Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 71-77).


VII

Je veux, mon cher Adelbert, en appeler à ton jugement sans chercher à le séduire. Longtemps, juge impitoyable de moi-même, j’ai nourri le ver rongeur dans mon âme. Cet instant critique et décisif de ma vie, sans cesse présent à mes yeux, me tenait dans le doute et l’humiliation. — Mon ami, celui qu’une première imprudence écarte du droit chemin se voit bientôt égaré dans de perfides sentiers dont la pente l’entraîne ; il ne saurait déjà plus retourner en arrière ; ses regards interrogent en vain les astres du ciel ; il ne saurait plus régler sur eux sa marche ; il faut poursuivre, le gouffre l’appelle, et bientôt il ne lui reste plus qu’à se dévouer lui-même à Némésis. — Après la faute qui avait attiré sur moi le mépris des hommes, criminel par un amour irréfléchi, j’avais témérairement enveloppé dans mes tristes destinées l’existence d’un autre être. Devais-je balancer, quand il en était encore temps, à m’élancer en aveugle pour sauver du précipice celle que j’y avais moi-même jetée ? Ne me méprise pas au point de croire qu’aucun prix qui fût en ma puissance m’eût paru excessif, et que j’eusse été plus avare d’aucune propriété que de mon or. Non, je te le jure. Mais, Adelbert, mon âme était tout absorbée dans la haine invétérée que je portais à cet homme, dont les voies courbes et mystérieuses me révoltaient. Peut-être que je lui faisais tort, mais je n’étais pas maître de moi, et toute communauté avec lui me faisait horreur. Il arriva donc encore cette fois ce qui déjà souvent m’était arrivé dans ma vie, et ce dont se compose en général l’histoire des hommes : un événement remplit la place d’une action. Je me suis depuis réconcilié avec moi-même. J’ai appris à révérer la nécessité, et qu’est-ce qui lui appartient plus irrévocablement que l’action commise et l’événement avenu ? J’ai appris à révérer cette même nécessité comme un ordre sage qui conserve et dirige le vaste ensemble dans lequel nous entrons comme des rouages qui reçoivent et propagent le mouvement. Il faut que ce qui doit être arrive. Ce qui devait être arriva, et plus tard j’ai reconnu avec vénération l’impulsion irrésistible de cette force intelligente dans mes propres destinées, et dans celles des êtres chéris sur lesquels s’étendit leur influence.

Je ne sais si je dois l’attribuer à la trop forte tension de tous les ressorts de mon âme, à l’épuisement de mes forces physiques, ou bien au désordre inexprimable qu’excitait dans tout mon être le voisinage odieux de cet individu. Quoi qu’il en soit, à l’instant de signer, je me sentis défaillir ; je tombai sans connaissance, et je demeurai un temps considérable entre les bras de la mort.

Quand je revins à moi, des trépignements de pieds et des imprécations furent les premiers sons qui frappèrent mon oreille. J’ouvris les yeux. Il était nuit, mon odieux compagnon me donnait ses soins tout en m’accablant d’injures. — « N’est-ce pas là, disait-il, se conduire comme une vieille femme ? Allons ! qu’on se dépêche, et qu’on fasse ce que l’on a résolu de faire ; ou bien a-t-on changé d’avis, et veut-on s’en tenir à pleurer ? » Je me relevai péniblement de la terre ou j’étais étendu, et jetai en silence mes regards autour de moi. Il faisait tout-à-fait nuit. Dans la maison illuminée de l’inspecteur des forêts retentissait une musique bruyante. Quelques personnes parcouraient les allées du jardin ; deux d’entre elles s’approchèrent en conversant et vinrent prendre place sur le banc où moi-même j’avais été assis. J’écoutais leurs discours ; elles s’entretenaient du mariage de l’opulent M. Rascal avec la fille de l’inspecteur des forêts, mariage qui avait été célébré dans la matinée de ce même jour. Ainsi donc, c’en était fait.

Je retirai sans rien dire ma tête de dessous le bonnet de nuage de l’inconnu, qui disparut aussitôt à mes regards, et je me hâtai, en m’enfonçant dans l’épaisseur des bosquets et en passant par le berceau du comte Pierre, de regagner la porte du jardin. Cependant, attaché à moi comme un vampire, mon compagnon invisible me poursuivait et ne cessait de m’assaillir de ses discours envenimés. — « Voilà donc ce que l’on gagne à soigner durant tout un jour Monsieur, qui a des attaques de nerfs. Un autre aurait dit : grand merci ; mais, mon ami, c’est fort bien ; fuyez-moi tant que vous voudrez ; sauvez-vous tant que vous pourrez : nous n’en serons pas moins inséparables. Vous avez mon or et j’ai votre ombre. Il n’est plus de repos pour l’un ni pour l’autre. Jamais ombre a-t-elle abandonné son homme ? La vôtre m’entraîne, m’attache à votre suite, jusqu’à ce qu’enfin il vous plaise de la recevoir en grâce, et de m’en débarrasser. Je vous le prédis, vous ferez un jour, et trop tard, par lassitude et par ennui, ce que vous n’avez pas voulu faire de bon cœur, quand il en était temps. On n’échappe pas à sa destinée ! » Il continuait à parler sur le même ton. Je fuyais en vain ; il s’obstinait avec ironie à me retracer les attraits de l’ombre et de l’or. Je ne pouvais me recueillir ni former aucune pensée suivie.

J’avais regagné ma maison en traversant quelques rues écartées et désertes ; j’eus peine à la reconnaître. Les fenêtres en étaient brisées, les portes barricadées, aucune lumière n’éclairait les appartements, aucun bruit ne s’y faisait entendre, aucun domestique ne m’attendait. Mon invisible persécuteur éclata de rire. « Ainsi va le monde, dit-il, mais vous retrouverez votre Bendel. On l’a prudemment l’autre jour renvoyé si fatigué, qu’il aura été obligé de garder la maison. » Il se remit à rire. « Il aura une longue histoire à vous faire. Bonsoir donc pour aujourd’hui. Au plaisir de vous revoir, et bientôt ! »

J’avais sonné à plusieurs reprises ; je vis une lumière en mouvement. Bendel demanda qui était là ; lorsque cet excellent serviteur eut reconnu ma voix, à peine put-il contenir ses transports. La porte s’ouvrit et nous tombâmes, en pleurant, dans les bras l’un de l’autre. Je le trouvai très changé. Il était faible et malade. Pour moi, mes cheveux étaient devenus tout gris. Il me conduisit à travers ces vastes appartements, entièrement dévastés, à un cabinet intérieur qui avait été épargné. Il y apporta quelque nourriture, et, s’étant assis près de moi, il recommença à pleurer. Il me raconta que l’homme grêle en habit gris, qu’il avait surpris avec mon ombre, l’avait entraîné à sa suite très loin et très long-temps, jusqu’à ce que, tombant de lassitude et ne pouvant plus retrouver mes traces, il fût réduit à prendre le parti de se traîner chez moi pour m’y attendre ; que bientôt la populace, soulevée et ameutée par Rascal, avait assouvi sa fureur en brisant les fenêtres et les meubles de mon hôtel ; que mes gens s’étaient dispersés ; que la police m’avait banni comme suspect, et m’avait assigné vingt-quatre-heures pour sortir du territoire. Voilà comment ils avaient reconnu tous mes bienfaits.

À ce que je savais déjà de la fortune et du mariage de Rascal, il ajouta quelques circonstances que j’ignorais encore. Ce scélérat, auteur de tous les désastres qui venaient de fondre sur moi, semblait avoir connu mon secret dès le principe, et ne s’être attaché à moi que par attrait pour l’or. Il s’était probablement procuré une clef de l’armoire où étaient jadis cachées mes richesses, et avait dès lors jeté les fondements d’une fortune qu’il pouvait aujourd’hui négliger d’augmenter.

Ce récit, Bendel l’avait entrecoupé de bien des larmes. Lorsqu’il l’eut achevé, il en répandit de nouvelles, mais de la seule joie que lui causait mon retour, car il avait craint de ne plus me revoir, et frémi des extrémités auxquelles aurait pu me porter l’adversité qu’il me voyait aujourd’hui supporter avec calme. Tel était, en effet, le caractère qu’avait pris en moi le désespoir. Mon infortune se présentait à moi comme une fatale nécessité ; je n’avais plus de larmes à lui donner ; aucun gémissement, aucun cri, ne pouvait plus sortir de mon sein. Je courbais avec une apparente indifférence une tête dévouée sous la main invisible qui m’opprimait.

« Bendel, lui dis-je, tu connais mon sort. Je n’ai pas laissé de provoquer le châtiment qui me poursuit. Je ne veux pas t’associer plus long-temps à ma destinée, toi dont le bon cœur et l’innocence méritent un meilleur sort. Selle-moi un cheval ; je vais partir. Séparons-nous ; je le veux. Il doit encore rester ici quelques caisses remplies d’or, garde-les ; pour moi, je vais seul et sans but parcourir le monde. Si jamais je revois des jours plus sereins, si le bonheur daigne encore me sourire, alors je penserai fidèlement à toi, car, dans les heures de l’adversité, j’ai plus d’une fois répandu des larmes dans ton sein. »

Il fallut que Bendel, effrayé de ma résolution et le cœur déchiré, obéît à ce dernier ordre de son maître. Sourd à ses représentations et à ses prières, je fus inébranlable. Il m’amena mon cheval ; je serrai encore une fois entre mes bras l’ami de mon malheur, et m’éloignai, dans les ténèbres de la nuit, de ce lieu funeste, tombeau de mes espérances. Je ne faisais aucune attention à la route que suivait mon cheval, car je n’avais plus sur la terre aucun but, aucun désir.