Librairie universelle (tome cinquièmep. 182-224).
NÉGRES ET MOUJIKS : NOTICE HISTORIQUE


1850. 
— 15 nov., une nouvelle diète ramène l’Allemagne à la situation d’avant 1848.
1851. 
— 2 déc., coup d’État de Louis-Napoléon, approuvé le 20 déc. par un plébiscite. — En Chine, les Taï-ping commencent leurs conquêtes.
1854. 
— 10 avril, traité franco-anglais contre la Russie ; 20 sept., débarquement des Alliés à Eupatoria ; lutte autour de Sébastopol qui se rend le 8 sept. 1855.
1856. 
— 16 nov., et 1857, 29 déc., les Anglais bombardent Canton.
1858. 
— 14 janv., attentat d’Orsini (141 tués et blessés).
1859. 
— Mai-juil., campagne d’Italie. — Oct., révolte de John Brown.
1860. 
— Juil. à oct., expédition de Péking et pillage du Palais d’été. — Mai à sept., les Mille conquièrent les Deux Siciles ; les Piémontais envahissent les États pontificaux et rejoignent Garibaldi.
1861. 
— 13 févr., capitulation de Gaète. — 3 mars, manifeste impérial supprimant le servage en Russie. — 12 avril, premières hostilités aux États-Unis. — 21 juil., les Nordistes défaits à Bull Run.
1862. 
— Garibaldi battu par les Piémontais à Aspromonte. — Les Taï-ping s’attaquent à Chang-haï. — Les Nordistes sont défaits à plusieurs reprises, mais empêchent les Sudistes de se maintenir au nord du Potomac.
1863. 
— Soulèvement de la Pologne. — Les Allemands occupent le Holstein. — 2-4 juil., victoire nordiste de Gettysburg et prise de Vicksburg.
1864. 
— 1er févr., la Prusse et l’Autriche envahissent le Danemark. — 19 juil., prise de Nan-king. — Marche de Sherman vers Savannah et de Grant sur Richmond.
1865. 
— 9-17 avril, Reddition de Lee et de Jackson, près de Richmond. — 14 avril, Assassinat de Lincoln.

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
NÈGRES et MOUJIKS
L’Homme arrive de plus en plus à se sentir
homme dans la grande fraternité humaine.


CHAPITRE XIX


PEUPLEMENT DE L’AMÉRIQUE. — TRAITE DES NÈGRES. — ÉLÈVE DES ESCLAVES

MOUVEMENT ABOLITIONISTE. — TENTATIVE DE JOHN BROWN
ÉMIGRATION D’EUROPE EN AMÉRIQUE. — GUERRE DE SÉCESSION
ÉMANCIPATION DES NOIRS. — GUERRE DU MEXIQUE. — DOCTRINE DE MONROE

ABOLITION DU SERVAGE EN RUSSIE.

Parallèlement à l’Ancien Monde, le Nouveau dut subir aussi, pendant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, de grands changements d’équilibre politique, nécessités par le déplacement des intérêts et le mouvement des idées. Mais il y eut néanmoins une grande différence entre les révolutions de l’Amérique moderne et celles de l’Europe et de l’Asie, c’est que dans les vieux continents les nations et les classes engagées dans les conflits appartenaient par l’origine au sol même sur lequel elles combattaient, tandis que les populations aux prises sur le continent nouveau étaient en très grande majorité venues d’outre-mer et représentaient ainsi, par le sang aussi bien que par les idées, l’ensemble de l’humanité progressive.

Les aborigènes des Amériques ne pouvaient évidemment prendre qu’une très faible part aux révolutions : tout au plus ce qui en restait fut-il entraîné dans le conflit par suite de l’ébranlement général. Les populations assimilables, c’est-à-dire les tribus agricoles vivant dans les contrées conquises par les Espagnols, qui, dans le cours des siècles, s’étaient presque complètement métissées par l’effet des croisements, se trouvèrent forcément engagées dans les guerres de l’indépendance hispano-américaine. Attirés avec plus ou moins de puissance et d’efficacité dans l’orbite de la civilisation européenne, ces éléments contribuèrent, avec le levain fourni par les descendants de race blanche, à constituer les nations nouvelles de l’Amérique latine. Quant aux chasseurs nomades qui parcouraient les régions centrales du Brésil et la plus grande partie de l’Amérique du Nord, ils ne pouvaient être utilisés par les blancs comme serviteurs dans la mine, le champ ou la prairie. Les pseudo-civilisés, incapables de les domestiquer directement, et bien trop égoïstes pour les assouplir, les élever par la douceur et la raison, comme avait essayé de le faire William Penn, avaient eu recours au moyen primitif, qui est l’extermination barbare.

Malgré tout, la race indigène des Amérindiens du Nord ne disparaîtra point de la Terre puisqu’une forte proportion de ses représentants est aujourd’hui policée et se mêle librement à la population d’origine européenne ; mais les exterminateurs ne manquent point de gens, de savants même, pour leur donner raison : l’éviction, la destruction des faibles par les forts, c’est la coutume que l’on propage volontiers sous le nom de « loi de Darwin ». La conception du monde telle que se l’étaient faite les Peaux-Rouges étant incompatible avec l’idée qu’en ont les « Visages-Pâles », le conflit dut fatalement se produire entre les deux éléments inconciliables, comme il s’était produit autrefois entre le pâtre Abel et Caïn, le laboureur[1].

Au milieu du dix-neuvième siècle, les descendants des aborigènes étaient bien peu nombreux en proportion d’un autre élément ethnique, les petits-fils des Africains importés pendant les deux siècles précédents par les marchands d’esclaves. En 1860, à la veille de la guerre civile qui devait éclater entre les deux moitiés de la république nord-américaine, on comptait près de quatre millions de noirs et métis aux États-Unis, c’est-à-dire plus de dix fois le nombre des anciens propriétaires du sol. Les quatre cinquièmes des gens de
Cl. P. Sellier.
une rue à bahia
couleur étaient des esclaves, et l’on comprend que ce cheptel humain n’ait pu exercer aucune influence directe sur la nation ambiante composée de blancs, Européens par l’origine ; mais les nègres libres, eux-mêmes se trouvaient complètement en dehors de la société des citoyens de race pâle, soit par leur condition de basse clientèle et de pauvreté, soit par la répugnance instinctive et plus encore religieuse ressentie contre les « enfants de Cham ». Ils étaient, pour ainsi dire, perdus dans l’espace, puisqu’ils restaient « taboués » dans leur pays de résidence et que le brutal enlèvement de leurs ancêtres avait rompu leur lien avec la patrie d’origine. De quelle partie de l’Afrique venaient leurs pères ou leurs grands-pères ? Quels avaient été les lieux d’étape depuis le jour de la capture ? Ils l’ignoraient.

Même entre les Antilles, qui sont par la population la véritable Afrique du Nouveau Monde, et la terre ancestrale, située à l’est de l’Atlantique, la dissociation matérielle est complète. Importés de diverses parties du continent noir, les nègres n’ont pu se tenir unis par une même langue ; ils se sont reconstitués par l’adoption forcée des mœurs, du langage, de la religion de leur anciens dominateurs français ou anglais, hollandais ou espagnols. Sans doute les nègres d’Haïti ou de la Jamaïque tiennent à leurs ancêtres par leurs fibres les plus intimes ; dans leur compréhension des choses, ils voient en grande partie et raisonnent comme leurs parents de race ; ils ont des proverbes analogues avec le même tour ironique, se répètent les mêmes chants et pratiquent encore les mêmes superstitions. Ce qui reste en Haïti du culte du Vaudoux doit fort ressembler à l’adoration du serpent dans le temple de Whydah, et tel lent empoisonnement ressemblant à une maladie de langueur ne diffère point dans les villages africains et sous les palmiers de Saint-Domingue. Mais si les analogies d’existence, d’instinct et de pensées se maintiennent entre les parents séparés, ceux-ci n’ont plus aucun rapport les uns avec les autres, et le Haïtien notamment n’a d’autre patrie intellectuelle que la France, le pays de ses anciens maîtres.

La ci-devant capitale du Brésil, Bahia, est le seul point de l’Amérique méridionale où spontanément se soit produit le besoin de communication et d’intercourse avec la mère-patrie, et cela probablement parce que les noirs suivaient eux-mêmes très fréquemment cette route de la mer. Les nègres Minas, qui constituent une aristocratie de couleur dans cette terre du Nouveau Monde, ont du moins entendu parler du « pays des mines », qui est la « Côte de l’Or », et ils connaissent le nom d’Elmina, ville du centre de la région d’où leurs aïeux avaient été emmenés de force. Plusieurs de ces anciens esclaves, ou fils d’esclaves, devenus libres de leurs mouvements, sont retournés dans la contrée d’origine, formant des corporations puissantes en mainte ville du littoral. Des intérêts de commerce, des relations de parenté et d’amitié sans cesse grandissants unissent les deux continents, assez rapprochés en ces endroits, et, grâce à ce premier point d’attache, les rapports deviendront de plus en plus nombreux entre le Portugal américain qui est le Brésil, et les diverses colonies portugaises cédées maintenant à des maîtres nouveaux. Chez les Nègres d’Afrique plus ou moins métissés qui se disent « Portugais », le Brésil est familièrement connu sous le nom de Tabom[2]. abréviation du salut usuel « Sta bom », Comment êtes-vous ? Comment vous portez-vous ?

No 455. Isthme entre l’Amérique et l’Afrique.

Les planteurs de l’Amérique du Nord essayèrent également de nouer des relations directes entre les États à esclaves et la Côte de Guinée ; mais cette œuvre ne pouvait aboutir à des résultats sérieux puisqu’elle était dirigée, du moins en partie, par des propriétaires d’esclaves qui avaient la prétention d’être en même temps des philanthropes et qui voulaient se débarrasser des affranchis, les déporter sur les côtes d’Afrique, afin que leurs propres travailleurs n’eussent pas sous les yeux l’exemple d’hommes libres. Dès l’année 1815, un nègre enrichi du Massachusetts avait emmené dans les possessions anglaises de Sierra-Leone une quarantaine de ses compatriotes, et c’est à son imitation que se fondèrent plus tard les diverses sociétés de colonisation des noirs dont la fusion détermina, en 1848, grande année des révolutions, la naissance de la république de Libéria qui, jusqu’à maintenant, n’a pas justifié son nom d’une manière très brillante. On peut juger de l’esprit qui animait les politiciens esclavagistes des États Unis par ce fait que la république nord-américaine fut la seule de toutes les grandes puissances du monde policé à refuser de reconnaître le nouvel État qui venait de se constituer sur la côte d’Afrique. Il lui eut paru trop humiliant de condescendre à répondre par un mot de politesse à des noirs, fils d’anciens esclaves.

A l’idée de se défaire des nègres libres par la déportation, la logique même des choses substitua chez les planteurs la volonté bien arrêtée de ravir aux affranchis cette liberté détestée que les propriétaires de la génération précédente leur avaient concédée si intempestivement. Déjà ces nègres libres ne l’étaient guère que de nom ; tout ce qui constitue le citoyen, droit de réunion, droit de vote, droit d’émettre un jugement devant les tribunaux leur était dénié : ils ne pouvaient même servir de témoins, si ce n’est contre des esclaves ou des hommes de leur caste, et encore sans la formalité d’un serment, considéré comme chose trop noble pour une bouche africaine, accoutumée au mensonge[3]. Un costume d’infamie les désignait de loin à la défiance et au mépris du blanc. Si un nègre avait l’audace de se défendre contre un agresseur ou un insulteur de la race noble, il était puni, et s’il avait le malheur de tuer son adversaire, il était jugé comme meurtrier. Des heures lui étaient fixées pour sortir de sa demeure et pour y rentrer, et si on le rencontrait à un moment défendu, on le punissait à coups de fouet[4]. On ne lui accordait point de passeport et, dans la plupart des États Unis, on lui interdisait tout voyage par chemin de fer : de fait les nègres libres étaient internés comme des prisonniers. En vertu d’une décision de la cour suprême, « ils n’avaient aucune espèce de droit que les blancs fussent tenus de respecter ; ils pouvaient justement, légalement, être réduits en esclavage pour le profit du blanc »[5]. Et c’est en effet ce que les États du Sud décidaient à l’envi. Dans le courant de l’année 1859, la législation de l’Arkansas votait une loi de bannissement contre tous les affranchis de l’Etat, et le 1er janvier suivant, elle faisait mettre aux enchères et vendre comme esclaves tous les malheureux qui ne s’étaient pas résolus à quitter leurs foyers. Même loi de bannissement promulguée l’année suivante dans le Missouri. La Louisiane, le Mississippi s’étaient également empressés de suivre l’exemple donné par l’Arkansas. Ailleurs on arrivait au même résultat par des résolutions hypocrites, sous prétexte de punir la paresse, l’ivrognerie ou l’immoralité ; or, quel nègre ne risquait d’être accusé d’immoralité par le blanc qui voulait le faire travailler à son profit ! Même aux portes de la capitale de l’Union, les esclavagistes du Maryland demandaient que les soixante-quinze mille affranchis de l’Etat fussent de nouveau réduits en esclavage ou distribués entre les citoyens blancs. Et quelle était la raison sur laquelle ils appuyaient leur atroce demande ? C’est que le nègre libre se corrompant par l’oisiveté, le devoir du blanc était de le « moraliser par le travail ». C’est par dévouement que les éducateurs de la société voulaient bien consentir à devenir propriétaires de chair humaine ! Il est vrai que la législature n’osa pas promulguer franchement la loi, mais elle la vota indirectement en autorisant les blancs à prendre les enfants des noirs de leur propre gré et en « permettant aux gens de couleur de renoncer à leur liberté » ! effrayante permission qui ressemblait à un ordre. Désormais tout affranchissement de nègre était absolument interdit au propriétaire, si ce n’est par ordre de la législation, quand le nègre avait révélé l’existence d’un complot contre les blancs : le traître à sa cause était le seul qui fût digne de la liberté !

Ainsi l’esclavage et cette servitude déguisée qu’on appelait la liberté du noir allaient s’aggravant d’année en année en vertu de l’importance des intérêts menacés. Le temps n’était plus où, sous l’influence de la philosophie du dix-huitième siècle, les planteurs étaient les premiers à déplorer la « hideuse institution » et prenaient pour argument contre l’Angleterre le « crime » de leur avoir légué le déplorable héritage. Au début du dix-neuvième siècle, dans le Congrès même, Mason, Jefferson tonnaient contre ce crime auquel on les avait condamnés contre leur vouloir, et c’est principalement parmi les planteurs que se recrutaient les sociétés d’émancipation des noirs. Même en 1831 et 1832, la législature de la Virginie discutait les mesures à prendre pour arriver à l’extinction graduelle de l’esclavage. Vingt ans après, le Virginien qui eût tenu à propos de la servitude des noirs le langage désapprobateur de son père risquait d’être expulsé comme indigne de la société de ses égaux, « Il fut un temps où nous avions encore des doutes et des scrupules, disait le sénateur Hammond. Mais nous n’avons plus aucun doute aujourd’hui… Notre conscience est désormais tranquille, notre résolution est calme et ferme ». Le fameux Calloun ajoutait que « l’esclavage est la base la plus sûre et la plus stable des institutions libres dans le monde ». Et tous s’exclamaient à l’envi par des affirmations du même genre jusqu’à ce que la formule définitive eût été prononcée par un gouverneur d’Etat, Mac Duffie : « L’esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républicain ».

La cause des riches et des propriétaires d’hommes eut naturellement à son service l’Eglise en corps, non seulement dans les États à esclaves, mais aussi dans les États libres : la Bible, le Nouveau Testament non moins que l’Ancien, ne touche à la propriété de l’homme par l’homme que pour la déclarer sacrée comme toutes les autres. Même les sectes qui avaient eu des tendances révolutionnaires à l’origine et qui avaient affirmé, avec Wesley, que « l’esclavage est l’ensemble de tous les crimes », même ces groupes de fidèles en étaient arrivés de concession en concession à permettre à leurs évêques de se faire éleveurs d’esclaves. Les seuls quakers étaient restés intransigeants dans leur réprobation, et c’étaient précisément les seuls de tous les protestants auxquels la grande aristocratie évangélique refusât le titre de « frères ».

L’Eglise, dans la très forte majorité de ses pasteurs, était très solidement enrégimentée ; il fallait également domestiquer la science : elle s’y prêta fort bien dans la personne des savants. D’un côté, les prêtres établissaient de leur mieux que Canaan, le Syrien, et son père Cham ou Ham, l’ancêtre des Hamites, avaient été maudits par Dieu, et que les nègres, quoique n’appartenant pas à leur race, avaient été maudits du même coup ; d’un autre côté, les anthropologistes américains, rangés en masse parmi les partisans de la multiplicité des origines humaines, enseignaient la diversité foncière, absolue, spécifique du blanc et du noir et l’infériorité indiscutable de celui-ci, intermédiaire naturel entre l’homme et le singe. C’est-à-dire qu’au point de vue de la doctrine, prêtres et savants se trouvaient en opposition complète, mais la contradiction n’était qu’apparente, car la haine concilie tout, et l’on pouvait faire argument de l’une ou l’autre théorie. Que les nègres fussent des hommes maudits, écrasés sous le poids d’un crime originel, irrémissible, ou bien qu’ils fussent une espèce inférieure à l’homo sapiens, peu importait, puisque de toutes manières on pouvait les déclarer destinés à une éternelle servitude.

Cl. P. Sellier.
vente d’une négresse et de ses enfants
(Estampe de 1844).

Appuyés sur des forces qui, partout ailleurs, sont ennemies, l’Eglise et la Science, les esclavagistes avaient aussi l’audace de faire accepter la condition naturelle d’esclavage par les nègres eux-mêmes. Certes il ne manquait pas de ces malheureux ayant appris la ritournelle de l’abjuration et se vantant de leur propre bassesse : dans tous les bazars de vente, on voyait des nègres riant bestialement à toutes les plaisanteries des acheteurs blancs et se laissant palper sans en souffrir. Ils montaient sur l’estrade, faisaient des gambades, prenaient des attitudes, détaillaient même la qualité de leurs muscles, de leur force, de leur adresse, et surtout de leur docilité ; méprisés par tous, ils mettaient leur gloriole à entretenir le mépris. Ainsi l’éducation morale du noir accompagnait l’éducation physique entreprise méthodiquement dans les États du centre, au contact de l’industrie du bétail. La valeur de l’esclave noir comme bête de labeur avait été plus scientifiquement comprise aux Etats-Unis, pays d’initiative commerciale et industrielle, que dans tout autre pays du monde. Des éleveurs de la Virginie, du Kentucky, du Missouri, imitant les zoo techniciens occupés aux croisements des races animales, s’ingéniaient très fructueusement à reporter cette industrie sur l’homme noir, et les résultats obtenus étaient des plus remarquables. Au milieu du dix-neuvième siècle, ces États de la zone médiane, où pénétrait déjà le régime industriel des blancs avec leur travail salarié, déplaçaient graduellement leurs intérêts agricoles et ne produisaient ni coton, ni riz, ni sucre comme les États méridionaux du littoral. Ils s’occupaient surtout de la production et de l’exportation du bétail et des hommes. Ils vendaient ainsi par an jusqu’à cent mille noirs, dits « Virginiens », sur les marchés du Charleston, Savannah, Mobile, la Nouvelle-Orléans. Et ces hommes, il faut le dire, étaient vraiment beaux, d’admirables échantillons de la science pratique des éleveurs. On pouvait les tâter aux cuisses, aux bras, aux reins ; tous les muscles, bien saillants, se tendant à l’aise, étaient propres à tous les travaux ; les bras tombaient superbement des deux côtés de la poitrine bombée ; les dents blanches, bien rangées, solides, brisaient d’un coup les deux noyaux de la pacane. Les éleveurs étaient fiers de leur bétail humain et prétendaient en même temps avoir su donner à ces corps superbes le genre d’âme qu’il leur fallait. « Puisque le bonheur est l’absence de peines et de soucis, disait l’un d’eux, je crois que nos esclaves sont les quatre millions d’hommes les plus heureux qu’éclaire le soleil. Satan s’introduit dans leur Eden sous la forme d’un abolitioniste ».

On aurait pu croire que les « républicains » de la Nouvelle Angleterre eussent de tout temps plaidé l’émancipation des serfs, mais le fait est qu’un demi-siècle après la fondation de la République, nul ne pensait à libérer les esclaves : on s’en tenait religieusement à la lettre et à l’esprit de la Constitution qui avait maintenu la servitude des Africains. Le premier blanc qui osa réclamer dans un journal la libération des esclaves, William Lloyd Garrison, fut traîné, la corde au cou, dans les rues de Boston et jeté en prison (1835). Mais ce journaliste était un héros : bientôt il ne fut plus seul, il groupa des vaillants autour de lui ; chaque grande ville vit poindre une société d’abolitionistes et le parti s’accrut rapidement en proportion même des transformations qui s’opéraient chez les esclavagistes et qui tendaient à transformer une simple institution de fait en l’application d’une système absolu de politique et de morale. Au nom du « principe » de l’esclavage, les gens du Sud se plaçaient au-dessus de la Constitution ; de même les gens du Nord commençaient, avec Sumner, à invoquer « une loi plus haute », et, avec Wendell Phillips, à « maudire la république infâme ». Tandis que, dans le Sud, on se mettait à pourchasser et à pendre les voyageurs soupçonnés de tendances abolitionistes, des révoltés, des contempteurs de lois se liguaient dans les États du Nord en conjurations et en sociétés secrètes pour secourir les esclaves fugitifs et les acheminer vers la terre libre du Canada par les « chemins de fer souterrains », c’est-à-dire par les routes sûres qui réunissaient les unes aux autres les rares maisons hospitalières entr’ouvertes la nuit aux malheureux noirs. Mais, jusqu’à l’époque (1851) où Mme Beecher Stowe publia le fameux roman Uncle Tom’s Cabin qui remua le monde entier, même en Afrique et au fond de la Chine, le parti des abolitionistes était franchement méprisé par tous ceux qui se piquaient de belles manières, de nobles pensées et de gracieux langage. Parler des noirs avec sympathie était tenu pour un indice de vulgarité ; de même que cinquante ans plus tard l’épithète d’ « anarchiste », le mot « abolitioniste » indiquait non seulement un criminel, mais encore un malappris. Les savants étaient d’accord à cet égard avec les personnages officiels. Boston se disait the hub of the Universe, le « moyeu de la roue du monde », et pourtant, dans ce centre de l’univers, toute idée tendant à la libération des noirs était flétrie en termes hautains par ceux qui prétendaient à la domination morale de la société. L’université de Harvard tout entière, étudiants et professeurs, condamnait solennellement la mauvaise doctrine de l’émancipation.

Cependant la différence des conditions économiques entre le Nord et le Sud, et surtout l’esprit de dictature qui s’était emparé des politiciens esclavagistes, devaient rendre la guerre inévitable entre les deux moitiés de la république américaine : bien avant la lutte finale, de brusques conflits l’annoncèrent çà et là, car c’est un des traits essentiels de l’histoire que des frissons avant-coureurs précèdent les grands bouleversements. C’est ainsi qu’après un vote du Congrès, qui créait en 1854 les deux Territoires nouveaux de Kansas et de Nebraska, la guerre éclata spontanément dans la première de ces deux contrées entre esclavagistes et libres colons. Les propriétaires d’esclaves du Missouri, excités de loin par les politiciens du Congrès, voulaient quand même, et par la violence, peupler le Kansas de nègres asservis. Aux jours de vote, les Missouriens envahissaient les salles d’élection, assommaient les laboureurs venus des pays libres, puis annonçaient triomphalement leur victoire. D’autre part, le flot des travailleurs continuait de se porter des États du Nord et du Nord-Est vers le sol nouveau : on se battit sérieusement en mainte rencontre. Ce fut le prélude de la grande guerre qui allait éclater quelques années plus tard ; plusieurs des hommes qui prirent part à ces escarmouches y firent leur apprentissage pour la terrible lutte. Le Kansas fut conquis par les abolitionistes du Nord mais, en réalité, perdu pour la cause, puisque le premier article de la constitution interdisait à tout nègre, esclave ou libre, de mettre jamais le pied sur le territoire de l’État : toujours le compromis entre le bien et le mal !

Les intérêts seuls étaient en jeu dans les guerres civiles du Kansas : il y manquait le dévouement révolutionnaire pour une cause désintéressée. Les nègres esclaves étaient trop étroitement tenus pour qu’il leur fût possible de susciter eux-mêmes une guerre servile : les propriétaires disposaient d’une force matérielle trop considérable et la police des plantations se faisait d’une manière trop rigoureuse pour que la moindre tentative ne fût aussitôt réprimée ; c’est à quelques blancs, et notamment à John Brown, que revint l’honneur de représenter la nation dans ce qu’elle avait de plus noble et de plus généreux. Ce fermier virginien, d’origine septentrionale, avait projeté de réunir autour de lui une armée de noirs fugitifs et de constituer avec eux une république guerrière dans les monts Alleghany, transformés en citadelle. « Dieu lui-même, disait-il, avait créé ces montagnes pour en faire le lieu de défense des esclaves révoltés ». Puritain convaincu, mais homme d’action plus encore que de prière, il se croyait choisi pour tenir le glaive du Seigneur dans une guerre de libération des noirs. Cette guerre fut courte, purement locale et bien minime par le nombre des combattants, mais elle fut héroïque de la part des agresseurs et bien autrement noble par le but qu’ils lui avaient donné que ne le fut plus tard la guerre dite de « Sécession ». Tandis que celle-ci, qui brassa des millions d’hommes pendant quatre longues années, tentait, vainement il est vrai, de dérouler ses formidables conflits sans porter la moindre atteinte au texte littéral de la Constitution, l’incident de la révolte et de la mort de John Brown s’accomplit, sans aucune hypocrisie, en dehors des agissements officiels et convenus. Le héros fut l’inspirateur de tous ceux qui, dans le grand conflit, eurent devant les yeux un idéal vraiment humain. Ainsi que le répéta le refrain de l’hymne guerrier chanté plus tard par les nègres affranchis : « L’âme de John Brown marchait devant eux ».

Quant aux faits matériels de la petite insurrection locale, la majestueuse histoire officielle cherche, semble-t-il à les oublier, et, dans ces États-Unis, où
D'après J. C. de Blezer.
john brown
né en 1800, pendu le 2 décembre 1859.
l’on remémore si volontiers le souvenir des grands hommes, avec le respect superstitieux de tout ce qui leur appartint, on ne trouve point de pierre ni d’inscription qui rappelle en termes élogieux, ou même décents, la mémoire de John Brown. C’est le 16 octobre 1809 qu’avec vingt-deux amis et ses propres fils il s’empara d’un magasin d’armes situé dans la ville de Harper’s Ferry. Ce point stratégique, au confluent du Potomac et de la Shenandoah, était fort bien choisi et, si les nègres des environs s’étaient portés à son secours, si l’insurrection s’était propagée de campagne en campagne, il eût pu résister longtemps, mais il ne se produisit point de soulèvement, et de toutes parts les milices virginiennes vinrent l’assiéger. La petite bande, plus que décimée, fut bientôt capturée, et John Brown, couvert de blessures, fut pendu le 2 décembre dans une bourgade voisine de Harper’s Ferry. Son dernier acte, avant de tendre son cou à la corde du gibet, fut de baiser au front un négrillon qui se trouvait parmi les curieux : acte symbolique et promesse d’un avenir qui ne s’est pas encore réalisé entre les races de la République américaine.

Si les historiens des Etats-Unis, plus fidèles à la lettre qu’à l’esprit, ne rendent pas tout à fait justice à l’insurrection de John Brown, peut-être ne tiennent-ils pas non plus suffisamment compte de l’énorme appoint que leur donna, dans la victoire définitive du Nord, le flot des immigrants européens venus en si grand nombre dans la force de l’âge, en pleine initiative de travail et d’aventure et, pour une forte part, plus amoureux de liberté que les Américains eux-mêmes. L’immigration d’Europe dans le Nouveau Monde est un phénomène économique et social de grande importance qu’il est nécessaire d’étudier avec soin.

Si ce n’est sur les rivages orientaux de l’Amérique du Nord, l’émigration des Européens dans les contrées du Nouveau Monde découvertes à la fin du quinzième siècle et au seizième n’avait eu qu’une faible valeur relativement à l’ensemble de la population. Tout d’abord un certain nombre d’aventuriers, fascinés par les récits des premiers conquérants, s’étaient précipités vers les terres nouvellement découvertes. Malgré les défenses formelles d’émigrer sans ordres, autrement que pour le service du roi, des navires de contrebande prenaient la mer montés par de hardis compagnons. Mais les mesures de précaution contre l’émigration interlope devinrent de plus en plus sévères, tandis que les occasions de s’enrichir rapidement se faisaient plus rares et que la curiosité des prodiges d’outre-mer diminuait en force. Le mouvement de migration de l’Espagne et du Portugal cessa tout à fait vers les contrées d’Amérique tombées en leur possession, et désormais la population d’origine européenne ne s’accrut que par la naissance de métis ou de rares descendants des autochtones de sang pur et par l’importation d’« engagés » venus sur commande et exploitant le sol au profit des maîtres. Cependant, l’émigration avait été, pour ainsi dire, amorcée par ces cléments de souche européenne pendant les trois cents premières années de l’occupation.

Dès le milieu du dix-huitième siècle, l’importation des « engagés » allemands en Pennsylvanie avait été assez active pour effrayer Burke : il exprimait en 1765 la crainte que cette colonie devînt complètement étrangère à la Grande Bretagne par le langage, les mœurs et les tendances ; cependant l’émigration ne prit un caractère continu et régulier qu’après les guerres de l’Empire, au commencement du dix-neuvième siècle.

No 456. Immigration aux États-Unis de 1820 à 1905.

Les chiffres les plus récemment publiés et que n’a pas connus l’auteur dépassent un million d’immigrants : 1 027 000 du 1er juillet 1904 au 30 juin 1905 et 1 030 000 pendant les douze mois suivants.


A mesure que diminuait la traite des esclaves et que le travail salarié tendait à remplacer l’achat direct des noirs, le nombre des émigrants d’Europe s’accroissait : de milliers, il s’élevait graduellement à des dizaines, puis à des centaines de milliers par an. Pendant les cent années qui se terminèrent au 30 juin 1900, la multitude des hommes qui abandonnèrent volontairement l’Europe pour se chercher une patrie nouvelle par delà l’Océan peut être évaluée à trente millions.

Jamais durant le cours de l’histoire ne s’était accomplie pareille migration des peuples : les grands exodes purent avoir la même importance relative que le peuplement de l’Amérique, mais ils ne mirent certainement pas en branle d’aussi puissantes multitudes d’individus. Malgré la recrudescence nouvelle que, depuis 1898, on constate dans l’émigration européenne, grâce à l’exode des Italiens, des Autrichiens et des Russes, on peut se demander si le vingtième siècle ne restera pas inférieur au dix-neuvième à cet égard, car si les moyens de communication sont beaucoup plus nombreux et plus efficaces que naguère, ils servent beaucoup plus au mouvement de va-et-vient qu’au déplacement définitif sans volonté de retour : on voyage davantage, mais peut-être émigrera-t-on moins, parce que l’équilibre de population et de ressources s’établit de plus en plus dans les diverses contrées. C’est en l’année 1882 que, pendant le dix-neuvième siècle, l’émigration atteignit le sommet de sa courbe : les seuls États-Unis reçurent 788 992 immigrants, pour la plupart dans la force de l’âge ; près d’un million d’hommes, isolés ou par petits groupes, avaient changé de monde.

Une remarquable division des éléments nationaux s’était opérée dans cette œuvre immense d’expatriation. Sur les trente millions d’émigrants, vingt avaient pris la route des États-Unis et ces foules comprenaient presqu’exclusivement des Européens du nord, Anglais, Ecossais et Irlandais, Allemands et Scandinaves. Dans l’Amérique du Sud, au contraire, l’élément prépondérant parmi les nouveaux venus fut celui des gens du midi de l’Europe : Italiens, Espagnols, Portugais. Quant aux Français, peuple établi sur les deux versants méditerranéen et océanique, ils sont représentés dans les deux continents du Nouveau Monde en proportions à peu près égales, assez faibles d’ailleurs.

De part et d’autre le mélange d’éléments ethniques d’origines diverses ne cesse de fondre les populations du nord et du sud en une masse d’hommes essentiellement cosmopolite. Pas une famille qui n’ait parmi les siens des Slaves, des Allemands et des Latins.

Si facile qu’elle soit devenue, l’émigration, c’est-à-dire l’arrachement de sa personne au milieu natal, demande toujours du courage, de l’initiative et de la résolution.

No 457. Pays d’origine des immigrants aux États-Unis.


Jadis elle ne s’opérait guère qu’à main armée pour la conquête, comme au temps des Mamertins, ou bien par caravanes de marchands, sous la protection des coutumes et des traités. Actuellement, ce sont des individus isolés, plus encore que des familles, des clans ou des sectes, qui tentent la redoutable aventure du déracinement, mais c’est avec prudence, même parfois avec une certaine timidité, qu’ils procèdent, à la façon des animaux à tentacules, de manière à prévoir les dangers, à diminuer les risques ; ils cherchent tout d’abord à se créer une deuxième patrie, où ils trouveront la langue, les traditions maternelles, et, s’il est possible, des mœurs analogues à celles du « pays », les sympathies cordiales de parents et d’amis. Les provinciaux, les étrangers qui vont s’établir dans une grande ville ne s’y dispersent point au hasard ; ils se groupent en quartiers, s’efforçant de s’entr’aider contre l’indifférence ou l’hostilité des inconnus et les dangers du sort. Les diverses nationalités se massent en îlots archéologiques dans toutes les cités capitales, Paris, Londres, New-York, San-Francisco, de même qu’autrefois dans les Universités, les étudiants se distribuaient en « hospitaux », en « collèges », en « nations ». Lorsque par l’heureuse chance de quelque circonstance imprévue, un émigrant a trouvé une résidence très hospitalière, des compatriotes viennent fréquemment essaimer autour de lui comme des abeilles autour d’une « mère ». Ainsi les « Barcelonnettes » des Hautes Alpes qui sont devenus marchands d’étoffes à Mexico, ont été successivement appelés ou se sont invités auprès d’amis et de parents qui avaient eu la chance de faire fortune dans cette industrie vers le milieu du dix-neuvième siècle. En cinquante années le nombre des capitalistes « barcelonnettes », d’ailleurs gens sans grande initiative, mais favorisés par un travail de routine qui demande seulement entr’aide, s’est élevé à quatre cent cinquante « valant » certainement plus d’une centaine de millions[6].

Des exemples du même genre étaient jadis la règle, ils sont encore très fréquents, quoique l’homme soit arrivé à se sentir beaucoup plus homme dans la grande fraternité humaine. Celui qui a des sentiments nobles et qui se sait juste et bon trouvera partout, ou du moins méritera, des compagnons. Les vœux ordinaires de ceux qui se déplacent à la surface de la terre sont révélés surtout par les noms qu’ils donnent aux contrées nouvelles où ils vont s’établir, et où, fréquemment, ils croient reconnaître des traits aimés du pays d’origine. La Nouvelle Angleterre, pour ne citer que cette colonie moderne, est, de toutes, celle où s’est le mieux reproduite la « Vieille contrée » par les noms, la disposition et l’aspect des villes et des villages. Quelle cité anglaise n’a pas son homonyme dans la province américaine qui, précisément, fut la première à se détacher de la mère-patrie ?

De nos jours, les hommes qui émigrent sur une autre terre, sous d’autres cieux, par amour des aventures ou par curiosité de l’inconnu, sont une exception. Le pain et la liberté sont les deux principaux objectifs des émigrants européens, et l’ont surtout été pendant la période de révolution qui marqua le milieu du dix-neuvième siècle.

Cl. P. Sellier.
émigrants traversant l’atlantique
Estampe de 1855.

L’exode irlandais qui se produisit à cette époque et qui vida de ses habitants certains districts avait eu la faim pour cause unique. Une famine atroce, dont la cause occasionnelle était la maladie des pommes de terre, mais dont la véritable raison consistait dans l’appropriation du sol par le capitaliste étranger, cette effroyable mortalité avait enlevé plus du dixième de la population, et la plupart des malheureux qui restaient n’avaient d’autre passion que de s’enfuir, d’aller chercher le salut dans ces États-Unis d’Amérique où l’on savait que des compagnons de misère avaient obtenu de l’ouvrage, de hauts salaires ou même la fortune. Tous ceux qui avaient quelque terre la vendaient à n’importe quel prix pour payer leur traversée ; d’autres s’adressaient à l’opinion publique de l’Angleterre, douloureusement émue par les nouvelles de la famine, où de toutes parts affluaient les souscriptions ; enfin de nombreux propriétaires, sur les domaines desquels des travailleurs avaient péri, consentaient à payer le voyage d’une partie de leurs paysans, peut-être dans l’espoir de se débarrasser en même temps du remords de leur crime. Tous ces moyens réunis agirent si bien que, dans l’espace de six années, de 1847 — le black forty seven — à 1852, la population irlandaise descendit de 8 100 000 individus à 6 millions. La « Pauvre vieille femme » Shan Von Vocht, ainsi que Les Irlandais nomment mélancoliquement leur mère-patrie, avait perdu plus du quart de ses enfants. De 1826 à 1905, la statistique de l’immigration aux Etats-Unis enregistra l’entrée de 4 104 000 irlandais, et de 3 345 000 Écossais et Anglais proprement dits.

L’émigration allemande — d’abord moins forte numériquement, destinée à dépasser amplement l’émigration irlandaise et plus tard à être remplacée par une puissante vague italienne et slave, eut certainement aussi la faim pour conseillère, surtout dans les districts rhénans et silésiens ; toutefois, à cet élément des faméliques se joignit un autre élément, de beaucoup plus haute valeur intellectuelle et morale, celui des hommes qui avaient lutté dans leurs pays pour la cause populaire et qui avaient été vaincus. La désillusion leur rendait le séjour trop amer dans la patrie marâtre, et ils s’enfuyaient vers la république des Etats-Unis qui, certes, était bien loin de l’idéal rêvé, mais qui du moins offrait le large espace à ses immigrants, la pleine liberté d’aller et de venir, ainsi que le facile accès des tribunes et des journaux. Il est difficile d’apprécier à sa valeur dans l’histoire des Etats-Unis le rôle de cette immigration républicaine, ou du moins radicale, germanique en très grande majorité, qui vint influencer l’ensemble de l’éducation nationale américaine. En tout cas, il est certain que la guerre de « Sécession » dut pour une très forte part ses conséquences abolitionistes à l’ardente propagande des républicains d’Europe qui s’étaient engagés en multitudes dans les rangs des Fédéraux du nord et qui consolidèrent l’armée plus encore au point de vue moral qu’au point de vue matériel, puisqu’ils apportaient leurs convictions républicaines et la haine de l’esclavage. Les Allemands seuls fournirent à l’Union 190 000 miliciens : c’est à eux qu’on attribue surtout la conservation de l’État du Missouri dans la ligue du Nord.

émigrants se dirigeant vers le far-west
(Estampe de 1855).

C’est aussi parmi les révoltés qu’il faut classer les jeunes gens qui se dérobent à la conscription par l’exil volontaire. C’est en Allemagne et en Austro-Hongrie que se sont recrutés pour la plupart ces émigrants qui préfèrent les dangers d’un pays inconnu aux casernes de la terre natale. Les îles Britanniques, où l’armée ne se recrute que par des mercenaires, n’ont pas eu à fournir aux colonies cette catégorie d’occupants et la Russie n’y a guère contribué que dans les dernières années par ses mennonites et autres gens de foi auxquels leurs principes religieux et humanitaires interdisent de porter les armes. Mais, précédemment, les grandes insurrections de la Pologne avaient eu pour résultat de diriger vers l’Europe occidentale et les États-Unis la plupart des patriotes polonais qui avaient pu échapper à l’emprisonnement, à la déportation ou à la mort. La France et l’Espagne ont pris également part à ce mouvement de migration pour cause de lois militaires, mais, en ces deux contrées, les foyers d’émigration furent pendant longtemps presque limités aux provinces Basques entre l’Adour et les Pyrénées cantabres. C’est que les Basques, très fiers de leur liberté, préfèrent l’expatriation avec toutes ses chances de désastre et de mort au régime avilissant des garnisons et partent pour l’Amérique où on est étonné de rencontrer une si forte proportion des leurs. Les républiques espagnoles du Nouveau Monde, du Mexique, du Chili montrent par la multitude de leurs noms euskariens quelle part énorme l’élément basque a prise dans le peuplement de ces immenses contrées. De même les Açoriens, pourtant amoureux de leurs îles natales, les fuient en grand nombre plutôt que de porter l’uniforme. Quoi qu’on puisse en penser, ce ne sont point les lâches qui s’en vont ainsi plutôt que de servir : ce sont les plus énergiques, ceux qui ont le plus d’initiative personnelle, et ils enrichissent d’autant les pays nouveaux qu’ils vont habiter.

Lorsque la tension des deux forces opposées eut rendu la guerre inévitable, les gens du Sud s’imaginaient volontiers qu’ils l’emporteraient facilement sur leurs adversaires. Gentilshommes se prétendant issus de l’aristocratie britannique, ils affectaient un grand mépris pour les boutiquiers et travailleurs qu’ils auraient à combattre et dans lesquels ils voyaient les semblables de leurs propres esclaves, chiourme bonne à réduire comme ces esclaves révoltés que leurs anciens maîtres, au témoignage d’Hérodote, combattirent et dispersèrent non avec les armes, mais avec le fouet. D’ailleurs ils étaient les seuls à posséder les cadres d’une armée. La grande majorité des officiers de terre et de mer s’étaient naturellement rangés du côté des esclavagistes auxquels les relations sociales et les fêtes mondaines les avaient rattachés. Les Sudistes avaient eu quelque expérience militaire au Mexique et dans l’Amérique centrale, et l’habitude du commandement dans les campements de leurs nègres en avait fait autant d’officiers nés ; comparés à eux, les gens du Nord n’étaient au premier contact que des bandes indisciplinées. Toutefois, si confiants qu’ils fussent, sinon dans la justice du moins dans la légalité, dans la tradition juridique de leur cause ainsi que dans leur excellence personnelle, les esclavagistes du Sud ne pouvaient douter de ce fait incontestable, la supériorité matérielle de leurs adversaires du Nord. C’est à ceux-ci très certainement qu’appartenait la force. Ils étaient de beaucoup les plus nombreux et à leurs rangs serrés ils pouvaient ajouter sans fin la foule des immigrants d’Europe qui se présentaient tout aussi dispos à prendre les armes de la guerre que les outils du travail ; en outre, ils avaient les ressources prodigieuses que leur donnait une industrie de beaucoup supérieure à celle des gens du Sud, d’avance ils disposaient des trésors que donnent la science et l’initiative ; enfin le réseau de chemins de fer, dont les mailles s’entre-croisaient sur tout le territoires leur permettait de faire manœuvrer les troupes à l’aise pour l’attaque et pour la défense.

No 458. Théâtre de la guerre de Sécession.

Les points noirs indiquent les lieux de bataille. — Gettysburg est en Pennsylvanie, près de la frontière du Maryland ; Savannah est la ville la plus méridionale de la Caroline du Sud

Evidemment les politiciens qui lancèrent les États confédérés dans la révolte et dans la guerre n’ignoraient point ces énormes avantages que possédaient les États unionistes, mais, dans leur jactance, explicable par les précédents, ils s’imaginaient que leurs adversaires ne sauraient pas utiliser ces forces immenses : ils comptaient sur le maintien de l’ascendant que l’orgueil, la violence, l’habitude de l’autorité leur avaient toujours assuré dans les assemblées délibérantes : la domination qu’ils avaient exercée dans le Sénat, qu’ils avaient souvent disputée avec succès dans la Chambre des représentants, ils comptaient l’acquérir aussi sur la foule sans nom qui s’agitait dans les villes industrielles du Nord. Le mépris de ses adversaires est une grande force, mais il ne faut pas en abuser. Les Sudistes n’avaient pas égalé leurs rivaux du Nord par le sérieux de l’étude, par l’intensité du travail matériel et moral, mais ils les avaient souvent vaincus par la véhémence du discours, par la faconde oratoire ; habitués à commander les nègres, ils s’imaginaient aussi pouvoir commander aux blancs : la griserie de leurs paroles les suivit jusque sur les champs de bataille. N’allaient-ils pas jusqu’à revendiquer la supériorité intellectuelle, quoique leur littérature, comparée à celle du Nord, et notamment à celle de la Nouvelle Angleterre, fût sans valeur aucune. Ils donnaient à cette inégalité humiliante une raison des plus bizarres, prétendant que les Méridionaux, conservateurs naturels de la tradition, ne voulaient à aucun prix se départir de la littérature classique des Milton, des Dryden, des Goldsmith, des Pope ; aussi décourageaient-ils tous les efforts qui auraient eu pour résultat la création d’une littérature nouvelle[7].

Les premiers événements de la guerre semblèrent justifier la confiance des esclavagistes. Un bombardement leur livra (16 avril 1861} le fort Sumter, principale forteresse de la baie de Charleston, ville « sainte » des confédérés, et la rencontre de Bull Run, dans les terres marécageuses qui bordent à l’ouest le bas Potomac, se termina par la fuite presque ridicule des Fédéraux, troupes sans cohésion qui voyaient le feu pour la première fois. Il fallut arrêter brusquement les opérations militaires dans lesquelles on s’était imprudemment engagé et se borner à la défensive en s’abritant derrière des fortifications en terre où les recrues s’exerçaient à l’apprentissage de leur métier. Mais le simple campement sur un point de future attaque déterminait de plus en plus l’état de guerre, et les escarmouches prenaient graduellement le caractère de bataille. La position géographique des deux capitales ennemies, Washington et Richmond, forçait les armées à graviter autour de ces places. Tandis que les « Confédérés » ou Sudistes, plus audacieux et plus libres de leurs mouvements, se hasardaient avec une singulière audace jusque dans le voisinage de Washington, essayaient de la surprendre même à
Cl. du Century.
scène de guerre
(Croquis de Frank. H. Schell).
Le blessé de gauche demande au dessinateur d’écarter le corps du soldat qui était venu mourir sur lui. Au centre, un jeune homme panse sa cheville, aux pieds d’un cadavre qu’il dit être celui de son père.
revers par une campagne faite dans le Maryland et dans la Pennsylvanie, les « Fédéraux » ou gens du Nord poussaient lentement leurs travaux d’approche vers Richmond, soit par le nord, à travers les vallées parallèles des rivières qui les séparaient de James-river, soit par l’est, dans la péninsule même qui se relève ou plutôt s’exonde par degrés dans la direction de la ville convoitée. Que de fois les armées, enfin exercées l’une et l’autre à la tuerie, se heurtèrent en batailles indécises, et que de fois elles avancèrent et reculèrent successivement après de terribles assauts qu’on se livrait de part et d’autre ! Rarement guerre fut plus sanglante, rarement plus de vies humaines furent sacrifiées sur les champs de bataille que pendant cette lutte de quatre années.

D’abord vaincus sur terre, les Fédéraux avaient eu la victoire dans leur premier combat naval, et bientôt l’avantage capital que donnent l’industrie et le commerce avait permis aux assaillants de pousser leur blocus le long des côtes du territoire esclavagiste et même de pénétrer çà et là dans les estuaires et les embouchures du littoral. Sans doute des corsaires du Sud et des marins étrangers réussissaient fréquemment à forcer ce blocus pour introduire dans le domaine assiégé des armes, des approvisionnements, des correspondances, mais ces apports se faisaient à très grands frais, en échange de coton dont là récolte diminuait chaque année. Le jour vint où le cercle de fer rejoignit ses deux extrémités, lorsque les flottilles des fleuves de l’intérieur se réunirent, devant Vicksburg, aux vaisseaux venus de la mer par le bas Mississippi. Tandis que le gros des armées se pressait sur le pourtour du noyau formé par les deux capitales, l’énorme circuit qui se prolongeait au loin vers le sud-ouest se trouvait étreint par les forces du nord : virtuellement le conflit devait se résoudre à l’avantage du boa qui déjà tenait sa victime en sa gueule distendue.

Cependant l’hallucination produite par le résultat des premiers conflits et le désir secret qu’avaient les puissances européennes d’écarter la concurrence redoutable d’une rivale triomphante en industrie et en commerce produisirent dans l’esprit de la plupart des politiciens l’idée que la résistance des Confédérés finirait par lasser les fanatiques de l’Union et même par épuiser leurs ressources. Le plus fameux homme d’État qui vécût à cette époque, l’illustre Gladstone, déjà connu sous le nom de Great Old Man, donna pourtant la preuve de son manque de clairvoyance politique puisqu’il félicita publiquement les chefs de la Confédération d’avoir su « créer une nation ». Ce qui leur manquait pour cela, c’était d’avoir une idée rectrice capable de soulever la masse du peuple et de la passionner d’une manière durable par l’enthousiasme d’une noble cause. Mais si les propriétaires d’esclaves affectaient de croire que l’esclavage des noirs était vraiment un principe pour lequel il est juste de sacrifier sa vie, la masse des « petits blancs » sans propriété restaient parfaitement insoucieux de tout ce verbiage et si, d’une part, ils haïssaient les nègres à cause de la différence de la peau et la concurrence du travail, d’autre part, ils détestaient les « grands blancs », les hautains patrons. Toutefois, si les politiciens des États confédérés s’étaient appuyés sur le principe fondamental de toute libre association, s’ils avaient revendiqué le droit naturel de l’homme à l’autonomie personnelle et à la liberté du groupement suivant les sympathies, s’ils avaient dit simplement : « Votre compagnie nous déplaît, gens du Nord, et nous entendons désormais vivre comme il nous convient, en choisissant nos alliés selon notre goût ! » ils se seraient trouvés sur un terrain solide et auraient été inattaquables au point de vue de la justice humaine. Certes, il est à croire qu’ils n’eussent pas manqué de prendre cette franche attitude s’ils avaient été seuls, mais ils se présentaient dans la lutte à côté des petits blancs méprisés, bien plus encore, accompagnés de leurs chiourmes d’esclaves, et, dans cette situation complexe, ils auraient eu la plus mauvaise grâce à réclamer d’une même haleine le droit à leur liberté personnelle et celui d’asservir autrui. Ils étaient donc forcés de s’en tenir aux précédents historiques, aux textes des lois, à la discussion des grimoires de Constitution et de jurisprudence ; comme ci-devant dans l’enceinte du Congrès, ils discutaient des points de droit dans le champ ouvert des batailles ; la voix aigre et niaise des avocats accompagnait le tonnerre du canon.

De leur côté, les Unionistes ne se déprenaient que très lentement de leur formalisme constitutionnel pour se rattacher franchement à un principe, celui du droit de l’homme à la liberté. Les proclamations officielles en référaient misérablement à la lettre de la loi : les abolitionistes seuls, ceux que l’on appelait « sectaires » et « fanatiques », sautaient à pieds joints par-dessus le « compromis du Missouri », le « procès Dread Scott », les jugements de la « Cour suprême » et autres précédents parlementaires et légaux. Les émigrants qui se faisaient recevoir au nombre des citoyens et s’enrôlaient en foule dans l’armée voyaient aussi les choses de plus haut et de plus loin que les natifs, accoutumés aux subtilités constitutionnelles : il fallait une hérédité de quelques générations dans les traditions absurdes pour professer que les noirs étaient une « propriété » de même ordre que le bétail. Les étrangers nouveaux venus auraient trouvé tout naturel d’enlever les esclaves des plantations et de les enrégimenter contre leurs anciens maîtres, mais le scrupuleux président Lincoln et les savants légistes qui l’entouraient ne virent d’abord dans le nègre que la pure marchandise déterminée par les antécédents légaux, et même, lorsque la logique des événements eut fait justice de toute cette logomachie, lorsqu’il fallut pourtant émanciper et armer les noirs, le respect de la formule obligea les délibérateurs à les désigner par une bizarre périphrase. On ne vit en eux que de la « contrebande de guerre », c’est-à-dire de simples objets comme de la poudre et des balles, et longtemps les actes relatifs à cette contrebande vivante furent rédigés en un jargon incompréhensible à tous autres que les juristes initiés. De même, lorsque le nouvel État — la Virginie Occidentale — fut détaché de l’État à esclaves dit familièrement « Old Virginia », la volonté formelle des habitants ne parut pas suffisante pour justifier cet acte administratif, qualifié d’attentat par les Sudistes, et Lincoln se crut obligé de l’envelopper de tout un savant verbiage, sur lequel des milliers de casuistes se mirent à ergoter.

Cl. du Century.
bataille d’antietam
Les Fédéraux emportent le pont de Burnside (17 sept. 1862), d’après le croquis de Edwin Forbes, fait durant le combat.

Quand même, il fallut bien en venir à l’acte par excellence, à la décision ultime qui formait comme le noyau de tout cet amas de choses secondaires discutées entre les deux moitiés de la république nord américaine. La proclamation du 1er janvier 1860 annonça que « toutes les personnes tenues en esclavage dans chacun des États insurgés contre l’Union seraient libres dorénavant et à toujours ». On peut dire que la révolution était faite désormais, puisque les Unionistes étaient d’accord pour combattre au nom d’un principe et que leurs immenses ressources ne s’appliquaient plus au hasard, pour une cause dont on ignorait la justice. Mais l’émancipation graduelle des 3 200 000 esclaves qui vivaient dans les plantations des États du Sud devait logiquement se compléter par la mise en liberté des 800 000 noirs asservis qui se trouvaient encore dans les États occupés par les Unionistes. Le scrupuleux président Lincoln fixait au 1er janvier 1900 le délai d’émancipation du dernier travailleur nègre des États-Unis, mais l’enchaînement des faits demandait une solution plus rapide, et bientôt, dans chaque État, les esclaves furent définitivement rachetés. Mais habitués à la discipline par la terrible école de l’esclavage, les nègres du Sud continuèrent de l’observer pendant la guerre, soit envers leurs anciens maîtres, soit envers leurs émancipateurs.

Cl. du Century.
le pont de burnside en 1886


Tout au plus quelques milliers d’entre eux s’étaient-ils enfuis des plantations pour rejoindre les armées fédérales où les officiers du Nord les accueillirent comme « contrebande de guerre », se permettant de les utiliser au profit de l’union en les incorporant dans les régiments de marche. Lorsque les Fédéraux purent enfin passer de la défensive à la franche offensive et pénétrer au loin dans les plantations des États méridionaux, armés de la proclamation de la liberté, les noirs valides purent accourir de toutes parts dans les rangs des envahisseurs, et jusqu’à 200 000 d’entre eux combattirent ainsi pour la cause de leur race, mais sans qu’aucune atteinte ait été portée par eux à la légalité apparente, sans que leur prise d’armes pût donner à leurs actes le moindre caractère d’insurrection.

Les événements se pressèrent. Le point de virement définitif s’accomplit dans les premiers jours de juillet 1863, immédiatement avant la fête nationale. C’est alors que Vicksburg, le verrou qui fermait aux Fédéraux la route naturelle du Mississippi, tomba entre leurs mains et que la dernière tentative des Confédérés, s’avançant en masse avec le gros de leur armée, vint échouer contre le triangle puissamment fortifié des collines de Gettysburg, en Pennsylvanie. La force de la révolte était définitivement brisée. Hommes, ressources matérielles, confiance commençaient à manquer, et tout ce qui restait disponible était dirigé vers les fortifications multiples qui formaient un labyrinthe d’embûches au-devant de Richmond. L’immense territoire compris entre l’Atlantique, le golfe du Mexique et le Mississippi n’avait plus d’éléments de résistance : on eût pu le comparer à une coquille d’œuf presque vide. Aussi les troupes fédérales faisaient-elles effort pour traverser cette région dans son plus grand diamètre. Après des victoires décisives remportées dans la partie centrale du domaine de l’insurrection, c’est-à-dire devant la courbe supérieure du grand fleuve Tennessee — là où se terminent les chaînes méridionales des Alleghanies et où commencent les vastes plaines en culture de la Géorgie —, le général Sherman disposa ses troupes en colonnes parallèles, non pour écraser l’ennemi qui ne pouvait opposer des armées sérieuses de combat, mais pour ravager les campagnes, couper toutes les lignes de communication, routes, ponts et chemins de fer, brûler villes, villages et plantations, rendre absolument impossible toute continuation de la guerre en faisant un vide absolu entre les États mississippiens et les États atlantiques. Jamais, peut-être même du temps des Mongols, destruction plus méthodique n’avait été accomplie. L’incendie se propagea sur un espace de plus de 100 kilomètres de largeur, de plus de 500 kilomètres en longueur.

Du moins cette effroyable marche atteignit son but stratégique. Arrivé au bord de la mer, près de Savannah, le général Sherman rejoint la flotte de l’Atlantique, et le cercle se rétrécit autour des confédérés de manière à les étouffer. C’était au commencement de l’année 1865. Maintenant les Fédéraux avancent à la fois du nord, du sud, de l’est et de l’ouest sur les positions du général Lee, autour de Richmond et de Petersburg, et, le 17 avril, les derniers révoltés, entourés de toutes parts, n’ont plus qu’à déposer les armes.

No 459. Les deux Capitales de la guerre de Sécession.


La sanglante guerre était finie et l’équilibre politique et social de la république nouvelle, surgie de la tourmente, se trouva complètement changé. Désormais les gens à peau blanche continuèrent niaisement, pour la plupart, à mépriser, même à haïr les gens à peau noire ou bistrée, mais du moins n’y eut-il plus de « principe » d’esclavage, d’ « institution divine ». Comme pour donner un caractère épique à la fin de la formidable lutte, Lincoln, le président qui avait été le porte-parole de l’émancipation des noirs, fut assassiné en plein triomphe.

La victoire des États du Nord sur les États du Sud eut les conséquences ordinaires : elle fît accepter le succès comme légitime par la grande majorité de ceux qui l’eussent maudit d’avance et fit naître aussi par milliers des prophètes du lendemain qui croyaient avoir annoncé les événements bien avant qu’ils fussent accomplis. Les mêmes voix intéressées, qui avaient prévu le triomphe inévitable du Sud parce qu’elles le désiraient, reconnaissaient maintenant qu’il eût été vraiment insensé de ne pas croire à cette « destinée manifeste » qui entraînait la république nord-américaine vers l’unité et l’accroissement de sa puissance. Et bien certainement, malgré les haines et les rancœurs suscitées par la terrible extermination, les États-Unis sortirent de la guerre plus étroitement associés qu’ils ne l’avaient été à aucune période de leur histoire. Bien plus, les États du Nord à type de civilisation industrielle se trouvèrent réellement agrandis par une extension naturelle qui se produisait du nord vers le centre et du centre vers le sud. L’émigration directe des colons de la Nouvelle Angleterre vers les États de l’ouest et du centre fut le véhicule de ce travail d’intussusception. On peut en juger surtout par ce fait que le cadre typique de l’autonomie locale dans le Massachusetts et les États voisins, le township, s’est propagé dans l’ouest, contrairement à la forme du « comté », moins populaire dans son organisme[8]. Les habitants du Connecticut surtout sont devenus fameux par leurs mœurs de migrateurs, de nomades politiques, allant porter aux autres États dans leur carpet bag ou valise la charte d’administration nouvelle.

Soutenues par ce mouvement continu d’immigration, toutes les conquêtes du travail libre furent autant de conquêtes du nord : il empiéta ainsi par delà les frontières du Missouri, du Kentucky, du Tennessee, même jusque dans l’Alabama, où l’exploitation des riches terrains houillers et ferrugineux fit naître soudain de grandes villes entourées d’usines et où les mœurs des salariés blancs se répandirent parmi les travailleurs nègres. Le littoral de la Floride avec ses hôtels superbes, où viennent par milliers les valétudinaires et les oisifs des cités atlantiques, est devenu aussi comme un prolongement économique des cotes de la Nouvelle Angleterre, de New-York et de New-Jersey.

No 460. Les Indiens et les Nègres aux États-Unis.

Quant au résultat majeur de la guerre, l’émancipation des noirs, il va sans dire que, si elle fut proclamée à une date précise, elle ne fut point réalisée aussitôt. La servitude ne disparut, ou plutôt ne se transforma que lentement en sa forme industrielle moderne, qui est le salariat ; encore de nos jours, près d’un demi-siècle après l’émancipation officielle, se maintiennent, dans les pratiques et les lois, surtout au fond des âmes, bien des vestiges répugnants de l’ancien état de choses. Même il est arrivé que des juristes ont essayé de rétablir indirectement l’esclavage par toutes sortes d’artifices légaux et qu’ils ont trouvé des complices dans les tribunaux et parlements d’Etat. De pareilles iniquités sont inévitables, car les anciennes institutions ont la vie dure ; et, d’ailleurs toutes les exploitations de l’homme par l’homme, esclavage, servage salariat, ne prennent-elles pas des formes analogues, difficiles à distinguer dans les divers milieux ?

La république nord-américaine sortait si puissante de la guerre civile qu’elle avait même pu remporter une grande victoire morale contre une puissance étrangère sans avoir eu à se donner la peine d’en venir aux menaces, ou seulement aux sérieuses remontrances. Dès la fin de l’année 1861, c’est-à-dire lorsque la Sécession était prononcée, et que la guerre avait déjà causé ses premiers désastres, Napoléon III, l’empereur de hasard, que tourmentait toujours une idée chimérique, intervenait diplomatiquement dans les affaires intérieures du Mexique pour y faire alliance avec le parti clérical, tout en servant les intérêts de quelques tripoteurs de finances. Voyant dans quelle aventure on les menait, l’Angleterre et l’Espagne, qui s’étaient alliées à la France pour formuler des revendications sur les questions d’emprunts et de douanes, s’empressèrent de se retirer, et l’empire napoléonien resta seul pour chercher noise à la république mexicaine.

D’après le témoignage des chroniqueurs de l’époque, il parait établi qu’en envoyant ses troupes au Mexique pour y détruire le régime républicain et le remplacer par un empire, Napoléon III, silencieux d’ordinaire, aurait pourtant cette fois laissé échapper un secret : « Ceci c’est la grande pensée du règne ! » Se croyant arbitre suprême, placé au gouvernail de l’humanité, il ne visait à rien moins qu’à soustraire le Nouveau Monde à l’influence prépondérante des Anglo-Américains et à faire pour l’Hispano-Amérique ce qu’il croyait avoir fait pour la France, lui tracer un lit permanent comme aux fleuves rectifiés, l’arracher définitivement au régime incertain et changeant des instincts et des caprices populaires, lui imposer une évolution venue d’en haut et réglée par la volonté d’un homme, d’un empereur, toujours présumée prudente et sage. Afin de donner à son dessein une apparence absolument désintéressée, il se garda bien d’imiter son oncle qui n’avait eu de trônes que pour sa dynastie : celui dont il fit choix comme représentant de son idéal monarchique appartenait à l’antique maison d’Autriche, celle de toutes les familles princières d’Europe vers laquelle les fanatiques de la tradition de servitude lèvent les yeux avec le plus de vénération. Le moment semblait bien choisi pour introniser le descendant des Habsbourg en ce pays qui avait été conquis par les lieutenants de Charles-Quint. En effet, la « doctrine de Monroë »
Cl. Lippincott.
benito juarez, 1806-1872.
Président de la république Mexicaine.
qui interdisait aux puissances d’Europe d’intervenir dans les affaires politiques des États américains se trouvait momentanément frappée de caducité puisque la république nord-américaine était alors désunie ; peut-être même les politiciens qui cherchaient à impérialiser le Mexique espéraient-ils que la force de l’exemple et la communauté des intérêts décideraient les États confédérés, c’est-à-dire l’aristocratie esclavagiste des régions floridiennes et mississippiennes, à s’allier intimement au nouvel empire mexicain.

Mais toutes ces combinaisons manquaient de prescience et de sagacité : la plus grande pensée de Napoléon III fut en réalité la plus grande folie. D’abord les troupes françaises, qui avaient combattu avec succès les plus redoutables armées sur les champs de bataille de l’Europe, se heurtèrent à de vaillants ennemis qu’elles avaient eu le tort de mépriser d’avance. Même la première rencontre sérieuse fut pour elles un insuccès : le 5 mai 1862, un assaut de Puebla fut victorieusement repoussé, et plus d’une année s’écoula avant que l’armée française pût se réorganiser et pénétrer enfin dans la ville de Puebla pour s’ouvrir la route de Mexico. Les Français y entrèrent (10 juin 1863) et y préparèrent l’intronisation officielle de Maximilien qui vint prendre possession de son empire l’année suivante, après s’être fait sacrer par le pape. Mais la guerre n’était point finie. Quoique les régiments français, appuyant l’armée cléricale des généraux conservateurs, fussent presque toujours vainqueurs en rase campagne, et que le gouvernement républicain, présidé par l’Indien Benito Juarez, dût fuir de ville en ville, il n’en organisait pas moins des guérillas qui harcelaient partout les vainqueurs, coupaient les routes, s’emparaient des approvisionnements. On pendait les patriotes par centaines, ils renaissaient par milliers.

Lorsque la ruine complète des esclavagistes eut amené la grande évolution de l’histoire américaine, Napoléon comprit qu’il n’avait plus qu’à préparer sa retraite, à modifier prudemment sa politique en laissant Maximilien se tirer de la périlleuse affaire, s’il était encore possible. Le malheureux crut qu’il réussirait par la terreur et, par un décret d’octobre 1865, prononça la peine de mort dans les vingt-quatre heures contre tout adversaire capturé. C’est le décret qui se retourna contre lui, et qui lui fut appliqué, l’année suivante, dans les fossés de Queretaro. Il avait régné trois années, mais pas un jour de cet empire ne s’écoula sans que les historiens n’aient lu clairement son horoscope de victime expiatoire : la grande pensée lui avait été funeste. Il ne semble pas d’ailleurs que le crime politique dont la France, sacrifiée aux chimères de son maître, s’était rendue coupable sans y participer moralement, ait eu pour conséquence de susciter contre elle des sentiments de haine et de vengeance dans l’âme des Mexicains. Un sûr instinct avait averti ceux-ci que l’envahisseur, ennemi d’occasion et non pas de nature, ne leur en voulait nullement, et ils lui pardonnèrent, préférant se rappeler les enseignements de la Révolution française que les caprices incohérents de la contre-révolution impériale. En outre, ils comprenaient que, dans la bataille des intérêts, aussi âpre entre les nations qu’entre les individus, ils n’avaient rien à craindre mais beaucoup à espérer de la solidarité morale de leurs frères « latins », tandis qu’ils avaient, au contraire, tout à redouter de leurs amis d’un jour, voisins d’outre-Rio Grande.

Quoi qu’il en soit, l’issue de la guerre du Mexique avait puissamment assis la « doctrine de Monroë » comme une vérité politique désormais indiscutable : pendant le demi siècle qui venait de s’accomplir, les ambitions étaient devenues une ferme réalité. Désormais l’esprit le plus chimérique ne pourrait imaginer qu’il serait possible à la France, à l’Angleterre ou à n’importe quelle puissance européenne de modifier à son caprice l’équilibre politique du Nouveau Monde, soit dans l’Amérique du Nord, soit dans l’Amérique du Sud. Le principe établi par le président Monroë, lors des révoltes de l’indépendance hispano-américaine, ne pouvait dorénavant plus trouver de contradicteurs. Par la force des choses, aussi bien que par la conscience orgueilleuse de leur rôle parmi les nations, les États-Unis en étaient arrivés à disposer dans tout le monde occidental d’une réelle préséance. Ils constituaient une république, patronne d’autres républiques, formant, pour ainsi dire, le contraste, dans l’ordonnance générale du monde, avec l’empire russe, le plus puissant de tous par l’étendue territoriale, et celui qui représente par excellence les principes conservateurs du despotisme antique.

Cl. Lippincott.
l’aqueduc à queretaro

Après le grand ébranlement de la guerre de Crimée, le gouvernement russe avait eu à composer avec l’opinion publique en émoi. Quoique la nation n’eût pas un seul organe représentatif direct par lequel sa compréhension des choses put se manifester officiellement, elle ne s’en agitait pas moins, et des révoltes locales, signes avant-coureurs d’une transformation générale, témoignaient de l’impatience grandissante des sujets. Le gouvernement central, si désireux qu’il fût de maintenir la routine traditionnelle, ne pouvait ignorer cet état de choses et cherchait à donner une certaine satisfaction aux exigences populaires. Sans doute la nation russe, avec l’égoïsme collectif qui appartient à ces amas d’hommes déterminés par la série séculaire des événements, permettait à ses gouvernants de poursuivre contre l’étranger sa politique de conquête et d’oppression ; même elle voyait avec une certaine satisfaction les annexions lointaines qui ajoutaient à l’Empire les immenses étendues asiatiques ; elle approuvait les campagnes du Caucase qui aboutissaient en 1859 à la capture de Chamil, prophète et guerrier, et, en 1864, pacifiaient par le dépeuplement complet tout ce qui restait de territoires insurgés dans la Caucasie occidentale ; même la masse du peuple russe se trouvait certainement d’accord avec son gouvernement pour approuver l’écrasement d’une nouvelle insurrection polonaise en 1863. Comme tant d’autres populations, celle de la « Sainte Russie » ne demandait justice que pour elle-même et participait volontiers à l’injustice contre les autres.

Les améliorations matérielles sont celles que les gouvernements se laissent arracher le plus volontiers, parce qu’ils sont les premiers à en profiter. Le réseau des chemins de fer commença de se rattacher à la seule ligne de grande communication qui existât alors, celle qui reliait l’une à l’autre les deux capitales Moscou et Pétersbourg. Quelques routes, devancées par les voies de fer en maintes régions de l’empire, se tracèrent çà et là et des ponts furent jetés sur les fleuves. En même temps, on ouvrit des écoles pour les enfants de la bourgeoisie naissante et publia des amnisties pour le passé ; la liberté fut rendue aux quelques dékabristes exilés qui vivaient encore et les membres de leurs familles furent réhabilités.

En même temps, en 1807, on décida de porter la main sur l’arche sainte du servage qui, depuis l’attentat de Boris Godunov contre la liberté russe, avait si profondément rongé le cœur de la nation. Comme toujours en pareille circonstance, cette décision « libérale » du gouvernement avait été dictée par la nécessité. L’empereur Alexandre en exposa la raison aux nobles réunis au Kreml’ : « Donnons la liberté afin qu’elle ne soit prise de vive force ». Les soulèvements partiels et les révoltes individuelles des paysans étaient fréquentes et, d’autre part, maint seigneur était de cœur avec les révoltés. Des serfs désespérés fuyaient en multitudes vers les steppes de la Russie méridionale et des conflits sanglants se produisaient dans les maisons de campagne des seigneurs. On évaluait en moyenne annuelle à soixante-dix le nombre des propriétaires que les paysans massacraient, parfois avec le raffinement de la torture et du bûcher[9].

C’est le 17 mars 1861 (le 5 en style russe) que fut inaugurée l’ère de l’affranchissement. On comprend quelle fut l’immensité du changement économique et social dans tout l’organisme de la nation, puisque le nombre des paysans mâles à libérer dans la Russie d’Europe, en Sibérie, dans la Transcaucasie s’élevait à près de douze millions (dix millions et demi d’individus lors du recensement de 1867, le dernier qui les ait comptés), sur lesquels huit à neuf cent mille appartenaient aux domaines impériaux et aux diverses administrations. En ajoutant à ces « âmes » d’hommes celles des femmes de tous âges, l’ensemble des serfs, peu éloigné de 23 millions, représentait, selon Semevsky, un peu plus de la moitié (53 %) de toute la classe des paysans de l’Empire et plus du tiers (37 ½ %) de la population de la Russie proprement dite.

Le travail purement administratif de l’émancipation, commencé par degrés et d’abord dans les gouvernements les plus rapprochés de l’Europe civilisée, se prolongea pendant une période de deux années, mais les paiements d’argent imposés aux paysans pour la terre qu’ils reçurent en propriété indivise de leurs communes continuèrent jusqu’à la fin du siècle. En effet, on s’était bien gardé de laisser aux serfs libérés le lot de terre qu’ils occupaient lorsqu’on les asservit à la glèbe : on leur fit racheter le sol, dont, en justice, on ne pouvait leur dénier la propriété : le gouvernement lui-même ne permettait pas aux seigneurs de les en priver et, quant aux paysans, ils n’avaient cessé de le revendiquer dans leurs légendes, dans leurs chants et leurs récits autour du foyer.

Non seulement on leur imposa le rachat à un taux représentant en maint district deux à trois fois la valeur commerciale de la terre, mais on ne leur permit même pas d’acquérir la superficie totale du terrain qu’ils cultivaient sous le servage. Le nadyel fut rogné surtout dans les provinces fertiles du midi, et n’aurait pu nourrir le travailleur et sa famille qu’au moyen de procédés perfectionnés dont il n’était point question à cette époque en Russie. Au fond, sous le nom de rachat, les paysans avaient à indemniser le seigneur pour leur liberté personnelle et pour l’affranchissement des trois journées de corvée par semaine que chaque serf, homme ou femme, lui devait[10].

Un des plus brusques changements produits par la libération des serfs fut la ruine d’une très grande partie de la noblesse. A peine les nobles — surtout ceux qui ne visitaient leurs terres que pour y passer quelques mois à la belle saison — avaient-ils reçu les obligations représentant le prix du rachat qu’ils les négociaient et en dépensaient le montant avec un luxe fastueux. D’autres vendaient les terres qui constituaient leur fortune particulière : on dit que près de 30 millions d’hectares devinrent ainsi en peu de temps la proie des spéculateurs et des usuriers, tandis que l’Etat, par les facilités offertes à l’hypothèque des terres et aussi par des confiscations, devenait propriétaire de fait de la majeure partie des domaines seigneuriaux. Enfin, beaucoup de propriétaires, sans doute la majorité, plus attirés par la vie du fonctionnaire que par celle du gentilhomme campagnard, préféraient louer leurs terres aux paysans que de les faire valoir eux-mêmes et ne réussissaient qu’à précipiter à la ruine leurs anciens serfs.

Au milieu de la population agricole augmentant rapidement, dépourvue de terres suffisantes et pour laquelle la culture du sol est le seul travail possible, les prix des baux s’élevèrent bientôt. Aussi, depuis quarante ans, la situation d’une quarantaine de millions de paysans n’a-t-elle cessé d’empirer dans la Russie centrale : le « rachat », les impôts croissants, les baux élevés, l’ignorance de bonnes méthodes culturales ont amené l’agriculteur russe au même niveau que celui de l’Irlande. Certes, il y a des exceptions, l’initiative et l’entr’aide ont été suffisantes çà et là — principalement dans le gouvernement de Moscou — pour faire remplacer le soc primitif par la charrue profonde et pour introduire avec le trèfle une méthode d’assolement quadriennale. Mais combien de paysans succombent à la misère et combien échangent un esclavage pour un autre, celui du barine pour celui de l’usurier, juif ou orthodoxe, plus implacable encore ! Que de communes, que de districts se trouvent décimés par suite de mauvaises récoltes et de la famine toujours menaçante !

Un fait grave se produisit à la même époque, la naissance d’un prolétariat industriel : une nouvelle caste se formait ainsi en même temps que la caste de la bourgeoisie s’accroissait en force par la fondation des manufactures et l’asservissement du commerce, mais, quoi qu’on en puisse penser, les ouvriers d’usine restent en Russie l’infime minorité. Si, dans les provinces centrales, les petites industries paysannes et saisonnières occupent plus de sept millions de personnes, le service des manufactures, malgré les primes et les faveurs gouvernementales, ne réclame guère que deux millions de travailleurs, c’est-à-dire qu’il n’a emprunté au travail agricole que moins d’un cinquantième de l’augmentation de population entre 1861 et 1906. Aujourd’hui encore, l’immense majorité de la population russe n’a d’autre ressource que l’agriculture.

Toute grande révolution est génératrice de progrès et de regrès, et suivant que l’histoire examine les uns ou les autres, elle est portée soit à déplorer soit à célébrer les résultats de l’événement. Mais, quant aux conséquences de l’émancipation des serfs de la Russie, il n’y a point de doute possible. Malgré toutes les réticences et les mauvaises volontés, malgré les maussades tentatives des réformateurs qui tâchaient de reprendre d’une main ce qu’ils donnaient de l’autre, l’esclavage n’était pas moins aboli ; le maître n’avait plus le droit de cravacher son domestique ni la maîtresse celui de percer d’épingles la chair de sa rivale serve ; le travailleur pourrait désormais travailler en chantant, puisque il avait racheté sa terre et la disait sienne, pouvait la retourner, la féconder avec amour. L’admirable conséquence de l’émancipation, c’est que du coup commençait à se former une opinion publique dans cette masse jadis inerte, et qu’il fallait déjà, en vertu de la logique des choses, donner une certaine satisfaction à cette opinion publique. C’est ainsi que l’institution du jury fut admise en Russie, au grand scandale des vieux conservateurs : un des verdicts les plus retentissants du nouveau tribunal fut d’acquitter une jeune fille, Vera Zassoulitch, qui avait vengé la fustigation d’un prisonnier sur la personne du coupable en chef, le général de la police (1878). De même, le gouvernement fut entraîné par l’esprit de l’émancipation jusqu’à laisser les paysans exposer leurs doléances et formuler leurs propositions dans les assemblées cantonales ou zemstvo. La Russie vit ces choses étranges : les juges de paix élus au second degré par tous les paysans à l’égal de leurs seigneurs, puis des parlements où les campagnards se permettaient de discuter leurs intérêts avec bon sens, même avec esprit et dans un beau langage. Sans doute diverses mesures restrictives, surtout sous le règne d’Alexandre III, réussirent à supprimer presque complètement ce premier essai d’une représentation directe des intérêts ; mais la chose certaine, inéluctable, que nul gouvernement ne pouvait rayer de l’histoire, c’est que la nation russe se trouvait déjà placée par son mouvement social et politique dans un milieu analogue à celui des autres nations policées de l’Europe et que, par conséquent, toutes les révolutions de la pensée devaient y rencontrer une société préparée à les comprendre. Le monde moderne s’était agrandi de toute l’immensité de la Russie.



  1. Paul Carus, The Monist, April 1899, p. 400.
  2. Richard Burton, To the Gold Coast for gold.
  3. Negro-law of South Carolina, pp. 13 et suiv.
  4. Ibid., p. 24.
  5. Revue des Deux Mondes, 1er déc. 1860.
  6. Em. Chabaud, Des Barcelonnettes à Mexico ; Edmond Demolins, les Français d’aujourd’hui, types sociaux du Midi et du centre, pp. 29 et suiv.
  7. Thomas Nelson Page, Marva Chan.
  8. Emile Boutmy, Eléments d’une Psychologie politique du Peuple américain, p. 42.
  9. Alex. Tratchevski, Revue Internationale de Sociologie, août 1895, p. 19.
  10. Pierre Kropotkine, Notes manuscrites.