Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 99-104).


XI

Un jour que, sur les côtes de Norwège, mes pantoufles à mes pieds, je recueillais des lichens et des algues, je rencontrai au détour d’une falaise un ours blanc, qui se mit en devoir de m’attaquer. Je voulus pour l’éviter jeter mes pantoufles et passer sur une île éloignée, qu’une pointe de rocher à fleur d’eau, s’élevant dans l’intervalle, me donnait la facilité d’atteindre. Je plaçai bien le pied droit sur ce récif, mais je me précipitai de l’autre côté dans la mer, parce que ma pantoufle gauche était, par mégarde, restée à mon pied.

Le froid excessif de l’eau me saisit, et j’eus peine à me sauver du danger imminent que je courais. Dès que j’eus gagné terre, je courus au plus vite vers les déserts de la Libye, pour m’y sécher au soleil. Mais ses rayons brûlants, auxquels je m’étais inconsidérément exposé, m’incommodèrent en me donnant à plomb sur la tête. Je me rejetai d’un pas mal assuré vers le nord ; puis, cherchant par un exercice violent à me procurer quelque soulagement, je me mis à courir de toutes mes forces d’orient en occident, et d’occident en orient. Je passais incessamment du jour à la nuit et de la nuit au jour, et chancelais du nord au sud et du sud au nord, à travers tous les climats divers.

Je ne sais combien de temps je roulai ainsi d’un côté du monde à l’autre. Une fièvre ardente embrasait mon sang. Je sentais, avec la plus extrême anxiété, mes forces et ma raison m’abandonner. Le malheur voulut encore que dans cette course désordonnée je marchasse sur le pied de quelqu’un, à qui sans doute je fis mal. Je me sentis frapper, je tombai à terre, et je perdis connaissance.

J’étais, lorsque je revins à moi, mollement couché dans un bon lit, qui se trouvait au milieu de plusieurs autres, dans une salle vaste et d’une extrême propreté. Une personne était à mon chevet, d’autres se promenaient dans la salle allant d’un lit à l’autre. Elles vinrent au mien et s’entretinrent de moi. Elles ne me nommaient que numéro douze, et cependant sur une table de marbre noir, fixée au mur en face de moi, était écrit bien distinctement mon nom :

PIERRE SCHLÉMIHL


en grosses lettres d’or. Je ne me trompais pas, ce n’était pas une illusion, j’en comptais toutes les lettres. Au dessous de mon nom étaient encore deux lignes d’écriture, mais les caractères en étaient plus fins, et j’étais encore trop faible pour les assembler. Je refermai les yeux.

J’entendis prononcer distinctement et à haute voix un discours, dans lequel il était question de Pierre Schlémihl, mais je n’en pouvais pas encore saisir le sens. Je vis un homme d’une figure affable et une très belle femme vêtue de noir s’approcher de mon lit. Leurs physionomies ne m’étaient point étrangères ; cependant, je ne pouvais pas encore les reconnaître.

Je repris des forces peu à peu ; je m’appelais numéro douze, et numéro douze passait pour un juif à cause de sa longue barbe, mais n’en était pas pour cela traité avec moins de soin ; on paraissait ignorer qu’il eût perdu son ombre. On conservait, me dit-on, mes bottes avec le reste des effets trouvés sur moi à mon entrée dans la maison, pour m’être scrupuleusement restitués à ma sortie. Cette maison, où l’on me soignait dans ma maladie, s’appelait Schlemihlium. Ce que j’entendais réciter tous les jours était une exhortation à prier Dieu pour Pierre Schlémihl, fondateur et bienfaiteur de l’établissement. L’homme affable que j’avais vu près de mon lit était Bendel ; la dame en deuil était Mina.

Je me rétablis dans le Schlemihlium sans être reconnu, et je reçus différentes informations. J’étais dans la ville natale de Bendel, où, du reste de cet or, jadis maudit, il avait fondé sous mon nom cet hospice, dans lequel un grand nombre d’infortunés me bénissaient chaque jour. Il surveillait lui-même ce charitable établissement. Pour Mina, elle était veuve ; un malheureux procès criminel avait coûté la vie à M. Rascal, et absorbé en même temps la plus grande partie de sa dot. Ses parents n’étaient plus, et elle vivait dans ce pays retirée du monde, et pratiquant les œuvres de miséricorde et de charité.

Elle s’entretenait un jour avec M. Bendel près du lit no 12 : « Pourquoi donc, Madame, lui dit-il, venez-vous si souvent vous exposer à l’air dangereux qui règne ici ? Votre sort est-il donc si amer que vous cherchiez la mort ? — Non, mon respectable ami, rendue à moi-même, depuis que mes songes se sont dissipés, je suis satisfaite, et ne souhaite ni ne crains plus la mort. Je contemple avec une égale sérénité le passé et l’avenir ; et ne goûtez-vous pas vous-même une secrète félicité à servir aussi pieusement que vous le faites votre ancien maître et votre ami ? — Oui, Madame, grâce à Dieu. Quelle a été notre destinée ! nous avons inconsidérément, et sans y réfléchir, épuisé toutes les joies et toutes les douleurs de la vie ; la coupe est vide aujourd’hui. Il semblerait que le seul fruit que nous ayons recueilli de l’existence fût la prudence qu’il nous eût été utile d’avoir pour en fournir la carrière, et l’on serait tenté d’attendre qu’après cette instructive répétition la scène véritable se rouvrît devant nous. Cependant une tout autre scène nous appelle, et nous ne regrettons pas les illusions qui nous ont trompés, dont nous avons joui, et dont le souvenir nous est encore cher. J’ose espérer que, comme nous, notre vieil ami est aujourd’hui plus heureux qu’il ne l’était alors. — Je trouve en moi la même confiance, répondit la belle veuve. » Et tous deux passèrent devant mon lit et s’éloignèrent.

Cet entretien m’avait profondément affecté, et je balançais en moi-même si je me ferais connaître ou si je partirais inconnu. Enfin je me décidai ; je me fis donner du papier et un crayon, et je traçai ces mots :

« Votre vieil ami est, ainsi que vous, plus heureux aujourd’hui qu’il ne l’était alors ; et s’il expie sa faute, c’est après s’être réconcilié. »

Puis, je demandai, me trouvant assez fort, à me lever. On me donna la clef d’une petite armoire qui était au chevet de mon lit ; j’y retrouvai tout ce qui m’appartenait. Je m’habillai ; je suspendis par dessus ma kourtke noire ma boîte à botaniser, dans laquelle je retrouvai, avec plaisir, les lichens que j’avais recueillis sur les côtes de Norwège le jour de mon accident. Je mis mes bottes, plaçai sur mon lit le billet que j’avais préparé, et, dès que les portes s’ouvrirent, j’étais loin du Schlemihlium, sur le chemin de la Thébaïde.

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie la route que j’avais tenue la dernière fois que je m’étais éloigné de ma demeure, j’aperçus mon barbet, mon fidèle Figaro, qui venait au devant de moi. Cet excellent animal semblait chercher, en suivant mes traces, un maître que sans doute il avait long-temps attendu en vain. Je m’arrêtai, je l’appelai, et il accourut à moi en aboyant et en me donnant mille témoignages touchants de sa joie. Je le pris dans mes bras, car assurément il ne pouvait suivre, et je le portai jusque dans ma cellule.

Je revis ce séjour avec une joie difficile à exprimer ; j’y retrouvai tout en ordre, et je repris, petit à petit, et à mesure que je recouvrai mes forces, mes occupations accoutumées et mon ancien genre de vie. Mais le froid des pôles ou des hivers des zones tempérées me fut long-temps insupportable.

Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même. Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique la savante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicilli me l’ait d’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins la consolation d’employer ces forces que je sens décliner, à poursuivre avec persévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ont porté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes, les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et les espèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordre et clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelques feuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjectures qui se sont offertes à mon imagination. Je prendrai soin qu’avant ma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

Enfin, mon cher Adelbert, c’est toi que j’ai choisi pour dépositaire de ma merveilleuse histoire, dans laquelle, lorsque j’aurai disparu de dessus la terre, plusieurs de ses habitants pourront trouver encore d’utiles leçons. Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends à révérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre que pour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucun conseil.

FIN.