CHAPITRE XIV

LA CAVE



Ce jour-là était un dimanche. Il y eut une grande tournée de links au golf de Sénart. Fanny s’arrangea pour n’être point de la partie et vers trois heures de l’après-midi, pénétra dans l’usine qui était à peu près abandonnée, ce jour-là

La cour où s’élevait le bâtiment qu’ils avaient autrefois habité, au-dessus du garage, était fort retirée et la jeune femme n’avait à craindre aucun regard indiscret.

Du reste, on ne pouvait guère s’étonner qu’elle pénétrât dans ce garage où avaient été entassés des objets dont le besoin pouvait à nouveau se faire sentir.

Ce n’est pas sans une certaine émotion que la châtelaine de la Roseraie considéra un instant les fenêtres de l’appartement où, pendant trois ans, Jacques et elle avaient vécu si modestement, traités comme de simples contremaîtres par le frère aîné. Elle n’avait point revu ces lieux depuis qu’ils en étaient partis. Son orgueil y avait trop souffert…

Elle poussa un soupir de détresse à l’idée qu’elle avait pu consentir à enfermer entre ces murs pendant trois longues années, sa jeunesse et sa flamboyante beauté… et, courageusement, elle s’approcha de la porte du garage, introduisit dans la serrure l’énorme clef, fit un effort qui meurtrit ses mains délicates et enfin, avec un grincement, la porte céda.

Vivement, elle se glissa dans le hangar et repoussa le lourd battant.

Elle fut entièrement dans le noir.

Elle avait prévu le cas, et tira de son sac une bougie et une boîte d’allumettes.

Les gestes étaient sûrs, un peu saccadés, mais braves.

Et la lumière fut.

Autour d’elle, c’était un véritable capharnaüm. Des caisses, des malles, des paniers, de vieux meubles, des fauteuils à trois pattes, de grands vases ébréchés surgissaient tour à tour de l’obscurité à la lueur vacillante de la flamme qu’elle promenait d’une main qui tremblait à peine.

À travers tout cet encombrement, elle se dirigeait vers le fond, à droite, tournant autour des choses quand il était nécessaire, les écartant au besoin, les reconnaissant au passage.

Ainsi revit-elle le pauvre ameublement de noyer de leur salle à manger, et, du même coup, le morne désespoir où Jacques la trouvait plongée, le soir, quand il rentrait du travail et qu’elle l’attendait, les deux coudes sur la table, sa pâle figure hostile entre ses deux mains frémissantes.

Elle ne répondait point à ses questions. Elle daignait parfois lever sur lui son regard, un regard qui en disait long sur le dédain qu’une jolie petite femme aux admirables cheveux rouges peut nourrir dans son cœur pour un mari qui laisse moisir un pareil chef-d’œuvre au fond d’une cour d’usine de manchons à incandescence !

…Ah ! le lugubre et poussiéreux passé !… Était-il vraiment parti ?… pour toujours ?… Était-il remisé à jamais ?… Était-il enterré plus bas, si bas dans la terre qu’elle ne le reverrait plus réapparaître ! jamais ! jamais !…

Jacques lui disait bien que maintenant ils étaient riches… Allons donc ! elle savait bien le contraire !… Il avait dépensé tout ce qui lui revenait dans les bénéfices depuis cinq ans !… Et elle se doutait bien de certaines choses… Enfin il avait agi en maître… en maître !… Quelle imprudence, n’est-ce pas, quand le vrai maître peut revenir d’un moment à l’autre !

Maintenant, la voilà devant la petite porte de la cave !… Elle s’est bien promis de ne pas avoir peur !… et elle vient d’ouvrir la petite porte de la cave, et elle a peur !… oui, cet escalier étroit, humide, glacé lui fait peur… et l’odeur horriblement fade qui monte de ce trou la fait hésiter… oh ! un instant ! là !… Fanny est une femme qui a plus de courage encore que de peur et aussi plus de curiosité…

Elle descend quelques marches… c’est la première fois qu’elle descend dans cette cave… Oh ! certes ! elle n’était pas une excellente ménagère !… Elle n’a jamais eu la prétention de passer pour une excellente ménagère, même dans le temps où il eût été bien naturel qu’elle s’occupât de sa cave !… Mais la cave était le domaine de Jacques… le domaine qu’il a si jalousement gardé depuis…

L’escalier tourne… tourne… Est-ce que la tête de Fanny ne tourne pas un peu, elle aussi !… Il lui semble qu’elle descend dans un tombeau !…

Et qu’est-ce donc qu’elle vient chercher ici, si ce n’est un tombeau ? Possible ! mais elle se heurte à des barriques…

La bougie projette des lueurs fantastiques sur ces énormes choses… Elle a l’audace néanmoins de se pencher sur certaines d’entre elles qui n’ont point forme de barriques, mais de caisses, presque de malle !…

Est-ce qu’elle croit vraiment qu’elle va retrouver la malle abandonnée entre une barrique et une caisse ?… Alors, qu’est-elle venue faire là ?…

Oui… qu’est-elle venue faire là ?… Tout à coup, ayant dépassé un mur, elle entre dans de la lueur blême… Ici, on voit presque clair… à cause de ce carré de jour blafard qui entre par le soupirail… et elle souffle sa bougie, craignant que, de l’extérieur…

Justement, il lui a semblé qu’une ombre avait glissé le long du soupirail… Elle reste quelques instants, immobile, inquiète, regrettant d’être venue, trouvant sa conduite imprudente ou stupide…

Mais, ses yeux, peu à peu, se sont faits à la pénombre… ses yeux voient assez distinctement les murs aux carrés de maçonnerie dans lequel s’alignent les bouteilles selon les années et selon les vins… Jacques a toujours eu de l’ordre…

Maintenant, elle regarde le sol… ses yeux se fixent sur le sol… comme s’ils ne pouvaient pas s’en détacher…

Il y a, sur le sol de terre battue, une sorte de renflement là-bas qui ne lui paraît guère « naturel ». Si c’était vraiment cela, est-ce qu’il aurait l’imprudence de ne rien mettre dessus !…

Oui, certainement, là où la chose se trouve, il a dû mettre des caisses dessus !… peut-être là-bas, dans le coin, cet empilement de barriques vides et de vieilles caisses à charbon ?…

Elle ne va pas remuer tout ça, n’est-ce pas ?… C’est à peine si elle ose remuer elle-même !… Allons ! allons pourquoi est-elle venue ?…

Et soudain, elle pousse un cri terrible.

Elle a entendu remuer derrière elle.

Elle se retourne avec horreur :

« Qu’est-ce que tu fais là ?… »

C’est Jacques qui, follement, lui étreint les mains, lui brise les poignets et qui répète avec rage :

« Qu’est-ce que tu fais là ?… qu’est-ce que tu fais là ?…

— Jacques, Jacques ! supplie-t-elle… mais l’autre continue, farouche, lui brûlant la figure de son souffle qui halète :

— Tu es venue pour le voir, dis ?… petite curieuse !… »

Et il ricane atrocement… sa fureur le transporte… Fanny a soudain la terreur qu’il la tue, là, dans la nuit de cette cave et qu’il jette son cadavre à côté de l’autre…

« Mon Jacques !… Mon Jacques !… »

Il ne l’entend pas ! Il continue dans son accès de démence :

« Tu ne pouvais pas te passer de le voir, hein ?… Ça été plus fort que toi !… J’ai vu naître ton désir dans tes yeux !… Me prends-tu pour un aveugle ou pour un idiot ?… Depuis que la folle a prononcé le mot « automobile », l’autre soir… j’ai suivi, j’ai deviné toutes tes pensées… Je savais que tu voudrais voir, voir… voir où est passée la malle !… Il n’y a que toi qui avais reconnu la malle et tu aurais pu l’oublier !… Mais tu ne sais pas oublier… pauvre insensée !… pas plus que tu n’as su résister au désir de venir la voir !…

« Eh bien ! tiens ! ajouta-t-il, en la lâchant tout à coup, tu vas être satisfaite !…

— Qu’est-ce que tu fais ! Jacques ! Qu’est-ce que tu fais !…

— Je vais te la montrer, la malle !…

— Tais-toi ! Oh ! Tais-toi !…

— Et après, tu me ficheras la paix !… Hein ?… Tu ne reviendras plus ici !…

— Mon Jacques ! Je t’en supplie !…

— Tu vas la voir, je te dis !… »

Et le voilà qui, dans un coin, saisit une pioche qu’il dresse d’un geste terrible au-dessus de sa tête… Fanny, au comble de l’horreur, tombe à genoux, car, en vérité, on ne saurait dire si cet homme va frapper cette femme ou frapper la terre !…

Soudain la pioche retombe… Jacques saisit le bras de Fanny…

« Silence !… ordonne-t-il… Des pas dans la cour… »

En effet, des pas qui se traînent, approchent, glissent là-haut, contre le mur… ils passent, chaussés de galoches, devant le soupirail… ils s’éloignent, ils s’arrêtent… et puis, il leur semble qu’ils entrent dans le garage…

Jacques commande à Fanny, plus morte que vive : « Reste ici ! » et il s’avance à tâtons, vers l’escalier…

Tout à coup, au haut de l’escalier, on crie :

« Qui est là ?… »

Et Jacques répond :

« C’est moi, mon brave Ferrand !… Je suis venu chercher quelques bouteilles…

— Ah bien, monsieur ! répond la voix du gardien, là-haut… ça m’étonnait aussi que la porte du garage, qui est toujours fermée à clef… Vous n’avez pas besoin que je vous aide, monsieur ?

— Non ! Non ! mon ami, continuez votre ronde !…

— À votre service, monsieur !… »

Et l’homme s’en alla…

Quand le bruit de ses pas eut traversé la cour, Jacques dit à Fanny :

« Tu vois à quoi tu nous exposes !… Tu n’avais même pas fermé la porte derrière toi et tu avais emporté la clef avec toi et cette porte ne ferme bien qu’à clef !… Il serait venu dix minutes plus tard, j’aurais pu lui montrer, à lui aussi, ce que tu désires tant voir !… »

Elle n’a de force que pour râler : « Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! »…

« Attends donc que nous soyons sûrement délivrés de sa présence… Inutile qu’il nous voie sortir tous les deux d’ici… »

Et ils restèrent encore quelques minutes sans plus se dire un mot, dans cette cave-tombeau. On entendait les dents de Fanny qui s’entrechoquaient. Enfin il dit :

« Viens, maintenant ! Prends ma main !… si tu veux encore prendre ma main !… »

Elle ne répondit pas à cela. Elle dit :

« J’ai apporté une bougie !…

— Eh bien ! allume, pourquoi l’as-tu soufflée ! Tu trouves naturel que l’on descende sans lumière dans une cave ? »

Elle ne répondit pas, essaya d’allumer, mais elle y mettait trop de temps. Il lui prit brusquement la bougie des mains. Et il marcha devant. Elle suivit, terrifiée. Quand ils furent sortis du hangar et qu’il eut fort tranquillement et fort posément fermé la porte, il la regarda :

« Je ne puis vous ramener au château, dit-il, avec une figure pareille !… Montons un instant là-haut !… ça nous rappellera le bon temps !… »

Et il la poussa dans le couloir sombre qui conduisait à l’appartement abandonné du premier. Elle n’y pénétra point sans un frisson.

L’homme savait bien ce qu’il faisait en ramenant dans ce cadre lugubre cette femme qui ne pouvait se passer de luxe.

Dans cette pièce qui avait été la salle à manger, dont les papiers décollés pendaient lamentablement aux murs, on avait laissé une table en bois blanc et quelques chaises de paille. Il la pria de s’asseoir et lui demanda la permission d’allumer une cigarette. Il en tira quelques bouffées, regarda un instant au dehors, puis vint s’asseoir, la face dure, devant la table.

Il essayait de la dévisager, mais elle était allée s’affaler dans un coin d’ombre, et elle ne bougeait pas plus qu’une morte.