CHAPITRE V

PENDANT QUE LES UNS JOUENT AU BRIDGE OU AU POKER, LES AUTRES INTERROGENT LES ESPRITS



Elle doit manquer aussi de distractions, cette petite, envoyez-la-nous donc !

— Ah ! madame, vous êtes bien bonne et elle ne mérite pas vos bienfaits. »

Fanny réclama d’autorité quelques bonnes histoires de chasse pour faire fuir les revenants ; et le dîner dont la gaîté avait paru un instant compromise, s’acheva dans la bonne humeur générale.

Cependant, Marthe avait retenu près d’elle le docteur et ils ne cessèrent leurs confidences que lorsqu’on passa au salon.

« Que vous disait-elle donc de si intéressant ? demanda Mme de la Bossière au Dr Moutier, quand elle eut installé ses joueurs de poker et de bridge.

— Ne souriez pas… j’ai une requête à vous proposer de sa part…

— Dites !…

— Elle voudrait faire « tourner une table » !

— Non !…

— C’est comme je vous le dis…

— Elle est malade !… Alors, elle est venue ici pour faire tourner des tables ?…

— Tenez, je parie qu’elle en parle déjà à Mlle Hélier… »

La jeune femme et la vieille demoiselle étaient, dans l’instant, assez curieuses à considérer : Mlle Hélier, fort agitée, semblait fuir une prière que l’autre lui adressait avec une ferveur enfantine.

« Après tout, exprima Fanny, si ça peut lui faire plaisir et si elle décide cette vieille toquée d’Hélier… que l’on s’asseye à mes tables pour jouer au bridge ou pour les faire tourner, je n’y vois aucun inconvénient, moi !…

— Et à moi, cela pourra me servir à étudier d’un peu près ce troublant tempérament qui me paraît susceptible d’hypnose… et qui pourrait peut-être faire un excellent médium…

— C’est cela, vous allez la rendre folle tout à fait.

— Ou la sauver !… Elle se trouve en ce moment très visiblement sous une influence extraordinaire dont nous ignorons la nature… Elle a certainement une arrière-pensée que je ne connais pas et qu’il serait peut-être intéressant de pénétrer pour la guérir… La séance ne nous sera pas inutile… Tenez ! elle entraîne Mlle Hélier… Ah ! chère madame, vous savez qu’elle a une peur folle de son mari… Il faut que le mari ne sache rien !… Elle compte sur vous pour que vous l’accapariez…

— C’est bien, je me charge du mari, accorda Mme de la Bossière, mais vous me raconterez tout ce qui s’est passé ?… Vous me le promettez ?…

— Tout, je vous le promets !… Ah ! dites-moi, où serons-nous le plus tranquilles ?…

— Pour évoquer le diable ? mais il faut demander ça à Mlle Hélier !… Elle vous prêtera peut-être sa chambre. »

Et Fanny quitta le docteur en riant. Sur le seuil du fumoir, elle rencontrait son mari et lui racontait tout.

« Oh ! allons voir ça ! fit Jacques, très amusé…

— Mais je me suis chargée du Saint-Firmin.

— Ne t’inquiète pas… il vient de consentir à faire un quatrième… »

Mlle Hélier, Marthe et le Dr Moutier avaient déjà disparu…

« Le plus fou des trois, c’est certainement le docteur, émit Fanny.

— Ça, quand les savants se jettent dans le spiritisme, on ne sait pas jusqu’où ça peut aller ! Vous y croyez, vous, Fanny, aux fantômes du professeur Crookes ?

— Moi, je ne crois qu’en vous, my dear !… et vous n’avez pas l’air d’un spectre, petit tchéri ! »

Elle pria Jacques de l’attendre, s’assura que ses hôtes n’avaient point besoin d’elle et revint le trouver. Ils se renseignèrent sur le chemin suivi par les fugitifs, et traversèrent tout le château en courant et en riant comme des écoliers. Enfin, ils reprirent « leur sérieux » au moment de frapper à la porte de l’appartement de Mlle Hélier.

« On peut entrer ? c’est nous !… »

La porte s’entr’ouvrit et ils aperçurent l’étrange face hostile de Mlle Hélier, dont les yeux bleus, ordinairement si doux, semblaient lancer des flammes.

« Ah ! je le savais bien ! fit-elle. On veut se moquer de moi !…

— Mais non ! supplia Fanny… Je vous assure, mademoiselle, ma bonne mademoiselle !… On sera bien sage… on fera tout ce que vous voudrez … On se tiendra tranquillement dans un coin… »

Elle dut les laisser pénétrer chez elle, mais elle les pria assez sèchement de rester dans son petit salon qui était plongé dans l’obscurité.


« Ne bougez pas, ne parlez pas ! c’est tout ce qu’on vous demande… »

Elle les laissa, passant dans sa propre chambre dont on apercevait une partie faiblement éclairée par la lueur falote d’une lampe invisible qui avait dû être reléguée dans quelque coin. Un assez lourd guéridon d’acajou soutenu par un pied à trois griffes, avait été tiré au milieu de la pièce.

D’où ils se trouvaient, Jacques et Fanny ne voyaient encore ni le docteur ni Mme Saint-Firmin.

Ils n’apercevaient, se mouvant avec des gestes silencieux, dans la pénombre, que Mlle Hélier, dont la figure avait repris cet air hermétique qui se répand ordinairement sur le visage des vivants quand ceux-ci interrogent sérieusement les morts.

Et, en vérité. Mlle Hélier faisait toute chose sérieusement… Combien sérieusement venait-elle de placer trois chaises autour du guéridon d’acajou !…

Jacques et Fanny avaient bien envie de pouffer de rire, mais ils tenaient trop à assister à la séance jusqu’au bout pour se laisser aller à cette manifestation intempestive.

Du reste, ils ne tardèrent pas à être impressionnés eux-mêmes par l’apparition, dans le cercle de lumière falote, de la figure douloureuse de Marthe et de celle du docteur, lequel semblait étudier sa malade avec une curiosité aiguë.

De toute évidence, le savant était beaucoup plus préoccupé par le diagnostic qu’il lui serait peut-être possible d’émettre à la suite de cette exceptionnelle expérience, que par l’évocation prochaine des esprits.

Marthe semblait souffrir réellement.

Elle se laissait conduire sans résistance par l’institutrice, obéissant à ses moindres gestes, tombant sur sa chaise, allongeant au-dessus de la table ses mains diaphanes ; Mlle Hélier lui fit écarter les doigts.

Puis l’institutrice s’assit à son tour et le docteur en fit autant. Eux aussi allongèrent les mains.

Dans cette lumière avare, les deux silhouettes fantomatiques, aux gestes de rêve, de Marthe et de Mlle Hélier, l’aspect extraordinairement sérieux du Dr Moutier, et enfin le silence prolongé qui accompagnait l’immobilité des trois partenaires, tout concourait à donner à cette scène une allure de bizarre mystère qui, après avoir failli faire éclater le rire de Jacques et de Fanny, les retint bientôt au fond de leur obscurité, étonnés et attentifs.

Cinq minutes se passèrent ainsi, au bout desquelles quelques craquements se firent entendre dans la table.

« Je crois bien que l’esprit est là ! fit à voix basse Mlle Hélier. Puisque c’est vous qui l’avez évoqué, voulez-vous l’interroger ? il répondra peut-être !

— Je veux bien », reprit Marthe dans un souffle.

La pauvre jeune femme était agitée de frissons. Sur la table, on voyait ses mains trembler.

« Demandez-lui : « Qui êtes-vous ? »

La voix blanche de Marthe demanda : « Qui êtes-vous ? »

Et, patiemment, l’on attendit. Au bout de quelques secondes, la table se décida et, se soulevant sur deux de ses griffes, retomba et resta immobile.

« A, fit l’institutrice… Maintenant, continuez d’épeler à voix haute, madame. »

L’agonisante voix de Marthe reprit B, C, D, etc…

À la lettre N la table craqua, sembla hésiter, puis se souleva à nouveau et retomba.

« AN constata l’institutrice, continuez, madame… ne vous effrayez pas… »

Mais Marthe claquait des dents. Cependant, elle eut la force de recommencer l’alphabet.

Cette fois, le guéridon se mit en mouvement à la lettre D.

« AND…

André, fit le docteur.

— Oui, André, soupira Marthe…

— Mon Dieu ! gémit Mlle Hélier, si c’était M. André de la Bossière… il serait donc mort !… »

Et ils continuèrent patiemment leur interrogatoire… La table répondit : André de la Bossière !

Mlle Hélier se montra aussitôt dans un tel état d’exaltation que le docteur dut la prier violemment de se calmer.


« Je crains que la séance ne puisse se prolonger, fit-il, en montrant Marthe qui avait maintenant une figure de spectre et les yeux hagards… Dépêchons-nous… nous n’avons pas une minute à perdre…

— Docteur, fit la voix très émue de Jacques, au fond de l’autre pièce… mon avis est qu’il faut en finir… vous voyez bien que cette enfant va encore se trouver mal.

— Non !… Non !… répliqua aussitôt Mme Saint-Firmin… je serai forte… laissez-moi ! … laissez-moi l’interroger… »

Et, disant cela, les mains toujours étendues sur la table, elle ouvrait des yeux immenses qui se fixaient sur la pénombre, comme s’ils voyaient ou comme s’ils cherchaient à voir une forme invisible pour tous. Puis, sans se soucier de ceux qui étaient là, auxquels elle révélait au moins une intimité d’âme avec le défunt que l’on avait à peine osé soupçonner, elle demanda tout haut :

« Si c’est vous qui êtes là, André, mon ami, mon frère bien-aimé, dites-nous ce qui vous est arrivé ?… »

À la suite de quoi il y eut encore un long silence, puis de nouveaux bruits dans la table, et soudain, elle frappa de façon fort nette des coups détachés, pendant qu’on entendait la voix basse et haletante de Marthe qui épelait l’alphabet : A, B, C, D… À chaque coup de la table, la voix de Marthe s’arrêtait une seconde, pour reprendre plus bas et plus défaillante. Et Mlle Hélier lisait les lettres, formait les syllabes…

La table disait : « J’ai été ass… as… si… n… é… !

— « Assassiné ! » répéta, râlante, Marthe, et elle glissa dans les bras du docteur qui la surveillait…

« En voilà assez !… En voilà assez de cette mauvaise plaisanterie !… s’écria la voix irritée de Jacques, et il fit irruption dans la chambre, suivi de Fanny qui répétait :

— Ils vont la rendre folle ! Ils vont la rendre folle !… »