L’Homme invisible
La Revue de Paristome 1, Jan-Fév (p. 413-416).
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XXV

LA CHASSE À L’HOMME INVISIBLE


Pendant quelques minutes, Kemp fut incapable de mettre le colonel Adye au courant de ce qui venait de se passer si vite. Ils restaient là, sur le carré, tous les deux. Kemp parlait précipitamment, la défroque ridicule de Griffin toujours sur le bras. Pourtant Adye commença bientôt à saisir quelque chose de la situation.

— C’est un fou, dit Kemp. C’est une brute. C’est l’égoïsme personnifié. Il ne voit rien que son intérêt propre et son salut. Il m’a exposé, ce matin, tous ses projets égoïstes et brutaux… Il a blessé des gens ; il en tuera d’autres, si nous n’arrivons pas à le prévenir. Il soulèvera une panique. Rien ne peut l’arrêter. Le voilà maintenant lancé, furieux…

— Il faut l’attraper, — déclara le colonel. — C’est évident.

— Oui, mais comment ? — s’écria Kemp, la tête soudain pleine d’idées. — Il faut vous y mettre tout de suite. Il faut y employer tout ce que nous avons d’hommes valides. Il faut l’empêcher de quitter le district : une fois sorti de là, il pourrait courir à travers tout le pays, selon son caprice, tuant l’un, estropiant l’autre. Il rêve je ne sais quel règne de la terreur ! de la terreur, je vous dis !… Il faut établir une surveillance dans les gares, sur les routes, dans les ports. Il nous faut l’aide de la garnison : vous allez télégraphier pour qu’on nous envoie du renfort. La seule chose qui puisse le retenir ici, c’est le désir de ravoir certains livres de notes qu’il regarde comme très précieux. Je vous parlerai de cela !… Il y a un homme au poste, un nommé Marvel…

— Je sais, je sais. Ces livres… oui. Mais le gaillard…

— Dit qu’il ne les a point. Mais l’autre est persuadé qu’il les a… L’autre, il faut que vous l’empêchiez de manger et de dormir ; jour et nuit, il faut que tout le pays soit debout contre lui. Il faut que partout les vivres soient mis en sûreté, sous clef. Tous les vivres, pour qu’il soit obligé d’en prendre de force. Il faut que partout les maisons soient barricadées contre lui… C’est le ciel qui nous donne des nuits froides et de la pluie. Il faut que tout le pays se tienne sur pied pour une battue générale. Je vous répète, Adye, que c’est un danger, un fléau ; tant qu’il ne sera pas bouclé et en lieu sûr, c’est effrayant de penser à tout ce qui peut arriver.

— Que pouvons-nous faire de plus ? demanda le colonel. Il faut que je descende tout de suite et que je prenne mes mesures… Mais pourquoi ne venez-vous pas ?… Oui, venez aussi ! Nous tiendrons une sorte de conseil de guerre… Prenez Hopps pour nous aider… et les employés du chemin de fer. Parbleu ! il y a urgence. Allons, venez… nous causerons en marchant. Que pouvons-nous faire encore ?… Débarrassez-vous donc de cette robe.

Et, là-dessus, Adye ouvrit la marche. En bas, ils trouvèrent la porte d’entrée ouverte, et les agents placés au-dehors qui regardaient, ébahis, dans l’air vide.

— Il est parti, monsieur ! dit l’un.

— Il faut aller tout de suite au poste central. Que l’un de vous aille chercher une voiture et revienne nous prendre… vivement ! Et maintenant, Kemp, quoi encore ?

— Des chiens. Prenez des chiens. Ils ne le voient pas, mais ils l’éventent. Prenez des chiens.

— Parfait ! On ne le sait pas en général, mais les gardiens, à la prison de Halstead, dépistent un homme avec des limiers !… Des chiens ! Et ensuite ?

— Ah ! rappelez-vous que sa nourriture le trahit : après qu’il a mangé, ses aliments sont visibles jusqu’à ce qu’ils soient assimilés. En sorte qu’il a besoin de se cacher quand il a mangé… Il faut faire une battue sans répit. Tous les fourrés, tous les recoins… Et que l’on serre toutes les armes, tous les outils qui peuvent servir d’armes. Il ne peut pas en porter une avec lui bien longtemps. Et tout ce qu’il peut ramasser pour frapper, il faut le cacher.

— Bon, cela !… oh ! nous l’aurons bientôt !

— Et, sur les routes… ajouta Kemp.

Il hésita.

— Eh bien ?

— Du verre pilé !… C’est cruel, je le sais. Mais songez à ce qu’il peut faire. 

Adye huma l’air entre ses dents.

— Vilaine chasse ! dit-il. Après tout, je ne sais pas. Je vais toujours faire préparer du verre pilé. S’il va trop loin…

— Cet homme s’est mis hors de l’humanité, je vous dis. Il établira le règne de la terreur dès qu’il aura surmonté l’émotion du péril auquel il vient d’échapper. Je suis sûr comme je suis sûr d’être là et de vous parler. Nous n’avons chance de réussir que si nous prenons les devants. Il s’est retranché lui-même du genre humain : que son sang retombe sur sa tête !