Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 11-20).

HISTOIRE MERVEILLEUSE
DE
PIERRE SCHLÉMIHL

I

Nous entrâmes au port après une heureuse traversée qui, cependant, n’avait pas été pour moi sans fatigues. Dès que le canot m’eut mis à terre, je me chargeai moi-même de mon très mince bagage, et, fendant la foule, je gagnai la maison la plus prochaine, et la plus modeste de toutes celles où je voyais pendre des enseignes. Je demandai une chambre. Le garçon d’auberge, après m’avoir toisé d’un coup d’œil, me conduisit sous le toit. Je me fis donner de l’eau fraîche, et m’informai de la demeure de M. Thomas John. « Sa maison de campagne, me dit-il, est la première à main droite, en sortant par la porte du Nord ; c’est le palais neuf aux colonnades de marbre. » Il était encore de bonne heure ; j’ouvris ma valise, j’en tirai mon frac noir, récemment retourné, et, m’étant habillé le plus proprement possible, je me mis en chemin, muni de la lettre de recommandation qui devait intéresser à mes modestes espérances le patron chez qui j’allais me présenter.

Après avoir monté la longue rue du Nord et passé la barrière, je vis bientôt briller les colonnes à travers les arbres qui bordaient la route. C’est donc ici, me dis-je. J’essuyai avec mon mouchoir la poussière de mes souliers, j’arrangeai les plis et le nœud de ma cravate, et, à la garde de Dieu, je tirai le cordon de la sonnette. La porte s’ouvrit. Il me fallut d’abord essuyer un interrogatoire, mais enfin le portier voulut bien me faire annoncer, et j’eus l’honneur d’être appelé dans le parc, où M. John se promenait avec sa société. Je le reconnus aisément à l’air de suffisance qui régnait sur son visage arrondi. J’eus à me louer de son accueil, qui toutefois ne me fit pas oublier la distance qui sépare un homme riche d’un pauvre diable. Il fit un mouvement vers moi, sans pourtant se séparer de sa société, prit la lettre de recommandation que je lui présentais, et dit en en regardant l’adresse : « De mon frère ! il y a bien long-temps que je n’ai entendu parler de lui. Il se porte bien ? » — Et, sans attendre ma réponse, il se retourna vers son monde, montrant avec la lettre une colline qui s’élevait à quelque distance. — « C’est là, dit-il, que je veux construire le nouveau bâtiment dont je vous ai parlé. » — Puis il brisa le cachet, sans toutefois interrompre la conversation, qui roulait sur les avantages de la fortune. — «  Celui qui ne possède pas au moins un million, dit-il, n’est (pardonnez-moi le mot), n’est qu’un gueux. » — « Quelle vérité ! » m’écriai-je avec l’accent d’une douloureuse conviction. L’expression de ma voix le fit sourire ; il se tourna vers moi. — « Restez, mon ami, me dit-il, peut-être plus tard aurai-je le temps de vous dire ce que je pense de votre affaire. » Il mit dans sa poche la lettre qu’il avait parcourue des yeux, et offrit le bras à une jeune dame. Le reste de la société l’imita ; chacun s’empressa auprès de la beauté qui l’intéressait. Les groupes se formèrent, et on s’achemina vers la colline émaillée de fleurs que M. John avait désignée.

Pour moi, je fermais la marche, sans être à charge à personne, car personne ne faisait attention à moi. Tour à tour on folâtrait, on parlait avec gravité de choses vaines et futiles, on traitait avec légèreté les sujets les plus graves, et l’épigramme s’aiguisait, surtout aux dépens des absents. J’étais trop peu fait à ce genre de conversation, trop étranger dans ce cercle, et trop préoccupé pour avoir l’esprit à ce qui se disait, et m’amuser de tant d’énigmes.

On avait atteint le bosquet, lorsque la jeune Fanny, qui semblait être l’héroïne du jour, s’entêta à vouloir arracher une branche de rosier fleurie. Une épine la blessa, et quelques gouttes de sang vermeil relevèrent encore la blancheur de sa main. Cet événement mit toute la société en mouvement. On demandait, on cherchait du taffetas d’Angleterre. Un homme âgé, pâle, grêle, sec et effilé, qui suivait la troupe en silence et à l’écart, et que je n’avais pas encore remarqué, accourut, et glissant la main dans la poche étroite de son antique juste-au-corps de taffetas gris cendré, en tira un petit portefeuille, l’ouvrit, et avec la plus profonde révérence présenta à la dame ce qu’elle demandait. Elle accepta ce service avec distraction, et sans adresser le plus léger remercîment à celui qui le lui rendait. La plaie fut pansée, et l’on continua à gravir la colline, du sommet de laquelle les yeux s’égaraient sur un labyrinthe de verdure, pour se reposer, plus loin, sur l’immensité de l’Océan. La perspective était en effet magnifique.

Un point lumineux se faisait remarquer à l’horizon, entre le vert foncé des flots et l’azur du ciel. — « Une lunette ! » s’écria M. John. — À peine les laquais, accourus à la voix du maître, avaient entendu ses ordres, que déjà l’homme en habit gris, s’inclinant d’un air respectueux, avait remis la main dans sa poche et en avait tiré un très beau télescope qu’il avait présenté à M. John.

Celui-ci, considérant l’objet lointain, annonça à la société que c’était le vaisseau qui, la veille, était sorti du port, et que les vents contraires retenaient à la vue des côtes. La lunette d’approche passa de main en main, mais ne revint point dans celles de son propriétaire. Quant à moi, j’examinai cet homme avec surprise, et je ne pouvais comprendre comment un si long instrument avait pu tenir dans sa poche ; mais personne ne semblait y prendre garde, et l’on ne s’inquiétait pas plus de l’homme en habit gris que de moi.

On offrit des rafraîchissements ; les fruits les plus rares, les plus exquis, furent servis dans des corbeilles élégantes et sur les plus riches plateaux. M. John faisait avec aisance les honneurs de la collation. Il m’adressa pour la seconde fois la parole. — « Prenez, me dit-il, cela vous manquait à bord. » Je m’inclinai pour lui répondre, mais déjà il causait avec un autre.

Si l’on n’eût craint l’humidité du gazon, on se serait assis sur le penchant de la colline, pour jouir de la beauté du paysage. — « Il serait ravissant, dit quelqu’un de la société, de pouvoir étendre ici des tapis. » À peine ce vœu avait été prononcé, que déjà l’homme en habit gris avait la main dans sa poche, occupé, de l’air le plus humble, à en faire sortir une riche étoffe de pourpre, brodée d’or. Les domestiques la reçurent tranquillement de ses mains, et la déroulèrent sur l’herbe : toute la société y prit place. Moi, stupéfait, je considérais tour à tour et l’homme, et la poche, et le tapis, qui avait plus de vingt aunes de long, sur dix de large. Je me frottais les yeux, et je ne savais que penser, que croire, en voyant surtout que personne ne témoignait la moindre surprise.

J’aurais voulu m’informer quel était cet homme, mais je ne savais à qui m’adresser, car j’étais aussi timide envers messieurs les valets qu’envers le reste de la société. Je m’enhardis enfin, et m’approchant d’un jeune homme qui me semblait sans conséquence, et qu’on avait souvent laissé seul, je le priai à demi-voix de m’apprendre quel était ce complaisant d’une nouvelle espèce, vêtu d’un habit de taffetas gris. — « Qui ? me répondit-il, celui qui ressemble à un bout de fil échappé de l’aiguille d’un tailleur ? » — « Oui, celui qui se tient là seul à l’écart. » — « Je ne le connais pas. » Il me tourna le dos, et, sans doute pour éviter mes questions, il se mit à parler de choses indifférentes avec un autre.

Cependant le soleil avait dissipé les nuages, et l’ardeur de ses rayons commençait à incommoder les dames. La belle Fanny, se tournant négligemment vers l’homme en habit gris, auquel personne, que je sache, n’avait encore adressé la parole, lui demanda si, par hasard, il n’aurait pas aussi une tente sur lui. Il ne répondit que par le salut le plus profond, comme s’il eût été loin de s’attendre à l’honneur qu’on lui faisait. Et cependant il avait déjà la main dans sa poche, dont je vis sortir, à la file, pieux, cordes, clous, coutil, en un mot tout ce qui peut entrer dans la construction du pavillon le plus commode. Les jeunes gens s’empressèrent d’en faire usage, et une tente ombragea bientôt de sa gracieuse coupole tout le riche tapis précédemment étendu sur le gazon. — Personne, cependant, ne donnait la moindre marque d’étonnement.

Déjà j’étais frappé d’une secrète horreur, et je frissonnais involontairement ; que devins-je, lorsqu’au premier désir exprimé dans la société, je vis l’homme gris tirer trois chevaux de sa poche : — Oui, trois beaux chevaux noirs, à tous crins, sellés et bridés, de cette même poche dont venaient déjà de sortir un portefeuille, une lunette d’approche, un tapis de vingt aunes de long sur dix de large, et une tente des mêmes dimensions. — Certes, mon ami, tu refuserais de le croire, si je ne t’affirmais avec serment l’avoir vu de mes propres yeux.

Quelle que fût, d’une part, l’humilité de l’homme en habit gris, et de l’autre, l’insouciance de la société à son égard, moi, je ne pouvais détourner les yeux de sa personne, et son aspect me faisait frémir. Il me devint impossible de le supporter plus long-temps. Je résolus de m’éloigner, ce qui, vu le rôle insignifiant que je jouais, devait m’être facile. Je voulais retourner à la ville, rendre le lendemain une nouvelle visite à M. John, et, si j’en avais l’occasion ou le courage, lui faire quelques questions au sujet de l’homme étrange en habit gris. Trop heureux si j’avais réussi à m’échapper !

Déjà je m’étais glissé hors du bosquet, et me trouvais au pied de la colline, sur une vaste pièce de gazon, lorsque la crainte d’être surpris hors des allées me fit regarder autour de moi. Quel fut mon effroi ! En me retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait à moi. Il m’ôta d’abord son chapeau, et s’inclina plus profondément que jamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il voulait me parler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussi mon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil, immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol ; je le regardais fixement, avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du serpent a fasciné ; lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux, et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde et m’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu à un pauvre honteux :

« Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoir l’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais une humble prière à lui faire. Si Monsieur voulait me faire la grâce… — « Mais, au nom de Dieu, Monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon anxiété, que puis-je pour un homme qui… » Nous demeurâmes court tous les deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage.

Après un intervalle de silence, il reprit la parole : — « Pendant le peu de moments que j’ai joui du bonheur de me trouver près de vous, j’ai, à plusieurs reprises… Je vous demande mille excuses, Monsieur, si je prends la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimable l’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vous jetez à vos pieds… cette ombre même que voilà. Encore une fois, Monsieur, pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition : daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? pourriez-vous vous résoudre à me le céder ? »

Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles. « M’acheter mon ombre ! il est fou, me dis-je en moi-même, » et d’un ton qui sentait peut-être un peu la pitié, je lui répondis :

« Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ! Quel étrange marché me proposez-vous !… » Il continua. « J’ai dans ma poche bien des choses qui pourraient n’être pas indignes d’être offertes à Monsieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien à mes yeux n’en peut égaler le prix. »

Une sueur froide ruissela sur tout mon corps lorsqu’il me fit ressouvenir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer mon ami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses.

« Mais, Monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sans doute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle… ? Il m’interrompit. — Je ne demande à Monsieur que de me permettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant à la manière dont je pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, et pour prouver à Monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entre plusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur Glaucus ; la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Albert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau de Fortunatus, remis à neuf, et richement remonté, ou, si vous préfériez, sa bourse… » — « La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je. Et ce seul mot, quelle que fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des vertiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.

« Que Monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. » — il tira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maroquin à double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retirai dix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. — Je lui tendis précipitamment la main. — « Tope ! dis-je, le marché est conclu, pour cette bourse vous avez mon ombre. » — Il me donna la main, et sans plus de délai se mit à genoux devant moi : je le vis avec la plus merveilleuse adresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusques aux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche.

Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans le bosquet de roses. Je crois que je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi, je tenais ferme la bourse par les cordons ; la terre était également éclairée tout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes sens.