P. Ollendorff (p. 5-10).

L’HOMME INTÈGRE



Vous n’avez jamais vu d’idiots, vous ?

Eh bien ! regardez-moi !… J’en ai vu comme vous n’en verrez jamais !

Hier, je vais au Théâtre-Français… On jouait Hernani' ! C’était très bien ! Aussi moi, pour marquer mon contentement j’ai fait « ffuie ! » (il siffle). Quand je suis content, je fais « ffuie ! » moi… Ça veut dire : « Ah ! que c’est bien ! » « ffuie ! ffuie ! » Eh bien ! le public a cru que je sifflais ! il a crié : « A la porte ! Au vestiaire ! » Et l’on m’a mis dehors… sous prétexte que j’apportais le désordre dans le théâtre ! Quels idiots ! C’est injuste ! Je réclamerai !

Et j’ai réclamé ! Aujourd’hui, je passe devant la gare Saint-Lazare ; je vois sur une porte vitrée : « Bureau des Réclamations ! » Je me dis : « Voilà mon affaire ! » Je trouve un vieil employé grincheux qui me demande ce que j’ai à réclamer ? Alors je me soulage le cœur ! Je lui dis que je viens réclamer parce qu’on m’a expulsé hier du théâtre sous prétexte que j’ai fait « ffuie » ! — Il me répond : « Qu’est-ce que ça me fait à moi ! » Et il m’appelle « fumiste ! » Je vous demande un peu ! Il est donc idiot cet employé… idiot ou sourd ! car enfin je ne lui ai pas parlé de cheminées !… A moins que ce ne soit une malice de l’administration qui prend des employés durs d’oreille, pour être sûre qu’ils restent sourds aux réclamations. C’est comme cela qu’on crée des sinécures !

Mais je ne me suis pas tenu quitte pour cela ! Le soir, j’ai été au bois de Boulogne. Il y avait quelque part une petite maison avec quelque chose d’écrit en argot : Octroi. Et à côté, une grande grille, en plein dans le passage… comme un fait exprès, quand il y avait tant de place à côté, où ça ne gênerait pas la circulation ! Là, une espèce de sergent de ville me demande si je n’ai rien à déclarer ? Je lui réponds que je ne suis pas mouchard ! — « Je vous demande si vous n’avez pas de déclarations à faire ! parce qu’ici, mon bonhomme, nous ne laissons pas escamoter les droits ! » J’ai compris qu’il était là pour les faire respecter, les droits ! Alors j’ai fait : « Ah ! Je crois bien que j’en ai des déclarations à faire ! » Il a pris aussitôt son carnet, et moi je lui ai tapé sur l’épaule et je lui ai dit : « J’ai à déclarer… qu’ici on a presque toujours affaire à des crétins ! » Eh bien ! il m’a dressé procès-verbal, pour insulte envers les agents de l’octroi. J’ai eu beau m’expliquer, il n’a rien voulu entendre ! Il m’a mené à la grille et m’a dit : « Adressez-vous au barreau ! » Eh bien ! je les ai regardés longtemps, les barreaux, et je ne suis pas plus avancé qu’auparavant.

Vous comprenez si ça me révolte, tout ça, avec mes principes de justice… car je suis juste avant tout… calme et juste. Je ne m’emballe jamais moi ! L’emballage je réserve cela pour mes malles. Il y a des gens qui le sont toujours emballés… Aujourd’hui ils sont Blluit ! et le lendemain Beuh ! qu’est-ce que vous voulez alors, il n’y a pas d’équilibre… et vous savez : équilibre, balance… et balance, justice ! avec équilibre, balance ! sans équilibre, balançoire ! v’lan !

Tenez pour vous donner une idée de ma justice : autrefois je faisais la critique dramatique au journal d’Auteuil, n’est-ce pas ?… Eh bien ! quand j’avais le compte-rendu d’une pièce à faire, je n’allais jamais la voir… pour qu’on ne puisse pas dire que je m’étais laissé influencer par la pièce. Il est vrai qu’on ne me faisait de service nulle part ! — Et pas de parti pris avec ça, quand j’éreintais… toujours moyen de s’arranger avec moi… et le lendemain j’insérais carrément le contraire… pour bien prouver que mon journal était indépendant. Voilà ce que c’est que la justice.

Non mais d’abord la première condition de justice, c’est l’égalité. Tout le monde doit avoir le même rang dans la société !… ainsi, je ne vois pas pourquoi un monsieur qui est plus que moi, me traiterait… comme je traite mon domestique. Et puis je n’admets pas, par exemple, qu’il n’y ait que les riches qui aient de l’argent ! Enfin c’est trop bête ! Puisqu’ils sont riches, ça devrait leur suffire ! Ils pourraient bien donner tout leur argent aux pauvres qui en ont besoin. D’ailleurs, j’ai fait un article là-dessus ! Je disais qu’on devrait avoir le droit de dépouiller quiconque a plus que soi. Eh bien ! vous ne le croiriez pas, le lendemain un vagabond me volait tout dans la maison… Oh ! mais c’est que je l’ai fait mettre en prison celui-là !

Rendez donc service aux gens après ça ! Il est vrai qu’à Paris, la reconnaissance, ça n’est pas un sentiment qui vient tout seul ! Vous ne croiriez pas qu’il y a des marchands qui en vendent. Ma parole, j’ai vu un magasin où il y avait écrit en toutes lettres : « Achat de reconnaissances, plus cher que partout ailleurs ! » Eh bien ! on raconterait ça, on ne le croirait pas ! Ah ! tenez, la France est un pays perdu.

D’ailleurs un pays qui n’a pas le sentiment de la justice, vous savez… ! Ainsi, tenez, dernièrement n’a-t-on pas condamné à mort un malheureux garçon… qui avait coupé un petit enfant en morceaux… Oui ! eh bien ! autrefois… le grand Salomon, est-ce qu’il n’avait pas voulu faire couper un mioche en morceaux, lui aussi ! Oui, mais, de lui, on dit : « C’est un grand roi ! » Cependant vous m’avouerez que tout le monde ne peut pas être roi… pour couper les enfants en morceaux !

Mais faites donc comprendre cela aux tribunaux !

Ah ! les tribunaux ! si l’on veut la justice, voilà ce qu’il faudrait supprimer ! Voulez-vous que je vous dise ? Ce sont eux qui font les scélérats ! Car si les tribunaux n’existaient pas, eh bien, on n’aurait pas besoin de scélérats pour les faire vivre !