Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 87-93).


IX

Je me trouvais donc sans ombre et sans argent, mais ma poitrine était soulagée du fardeau qui l’avait oppressée, et je respirais librement. Si je n’avais pas perdu mon amour, ou si dans cette perte je m’étais cru sans reproches, je crois que j’aurais été heureux. Cependant je ne savais que faire, et j’ignorais ce que j’allais devenir. Je visitai d’abord mes poches, où je trouvai encore quelques pièces d’or ; je les comptai, et je me mis à rire. J’avais laissé mes chevaux dans la vallée, à l’auberge prochaine, mais j’avais honte d’y retourner. Au moins fallait-il pour cela attendre le coucher du soleil, et il était à peine à son midi. Je m’étendis à l’ombre d’un arbre, et je m’endormis profondément.

À travers le tissu diaphane d’un songe délicieux, je vis groupées autour de moi les plus riantes images. Je vis Mina couronnée de fleurs s’approcher, me sourire, se pencher vers moi, et glisser comme sur les ailes du zéphyr. L’honnête Bendel, le front radieux, passa devant moi, et me tendit la main. De nombreux groupes semblaient former dans le lointain des danses légères. Je reconnus plusieurs personnes ; je crus te reconnaître toi-même, mon cher Adelbert. Une vive lumière éclairait le paysage ; cependant personne n’avait d’ombre, et ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est que cela n’avait rien de choquant. Des chants retentissaient sous des bosquets de palmiers, tout respirait le bonheur. Je ne pouvais fixer toutes ces images fugitives, je ne pouvais même les comprendre ; mais leur vue me remplissait d’une douce émotion, et je sentais que ce rêve m’enchantait. J’aurais voulu qu’il durât toujours, et en effet, long-temps après m’être réveillé, je tenais encore les yeux fermés, comme pour en retenir l’impression dans mon âme.

J’ouvris enfin les yeux. Le soleil était encore au ciel, mais du côté de l’orient ; j’avais dormi le reste du jour précédent et la nuit tout entière. Il me sembla que ce fût un avertissement de ne plus retourner à mon auberge. J’abandonnai sans regret tout ce que j’y possédais encore, et je résolus de suivre à pied le sentier qui, à travers de vastes forêts, serpentait sur les flancs de la montagne. Je m’abandonnai à mon destin, sans regarder en arrière, et je n’eus pas même la pensée de m’adresser à Bendel, que j’avais laissé riche, et sur lequel j’aurais pu compter dans ma détresse.

Je me considérai sous le rapport du nouveau rôle que j’allais avoir à jouer. Mon habillement était très modeste ; j’étais vêtu d’une vieille kourtke noire, que j’avais portée jadis à Berlin, et qui, je ne sais comment, m’était tombée sous la main le jour où j’avais quitté les bains. J’avais un bonnet de voyage sur la tête, et une paire de vieilles bottes à mes pieds. Je me levai, coupai un bâton d’épines à la place même où j’étais, en mémoire de ce qui s’y était passé, et je me mis sur-le-champ en route.

Je rencontrai dans la forêt un vieux paysan, qui me salua cordialement ; je liai conversation avec lui. Je m’informai, comme le fait un voyageur curieux et à pied, d’abord du chemin, ensuite de la contrée et de ses habitants ; enfin, des diverses productions de ces montagnes. Il répondit à toutes mes questions en bon villageois et avec détail. Nous arrivâmes au lit d’un torrent qui avait ravagé une assez vaste étendue de la forêt. Ce large espace éclairé par le soleil me fit frissonner intérieurement. Je laissai mon compagnon passer devant moi, mais il s’arrêta au milieu de cette dangereuse traversée, et se retourna vers moi, pour me raconter l’histoire et la date du débordement dont nous voyions les traces. Il s’aperçut bientôt de ce qui me manquait, et s’interrompant dans sa narration : — « Comment donc ? dit-il. Monsieur n’a point d’ombre ? — Hélas ! non, répondis-je en gémissant ; je l’ai perdue, ainsi que mes cheveux et mes ongles, dans une longue et cruelle maladie. Voyez, brave homme, à mon âge, quels sont les cheveux qui me sont revenus : ils sont tout blancs ; mes ongles sont encore courts, et pour mon ombre, elle ne veut pas repousser. » Il secoua la tête en fronçant le sourcil, et répéta : « Point d’ombre ! point d’ombre ! cela ne vaut rien, c’est une mauvaise maladie que Monsieur a eue là. » Il ne reprit pas le récit qu’il avait interrompu, et il me quitta sans rien dire, au premier carrefour qui se présenta. Mon cœur se gonfla de nouveau, de nouvelles larmes coulèrent le long de mes joues. C’en était fait de ma sérénité.

Je poursuivis tristement ma route, et je ne désirai désormais aucune société ; je me tenais tout le jour dans l’épaisseur des bois, et, lorsque j’avais à traverser quelque lieu découvert, j’attendais qu’aucun regard ne pût m’y surprendre. Je cherchais, le soir, à m’approcher des villages où je voulais passer la nuit. Je me dirigeais sur des mines situées dans ces montagnes, où j’espérais obtenir du travail sous terre. Il fallait, dans ma situation présente, songer à ma subsistance ; il fallait surtout, et je l’avais clairement reconnu, chercher dans un travail forcé quelque relâche aux sinistres pensées qui dévoraient mon âme.

Deux journées de marche par un temps pluvieux, où je n’avais pas le soleil à craindre, m’avancèrent beaucoup sur ma route, mais ce fut aux dépens de mes bottes, qui dataient du temps du comte Pierre, et n’avaient pas été faites pour voyager à pied dans les montagnes. Je marchais à pieds nus ; il fallait renouveler ma chaussure. Le matin du jour suivant, le ciel étant encore couvert, j’entrai, pour m’occuper de cette affaire importante, dans un bourg où l’on tenait foire, et je m’arrêtai devant une boutique où des chaussures vieilles et neuves étaient étalées. Je marchandai une paire de bottes neuves qui me convenaient parfaitement ; mais le prix exorbitant que l’on en demandait m’obligea d’y renoncer. Je me rabattis sur d’autres déjà portées, qui paraissaient encore bonnes et très fortes ; je conclus le marché. Le jeune garçon qui tenait la boutique, et dont une longue chevelure blonde ombrageait la belle figure, les remit entre mes mains, après en avoir reçu le paiement, et me souhaita d’un air gracieux un bon voyage. Je me chaussai de ma nouvelle emplette, et je sortis du bourg, dont la porte s’ouvrait du côté du nord.

Absorbé dans mes pensées, je regardais à peine à mes pieds ; je songeais aux mines, où j’espérais arriver le soir même, et où je ne savais trop comment me présenter.

Je n’avais pas encore fait deux cents pas, lorsque je m’aperçus que je n’étais plus dans le chemin ; je le cherchai des yeux. Je me trouvais au milieu d’une antique forêt de sapins, dont la coignée semblait n’avoir jamais approché. Je pénétrai plus avant ; je ne vis plus autour de moi que des rochers stériles, dont une mousse jaunâtre et aride revêtait la base, et dont les sommets étaient couronnés de glaces et de neiges. L’air était extrêmement froid. Je regardai derrière moi ; la forêt avait disparu. Je fis encore quelques pas ; le silence de la mort m’environnait. Je me trouvai sur un champ de glace, qui s’étendait à perte de vue autour de moi. L’air était épais ; le soleil se montrait sanglant à l’horizon. Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait. Le froid qui me gelait me força de hâter ma marche. J’entendis le bruissement éloigné des flots ; encore un pas, et je fus aux bords glacés d’un immense océan ; et devant moi des troupeaux innombrables de phoques se précipitèrent en rugissant dans les eaux. Je voulus suivre cette rive ; je revis des rochers, des forêts de bouleaux et de sapins, — des déserts. Je continuai un instant à courir ; la chaleur devint étouffante. Je regardai autour de moi ; j’étais au milieu de rizières et de riches cultures. Je m’assis sous l’ombre d’une plantation de mûriers ; je tirai ma montre ; il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais sorti du bourg. Je croyais rêver ; je me mordis la langue pour m’éveiller, mais je ne dormais pas. Je fermai les yeux pour rassembler mes idées. Les syllabes d’un langage qui m’était tout à fait inconnu frappèrent mon oreille. Je levai les yeux : deux Chinois (la coupe asiatique de leur visage me forçait d’ajouter foi à leur costume), deux Chinois m’adressaient la parole avec les génuflexions usitées dans leur pays. Je me levai et reculai de deux pas ; je ne les revis plus : le paysage avait changé, des bois avaient remplacé les rizières. Je considérai les arbres voisins ; je crus reconnaître des productions de l’Asie et des Indes orientales. Je voulus m’approcher d’un de ces arbres ; — une jambe en avant, et tout avait encore changé. Alors je me mis à marcher à pas comptés, comme une recrue que l’on exerce, regardant avec admiration autour de moi. De fertiles plaines, de brûlants déserts de sable, des savanes, des forêts, des montagnes couvertes de neiges, se déroulaient successivement et rapidement à mes regards étonnés. Je n’en pouvais plus douter, j’avais à mes pieds des bottes de sept lieues.