de Derby. Les lords ont des bêtes féroces à eux qu’ils mettent dans leurs armoiries. Comme Dieu n’en a pas fait assez, ils en inventent. Ils ont crée le sanglier héraldique qui est autant au-dessus du sanglier que le sanglier est au-dessus du porc, et que le seigneur est au-dessus du prêtre. Ils ont créé le griffon, qui est aigle aux lions et lion aux aigles, et qui fait peur aux lions par ses ailes et aux aigles par sa crinière. Ils ont la guivre, la licorne, la serpente, la salamandre, la tarasque, la drée, le dragon, l’hippogriffe. Tout cela, terreur pour nous, leur est ornement et parure. Ils ont une ménagerie qui s’appelle le blason, et où rugissent les monstres inconnus. Pas de forêt comparable pour l’inattendu des prodiges à leur orgueil. Leur vanité est pleine de fantômes qui s’y promènent comme dans une nuit sublime, armés, casqués, cuirassés, éperonnés, le bâton d’empire à la main, et disant d’une voix grave : Nous sommes les aïeux ! Les scarabées mangent les racines, et les panoplies mangent le peuple. Pourquoi pas ? Allons-nous changer les lois ? La seigneurie fait partie de l’ordre. Sais-tu qu’il y a un duc en Écosse qui galope trente lieues sans sortir de chez lui ? Sais-tu que le lord archevêque de Canterbury a un million de Francs de revenu ? Sais-tu que sa majesté a par an sept cent mille livres sterling de liste civile, sans compter les châteaux, forêts, domaines, fiefs, tenances, alleux, prébendes, dîmes et redevances, confiscations et amendes, qui dépassent un million sterling ? Ceux qui ne sont pas contents sont difficiles.

— Oui, murmura Gwynplaine pensif, c’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches.


XII

URSUS LE POÈTE ENTRAÎNE URSUS LE PHILOSOPHE


Puis Dea entra ; il la regarda, et ne vit plus qu’elle. L’amour est ainsi ; on peut être envahi un moment par une obsession de pensées quelconques ; la femme qu’on aime arrive, et fait brusquement évanouir tout ce qui n’est pas sa présence, sans se douter qu’elle efface peut-être en nous un monde.

Disons ici un détail. Dans Chaos vaincu, un mot, monstro, adressé à Gwynplaine, déplaisait à Dea. Quelquefois, avec le peu d’espagnol que tout le monde savait dans ce temps-là, elle faisait le petit coup de tête de le remplacer par quiero, qui signifie je le veux. Ursus tolérait, non sans quelque impatience, ces altérations du texte. Il eût volontiers dit à Dea, comme de nos jours Moessard à Vissot : Tu manques de respect au répertoire.

« L’Homme qui rit ». Telle était la forme qu’avait prise la célébrité de Gwynplaine. Son nom, Gwynplaine, à peu près ignoré, avait disparu sous ce sobriquet, de même que sa face sous le rire. Sa popularité était comme son visage un masque.

Son nom pourtant se lisait sur un large écriteau placardé à l’avant de la Green-Box, lequel offrait à la foule cette rédaction due à Ursus :

« Ici l’on voit Gwynplaine, abandonné à l’âge de dix ans, la nuit du 29 janvier 1690, par les scélérats comprachicos, au bord de la mer à Portland, de petit devenu grand, et aujourd’hui appelé

« L’HOMME QUI RIT. »

L’existence de ces saltimbanques était une existence de lépreux dans une ladrerie et de bienheureux dans une atlantide. C’était chaque jour un brusque passage de l’exhibition foraine la plus bruyante à l’abstraction la plus complète. Tous les soirs ils faisaient leur sortie de ce monde. C’étaient comme des morts qui s’en allaient, quitte à renaître le lendemain. Le comédien est un phare à éclipses, apparition, puis disparition, et il n’existe guère pour le public que comme fantôme et lueur dans cette vie feux tournants.

Au carrefour succédait la claustration. Sitôt le spectacle fini, pendant que l’auditoire se désagrégeait et que le brouhaha de satisfaction de la foule se dissipait dans la dispersion des rues, la Green-Box redressait son panneau comme une forteresse son pont-levis, et la communication avec le genre humain était coupée. D’un côté l’univers et de l’autre cette baraque ; et dans cette baraque il y avait la liberté, la bonne conscience, le courage, le dévouement, l’innocence, le bonheur, l’amour, toutes les constellations.

La cécité voyante et la difformité aimée s’asseyaient côte à côte, la main pressant la main, le front touchant le front, et, ivres, se parlaient tout bas.

Le compartiment du milieu était à deux fins ; pour le public théâtre, pour les acteurs salle à manger.

Ursus, toujours satisfait de placer une comparaison, profitait de cette diversité de destination pour assimiler le compartiment central de la Green-Box à l’arradash d’une hutte abyssinienne.

Ursus comptait la recette, puis l’on soupait. Pour l’amour tout est de l’idéal, et boire et manger ensemble quand on aime, cela admet toutes sortes de douces promiscuités furtives qui font qu’une bouchée devient un baiser. On boit l’ale ou le vin au même verre, comme on boirait la rosée au même lys. Deux âmes, dans l’agape, ont la même grâce que deux oiseaux. Gwynplaine servait Dea, lui coupait les morceaux, lui versait à boire, s’approchait trop près.

— Hum ! disait Ursus, et il détournait son grondement achevé malgré lui en sourire.

Le loup, sous la table, soupait, inattentif à ce qui n’était point son os.

Vinos et Fibi partageaient le repas, mais gênaient peu. Ces deux vagabondes, à demi-sauvages et restées effarées, parlaient bréhaigne entre elles.

Ensuite Dea rentrait au gynécée avec Fibi et Vinos. Ursus allait mettre Homo à la chaîne sous la Green-Box, et Gwynplaine s’occupait des chevaux, et d’amant devenait palefrenier, comme s’il eût été un héros d’Homère ou un paladin de Charlemagne. À minuit, tout dormait, le loup excepté, qui de temps en temps, pénétré de sa responsabilité, ouvrait un œil.

Le lendemain, au réveil, on se retrouvait ; on déjeunait ensemble, habituellement de jambon et de thé ; le thé, en Angleterre, date de 1678. Puis Dea, à la mode espagnole, et par le conseil d’Ursus qui la trouvait délicate, dormait quelques heures, pendant que Gwynplaine et Ursus faisaient tous les petits travaux du dehors et du dedans qu’exige la vie nomade.

Il était rare que Gwynplaine rôdât hors de la Green-Box, excepté dans les routes désertes et les lieux solitaires. Dans les villes, il ne sortait qu’à la nuit, caché par un large chapeau rabattu, afin de ne point user son visage dans la rue.

On ne le voyait à face découverte que sur le théâtre.

Du reste la Green-Box avait peu fréquenté les villes ; Gwynplaine, à vingt-quatre ans, n’avait guère vu de plus grandes cités que les Cinq-ports. Sa renommée cependant croissait. Elle commençait à déborder la populace, et elle montait plus haut. Parmi les amateurs de bizarreries foraines et les coureurs de curiosités et de prodiges, on savait qu’il existait quelque part, à l’état de vie errante, tantôt ici, tantôt là, un masque extraordinaire. On en parlait, on le cherchait, on se demandait : Où est-ce ? L’Homme qui Rit devenait décidément fameux. Un certain lustre en rejaillissait sur Chaos vaincu.

Tellement qu’un jour Ursus, ambitieux, dit

— Il faut aller à Londres.

  1. Versio Gallica Will. Tyrii, lib. II, cap. xxiii.
  2. Prie ! pleure ! — Du verbe naît la raison. — Le chant crée la lumière.
  3. Nuit ! va-t-en ! — l’aube chante hallali !
  4. Il faut aller au ciel, — et rire, toi qui pleurais.
  5. Brise le joug ! — quitte, monstre, — ta noire — carapace.
  6. Oh ! viens ! aime ! — tu es âme, — je suis cœur.