L’Homme et la Terre/III/06

Librairie universelle (tome troisièmep. 535-598).


CHEVALIERS ET CROISÉS
Notice Historique

De l’an mil à l’année 1250, les listes classiques énumèrent plus de quarante papes, qui exercèrent donc le pontificat pendant 6 à 7 années en moyenne, et une vingtaine d’anti-papes. Mêlés aux luttes dont il est question dans ces pages, furent surtout : Alexandre II 1061−1073, Grégoire VII (Hildebrandt) 1078−1086, Victor III, Urbain II 1088−1099, Pascal III 1099−1118, puis Innocent II 1130−1143, Eugène III 1143−1153, Adrien IV (Breakspeare) 1154−1159, Alexandre III, etc.

Etablissant un peu d’ordre sur les ruines accumulées par les Normands, la famille Capétienne avait conquis le trône de France, et eut tout d’abord une existence relativement paisible ; la durée des règnes correspond environ à celle d’une génération : Hugues Capet 987−996, Robert, dit le Pieux, né en 970, roi de 996 à 1031, excommunié de 998 à 1001, Henri Ier 1031−1060, Philippe Ier 1060−1108, excommunié de 1094 à 1104, Louis VI 1108−1137, Louis VII 1187−1180, Philippe II (Auguste) 1150−1223, excommunié de 1199 à 1201, Louis VIII et Louis IX, dit saint Louis, 1226−1270.

Durant le même laps de temps, les successions au trône allemand sont plus compliquées. Othon Ier, dit le Grand, second roi de la famille saxonne, s’empare du royaume lombard et, se faisant sacrer à Rome, instaure le saint empire Germanique en 962 ; deux autres Othon et Henri II appartiennent à la même lignée. Conrad II, qui annexa le royaume d’Arles à ses domaines, et, successivement, trois Henri forment la famille Franconienne. Le second de ceux-ci, Henri IV, né à Goslar en 1050, roi à six ans, fut excommunié en 1076, en conséquence de la dispute relative à l’investiture des évêques ; il s’humilia l’année suivante à Canossa devant Grégoire VII ; la lutte recommença pourtant et c’est par un anti-pape qu’Henri IV fut sacré empereur, en 1084 ; mais ses fils se levant contre lui, il se retira à Liège et mourut en 1106. Henri V, 1106−1125, lutta aussi contre Rome, mais dut finalement céder. Après Lothaire II (1125−1138), souverain de la maison de Saxe, les Hohenstauffen, princes de Souabe, parvinrent au trône.

A Constantinople, diverses familles régnent durant le xie siècle, mais les Comnène prennent finalement le dessus. Alexis Ier 1081−1118, reçut les chevaliers de la première croisade, Jean 1110−1143, et Manuel 1143−1180, lui succèdent, puis les compétitions recommencent. En 1204, la quatrième croisade réduit les empereurs d’Orient à la possession du royaume de Nicée, tandis que Baudouin de Flandre, Henri de Hainaut, deux princes de Courtenay, enfin Baudouin II régnent à Bysance, mais Michel Paléologue reprend l’antique capitale en 1261.

En Angleterre, Guillaume le Conquérant, mort en 1087, eut pour successeurs deux de ses fils, Guillaume le Roux et Henri Ier. Après un Etienne, régnèrent les Plantagenet : Henri II 1154−1189, Richard Cœur de Lion, Jean sans Terre 1199−1216, Henri III, etc.

Les fils de Tancrède de Hauteville abordent dans l’Italie méridionale en 1038. Robert, dit Guiscard, devient duc des Pouilles et de la Calabre et se mêle aux luttes soutenues par Grégoire VII; excommunié par lui en 1074, il se soumet, puis le dégage des mains d’Henri IV pour le retenir lui-même prisonnier, et c’est comme tel que meurt le grand pape en 1085, à Salerne. Un frère plus jeune, Roger, le Grand comte, parfait la conquête de la Sicile ; Roger II, fils de ce dernier. 1098−1154, réunit les deux Siciles en une seule puissance.

Voici les noms de quelques notables personnages :

Bérenger de Tours, hérésiarque 
 998  −1088  
Pierre l’Ermite, d’Amiens, moine prédicateur 
 1050  −1115  
Hassan-Ibn-Sabbah, Vieux de la Montagne 
 1056  −1124  
Abélard, philosophe et théologien, né à Nantes 
 1079  −1143  
Pierre de Brueys, hérésiarque 
 1080?−1120  
Suger, ministre de Louis VI, né à Saint-Denis 
 1081  −1151  
Anne Comnène, fille d’Alexis Ier, écrivain 
 1082  −1148  
Arrigo, hérésiarque lombard 
 1088? −1148?
Saint Bernard, abbé de Clairvaux, né à Dijon 
 1091  −1156  
Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, né en Auvergne 
 1091  −1156  
Arnaldo de Brescia, hérésiarque et révolutionnaire 
 1100  −1155  
Héloïse, abbesse du Paraclet, née à Paris 
 1101  −1164  

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
CHEVALIERS et CROISÉS
La revendication du pauvre contre le riche, de l’esclave
contre le maître est éternelle, mais des siècles
se passent avant que la rétribution s’accomplisse..


CHAPITRE VI


AN MIL. — GRAND SCHISME. — PAPES, ÉVÊQUES ET SOUVERAINS

POUVOIRS SPIRITUEL ET TEMPOREL. — MONACHISME D’OCCIDENT
CHEVALERIE ET SERVAGE. — PÈLERINAGES. — CAUSES DES CROISADES
EXODES ET CHOCS EN RETOUR. — FRANCE, FILLE AINÉE DE L’ÉGLISE
TEMPLIERS ET ASSASSINS. — CLUNY ET CITEAUX. — VAUDOIS ET KATHARES

ARNALDO DE BRESCIA. — SORT DE L’IRLANDE. — SAINT LOUIS

Toujours épris de domination, les prêtres, qui ont à lutter pour le maintien de leur pouvoir actuel, sont heureux de se faire illusion au sujet de l’époque du moyen âge. Ils aiment à se figurer que, pendant cette période de leur plus grande puissance, les âmes mêmes leur appartenaient entièrement, que la société tout entière était alors « touchée de la grâce » et se prosternait dans les églises avec toute la ferveur d’une foi sincère. D’ailleurs, il leur est d’autant plus facile de se tromper à cet égard que les historiographes du passé furent presque tous des prêtres ; ce sont des gens de religion qui écrivent les annales pendant près de mille ans, plaidant leur propre cause et représentant les faits à leur honneur et profit. D’autre part, les ennemis même du catholicisme se laissent aussi aller volontiers à cette illusion, qui leur permet d’autant mieux de faire contraster une période de ténèbres avec celle de la lumière qu’inaugure l’émancipation de la pensée. Mais catholiques et libres penseurs se trompent également. Le fait est que l’ardeur religieuse, la vie mystique sont toujours des exceptions dans une société, et que l’existence est employée chez la grande majorité des hommes à satisfaire les besoins immédiats, essentiels de l’organisme. Presque tous les individus se laissent vivre naturellement sans chercher le pourquoi ni le comment de leur apparition dans le monde : leur foi, quand ils la professent, n’est qu’un accommodement aux habitudes courantes. Il en fut ainsi au moyen âge comme à toutes les époques de l’histoire. Mais la rupture soudaine qui se produisit lors de la Renaissance, dans l’Europe civilisée, « infatuée de ses études comme un adolescent qui vient de faire sa rhétorique »[1], détourna les écrivains, enthousiastes de l’antique, de toute enquête sérieuse sur le moyen âge ; et la tradition courante, propagée par l’Eglise, s’affermit de plus en plus. Le retour des historiens vers les souvenirs de ces temps sombres ne se fît qu’au dix-huitième siècle, et les recherches approfondies datent du dix-neuvième. Maintenant on retrouve le peuple au-dessous de la double carapace que les rois et l’Eglise avaient posée sur lui.

Une légende bizarre, celle de l’« an mil », contribue singulièrement à fortifier cette idée fausse que les populations de l’Europe occidentale étaient animées d’une foi profonde. Naguère, tous les historiens racontaient qu’à l’approche de l’an mil, l’attente de l’Antéchrist et du Jugement dernier se serait emparée de toutes les âmes. Les ennemis se seraient réconciliés partout, les trafiquants auraient cessé de vendre et d’acheter, les avares de thésauriser, les criminels d’ourdir leurs méfaits. Les seigneurs se seraient précipités sur les autels pour faire donation de leurs biens à l’Eglise, c’est-à-dire pour tout remettre entre les mains de Dieu, dans l’espoir d’obtenir de lui la grâce et la vie éternelle. Toutefois, aucun document du temps ne donne le moindre indice qui justifie cette légende : on ne voit dans les annales contemporaines que redites usuelles des moines sur les péchés des hommes et sur les peines de l’enfer ; depuis des siècles les mêmes lamentations se répétaient et, pendant des siècles, elles devaient se reproduire encore sous des formes analogues : « Frères, veillez, faites pénitence ! Le monde est près de sa chute ! Mille et cent ans sont accomplis ! Les signes précurseurs paraissent ! Priez, repentez-vous, voici la fin de l’Univers ! »[2]

On doit dire même qu’à l’époque précise de l’an mil, la vie des nations européennes était relativement moins troublée, moins insipide, moins bouleversée de pressentiments terribles qu’elle ne l’avait été en France un siècle plus tôt, lors de l’invasion des Normands, et qu’elle ne le fut quatre siècles après, pendant la terrible guerre de Cent ans. Au contraire, les événements se déroulent à cette époque d’une manière aussi normale que durant toute la féodalité du moyen âge, avec accompagnement de guerres, de pillage et d’incendies, et les annales ne prouvent nullement qu’avant l’an mil, les actes de donation des seigneurs aient été plus nombreux qu’auparavant. La légende ne prit forme qu’au dix-septième siècle, sous l’influence de cette idée naturelle à l’homme de localiser les grands événements en un lieu, sur un homme ou à une date unique : on voulait expliquer le mouvement si remarquable d’art religieux qui se produisit avant et après cette époque de l’an mil, prise à peu près comme moyenne. Mais le véritable vulgarisateur de la légende fut Robertson, grâce à la haute autorité historique de son Tableau des Progrès de la Société en Europe, où l’illusion de la grande terreur du Jugement dernier trouve sa forme définitive[3].

Au onzième siècle, lorsque les invasions arabes dans les contrées riveraines de la Méditerranée commençaient à recevoir en contre-coup le retour offensif des Croisés d’Europe, la rupture définitive entre les deux Eglises chrétiennes d’Orient et d’Occident était consommée. Ce mouvement, qualifié dans l’histoire de « grand schisme » par excellence, eut pour véritable raison d’être la rivalité naturelle des deux cités, Rome et Constantinople, qui furent les centres de gravité opposés dans l’équilibre du monde méditerranéen : les points d’attraction, les foyers étant devenus distincts, la séparation devait se faire par conséquent entre les deux orbites. Quant aux raisons alléguées de part et d’autre, réellement trop mesquines pour avoir pu naître de convictions profondes, elles n’étaient que de misérables prétextes : l’usage du pain azyme, celui du lait, le nombre des jours de jeûne, la teneur et l’ordre des chants, les inclinaisons ou génuflexions observées pendant les fêtes, autant de vétilles qui n’auraient pu séparer des communautés ardemment unies dans un même élan de foi. Qu’une importance quelconque ait été donnée à de telles futilités montre combien grande était au fond l’indifférence générale des fidèles ; qu’ils se soient laissés ainsi diviser en deux troupeaux, désormais ennemis parce qu’ils ne se connaissaient plus, prouve qu’ils obéissaient à des intérêts politiques et non à la conviction intime. D’ailleurs, bien avant d’être proclamé d’une manière officielle, le schisme entre les deux Eglises existait déjà. Vers la fin du cinquième siècle, moins d’une centaine d’années avant que se fût accompli le phénomène de gemmiparité entre les deux empires, la scission avait commencé : des volontés diverses, des survivances différentes, des oppositions de nationalités et de mœurs avaient donné aux deux Eglises une physionomie distincte, indépendamment de la contradiction des dogmes. Ce qui manifeste l’union apparente au delà de sa véritable durée, ce fut le prestige de Rome, la « ville » par excellence ; d’ailleurs, elle avait l’avantage d’être, en Occident, la seule capitale religieuse, à l’exception toutefois d’Aquileja, remplacée au sixième siècle par Grado, qui avait aussi un patriarche, tandis qu’en Orient, Constantinople partageait le pouvoir suprême avec Alexandrie, Antioche et Jérusalem.

N° 307. Aquileja, Grado et les Alpes Juliennes.


La reconstitution de l’empire d’Occident avec Charlemagne accrut encore le contraste des conditions politiques et religieuses entre les deux moitiés de l’Europe : les intérêts de la papauté l’obligèrent à se tourner en entier vers des souverains d’origine barbare, trônant en des cités du nord brumeux, loin de la Ville éternelle. Le pape — ainsi qu’on appelait déjà l’évêque de Rome — ayant excommunié Photius, patriarche de Constantinople, pour cause d’insubordination, celui-ci répondit, en 867, par une accusation détaillée dans laquelle il reprochait à l’Eglise d’Occident non seulement des pratiques contraires à la tradition, mais aussi des hérésies. L’écart des croyances et des rites se trouvait ainsi définitivement constaté, mais la prudence l’emporta longtemps sur les haines et les rancunes, car aucune des deux Eglises chrétiennes ne voulait s’attirer le reproche d’avoir rompu l’unité catholique, principe fondamental de la religion du Christ ; à la fin, la question de l’ « hostie azyme », ou pain sans levain, que les chrétiens orientaux considéraient comme une superstition judaïque, fit éclater comme un tonnerre la désunion préparée depuis des siècles, et de part et d’autre on se lança des anathèmes. Le schisme était consommé. C’était en 1054, au milieu du onzième siècle, à l’époque où la puissance papale était en plein ascendant : la scission des deux cultes était déjà si bien établie dans les masses profondes du
icône catholique romaine
bas clergé et des peuples eux-mêmes que le prestige du pontife de Rome dans tout le monde occidental ne souffrit nullement de la séparation officielle.

Pendant le cours des siècles, les évêques de Rome avaient graduellement profité de l’avantage exceptionnel que leur avait valu la translation de l’empire à Constantinople et de la longue vacance du trône d’Occident : ils étaient les « premiers dans Rome ». et Rome était la première des cités, ils gagnaient incessamment en autorité et en sainteté auprès des fidèles de tous les royaumes de l’Occident. D’ailleurs, ils avaient su profiter de nombreuses occasions faciles pour devenir princes parmi les princes. Dès les premiers siècles, ils avaient pu s’ériger en grands propriétaires, mais leurs domaines ou « patrimoines » ne leur appartenaient que sous la souveraineté des exarques de Ravenne et des empereurs d’Orient. Menacés dans leurs possessions et privilèges par les rois lombards, ils invoquèrent l’appui de Pépin le Bref qu’ils aidèrent à faire roi et qui, en échange, leur assura la possession des « Marches » entre Ancône et Ravenne. Le « pouvoir temporel » des papes était fondé et bientôt s’accrut notablement, grâce à Charlemagne qui reçut la couronne des mains de Léon III. Celui-ci resta simple vassal, il est vrai, au point de vue purement terrestre, mais s’il consacrait les rois et les empereurs, ne détenait-il pas un pouvoir divin qui le plaçait au-dessus de tous les hommes ? C’est là ce que les papes affirmèrent désormais : à cet égard, la doctrine de l’Eglise était définitivement fixée, d’autant mieux qu’elle eut soin de formuler
Cabinet des Estampes.D'après une photographie.
icône de l’église orthodoxe grecque.
nettement le prétendu droit par une collection de décrétales que l’on attribuait aux papes des six premiers siècles de l’ère chrétienne. On y crut ou feignit d’y croire pendant sept cents années, jusqu’à ce qu’elles fussent démontrées fausses ou du moins falsifiées, après la Réformation.

Cependant les empereurs d’Allemagne, bien que couronnés par les papes, leur disputaient énergiquement le pouvoir. Il s’agissait alors d’un duel à mort entre deux maîtres qui, logiquement, par le fait même des doctrines que l’un et l’autre proclamaient, avaient également droit à l’autorité absolue et universelle. Le monarque qui, le jour même où il montait sur le trône, prenait dans la main gauche le globe, symbole de l’univers, et qui, de la main droite, saisissait le sceptre, indice du commandement, n’était-il pas clairement désigne aux yeux de tous comme le dominateur unique ? Et, d’autre part, celui qui avait planté sa croix au sommet même du globe ne siégeait-il pas ainsi en souverain du souverain ? N’était-il pas reconnu implicitement comme le dispensateur des choses de la terre par celui-là même auquel il avait donné l’Empire ? On s’en aperçut pendant la lutte, vraiment grandiose par ses tableaux épiques, à laquelle Hildebrandt, le moine fougueux, devenu pape sous le nom de Grégoire VII (1073-1085), fit assister le monde. Monté sur le trône de saint Pierre, le pontife donna désormais des ordres à tous « de la part de Dieu tout puissant et par son autorité ». Il désigna même, mais sans succès, celui dont il voulait faire un empereur, le duc de Souabe, Rodolphe, illustré par ce vers ridicule et fameux ; Petra dédit Petro, Petrus diadema Rodolpho[4]; mais s’il ne réussit pas dans cette tentative, du moins se vengea-t-il sur l’empereur élu, Henri IV, lorsqu’il le fît dépouiller de ses habits, marcher pieds nus dans la cour glacée de Canossa, jeûner durant trois jours devant les valets moqueurs, puis demander grâce en robe de pénitent. Le pouvoir de la papauté devait être comme le soleil, éclairant de sa lumière propre, qui est celle de Dieu, tandis que le pouvoir de l’Etat est un simple reflet de lune, une lueur qui disparait aussitôt que s’est caché l’astre central.

Il est certain qu’avec Grégoire VII, l’institution de la papauté atteignit son point culminant. Plus roi que théologien, Hildebrandt s’occupa beaucoup moins d’obtenir l’assentiment des consciences que la sujétion des volontés. Tout d’abord, les prêtres lui devaient une obéissance absolue et par conséquent avaient à se détacher du monde pour appartenir entièrement à l’Eglise : le mariage des ecclésiastiques, jusqu’alors permis ou toléré, fut désormais strictement interdit, comme il l’était dans les couvents ; le prêtre devait constituer une caste nettement délimitée, n’avoir égard ni aux affections naturelles, ni conserver aucun intérêt en dehors de l’Eglise, concentrer toute son ambition dans l’armée spirituelle de laquelle il faisait partie. Sans famille, le prêtre était également sans patrie ; nul potentat, nul fondé de pouvoir séculier ne pouvait dorénavant se permettre de placer un pasteur à la tête de son troupeau : l’investiture n’appartenait qu’à Dieu, représenté par son vicaire terrestre. Tels étaient les deux principes que Grégoire mit toute son énergie à transformer en lois fondamentales et sur lesquels la papauté eut tout d’abord l’avantage. Chaque génération de souverains, pourtant, utilisant les forces qu’elle avait à sa disposition, recommença la lutte, et le problème de la nomination et de l’investiture des évêques reste vivace jusqu’à nos jours, bien que les deux pouvoirs en présence aient, entre-temps, compris la nécessité de s’entendre.

N° 308. Possessions de Grégoire VII.

La partie d’Italie recouverte d’un grisé représente les États de l’Eglise lors de leur plus grande extension au moyen âge : le Patrimoine de saint Pierre sur la mer Tyrrhénienne, l’exarchat de Ravenne sur l’Adriatique et le district de Pérouse les rattachant l’un à l’autre. En 1077, Mathilde, la Grande comtesse, fit donation à Grégoire VII de tous ses domaines, comprenant la Toscane entière et partie de la Lombardie jusqu’au delà du Pô ; mais la résistance des villes, secondées par l’empereur, empêcha la prise de possession de s’effectuer.

A proximité de Gaète, un petit pays comprenant Spigno et Sujo Tut au mains des Sarrasins jusqu’en 916. Toute la basse Italie et la Sicile étaient gouvernées par les Tancrède dès 1080 ; Robert Guiscard défit même Alexis Comnêne à Durazzo en 1082 et prit possession de la côte.

Mais Grégoire VII voulait plus que la domination absolue sur les prêtres et le libre choix de ses pasteurs : il rêvait aussi l’empire universel. Avoir humilié l’empereur ne lui suffisait point, il voulait être empereur lui-même. Il utilisait aussitôt toute difficulté qui se produisait en Europe entre les princes et les peuples ou bien entre des compétiteurs au trône et s’efforçait d’être choisi comme arbitre et comme suzerain. Il revendiqua la Corse, la Sardaigne, l’Espagne, la Hongrie ; il se fit même donner la Russie, sur le papier, par un prince exilé ; de toutes parts, de la Provence, de la Savoie, de la Toscane, de la Dalmatie, de l’Italie méridionale, il reçut avec empressement des serments d’allégeance, paroles vaines qu’il avait l’espoir de transformer un jour, pour lui ou pour ses successeurs, en solides vérités. De même, lorsque Guillaume le Conquérant s’empara de l’Angleterre, en 1066, le pape Alexandre II n’avait pas manqué de l’encourager, comptant obtenir en échange le vasselage du vainqueur. Grégoire VII insista plus énergiquement encore pour obtenir la possession de ce fief éloigné.

Mais cet événement même, la conquête normande de la grande île Britannique, fut un de ceux qui prouvèrent le mieux combien, dans ce moyen âge qu’on dit avoir été d’une piété si fervente, les intérêts matériels immédiats et l’amour du butin dépassaient en importance le souci des privilèges ecclésiastiques. Le duc de Normandie, s’appuyant sur des prétextes d’héritage, eut pour lui la force et la chance des batailles, et, sept années après avoir pris terre, il réduisit à merci tous les anciens possesseurs du sol. La conquête l’avait rendu maître absolu de la contrée, et de lui date le droit public qui fait du souverain de la Grande-Bretagne le donateur de tout domaine possédé par l’un ou l’autre de ses sujets.

L’œuvre importante de Guillaume le Conquérant fut la rédaction du Domesday-book (Doomsday-book, Livre du jour du jugement), qui parut une année avant sa mort, en 1086. De ce précieux document statistique, certainement incomplet mais pourtant plus précis et détaillé que ceux de nombreux États contemporains, il appert que le roi, ayant divisé toute la contrée en plus de soixante mille fiefs, s’en était réservé à lui tout seul 1422 en toute propriété, ainsi que de vastes forêts et terrains de chasse. Les vassaux directs de la Couronne, au nombre de sept cents, parmi lesquels tous les seigneurs venus de Normandie avec le Conquérant, avaient été également pourvus de vastes domaines ; puis, après eux, se succédaient hiérarchiquement d’autres feudataires, Normands et Anglo-Saxons, vassaux, hommes libres et gens de condition inférieure. Le registre contient exactement 283 242 noms, mais il y manque le recensement des régions du Nord, comprenant la plus grande partie du Westmoreland et du Cumberland, ainsi que tout
Grégoire VII
(Il existe un autre portrait de Grégoire VII ressemblant
bien peu à celui-ci.)
le Durliam et Northumberland ; on peut donc supposer que les possesseurs du sol étaient trois cent mille, au bas mot. D’après ces données, auxquelles s’ajoutent des renseignements divers sur la clientèle des grands et sur les familles, on évalue approximativement à deux millions le nombre des individus qui, après la division violente et la répartition des domaines, habitaient encore le territoire de l’Angleterre : il y avait eu décadence indéniable pendant les vingt années de ravages et d’oppression qui suivirent la mort d’Edouard le Confesseur (1066)[5].

Quant aux évêques et autres membres du clergé qui avaient aidé Guillaume à faire sa conquête, ils furent récompensés par des terres et même des exemptions d’impôts ; mais le roi se garda bien de voir en eux les représentants et porte-paroles d’un maître : il en fit des vassaux lui rendant humblement hommage, et veilla à ce que, en cas de guerre extérieure ou de dissensions intestines, leurs hommes d’armes fussent mis à sa disposition. Les grandes ambitions de la papauté devaient avoir leur répercussion principale en Italie même, autour du « Patrimoine de l’Eglise », et en Allemagne, dans cet empire dont le chef avait à franchir les Alpes pour venir se faire couronner à Rome. Par un contraste curieux mais bien explicable, puisque l’esprit de révolte naît surtout de l’oppression directe, immédiate, c’est en Italie que le pape rencontra pendant la lutte ses ennemis les plus acharnés et les plus intransigeants ; en Allemagne on eut volontiers obéi aux deux maitres, si leur part respective de domination eut été bien réglée. Mais chacun voulait tout le pouvoir. Entre les deux forces nettement opposées, la conciliation était impossible. Ni le pape ni l’empereur ne consentaient à céder, puisqu’ils étaient l’un et l’autre les représentants de l’absolu. D’un côté la volonté divine, de l’autre la domination universelle. Suivant les intérêts spéciaux et momentanés des princes, des cités, des groupes nationaux, des classes et des castes, des gens de la montagne, de la plaine ou du littoral, les deux adversaires, le pape et l’empereur, recrutaient leurs adhérents de-ci et de-là, et les alternatives de la lutte donnaient la prépondérance à l’un ou à l’autre.

Des historiens se laissent entraîner facilement par l’opposition des mots dans cette erreur de croire que, durant les luttes épiques du moyen âge, le pouvoir « spirituel » et le pouvoir « temporel » représentaient des principes foncièrement différents : en fait l’un et l’autre n’avaient qu’un seul et même objectif, la domination absolue des individus et des peuples, à la fois dans leurs âmes et dans leurs biens. Les rois ne se disent-ils point tous institués par Dieu, dépositaires d’un glaive tombé du ciel, et Frédéric Barberousse ne fit-il pas décider, en 1158, par les docteurs de Bologne, que l’empire du monde entier lui appartenait, toute opinion contraire étant une hérésie ? N’est-ce pas en vertu même de la divinité de leur pouvoir que les rois parvenaient à se maintenir longtemps et même à sauvegarder complètement leur trône en dépit du « ban d’excommunication » ? Le roi de France, Robert, résista longtemps, tout en méritant son surnom de « pieux », à l’interdit qui pesait sur lui pour cause de mariage défendu : les conséquences d’horreur et d’exécration que l’on imagine aujourd’hui ne s’étaient pas produites et on était justement en l’an mil ! On peut citer également en exemple la victime de Grégoire VII, le vieil empereur d’Allemagne, Henri IV, qui passa ses derniers jours dans le palais de l’évêque Otbart de Liège. Le peuple, insouciant des foudres papales, vénérait l’excommunié comme un saint, et lorsqu’il mourut, on accourait de toutes parts pour toucher son corps : des paysans le couvraient de grains pour les utiliser ensuite comme semences, sûrs d’obtenir ainsi d’abondantes recoltes[6].

Cliché G. H.
palais des princes-évêques à liège, actuellement palais de justice

Quant au pape et aux autres représentants du pouvoir spirituel, l’histoire même de leurs conflits avec le monde civil témoigne de l’audace avec laquelle ils ambitionnaient aussi le pouvoir temporel. Les possessions mêmes qu’ils finirent par obtenir en Italie ne représentaient encore que la plus faible partie de leur puissance matérielle. Par l’intermédiaire de leurs légats qui exerçaient une juridiction sur toutes les églises, et exigeaient la dîme, ils s’ingéraient dans toutes les causes où leur intérêt direct ou indirect se trouvait impliqué, et faisaient manœuvrer dans ce sens leurs armées de prêtres et de moines, n’ayant que l’Eglise pour famille. Tous les faits de la vie civile, mariages, testaments, naissances et morts, promesses et serments, paroles mêmes de la conversation journalière, aveux de la confession, intrigues et accaparements de fortunes et de pouvoir qui en résultaient, tout se trouvait être de leur ressort, et de cette manière ils étaient souvent plus rois que les rois eux-mêmes : « c’est par là que l’histoire de chaque peuple est toujours l’histoire de Rome »[7].

Un seul souverain, parmi les princes d’Europe, avait obtenu d’être lui-même légat du pape, de manière à pouvoir aussi diriger ses prêtres et se soustraire ainsi à leurs continuelles interventions : cet habile diplomate fut le comte normand Roger, le conquérant de la Sicile sur les Mahométans ; et le pape qui lui accorda ce privilège capital fut le fanatique Urbain II, si zélé pour les croisades. La monarchie de Sicile acquit ainsi un droit d’autonomie ecclésiastique, objet d’envie pour les autres États, et put échapper au chaos produit par le conflit des deux pouvoirs en lutte. Nulle part les diverses formes de civilisation, bysantine et arabe, chrétienne et mahométane, ne se marièrent d’une façon plus intime que dans la Sicile, laboratoire politique resté longtemps ignoré des historiens malgré l’importance réelle qu’il acquit dans le mouvement des idées européennes[8].

Si le but poursuivi par les deux pouvoirs rivaux était bien le même, l’un et l’autre avaient à leur service des armes différentes et employaient un langage particulier. Le pape, fort de l’adhésion que ses ennemis eux-mêmes donnaient en toute ignorance à la légitimité de son vicariat divin, avait le droit de formuler ses revendications en paroles mystiques, que l’on écoutait avec un effroi religieux, comme si sa voix descendait du ciel, tandis que les rois et les barons devaient parler à la façon des autres hommes, suivant les mille alternatives de leurs passions et de leurs intérêts. La domination plus savante, plus égale des prêtres résistait aux impatiences et aux révoltes populaires bien plus efficacement que le gouvernement de fait, matériel et brutal, imposé par les seigneurs féodaux. Le paysan, non encore accoutumé à l’obéissance par une longue routine, pouvait se ruer contre le baron et ses hommes d’armes quand il était le plus fort, mais contre le prêtre sans défense, contre le moine vêtu de blanc, il se sentait désarmé. Celui-ci pressurait aussi, mais au nom de Dieu et de tous les saints. Il avait la force de lier et de délier, d’ouvrir la porte du paradis ou celle de l’enfer ; on n’osait pas même le haïr, de peur de déchaîner dans le silence des nuits quelque démon vengeur. Ainsi les montagnards du Valais brandirent souvent contre leurs seigneurs la formidable malze, massue en forme de tête couronnée d’épines et garnie de clous que plantaient les révoltés en signe de haine et de fureur sans pitié : ils démolissaient les châteaux, mais n’osaient se risquer contre les murs des couvents ou des églises. Ils continuaient de se prosterner devant l’évêque, devant le prince abbé, et la féodalité se maintenait sous sa double forme, économique et religieuse[9]. Souvent la rivalité des deux pouvoirs avait pour conséquence temporaire d’assurer aux villes le maintien de leurs privilèges ou libertés : les prêtres acceptaient volontiers le rôle de « défenseurs » de leurs fidèles, et lorsqu’ils le prenaient au sérieux, devenaient facilement saints dans la mémoire de leurs anciens clients. Telle est la cause du patronage traditionnel que des milliers de prélats ou moines exercent encore sur les cités qu’ils administrèrent jadis ou défendirent contre leurs seigneurs.

D’autre part, il arriva, suivant les circonstances diverses, que la cause de la société laïque, cherchant à s’émanciper de l’étreinte du pouvoir ecclésiastique, se trouva représentée par des hommes de l’autorité civile ; mais ceux-ci, aux yeux de la foule, avaient toujours le tort de n’être que des champions isolés ou se rattachant à des groupes d’individus peu nombreux, tandis qu’en face et touchant les cieux, l’Eglise se présentait dans son ensemble majestueux. Il est vrai que cette unité eût rapidement disparu si les papes avaient laissé les évêques et l’armée des prêtres s’assimiler complètement aux autres princes féodaux, comme agirent les khalifes, détenteurs du pouvoir spirituel de Mahomet, à l’égard des cheiks du monde musulman. En mainte contrée, on vit de puissants dignitaires de l’Eglise se gérer en simples barons, ne se souciant que de leur pouvoir personnel et sans se préoccuper des intérêts majeurs de la prépondérance ecclésiastique. La loi absolue de célibat qu’avait imposée Hildebrandt réussit à détourner ce grand danger de l’insubordination, en constituant l’armée des prêtres en un bataillon sacré, sans autre famille que celle de leurs confrères tonsurés. N’avaient-ils pas épousé l’Eglise qui devait leur tenir lieu de toute passion humaine ?

Cependant, ces prêtres, dépendant directement du pouvoir de Rome, n’auraient certainement pas suffi pour maintenir la puissance papale à travers les siècles si les innombrables religieux groupés suivant des règles diverses dans toutes les parties de la chrétienté n’avaient donné de la cohésion à tout le monde œcuménique de l’Eglise occidentale par leur étroite solidarité, en dehors de toute idée secondaire de lieu natal ou de patrie. Les moines qui suivaient la règle de saint Benoît en des milliers de couvents constituaient une immense armée cosmopolite à laquelle vinrent se joindre des recrues encore plus ferventes pour l’unité et la grandeur de l’Eglise. Dès le commencement du dixième siècle se fondait en France l’abbaye de Cluny, qui restaura, en la modifiant, la règle bénédictine et devint bientôt, sous la direction d’hommes célèbres, comme une capitale intellectuelle de l’Europe et la seconde métropole religieuse après Rome : elle succéda en importance à l’illustre abbaye du Mont Cassin et, de toutes parts, y accoururent les hommes qui voulaient fuir les dangers, les banalités ou les hontes du siècle, soit pour vivre en paix « à l’école des hêtres et des chênes », soit pour étudier les quelques manuscrits dans lesquels se trouvait résumée la science antique, ou pour s’y préparera des voyages de par le monde chrétien, sous le haut patronage de l’abbé de Cluny, ou bien encore pour s’y dresser au fructueux championnat de l’Eglise par une réputation de science ou de sainteté. La splendide abbaye bourguignonne, dont le clocher se dresse plus haut que celui de tout autre édifice religieux avant l’époque ogivale, attirait toute une école d’architectes et de sculpteurs : c’est là que naquit la belle école romane de Bourgogne.
N° 309. Cluny et Citeaux.

Avant tout, les moines continuaient la tradition du monde romain par leur ignorance des frontières de partage entre les États, de même qu’entre les mille petites baronnies féodales : leur langue était le latin. leur patrie la chrétienté. Le mot « international », que tant de patriotes modernes prennent en mauvaise part depuis que les États se sont fortement constitués en patries aux bornes garnies de forts et de redoutes, ce mot eût à peine été compris chez les clercs du moyen âge, tant il semblait naturel que dans l’Eglise, c’est-à-dire dans l’assemblée des saints, tous les prêtres et moines, quel qu’eût été leur lieu de naissance, appartinssent à la même grande famille et fussent accueillis conformément à leur mérite. Irlandais ou Germains, Espagnols ou Français, Italiens ou Esclavons, ils voyageaient librement de diocèse en diocèse, de couvent en couvent, et pouvaient s’élever en dignité sans avoir à renier leur pays d’origine. De même que le pape réclamait la domination spirituelle, et temporelle au besoin, sur le monde des croyants, de même ceux-ci revendiquaient leur commune nationalité dans toutes les contrées de l’Eglise qu’ils parcouraient ; à travers les siècles ils avaient maintenu leurs droits antiques de « citoyens romains ». Dans le choc de l’Occident et de l’Orient, ce fut une grande force pour la papauté que la cohésion de ses moines et de son clergé, malgré la fragmentation des foules en nations diverses ou se transformant sans repos.

Non seulement l’élément monacal donnait à la société des attaches avec l’antique civilisation romaine et lui procurait ainsi un certain idéal bien nécessaire dans le monde opprimé, il mélangeait aussi les classes et pouvait utiliser des énergies puissantes qui sans lui n’auraient pu trouver d’autre issue. Les religieux d’origine populaire ou même serve, que l’ambition naturelle ou le simple besoin physique d’une liberté relative avait fait entrer dans les ordres, apportaient à leurs actions plus d’énergie que les fils de seigneurs, fatigués de l’existence avant de l’avoir sérieusement commencée. C’est ainsi que la société religieuse, incessamment renouvelée par les apports d’en bas, n’en arrivait pas à se délimiter en une caste purement oppressive ou à se perdre dans les subtilités ou les folies du mysticisme. À cette époque, d’ailleurs, qui était celle des romans de chevalerie et des récits miraculeux, les esprits s’élançaient volontiers vers le mystère et vers l’inconnu. Le personnage de la Trinité qui résumait en lui les vœux des moines n’était-il pas alors le Paraclet, le Consolateur, c’est-à-dire le Saint-Esprit, cet être si vague, si incertain que la légende populaire n’en a imaginé d’autre représentation que la figure d’une colombe ? Dieu le Père, créateur de toutes choses visibles. Dieu le Fils, qui fut homme et souffrit sur la croix, paraissaient trop substantiels, trop concrets : il fallait aux mystiques enfermes dans les cloîtres un être insaisissable que la puissance créatrice cherchât vainement à fixer[10].

Bibliothèque Nationale.
cluny reconstitué.

Un autre élément social aida pour une part aussi considérable que les moines au mouvement des Croisades, ce fut la chevalerie. Cette institution est généralement attribuée d’une manière spéciale à l’époque des paladins, comme si elle eût commencé avec Roland, pour atteindre son plus grand éclat devant Jerusalem, puis disparaître graduellement en même temps que se transformaient les armes, lorsque les archers plébéiens d’Edouard III et les tisserands des Flandres, aux lourdes massues, eurent, au quatorzième siècle, triomphé des chevaliers français cuirassés, bardés de fer, hérissant de lances tout leur front de bataille. Il est certain que la chevalerie dans sa fleur correspond exactement à l’époque où la littérature des cycles de Charlemagne et d’Artus idéalise jusqu’au miracle les prouesses des chevaliers et en fait une caste à part, plus qu’humaine par sa force et par ses vertus. Mais elle avait commencé bien avant les Capétiens, bien avant les Carolingiens eux-mêmes : Fustel de Coulanges montre clairement qu’elle se trouvait en germe dans le monde romain ; on la voit se continuer à travers les temps avec de lentes modifications.

Par une évolution analogue, le grand domaine rural des Gallo-Romains, la villa, devint la terre possédée en toute propriété, sans redevance ni obligation, l’alleu, quand les chefs barbares entrèrent avec leurs bandes dans le monde civilisé. Le roi mérovingien, distribuant des terres à ses fidèles antrustions, établissait avec eux des rapports qui devaient prendre graduellement la forme de la suzeraineté envers les vassaux détenteurs de fiefs, et faire naître des relations analogues entre les seigneurs et leurs hommes liges : du haut en bas de la société, les personnes et les terres étaient divisées par échelons successifs, rattachés hiérarchiquement par les liens de l’hommage et du fief.

Au-dessous des porteurs de glaives, les paysans qui défonçaient la terre pour y jeter les grains et en faire sortir la nourriture de tous étaient des hommes sans droits, condamnés à la glèbe. On a prétendu que la transformation de l’esclavage en servage était due à l’influence chrétienne d’une part, et de l’autre à celle des Germains : il y aurait eu coïncidence entre les deux actions, religieuse et ethnique, pour amener un grand changement social entre les patrons et les serviteurs. Mais cette affirmation ne concorde pas avec les faits. Le servage eut ses origines aussi bien dans le monde romain que dans celui des barbares. La crainte que la terre fût complètement abandonnée par les agriculteurs que terrorisaient les invasions amena les grands propriétaires de l’empire à rattacher d’une manière absolue l’homme à la terre, en sorte que chaque acquéreur du sol pût en toute sécurité acheter la terre, sans crainte de voir les travailleurs s’enfuir vers la capitale.

N° 310. Possessions du Comte de Champagne.

La liste ci-jointe, dressée d’après Aug. Lonanon dans l’Atlas Schrader, indique les différents suzerains du comte de Champagne pour les territoires correspondants.

I.
Roi de France : — 1. Comté de Champagne, Meaux, Provins, etc. — 2. Breteuil en Beauvaisis — 3. Fief de Marly, — 4. Comté de Sancerre. — 5. Chatellenies d’Ainy, etc. — 6. Comté de Blois, Chartres, Vierzon, Tours, etc. — 7. Brou. — 8. Nogent-le-Rotrou.
II.
Archevêque de Reims : — 9. Comté de Porcien, Rethel, Orandpré. — 10. Epernay, etc. — 11. Seigneurie de Joinville, etc.
III.
Duc de Bourgogne : — 12. Comté de Troyes, etc. — 13. Rougemont, etc. — 14. Maligny.
IV.
Evêque de Sens : — 15. Montereau, etc. — 16. Comté de Joignv.
V.
Abbé de Saint-Denis : — 17. Nogent-sur-Seine.
VI.
Evêque d’Auxerre : — 18. Châtellenies de Lainsecq, etc.
VII.
Evêque d’Autun : — 19. Châtel-Censoir, etc. — 20. Luzy. — 21. Uchon.
VIII.
Evêque de Langres : — 22. Bar-sur-Seine.
IX.
Empereur d’Allemagne : — 23. Seigneurie de Gondrecourt, etc. — 24. Beirain. — 25. Roussy. — 26. Orchimont.

Pour plusieurs de ces fiefs, le comte de Champagne n’était que le suzerain médiat : d’autres seigneurs lui rendaient hommage pour la possession immédiate, tel le comte d’Anjou, roi d’Angleterre, les comtes de Nevers, de Vermandois, du Perche, etc.

La carte porte les mêmes chiffres que cette liste et les initiales des villes citées.


Sous le régime féodal comme sous le régime romain, la servitude n’en resta pas moins la servitude, et les « serfs de la glèbe » continuèrent d’être les instruments du propriétaire ; peu importait qu’ils fussent possédés par celui-ci ou celui-là : simples choses, ils ne s’étaient en rien élevés à la dignité d’hommes. Loin d’atténuer l’esclavage en un état de domesticité moins avilissant, la société chrétienne l’avait au contraire aggravé en dépeuplant les villes et en ramenant les serfs de la cité vers la campagne. En effet, l’esclavage romain s’était graduellement transformé dans Rome et les autres métropoles de l’Empire en une sorte de prolétariat, analogue à celui de l’ouvrier moderne. La coutume lui reconnaissait le droit d’acquérir un « pécule » auquel le maître ne pouvait toucher et qui lui servait éventuellement à racheter sa personne ; pratiquement, quelle que fût la teneur des anciennes lois, il faisait reconnaître son mariage et son testament, entrait dans les corporations ouvrières. Il pouvait même s’enrichir, arriver à une certaine importance sociale, tandis que le serf du moyen âge était à jamais condamné par la coutume et la loi à rester dans la classe héréditaire des asservis. Le prétendu progrès, de l’esclavage au servage, de Rome à la féodalité germanique, fut un véritable recul[11].

A côté des serfs domestiques, descendants des esclaves romains ou germaniques, s’était constituée la classe des corvéables ou dépendants, des « vilains » en un mot, qui n’étaient point libres, quoique théoriquement ils ne fussent pas esclaves. Le mot liber et le mot nobilis sont synonymes dans les chartes belges du onzième siècle[12]. Mais pour tous ceux des « libres » ou « nobles » qui n’avaient pas la force matérielle nécessaire pour défendre leur liberté, le seul moyen de n’être pas violenté comme un serf, brutalisé, livré à tous les caprices, était de se donner : les malheureux se choisissaient un maître. Les petits propriétaires cessaient de l’être en se plaçant pour la plupart sous le patronage des couvents ; suivant le langage des seigneurs mitrés qui confisquaient le petit avoir des paysans, ceux-ci échangeaient « leur liberté contre une servitude plus libre que la liberté même »[13]. C’est ainsi que, plus tard, un roi, nouvellement intronisé, annonçait son règne futur comme « la meilleure des républiques » Telle fut la cause majeure de la transmission des terres, jadis communes aux paysans ou bien alloties entre petits possesseurs, entre les mains des grands seigneurs féodaux. L’instabilité sociale, le manque de confiance en l’avenir prochain transformèrent fatalement la petite propriété personnelle et la propriété communale en propriété féodale. Mais si les cultivateurs donnent leur champ et se donnent eux-mêmes, ils cherchent à garder leur qualité de protégés et de clients et stipulent de leur mieux qu’ils pourront conserver leurs lots à titre de fermage à long terme.
D’après une photographie.
dinant, ville dominée par son chateau fort
La dure nécessité les pousse à marchander ainsi la cession de leurs personnes et de leurs terres, avec la presque certitude que si leurs maîtres deviennent tout-puissants, ils tiendront pour nuls conventions et contrats, disposant à leur gré des hommes et des choses. Souvent les propriétaires libres ou communautaires se trouvaient privés de leur droit personnel et de leurs possessions sans même avoir eu l’occasion de défendre leurs intérêts : ou bien un conquérant, un chef de guerre les avait simplement dépossédés, ou bien un souverain quelconque, en un accès de belle humeur, avait fait don de leurs corps et de leurs appartenances à quelque seigneur en faveur à la cour. C’est ainsi que les habitants de Bellagio, sur le lac de Como, eurent à protester de toutes leurs forces contre Frédéric Barberousse, qui avait donné leur district, hommes et choses, à l’abbaye milanaise de San Ambrogio. « L’empereur, disent-ils dans leur plainte, ne peut donner à autrui ce qui ne lui appartient pas. » Les protestations de ce genre furent certainement très fréquentes[14], mais combien peu d’entre elles, témoins fâcheux que les seigneurs étaient fort intéressés à détruire, ont été conservées dans les manoirs ? Le régime féodal avait pour conséquence première de rompre l’alliance naturelle de la ville et de la campagne environnante. Dans une société pacifique et normale, une parfaite harmonie se maintient entre les jardiniers et agriculteurs d’une banlieue et le marché central où se sont établis les industriels, car la terre forme avec le groupe urbain, né spontanément au lieu le plus favorable pour les échanges entre paysans, un organisme nécessaire et de constante utilité mutuelle[15]. C’est ainsi qu’il en fut jadis en Grèce et qu’il en est encore dans toutes les régions où les rapports naturels de la ville à son pourtour cultivé n’ont pas été brisés violemment. Mais la redoutable intervention des seigneurs réussit en maints endroits à rompre cette union pratique entre les deux éléments nécessaires de l’ancienne organisation urbaine, et à faire de la campagne l’ennemie jalouse et presque inconciliable des villes. D’ordinaire les serfs du baron étaient obligés, à la fois par les nécessités de leur service et par la peur des brigands, de blottir leurs tanières au pied d’un château fort se dressant sur quelque pointe de roche. Le laboureur, assujetti à l’homme de guerre, « attaché à la glèbe », ainsi que le constatait par un mot terrible le langage des juristes, était fréquemment, de gré ou de force, lancé contre les villes : comme servant du travail ou comme servant des armes, il devenait l’ennemi de la cité où vivaient des industriels ou des marchands obligés d’établir des rapports avec des clients lointains, puisqu’ils étaient brouillés avec les paysans, leurs voisins immédiats, d’ailleurs trop pauvres pour acheter leurs produits.

Dans cette France découpée en mille tronçons par la féodalité, les villages devenaient les ennemis non seulement des villes, mais aussi des autres villages : de même que les barons se disputaient pour les confins de leurs terres, de même les saints patrons se querellaient et s’entre-maudissaient à propos de leurs paroisses. Des haines féroces naissaient de commune à commune et se faisaient héréditaires. Ce n’est pas seulement de la gloriole villageoise que naissaient entre bourgades les rivalités séculaires que nous décrivent les romanciers[16] ; elles étaient annuellement excitées par les plaisanteries, les bravades et les invectives qu’échangeaient, comme les héros d’Homère, les intrépides champions des deux communautés limitrophes : mais des moqueries et de mauvaises paroles n’auraient point suffi pour alimenter de siècle en siècle l’esprit de la vengeance si les seigneurs temporels et spirituels n’avaient en intérêt à maintenir, à exciter les inimitiés, pour détourner sur la multitude asservie le mouvement de revendication qui justement aurait dû de toute part s’élancer contre eux.

Cl. Kuhn, édit.
église saint-paul à issoire (puy-de-dôme).
Style roman auvergnat, onzième et douzième siècles.


Quand les rustres s’assommaient à la rencontre de deux processions portant des bannières différentes, les seigneurs qui contemplaient la scène du haut de leurs tourelles n’avaient rien à craindre de ce peuple humilié : ils pouvaient continuer de lui prendre son blé, son vin et son bétail, ses adolescents, ses femmes et ses filles : tout leur appartenait par le droit de la force : jusqu’au faucon du noble qui avait prise sur la volaille du manant[17].

Certes, les paysans ressentaient profondément toutes ces blessures, car la revendication du pauvre contre le riche, de l’esclave contre le maître est éternelle, mais des siècles se passent avant que la rétribution s’accomplisse. Quelques stances chantées par les trouvères nous disent pourtant combien net était chez les paysans du douzième siècle le sentiment des injustices subies : ils ne parlaient point autrement à la veille des Jacqueries et de la Guerre des paysans ou dans la période moderne des grèves et du socialisme révolutionnaire. « Les seigneurs ne nous font que du mal, nous ne pouvons avoir d’eux ni raison ni justice ; ils ont tout, et nous font vire en pauvreté et en douleur… Pourquoi nous laisser traiter ainsi ? Mettons-nous hors de leur pouvoir, nous sommes des hommes comme eux… et nous sommes cent contre un… tenons-nous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie sur nous, et nous pourrons couper des arbres, prendre le gibier dans les forêts et le poisson dans les viviers, et nous ferons notre volonté, aux bois, dans les prés et sur l’eau. »[18]

Cependant, les seigneurs se trouvant, de par leur orgueil et la force des choses, appartenir à une autre humanité que la tourbe asservie des laboureurs n’en avaient pas moins contracté l’obligation tacite de les défendre contre tout envahisseur : pour sauvegarder leurs terres, ils devaient également en protéger les charrues et les bras qui les conduisaient. Seigneurs et vassaux étaient devenus forcément des guerriers, les chefs nés de toute la valetaille qu’ils entraînaient derrière eux. Ils ne sortaient point de leurs manoirs sans précéder fièrement à cheval toute une foule de piétons affairés. Monter un destrier était un privilège symbolique, indiquant, suivant l’opinion de tous, une supériorité physique et morale sur la foule des gens qui vont à pied. Ainsi se constitua graduellement une classe bien distincte, avant, dans l’ensemble de la société médiévale, ses intérêts spéciaux, sa morale particulière, son idéal même. Ayant été occupés, surtout depuis les Carolingiens, à défendre les confins de la chrétienté, d’un côté contre les Sarrasins, de l’autre contre les Avares et les Hongrois, les chevaliers virent bientôt en eux-mêmes un corps institué pour la défense de la civilisation occidentale, et, l’amour de la gloire aidant, ils voulurent passer de la défense à l’attaque, porter la guerre en plein dans les contrées ennemies et se tailler des royaumes dans les pays des infidèles.

Cl. Kuhn, édit.
cathédrale de mayence.
Construite du dixième au treizième siècle.


Les bandes de misérables ne manquaient point pour en faire des armées : les mendiants des routes, les malheureux de toute espèce, bien encadrés et tenus en discipline par les serfs immédiats des seigneurs, employés comme sergents et capitaines, formaient le gros de ces troupes d’aventure, grossissant après chaque succès, dispersées après chaque désastre. Des multitudes de Flamands s’étaient enrôlés ainsi dans l’armée de Guillaume le Conquérant, et, la guerre finie, étaient restés en Angleterre, où, pendant une centaine d’années, d’autres compatriotes se succédèrent par bandes en cette nouvelle patrie. Les princes du continent louaient aussi en grand nombre les gens de Belgique, des « Brabançons », appelés également « Cotereaux » ; dans l’histoire militaire du onzième et du douzième siècles, ils eurent le même rôle que les Suisses quatre cents plus tard[19].

De même que les princes religieux cherchaient à s’emparer de la puissance civile, à accumuler les deux pouvoirs sur les âmes et sur les corps, de même les seigneurs temporels acceptaient volontiers les dignités et surtout les prérogatives ecclésiastiques. Ainsi Hugues Capet se faisait appeler « abbé » aussi bien que « comte » de Paris ; et l’on pourrait citer beaucoup d’autres exemples analogues[20]. Dans son ensemble même, la chevalerie prit un caractère religieux. Le fanatisme chrétien, uni à l’ambition, groupa les nobles en confréries qui ressemblaient à celles des moines et qui avaient aussi leurs vœux, leurs règlements et leurs rites.

Des formes d’initiation rigoureusement suivies, d’après le modèle que donnaient les chevaliers accomplis, ceux de Champagne et de Lorraine, permettaient au jeune noble d’entrer dans le corps des élus. Ainsi qu’il était d’usage pour les adolescents chez les peuples primitifs, chacun d’eux commençait par une période de rudes épreuves pendant laquelle on mettait à l’essai son courage, sa force de résistance physique, l’ingéniosité de son esprit, puis, quand on le jugeait digne d’être un homme, l’assemblée des chevaliers et des dames, convoquée d’ordinaire en un grand jour de fête, notamment à la Pentecôte, le jour où souffle l’esprit créateur, remettait au candidat les éperons d’or et d’argent, la cotte de mailles et la cuirasse ; le jeune homme, s’agenouillant au centre de la salle, recevait du plus noble des seigneurs présents les trois coups traditionnels du plat de l’épée : désormais il était homme. Se redressant, il recevait de ses égaux le baiser fraternel et s’armait du casque, du bouclier, de la lance. Le suzerain avait entendu son serment d’allégeance, les représentants de l’Eglise avaient également agréé sa promesse de dévouement éternel et d’obéissance : enfin, il s’était engagé envers le monde entier à la franchise, à la justice, à la magnanimité et surtout à la défense des faibles, des orphelins et des femmes. Une belle devise, des couleurs symboliques devaient lui rappeler ses devoirs à toujours.

Cl. Valentine.
cathédrale de durham, construite de 1093 a 1135
Type de l’architecture appelée Norman par les Anglais et correspondant à notre roman.

En effet, l’histoire nous dit qu’il y eut de nobles chevaliers « sans peur et sans reproche », des solitaires qui prirent au sérieux les beaux serments qu’ils avaient faits, restant fidèles à leur devise et à leur dame, des « chevaliers errants » qui parcouraient les campagnes à la recherche de torts à redresser, de malheureux à défendre ; mais ces héros de justice, déjà ridicules aux yeux de leurs contemporains, n’ont-ils pas été immortalisés plus tard sous le nom de « Chevaliers à la Triste Figure » ? La plupart des paladins, entraînés par la violence et l’ambition, ne donnaient pour but à leur vie que de guerroyer, de conquérir et d’opprimer les populations vaincues.

À cette époque, moines et chevaliers, aussi bien que les marchands et tous ceux qui pouvaient échapper aux dures conditions du servage, se risquaient volontiers aux aventures, souvent périlleuses, mais toujours méritoires, d’un pèlerinage vers les villes saintes, les églises et les couvents où des miracles avaient eu lieu, et le centre d’attraction par excellence était le Saint-Sépulcre : la visite des « Lieux saints » était aussi en honneur chez les chrétiens que le prosternement à la Kaaba chez les islamites. Mais les Mahométans étaient chez eux à La Mecque, tandis que les catholiques avaient à traverser le territoire des ennemis en suppliants et à se faire ouvrir à beaux deniers les portes de Jérusalem et du sacré tombeau. Les Sarrasins appréciaient en négociants habiles la venue de ces étrangers qu’il était licite de rançonner ; mais les haines de race et de religion éclataient souvent, des insultes, des pierres, des coups d’épée étaient échangés sur le parcours des processions. Le plus fameux des pèlerinages, celui de 1064, composé de milliers de fidèles, sept mille, dit-on, suivant à pied l’archevêque de Mayence et ses dignitaires sur la route du Golgotha, donna lieu, disent les chroniques, à d’admirables démonstrations de foi, mais aussi à des scènes de meurtres et de rapines ; pas un tiers des pèlerins ne revit la patrie[21]. Aussi le souci de la vengeance s’accroissait-il incessamment chez les chrétiens. Chaque voyageur qui revenaient du Saint-Sépulcre en prêchait la reconquête auprès des siens. Deux générations avant que se fît la grande croisade, les imaginations s’y préparaient ; on en parlait dans toutes les assemblées ecclésiastiques et les cours baronniales. Elle devait se faire puisqu’elle était depuis longtemps voulue. D’ailleurs les romans, les légendes, brouillant les âges, plaçaient déjà dans le passé cette grande œuvre que les chevaliers chrétiens avaient en vue d’accomplir. Ainsi Charlemagne, ayant concentré en lui toutes les gloires humaines, devait également avoir réalisé toutes les ambitions, avoir transformé tout idéal en victoire. Puisque les chrétiens souffraient de l’humiliation profonde de voir le tombeau de leur Dieu en possession des Sarrasins, cela suffisait au récitateur des légendes pour qu’il attribuât au grand roi la délivrance du Saint-Sépulcre. La croisade prêchée n’avait qu’à marcher sur ses traces.

Sans doute, le Pape et l’Empereur qui se disputaient alors la domination de l’Europe occidentale eussent l’un et l’autre préféré continuer directement leur lutte que de se lancer dans les hasards d’une guerre lointaine en pays inconnus, et lâcher la proie pour l’ombre ; mais l’opinion publique — car elle existait même à cette époque — était trop puissante pour qu’il fût possible de lui résister. D’ailleurs le pape était en droit d’espérer que l’aide apportée aux chrétiens du monde bysantin pourrait avoir pour conséquence un rattachement de l’Eglise schismatique à la sienne, dorénavant considérée comme la seule vraie : telle avait été la politique de Grégoire VII ; il s’était préparé même au voyage de Constantinople pour y conduire en personne une armée de secours contre l’Islam, mais en stipulant bien ses conditions de rachat des consciences[22].

Certainement la foi chrétienne eut, comme on le dit, une part considérable dans le mouvement qui jeta les bandes de l’Occident sur la Palestine : « Dios li volt ! Dios li volt ! » s’écriaient les foules dans le délire momentané qui s’emparait d’elles à la voix des orateurs ; mais si puissante que la foi religieuse puisse être chez les individus, souvent entraînés par elle jusqu’à la folie, elle reste toujours inférieure aux intérêts économiques immédiats dans les préoccupations ordinaires d’un peuple : la nourriture, la vie matérielle de chaque jour sont le grand souci. Pour donner l’impulsion à un mouvement d’aussi puissante intensité que le furent les croisades, il fallait un mobile qui agit sur les nations dans toute l’épaisseur des classes, paysans et gens des villes, prêtres et seigneurs, et qui possédât assez de force initiale pour que l’esprit d’imitation et la folie contagieuse de tous les grands remous humains pussent l’entretenir pendant longtemps.

Ce mobile était en réalité le désespoir. Les nations étaient si malheureuses que le désir du changement s’imposait à elles. L’état continu de l’Europe féodale, toujours secouée par les guerres et les discordes, était si déplorablement incertain, ou plutôt si constamment traversé de malheurs inévitables, assauts et déroutes, famines et pestes, incendies et massacres, que tout, même l’impossible, paraissait préférable au présent ! Seul, l’espoir du mieux pouvait jeter les malheureux hors de la glèbe natale vers des pays tellement éloignés que la distance en paraissait incalculable et que la direction sur terre ou sur mer en était plus ou moins vaguement indiquée par des pèlerins ou des marchands qui montraient les astres du ciel. Des légendes, analogues à celles qui jadis avaient déterminé l’invasion des barbares dans les Gaules et dans tous les pays méditerranéens jusqu’en Afrique, racontaient merveille de toutes ces contrées de l’Orient. On savait que les « Indes », la lointaine région du Soleil Levant, étaient le lieu de provenance des rubis, des diamants et de l’or, et l’on n’ignorait point que Constlantinople devait ses richesses au peu de trafic réussissant à passer entre les hordes des envahisseurs mahométans de l’Asie antérieure. On s’imaginait aussi très volontiers qu’il serait facile de déblayer toutes les voies d’accès qui mènent vers ces pays fortunés, dont les Sarrasins haïs avaient fermé la route. Chacun avait son ambition à satisfaire : le moine deviendrait apôtre, évêque ou patriarche, le seigneur « sans avoir », comme l’était le fameux Gauthier, l’un des chefs de la première croisade, commencerait par être chef de bande, puis s’élèverait au rang de général d’armée ; le chevalier ne pouvait manquer de s’approprier un grand fief, et le simple soudard, le valet, comptait au moins sur un fructueux pillage ; tout cela valait la peine de risquer la mort, d’autant plus qu’on la risquait également à rester en Europe, aux prises avec les malandrins de toutes classes et de tous pays. Ainsi se lançait-on follement à courir les aventures.

Cl. Bonfils.
angoulême — cathédrale saint-pierre, commencée au xie siècle, consacrée en 1128.

D’ailleurs, quelques-uns des apôtres des croisades ne craignirent pas de faire directement appel à des mobiles plus vrais, à ceux que d’ordinaire on se donne au moins la peine de voiler sous d’élégants discours : Urbain II, s’adressant aux chrétiens de Clermont, en 1095, leur tient absolument le langage d’un économiste actuel parlant à ses électeurs de colonisation ou de nouveaux débouchés : « La terre que vous habitez, fermée de tous côtés par des mers et des montagnes, tient à l’étroit votre trop nombreuse population ; elle est dénuée de richesses et fournit à peine la nourriture à ceux qui la cultivent. C’est pour cela que vous vous déchirez et dévorez à l’envi, que vous luttez et vous massacrez les uns les autres. Apaisez donc vos haines et prenez la route du Saint-Sépulcre. » Ainsi, d’après le vicaire même de Jésus-Christ, le tombeau du Sauveur ne pouvait être délivré que par l’alliance de Dieu et de Mammon ! Et l’Empereur de Bysance, Alexis Comnène, écrivant aux barons de l’Occident, leur dit avec autant de cynisme que Bonaparte s’adressant à l’armée d’Italie : « Si tant de maux, si leur amour pour les saints apôtres ne soulèvent pas les chrétiens, que leur cupidité soit du moins tentée par l’or et l’argent détenus en abondance par les infidèles, qu’ils songent à la beauté des femmes grecques »[23] ! Et puis la chance du salut éternel promis par les prêtres devait agir peu ou prou, même sur ceux qui ne croyaient qu’à demi : le pape proclamait la remise de leurs péchés à tout homme qui prenait la croix, et le voyage en armes assurait le paradis. N’était-ce pas admirable d’expier tous les crimes antérieurs de violence et de meurtre en se donnant le plaisir d’en commettre de nouveaux, mais cette fois contre les Musulmans ?

Bien avant que les croisades eussent commencé officiellement, elles étaient déjà en pleine réalisation. Il serait juste de dire que le mouvement dura sept ou huit cents années, depuis la rencontre de Charles Martel avec les Maures dans le Poitou et la Septimanie jusqu’aux expéditions de Charles Quint sur les côtes Barbaresques. Les guerres continues des Espagnols du nord contre les Arabes du sud constituaient seulement la part occidentale du grand conflit ; là, le contact immédiat des belligérants entretenait incessamment la bataille ; tandis que, plus à l’est, d’une extrémité à l’autre de la Méditerranée, les rencontres demandaient de longs préparatifs et donnaient lieu à de plus amples massacres. Les annales montrent qu’en énumérant toutes les expéditions, petites et grandes, il y eut bien plus de six ou huit croisades[24]. Un besoin de classement de belle ordonnance a porté les historiens à ne décrire que les plus importantes de ces expéditions pour ne pas se perdre dans la confusion des détails ; mais à toute occasion des bandes plus ou moins fortes, des groupes de pèlerins armés, même des pillards isolés continuaient de se rendre en Terre sainte, grossissant les armées, en comblant les vides, ou disparaissant en route.

Avant de conquérir la Palestine, le premier acte devait être de déblayer la Méditerranée qui appartenait en entier aux Arabes. Déjà, au commencement du onzième siècle, en 1015 et en 1016, les flottes de Pise et de Gênes s’emparent de la Sardaigne, que Mogehid, le seigneur de Dénia, sur la côte de Valence, avait rattachée à sa principauté. Les Baléares, qui appartenaient au même prince arabe de l’Espagne, ne tombèrent au pouvoir des républiques italiennes que pendant le siècle suivant ; mais déjà la grande île qui occupe le centre même de la mer Intérieure, la Sicile, avait été prise par les Normands. De pirates, ceux-ci étaient devenus princes et rois, et tandis que Robert Guiscard, fils de Tancrède, s’emparait des provinces méridionales de l’Italie, son frère Roger traversait le détroit de Messine, entraînant ses chevaux à la nage derrière les bateaux. La Sicile était alors divisée en petites principautés, et le chef normand put s’attaquer à Palerme, avec l’aide d’une flottille pisane, sans avoir à combattre tous les occupants sarrasins (1072). Successivement il réduisit les diverses parties de l’île, et en 1091, quelques années avant la grande croisade vers la Palestine, il escaladait la dernière forteresse, le Kasr-Yan ou Castro-Giovanni, l’antique Enna, le « nombril de la Trinacrie », le lieu sacré sur lequel s’élevait jadis l’autel de Cérès. Les « Croisés » possédaient ainsi pour leurs entreprises un point d’appui au centre de la Méditerranée.

Cependant l’initiative de l’attaque directe contre les profanateurs du tombeau vénéré ne vint point des Normands : elle partit surtout de France où la parole du pape avait retenti. Tout d’abord, ce fut une ruée furieuse, désordonnée, chaotique. Les multitudes accouraient, nobles, valets, serviteurs, vagabonds, se dirigeant vers les pays du Soleil Levant et ramassant d’autres foules en chemin. L’invasion gauloise recommençait vers l’Orient, mais certainement plus incohérente que ne l’avait été celle des Volces Tectosages, quatorze siècles avant eux. Tout cela se mouvait comme une inondation de boue, couvrant de ses fanges toute la région traversée. Après cette cohue qui s’usa de massacre en massacre et de maladie en maladie dans la traversée de la Hongrie et de la Bulgarie, puis dans les premières rencontres sur le sol de l’Asie Mineure, venaient les grandes armées que commandaient les chevaliers les plus fameux de la chrétienté et qui se composaient principalement de Français, de Normands, de Lorrains, de gens des Ardennes et des Pays-Bas. Godefroy de Bouillon, dit Otto von Freysingen, avait été mis à la tête des Croisés parce qu’il connaissait également le langage des peuples romans et celui des Teutons. Il suivit le chemin de l’Europe centrale, tandis que Raymond de Toulouse passa par l’Italie du Nord et la Dalmatie et que les Italiens prenaient le chemin de la mer vers Conslantinople, le rendez-vous commun. De là, il fallait s’ouvrir la route de vive force en combattant les Turcs qui occupaient les cités et les passages de l’Asie Mineure et de la Syrie ; des sept cent mille hommes qui étaient partis, il en restait environ la moitié : d’après Gibbon, trois cent mille Croisés périrent avant qu’une seule ville eût été arrachée aux Musulmans.

N° 311. Routes suivies par la première Croisade.

Les territoires hachurés sont ceux où dominaient les musulmans à l’époque de la première croisade. La route suivie par GodeFroy de Bouillon, le long du Danube, celle de Raymond par la Lombardie, celle de Tancrède par le détroit de Tarente sont indiquées en traits discontinus.

Toutefois, cette puissante armée n’aurait pas suffi pour atteindre son but si elle n’avait acquis la faveur de ses hôtes, les Bysantins : les barons croisés, auxquels les Seldjoucides barraient la route devant Nicée, ne pouvant se passer de l’appui des Grecs pour leurs approvisionnements, durent, bien à contre-cœur, rendre hommage à l’Empereur Alexis comme à leur maître, et promettre solennellement de lui remettre toutes les places ayant déjà fait partie de l’empire d’Orient et dont ils feraient la conquête. Ils promirent, sachant d’avance que le légat du Pape, qui les accompagnait, les délierait au besoin de leur serment. Alors commença la véritable campagne : ils
combat des croisés et des sarrasins
(Vitrail de Saint-Denis).
prennent Nicée, puis, en une grande bataille, culbutent les Musulmans à l’intérieur de la Péninsule, franchissent les Portes Ciliciennes, dites par eux les « Portes de Judas », tant ils avaient raison de les craindre[25], occupent l’importante cité d’Edesse, qui les protège contre les ennemis venus d’outre-l’Euphrate, s’enferment dans Antioche dont ils s’échappent à grand peine par une victoire qui parut un miracle, et finalement, grâce aux dissensions des Musulmans entre eux, — d’un côté les Fatimites d’Egypte, de l’autre les Turcs d’Asie — ils arrivent devant Jérusalem qu’ils emportent d’assaut et emplissent de sang ; dans le temple même, « les chevaux y baignaient jusqu’aux genoux ». En commençant le siège les Croisés n’étaient plus que vingt mille ; bientôt il ne resta dans Jérusalem que cent chevaliers et un millier de fantassins. L’armée s’était fondue, et le Saint-Sépulcre ne tenait plus à la chrétienté que par un fil bien facile à rompre.

N° 312. Royaumes chrétiens en Orient.
La côte d’Asie Mineure au nord de Cypre faisait partie de l’empire d’Orient.

Tout était perdu si les intérêts du commerce n’avaient appuyé ceux de la foi. Mais les flottes de Gênes et de Pise s’étaient aménagées en vue du transport, de l’approvisionnement des chevaliers et des pèlerins, et, grâce à ces flottes qui tenaient le littoral, Baudouin, successeur de son frère Godefroy, put maintenir Jerusalem, puis conquérir la moitié des cités du littoral, entr’autres Saint-Jean d’Acre et Tripoli de Syrie. Cette dernière ville possédait une bibliothèque admirable, probablement la plus belle qui existât encore dans le monde : les barbares de l’Occident, fidèles aux traditions chrétiennes, ne pouvaient manquer de la livrer aux flammes ; ainsi que le fait remarquer Ramsay, les Croisés de cette époque ne savaient pas griffonner leurs noms sur les rochers comme les soldats grecs, quinze cents ans auparavant[26]. D’autres barbares vinrent bientôt se joindre aux Francs, de vrais Norvégiens, au nombre de dix mille, arrivés directement sur une flotte de soixante navires, ayant contourné par le libre océan tout le continent d’Europe. Sous la conduite de Sigurdr, ils prirent part au pillage et, par la prise de Sidon, contribuèrent à l’accroissement du royaume de Jérusalem. Entre-temps, des centaines de mille Croisés de l’Europe occidentale, Français, Italiens, Allemands, venus par la voie de terre, en 1101, avaient péri jusqu’au dernier sur la route de Syrie, par la faim, la soif, les fatigues, les maladies et le glaive des Turcs.

Evidemment, la logique des choses voulait qu’un point géographique isolé de son territoire naturel, comme l’était la ville de Jérusalem sans tous les massifs de montagnes avoisinants et sans les passages de l’Euphrate, restât une conquête extérieure au monde chrétien et par conséquent très difficile à garder. Il eût fallu pour cela y employer toutes les forces de l’Europe latine et germaine, mais celles-ci étaient loin d’être unies en un même sentiment. Les plus barbares apportaient le plus de foi dans leur entreprise, tandis que les plus avisés, les habiles marchands de Gênes et de Pise, ne se préoccupaient guère que de leurs intérêts. Même chez ceux qui semblaient tout dévoués à l’œuvre de délivrance, l’initiative déviait fréquemment vers les avantages personnels ou les satisfactions nationales. En outre, les questions d’ordre intérieur dans les différents États devenaient de plus en plus urgentes et diminuaient l’importance relative de la possession du Saint-Sépulcre. Aussi quand la ville forte d’Edesse, qui défendait le littoral syrien contre les Musulmans, fut tombée entre les mains de l’habile et persévérant Zenki, en 1144, la chute prochaine du royaume chrétien de Jérusalem dut paraître inévitable. C’est en vain que, trois ans après, la plus puissante de toutes les croisades, dite communément la « deuxième ». se mit en marche vers les pays d’Orient. Elle comprenait 14 000 chevaliers et un million d’hommes à pied : deux souverains la commandaient, l’empereur d’Allemagne, Conrad III, et Louis VII, roi de France.

N° 313. De la deuxième Croisade à la dernière.

Le grisé serré recouvre les territoires relevant du patriarcat de Constantinople ; le grisé lâche, ceux reconnaissant l’autorité suprême de Rome.

La date 1147 accompagne la route suivie par Conrad III, 1189, celle suivie par Barberousse et 1190, le trajet de Philippe-Auguste. Les croisades de saint Louis, 1148, vers Damiette, 1370, vers Tunis, sont indiquées en traits pleins.


Mais, comme toujours, les armées fondirent en route, Edesse ne fut point reprise et même Damas, beaucoup plus rapprochée de Jérusalem, resta cité musulmane. Les deux chefs, presque sans armée, rentrèrent dans leurs pays respectifs avec l’humiliation de la défaite. Quarante ans après, en 1187, le brillant maître de l’Egypte, Salah-ed-din ou Saladin, s’emparait de la « ville sainte », en dépit de la force naturelle de sa position, de la solidité de ses murs et la vaillance de ses défenseurs. Le royaume chrétien de Jérusalem avait duré moins de cent ans : les hasards de la fortune guerrière le relevèrent pendant quelques années fugitives, au treizième siècle, puis tout fut fini, malgré les croisades successives.

Au sud de la Méditerranée,» l’Islam refoula également les forces de la chrétienté. Les Roger de Sicile avaient fait aussi leur croisade dans la Maurétanie. Ils s’étaient emparés de tous les ports de la Tunisie et même de Tripoli. Ainsi le territoire de l’Islam avait été coupé en deux et si les Normands avaient conservé la possession du littoral barbaresque, l’Espagne musulmane, définitivement séparée du monde oriental de l’Islam, privée de ses communications et de tout appui moral, eût été certainement beaucoup plus tôt reconquise par les chrétiens de Navarre, des Asturies et des Castilles ; mais, dès le milieu du douzième siècle, les conquérants de Sicile avaient été obligés de lâcher prise. En 1109, ils durent se rembarquer pour le nord, et, pendant sept cents années, l’Islam d’Afrique continua de se défendre avec succès contre toute attaque de l’Europe occidentale.

L’occupation pendant plus d’un demi-siècle de la ville où mourut le Dieu des chrétiens devait naturellement exercer une influence considérable sur l’ensemble de la civilisation européenne et sur toutes ses manifestations. D’ailleurs, cette action infiniment complexe est fort difficile à démêler dans tous ses détails, et, plus encore, celle qui se produisit par le contact réciproque des Occidentaux avec les peuples de l’Orient. Néanmoins, les résultats généraux se présentent avec assez d’évidence pour qu’on puisse les distinguer en toute certitude et constater de quelle manière ils réagirent sur l’équilibre du monde.

Tout d’abord, la puissance de l’Eglise romaine se trouva singulièrement accrue. Quels que fussent les intérêts ligues dans ces entreprises, toutes les Croisades s’étaient faites officiellement sous le nom et à la plus grande gloire de la papauté ; c’était en la présence du pontife lui-même ou des plus grands prélats que les chevaliers avaient clamé leur adhésion parfaite à la « volonté de Dieu », et le signe même qu’ils avaient agrafé à leur manteau témoignait de leur soumission envers le pouvoir spirituel. Cette hégémonie de la papauté dans le mouvement des Croisades aurait dû, semble-t-il, entraîner comme conséquence la romanisation complète de Jerusalem, devenue une simple vassale ecclésiastique de Rome. Tel était en effet le vœu des moines de tout vêtement qui accompagnaient les chevaliers : mais ceux-ci, qui avaient été à la peine, voulaient être au profil, et quand même, au risque de froisser les susceptibilités cléricales, ils se distribuaient les fiefs et les gros revenus.

Cl. Bonfils.
jérusalem — coupole du saint-sépulcre.


D’ailleurs, la guerre sans merci contre des gens de race, de langue, de religion différentes entretenait dans la société européenne immigrée en Palestine un régime forcément militaire. En outre, la rivalité du patriarcat d’Antiocbe, considéré par les chrétiens d’Orient comme égal sinon comme supérieur en dignité à celui de Jérusalem, contribua probablement à empêcher la constitution d’une vice-papauté dans la capitale de la Palestine[27]. Du moins la ville prit-elle l’aspect d’un couvent militaire, avec processions continuelles, célébrations de messes et de prières publiques : les cloches sonnaient pour tous les actes civils aussi bien que pour les cérémonies religieuses. Les chrétiens, à l’exemple des mahométans, et par l’effet des mêmes raisons, constituaient une société où la loi religieuse absorbait entièrement à son profit la loi séculière : d’une part les soutra du Coran, d’autre part les versets de la Bible déterminaient les actes et les jugements.

Les Croisades eurent aussi pour conséquence de donner à la royauté française un rôle tout particulièrement inféodé à l’Eglise. La première expédition avait été tout d’abord prêchée en France et des chevaliers de langue française avaient été les plus nombreux à y prendre part. Puis le mouvement de foi et d’aventure s’était propagé vers l’Europe centrale, mais le premier rang ne cessa d’appartenir aux Croisés français et aux Normands de Sicile qui, d’ailleurs, à cette époque, se rattachaient aussi par la langue et le génie aux chevaliers de nationalité française. Aux yeux des papes, les exploits de la chevalerie occidentale s’ajoutèrent aux donations de Pépin et de Charlemagne, même à la conversion de Clovis, pour constituer une sorte de tradition rattachant la politique de la France à la propriété spéciale de l’Eglise. De cette époque des Croisades date l’expression de Gesta Dei per Francos, et le clergé y trouva un prétexte des plus commodes pour essayer d’enrégimenter à son profit le peuple français en l’appelant « soldat de Dieu ». Jusqu’au vingtième siècle, après Renaissance, Réforme et Révolution, ce ressouvenir des Croisades exerce encore son influence dans les dissensions civiles de la nation française pour la retenir dans les lacs de l’Eglise.

Le métier des seigneurs féodaux était de se battre, et précisément les guerres constantes, la barbarie qui en avaient été les conséquences entraînaient la ruine complète de l’art militaire, tactique et stratégie : on s’entre-tuait, mais on ne savait plus combattre, les règles en avaient été oubliées. Il n’y avait plus d’armées proprement dites : elles ne constituaient plus de corps organisé ayant un cadre commun et faisant accorder ses opérations suivant un plan unique. Autant de seigneurs, autant de chefs de guerre indépendants ; chacun avait le commandement absolu de ses hommes non en vertu de son talent, de son mérite reconnu, mais de par son droit de naissance ou de rang. Les combattants qu’il employait avaient été choisis parmi ses serfs ; sans avoir préalablement reçu d’instruction militaire, ils avaient à se battre non pour la victoire de tous mais pour la gloire spéciale de leur chef, et, quand ils faisaient un prisonnier ou capturaient un cheval, on
D’après Sybel.
murailles d’antioche.
trouvait tout naturel qu’ils allassent mettre leur prise en lieu sûr avant de revenir à la bataille. Donc, toutes les manœuvres d’ensemble étaient impossibles. L’art militaire n’eut de nouveaux adeptes qu’après la rencontre des Croisés et des armées mahométanes. Les chevaliers chrétiens apprirent de leurs ennemis à former des troupes solides, dressées régulièrement à la guerre, en vue d’un triomphe collectif. Cependant il parait que l’art des sièges n’avait pas été complètement perdu : des ingénieurs spéciaux s’étaient transmis de père en fils l’art de pousser des tranchées et de préparer les assauts[28].

Dès les premières années de leurs relations avec les musulmans, — si violent que fût entre eux le fanatisme des haines religieuses —, les chrétiens se laissèrent « orientaliser » d’une manière très sensible. Tout naturellement, les conditions du climat se firent d’abord sentir dans le vêtement, les repas, les pratiques journalières : c’est par une influence analogue que des siècles plus tard, les soldats français d’Algérie se changèrent en « zouaves » et en « spahis ». La morale se modifia également, de même que la manière de penser. L’évolution qui se fit dans les esprits des Croisés obéit à deux forces, celle de la mère-patrie d’où ils venaient, celle de la contrée dans laquelle s’accomplissait leur œuvre. On le constata bien par les ordres de chevalerie qui naquirent dans la tourmente des Croisades et dont le caractère pratique, issu de la situation nouvelle, est tout différent de l’ancienne chevalerie, qui se donnait un idéal inaccessible, par exemple, comme dans nos contes de fée, de délivrer une princesse enfermée dans une tour de diamant, au milieu d’une forêt inextricable ou d’une mer de feu défendue par d’affreux dragons. Les chevaliers des Croisades se fixent un objectif moins difficile à réaliser, mais autrement sérieux, puisqu’il s’accorde avec les devoirs humains. L’ordre des Hospitaliers, qui appartenait officiellement à la grande famille monacale des-Augustins, ne pouvait se constituer qu’en pays étranger, là où les frères en la foi risquent de ne trouver aucun asile en ville, village ou moutier, là où il importe de rencontrer des amis sûrs au milieu des plus âpres ennemis, d’improviser des camps de refuge dans le désert ou les monts pierreux, de frayer des routes aux voyageurs et aux pèlerins, de soigner les blessés et les malades, de savoir à la fois manier l’épée et verser le cordial de guérison. Nul doute que les Hospitaliers n’aient reçu en Orient la tradition d’autres secoureurs, les Nestoriens, dont, les hospices se succédaient jusqu’en Chine sur les passages neigeux des montagnes et dans les oasis des solitudes.

Les Templiers ou chevaliers du Temple, ainsi nommés du siège même de leur société, dans les salles du palais bâti sur les vestiges du Temple de Salomon, tachèrent résolument de réunir en leurs personnes les deux pouvoirs spirituel et temporel, d’être à la fois moines et guerriers, de porter la robe et l’épée. Comme les prêtres, ils prononçaient des vœux, ils bénissaient et maudissaient, ouvraient les portes du paradis et celles de l’enfer, et, comme chevaliers, ils accomplissaient sur cette terre les décisions qu’ils avaient formulées pour la vie future. Tout d’abord cet ordre acquit une force redoutable, et les papes hésitèrent à prendre au service de l’Eglise de si puissants défenseurs. Mais saint Bernard, qui dirigeait alors le monde chrétien, rédigea les statuts de leur ordre (1128) et dirigea leurs premières entreprises politiques et religieuses. Pareil État, cumulant toutes les forces qui, ailleurs, se maintenaient opposées, réunissant les éléments de sa fortune sans se préoccuper des questions d’allégeance, de langue, de nationalité qui pouvaient inquiéter des rivaux moins ambitieux, ne donnant pour limite à ses projets ni les bornes d’une patrie ni celles de l’Europe, embrassant le monde en son espoir, certes, une telle fraternité conquérante eût facilement pris le dessus sur empereurs et papes, sultans et imans si elle avait gardé la direction des armées occidentales et l’union de ses forces ; mais ses ennemis croissaient en nombre à mesure que s’amassaient ses richesses.

Cl. Bonfils.
rue des chevaliers à rhodes.


Il lui fallut combattre ses âpres et constants rivaux, les Hospitaliers, conjurer et payer chèrement l’hostilité des évêques, des suzerains et des rois, puis se faire pardonner les infortunes politiques lorsque les rencontres de guerre et les zizanies eurent obligé les Templiers à quitter la terre ferme de l’Asie pour se réfugier dans l’île de Cypre. Néanmoins, l’ordre le plus estimé de la chevalerie se maintint en pleine gloire durant près de deux siècles, et souvent on essaya d’en restaurer la splendeur. Maintenant encore, que de vaniteux ou d’escrocs, pour éblouir leurs dupes, se décorent de titres et d’insignes comme chevaliers du temple !

Les mahométans avaient aussi leurs corps organisés, combattant à la fois par la prière et par les armes. Tel fut celui des « Mangeurs de hachisch » (Hachichiya) ou « Assassins », qui naquit en Perse, quelques années avant la constitution de l’ordre des Templiers. Appartenant à la secte des Ismaélites, ainsi nommée d’un certain Ismaïl, descendant d’Ali, ils ne prirent d’abord aucune part à la politique, et se bornaient à des pratiques religieuses. Ils professaient une doctrine philosophique très élevée, cherchaient la fusion de toutes les formules idéalistes, du platonisme au messianisme, et prêchaient une sorte de panthéisme reposant sur l’harmonie générale de toutes les parties du monde, sur le cosmos dont dépend chaque personne humaine qui en fait partie comme les astres et doit chercher à en comprendre la beauté[29].

Mais la légende, qui serait évidemment tout autre si elle ne nous avait été transmise par des chrétiens attribuant volontiers à des ennemis redoutés tous les crimes et toutes les scélératesses, cette légende nous dit que les assassins étaient fanatisés par un prophète qui, après les avoir enivrés de plaisirs, les rendait extatiques de foi et les lançait dans le monde contre ses adversaires, armés du poignard ou du poison. Ce chef, le « Vieux de la Montagne », résidait dans le château fort d’Alamut, sur un promontoire de l’Elburz persan, mais il possédait plus de cent autres forteresses dans les pays de l’Asie antérieure. Le successeur de ce moine terrible n’est plus qu’un humble et paisible sujet de l’empire des Indes[30].

En Europe, le monachisme avait suivi, d’une marche plus lente, la même évolution qu’en Orient. C’était en partie le même personnel, que les hasards de la politique, de la guerre et de la diplomatie déplaçaient de l’une à l’autre extrémité du monde chrétien, et les contre-coup des événements se répercutaient de part et d’autre de manière sinon à en égaliser les conditions, du moins à en maintenir le jeu pacifique.

N° 314. Pays des Assassins.


Alors les deux chefs-lieux français du monde monacal, Cluny et Cîteaux, possédaient une autorité morale prodigieuse, dépassant de beaucoup celle du Mont-Cassin, jadis la pépinière par excellence des abbayes de l’Occident et l’école de la papauté. Cluny, où, dès la fin du onzième siècle, une ville industrieuse s’était construite autour de la haute église, avait pris un caractère somptueux et mondain ; même elle aurait pu ambitionner le rang de cité, quoique placée en dehors de toute grande voie historique, dans une des vallées latérales de la Saône, tandis que sa rivale future Cîteaux ou Cistercium s’établit au milieu des forêts parsemées de mares et
moine mendiant
d’étangs : le moine qui devint saint Bernard trouva dans ce lieu sauvage un asile qui lui convenait. Il y succédait à d’autres cénobites qui n’avaient pas attiré beaucoup de disciples, mais, quoique son éloquence et sa ferveur l’eussent au contraire entouré de multitudes accourues à sa parole, Cîteaux n’en resta pas moins ce qu’elle est encore, une grossière bâtisse au milieu des solitudes. La mère-abbaye eut bientôt des filles, parmi lesquelles la fameuse Clairvaux, dont Bernard lui-même devint l’abbé. Puis les filles eurent, grâce à la migration des moines, de nombreuses petites-filles et arrière-petites-filles : au commencement du treizième siècle, cent ans après la naissance de Cîteaux, l’ordre comprenait plus de mille abbayes dans la chrétienté d’Europe et de Palestine. Saint Bernard devint le véritable directeur de la conscience chrétienne, et de toutes parts on s’adressait à lui pour demander avis ou réconfort : sa parole valait des armées.

Le moine de Clairvaux était si bien l’arbitre de l’Eglise qu’au moment le plus critique de la papauté, les cardinaux firent choix de son disciple le plus cher, le Toscan Bernardo, pour lui donner la pourpre, et ce nouveau pape, qui prit le nom d’Eugène III, continua de s’adresser à son ancien abbé comme à son guide. C’est pour l’instruction de son élève pontifical que saint Bernard composa son livre de la Considération : « Sois humble, lui disait-il, sois humble ; nous ne voyons pas que Pierre ait jamais paru en public orné d’or et de pierreries, vêtu de soie, monté sur un cheval blanc, entouré de soldats et d’officiers marchant à grand bruit : en cela, tu es le successeur non de Pierre, mais de Constantin. Accommode-toi au siècle, s’il le faut ; mais, revêtu d’or et de pourpre, ne dédaigne pas d’être pasteur et ne rougis pas de l’Evangile. »

Heureusement, dans les périodes de transformation politique et sociale, quand l’esprit humain cherche à renaître dans sa liberté, il est
D’après Sybel.
chevalier du temple
des hommes qui ne « s’accommodent point au siècle ». Le temps des Croisades fut une époque de renouveau non moins pour les hérésies que pour l’Eglise elle-même. Si les dissensions religieuses avaient été relativement rares pendant la première partie du moyen âge, elles devaient au contraire devenir très fréquentes à une époque où les populations d’Occident et d’Orient entraient en contact de toutes les manières, même par leurs idées, leurs croyances et leurs mythologies respectives : tout changement dans le, monde des esprits devait ébranler la tour du dogme qui prétend se dresser immuable comme un phare au-dessus des flots. Néanmoins les classes supérieures, qui fournissaient des recrues à la chevalerie et aux couvents, pouvaient trouver une issue à leurs inquiétudes spirituelles soit dans les aventures périlleuses, soit dans les spéculations philosophiques ; elles s’accommodaient de leur mieux à l’immense et souple vêture de l’Eglise universelle qui, sous une apparence d’unité, abrite tant d’opinions et de passions diverses. C’est dans le peuple, non dans la société dirigeante, que prennent naissance les hérésies. Les Abélard, les Bérenger de Tours et autres scholasques ne touchaient à l’Eglise établie que par des subtilités de dialectique et ne pouvaient entrer dans la vie profonde de la nation. Leurs passes d’armes et luttes oratoires firent le régal des lettrés, mais n’eurent aucune influence sur les gens du peuple. La gloire immortelle d’Abélard ne lui vint ni de ses écrits ni de ses discours mais de l’amour d’Héloïse.

D’ailleurs, le mouvement des idées ne fut point la raison principale qui détacha de l’Eglise officielle des masses populaires considérables, surtout en Italie et dans le midi de la France, et fit naître ainsi des communautés hérétiques : la vraie cause de ces insurrections fut, dans la plupart des cas, la révolte de la morale publique contre un clergé simoniaque, rapace et impur. Les prêtres, ambitieux d’atteindre la toute-puissance, se croyaient déjà bien près de pouvoir l’exercer, et par leurs caprices, leurs violences, leur âpreté au pillage, méritaient bien les virulentes paroles que leur adressaient les saint Bernard et autres défenseurs désintéressés de l’Eglise. Telle hérésie, que l’on attribue à l’influence de quelque tradition secrètement transmise de famille en famille, ne provient que du renvoi de prêtres sacrilèges, devenus intolérables à leur troupeau. Les simples d’esprit, tout en gardant leur foi naïve, se faisaient hérétiques par le fait même de choisir pour leurs guides et conseillers naturels les vieillards laïques les plus respectés de la commune[31]. La suppression du sacrement, la rupture de la filiation ecclésiastique suffisent en effet pour détacher du tronc vivant de l’Eglise tous les rameaux qui en sont émondés. Une autre cause indirecte de la formation des hérésies doit être attribuée aux conditions géographiques des âpres contrées des Alpes et du centre montagneux de la France. Certaines contrées, fort difficiles d’accès, n’étaient point visitées par les prêtres, résidants des basses vallées ou de la plaine ; des générations entières s’écoulaient sans rapports directs entre les communautés perdues au sein des montagnes et les sièges épiscopaux dont elles dépendaient officiellement. Lorsqu’à la suite d’un synode ou de quelqu’expédition militaire, le contact se produisait entre les petits groupes de montagnards évangéliques et les représentants du saint Père, l’écart de doctrine qui s’était produit pendant la durée des âges se révélait soudain, au grand scandale des prélats.

C’est ainsi que l’on peut expliquer par exemple la formation du culte professé dans les « Vallées Vaudoises » sur le versant piémontais et sur les bords de la haute Durance. Or, à cette époque, aussi bien que de nos jours, un grand nombre d’émigrants descendaient annuellement de leurs combes élevées où tout travail extérieur était impossible en hiver, et s’établissaient dans les villes des campagnes basses, soit comme maçons, paveurs ou portefaix, soit comme marchands pour vendre de petits objets fabriqués dans leurs montagnes.

N° 315. Vallées Vaudoises.
La vallée du Pellis est le centre principal des sectes vaudoises.


Des gens instruits, des chrétiens fervents, des apôtres se trouvaient aussi parmi eux, et c’est ainsi que, suivant les chemins de l’émigration temporaire, la doctrine « vaudoise » se répandait comme une traînée des Alpes à la plaine. Les montagnards, seuls intermédiaires de ces régions, étaient aussi les seuls porteurs d’idées religieuses ; ils semaient ailleurs leurs propres doctrines et de nulle autre part n’en recevaient de nouvelles. Ainsi s’explique la propagation fort étendue d’une forme de culte qui s’était maintenue presque sans changement dans les vaux écartés, et qui se montrait de nouveau dans les contrées de la plaine et du littoral, d’où elle avait disparu depuis des siècles. Le pays d’Albi, certaines régions du Languedoc occidental et la grande ville de Toulouse furent les lieux du midi où les fidèles accueillirent avec le plus de faveur les annonciateurs de la « noble leçon », débarrassée de ses prêtres, dégagée de tous ses ornements inutiles et coûteux. Un passage des écrits de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, nous montre les Toulousains abattant les croix comme de hideux symboles des tortures et de la mort. Les capitouls, conseillés par le Vaudois Pierre de Brueys, l’ardent missionnaire de la foi pure, auraient ordonné la destruction des croix de la ville, que l’on porta sur la place du Capitole pour en faire un immense feu de joie ; il servit, la veille de Pâques, à la préparation d’un grand banquet public[32].

Aux éléments d’hérésie spontanée provenant, les uns, de la simple révolte matérielle de paysans opprimés par les grands seigneurs ecclésiastiques, les autres, de l’inégalité du mouvement d’évolution religieuse suivant les différents milieux géographiques, vinrent naturellement s’ajouter les hérésies proprement dites, venues de loin à travers le temps et l’espace. Tout le résidu des sectes gnostiques échappé aux persécutions de l’Eglise s’agrégeait de son élan à ceux que la force des choses lui donnait pour alliés, et souvent ils se fondirent en un même corps religieux et politique. C’est ainsi que les Kathares ou les « Purs », qui faisaient remonter leur origine spirituelle aux Manichéens de l’Iran et de l’Asie Mineure, furent peu à peu confondus avec les « Vaudois » et disparurent avec eux dans la même tourmente, lorsque les barbares du nord de la France vinrent se ruer sur le Midi. Ces « Bons Hommes » — car tel était le nom qu’on leur donnait d’ordinaire à cause de la pureté de leur vie — différaient pourtant beaucoup des Vaudois par les traditions et par la complexité de leurs dogmes : tandis que les montagnards des Alpes s’étaient bornés à simplifier leur religion en la débarrassant de l’ingérence ecclésiastique et en se contentant de la « noble leçon », simple résumé de morale tirée des Evangiles, les Kathares étaient des théologiens raffinés visant à la perfection par la souffrance et les pratiques difficiles. Mais tout s’extériorise dans le monde matériel, rien ne reste dans le pur domaine de l’esprit.

Cl. Kuhn, édit.
baptistère de pise.


Devenues assez fortes, les hérésies voulurent, elles aussi, se donner un corps politique ; mais, comme toujours, elles n’eurent qu’une demi-hardiesse, et, quoique se révoltant contre les continuateurs du passé, c’est encore dans le passé qu’elles cherchaient leur point d’appui.

Au milieu du douzième siècle, Arnaldo de Brescia, le compagnon de luttes de Pierre de Brueys et d’Arrigo, l’élève et disciple d’Abélard, le moine républicain, le tribun farouche, entouré de « gens couverts de poils », tenta cette œuvre à double but, à la fois révolutionnaire et restauratrice. Il voulut en même temps abattre le pouvoir des prêtres et reconstituer l’antique république Romaine. Déjà, dans une première entreprise, il avait réussi à soulever les nobles cités lombardes : Brescia, sa patrie, Pavie, Milan et leurs sœurs du nord, d’Asti jusqu’à Trévise. Ayant contre lui le pape et l’empereur, il put cependant lutter pendant des années, tant il trouva de solidarité dans ces bourgeoisies naissantes, trop instruites pour croire à la divinité du pontife, trop fières de leur supériorité en civilisation pour respecter un empereur du Nord barbare. Il avait dû fuir cependant, mais, toujours aux aguets, il trouva le moyen de revenir, et, cette fois, dans Rome même, grâce à la dissension de deux papes qui s’excommuniaient l’un l’autre. C’était en 1146. Son premier soin fut de rétablir la république de la Rome antique, telle qu’il pouvait se l’imaginer par les écrits anciens et par la tradition ; il créa un ordre équestre, médiaire entre les sénateurs et les plébéiens, fit nommer des consuls pour présider le Sénat, et des tribuns pour défendre le peuple. Amaldo ne se donna point la peine de faire nommer un anti-pape par les citoyens, ce qui lui évita peut-être d’attirer contre la Rome républicaine la croisade que songeait à prêcher saint Bernard ; mais il limita, autant que cela lui parut possible, la souveraineté de l’empereur, autre ennemi qui, du moins, avait à ses yeux l’avantage d’être l’adversaire de la papauté[33].

Par une étrange fortune, cette restauration de la république ou plutôt cette résurrection d’un état de choses disparu depuis douze cents ans se maintint quelques années comme en parfaite ignorance du pouvoir des pontifes, dans le siècle même qui pouvait promulguer, comme le dogme politique par excellence, la domination universelle de l’Eglise sur le monde des fidèles. Mais la foi vivante qui fait des prodiges manquait aux citoyens de Rome, et quand l’orage s’amassa du côté du nord, quand Barberousse descendit du haut des Apennins, sénateurs et consuls, tribuns et citoyens demandèrent grâce, et le corps vivant d’Arnaldo flamba devant la Porte du Peuple. Le pouvoir papal était rétabli à la fois sur les citoyens de Rome et sur l’empereur lui-même qui, maugréant et jurant, dut tenir l’étrier d’Adrien IV, le fils d’un serf anglais, ancien mendiant et pauvre moine.

Cl. Kuhn, édit.
vue de tlemcen.

Ce même souverain pontife, assez puissant pour humilier Barberousse à la tête de ses chevaliers frémissants, ne manqua pas de distribuer les nations à son gré. Comme ses prédécesseurs, il livrait aux Croisés les peuples de l’Orient ; il donna aussi les Finlandais et autres tribus du Grand nord aux Suédois nouvellement convertis, et lorsqu’Henri II, roi des Anglo-normands, lui parla de son devoir de conquérir l’Irlande, Adrien l’encouragea : « L’Irlande, lui répondit-il, l’Irlande et toutes les îles qui ont reçu la foi chrétienne appartiennent, de ton avis comme de celui de tout le monde, à l’Eglise romaine. Tu nous fais entendre que tu veux entrer dans cette île pour soumettre le peuple aux lois, en extirper les vices et faire payer le denier de saint Pierre. Nous louons ton dessein : recule les limites de la Sainte Eglise, et fais-toi un nom glorieux dans tous les siècles. » Et avec cette bulle, le pape envoya en signe d’investiture au roi d’Angleterre un anneau d’or orné de l’émeraude symbolique[34]. L’île d’« Emeraude » fut en effet partiellement conquise, Henri II bâtit son palais dans la ville de Dublin comme pour y ancrer à jamais sa puissance, et les Irlandais furent privés de leur indépendance, de leur civilisation propre ; rejetés dans la pauvreté et la barbarie, ils commencèrent la période douloureuse de leur histoire de servitude et d’abaissement moral qui dure encore et qui, par une singulière ironie des choses, devait les rattacher étroitement à cette même Eglise romaine par laquelle ils avaient été vendus à l’Angleterre.

Tandis que des croisades partielles s’accomplissaient à l’Occident, la croisade proprement dite contre l’Islam continuait en Orient. La troisième croisade partie pour reprendre Jérusalem donna même lieu à la scène la plus décorative et la plus romanesque de la guerre, puisqu’on y vit apparaître à la fois, d’un côté, le héros Barberousse qui disparut obscurément et dont s’empara la légende, le bouillant Richard Cœur de Lion, le prudent politique Philippe-Auguste, et de l’autre côté, Saladin, le modèle de tous les chevaliers, arabes ou chrétiens. Mais l’importance des résultats ne répondit pas à la grandeur de la représentation. Jérusalem ne fut point reconquise par les chrétiens et tout ce qu’ils obtinrent de leur courtois adversaire, ce fut la faveur d’aller sans molestations s’agenouiller devant le Saint-Sépulcre. En outre, un troisième ordre de chevalerie religieuse s’était formé, celui des chevaliers Teutoniques, dont le glaive devait bientôt après se faire si cruellement sentir aux païens de la frontière allemande, chez les Prussiens et les Lithuaniens.

La quatrième croisade ignora même Jérusalem. Elle avait pris la vallée du Nil pour objectif, afin de s’y emparer des campagnes riches en blé et du marché des Indes, mais en route, les Vénitiens, qui transportaient les Croisés dans leurs navires, dirigèrent leurs avides alliés vers un autre but, Constantinople. Jusqu’alors les bandes occidentales, tout en se heurtant fréquemment contre leurs hôtes de passage, les Bysantins, n’avaient pas osé se rendre coupables d’une violation complète de la foi jurée, et la majesté de l’empire les avait retenues.

N° 316. Empire Latin et Empire d’Orient.

L’empire Latin s’étendait sur les deux rives du Bosphore. L’empire d’Orient avait sa capitale à Nicée (Isnik). Négrepont (Eubée) et les Cyclades étaient gouvernés par des familles vénitiennes ainsi que Rodosto, Gallipoli et Lapsaki.


Partis pour aller combattre les Musulmans et délivrer le tombeau de Jésus-Christ, les Croisés ne pouvaient décemment s’arrêter en route pour exterminer d’autres chrétiens. Mais cette fois la tentation était trop forte et ils n’y résistèrent point. Prenant la cité par embûche, ils la brûlèrent à demi et dévastèrent ce qui restait (1204). Tandis que les Vénitiens, connaisseurs des belles choses, enlevaient, pour en décorer leur propre ville, les quadriges et les portes triomphales, les barbares occidentaux de France et de Belgique fondaient les bronzes et les objets d’or ou d’argent pour en fabriquer des monnaies, des armes, de grossières parures.

La rancune que l’Occident garde encore contre Bysance ne provient-elle pas pour une bonne part de ce que, lors de leur contact avec les Grecs de Constantinople, les Croisés, ancêtres des civilisés de France et d’Allemagne, eurent la conscience très nette de leur infériorité ? Ils avaient dû s’avouer intérieurement qu’ils étaient incontestablement des barbares non seulement au point de vue des arts et des métiers, mais aussi pour le savoir-vivre et pour la morale : ils s’étaient sentis rustres, grossiers, avides et féroces. Anne Comnène se plaint de l’effroyable cupidité des Latins et de leur intolérable caquet. De part et d’autre on se haïssait franchement. Aussi les papes d’Occident furent-ils frustrés dans l’ambition qui les avait poussés, pendant toute la durée des Croisades, à prêcher l’unité de la foi. C’est en vain qu’ils avaient tâché de rétablir l’Eglise œcuménique au profit de leur pouvoir personnel : ils partageaient cette illusion si commune aux hommes qu’il suffit d’obtenir l’assentiment des souverains pour réaliser de profondes transformations dans les masses populaires. Quand les Croisés, devenus maîtres de Bysance, se laissèrent aller à toute la fureur de leurs appétits de lucre, de grossièreté, de violence, les haines éclatèrent si vives entre Latins barbares et Grecs policés que toute idée d’unité religieuse dut s’évanouir aussitôt. Le contraste s’établit plus inconciliable que jamais, les chrétiens d’Orient ne pouvant plus pardonner à ceux d’Occident l’humiliation de leur être asservis. En réalité, l’établissement temporaire de l’empire latin eut pour unique résultat d’appauvrir Bysance et d’en faciliter la conquête future aux Turcs envahisseurs. Les Occidentaux, ayant brisé le grand ressort de la résistance, préparèrent la destruction définitive de l’empire, mais par des ennemis plus solidement organisés qu’ils ne l’étaient eux-mêmes : ils frayèrent la voie que devait suivre le conquérant Mahomet, deux siècles et demi plus tard. D’ailleurs, Baudouin de Flandre et ceux qui l’avaient choisi comme empereur n’avaient su aucunement s’accommoder aux mœurs orientales et aux traditions politiques de Bysance ; apportant leurs idées du monde féodal de l’Occident, ils cherchaient à les appliquer de leur mieux dans le pays nouveau qui leur restait inconnu. D’abord ils divisèrent l’empire en grands fiefs et en seigneuries vassales comme pour y établir les dissensions et la guerre en permanence : ils eurent donc à lutter entre eux, tout en se défendant contre les Bulgares du nord, contre les Turcs de l’est et les principautés grecques indépendantes qui s’étaient maintenues en Epire et en Anatolie. Aussi l’empire Latin, de plus en plus amoindri, cessa-t-il d’exister après un peu plus d’un demi-siècle (1204 à 1261) de précaire existence.

Les contrées de l’empire d’Orient où l’influence occidentale se fit le mieux sentir furent le Péloponèse et les îles éparses autour de la Grèce continentale. Le fait s’explique facilement : Morée et Sporades étaient beaucoup plus aisées à visiter de France et de Venise que les escales de l’Orient proprement dit ; en outre, la Morée, divisée naturellement en bassins séparés comme les alvéoles d’une ruche, se prêtait mieux que tout autre pays à l’organisation du régime féodal, tandis que chacune des Cyclades, avec son port et son entrepôt de commerce, devenait sans peine un comptoir, un jardin et un champ d’oliviers pour quelque grande famille de nobles Vénitiens. C’est en 1540 seulement, près de trois siècles et demi après la surprise qui donna lieu à la fondation de l’empire Latin, que Venise fut obligée d’évacuer ses dernières possessions helléniques. En Morée notamment on trouve encore de nombreuses constructions militaires qui témoignent d’une solide occupation de la contrée par les barons occidentaux.

Les deux dernières croisades, que dirigea le roi de France, Louis IX, proclamé « saint » par l’église catholique, reprirent le caractère religieux qu’avaient perdu les précédentes expéditions de conquête et de pillage. Les Croisés redevinrent les « soldats de Dieu », mais des soldats qui n’avaient point la foi triomphante. Dans ses deux expéditions, saint Louis fut également malheureux. S’étant attaqué à l’Egypte, dans laquelle il voyait très justement la clef du Saint-Sépulcre, il put à grand’peine s’emparer de la ville de Damiette (1249); puis, entouré d’ennemis, il eut l’humiliation de tomber en captivité avec une grande partie de son armée et d’avoir à se faire racheter par son peuple à force de taxes et d’impôts. En sa deuxième campagne, il n’osa plus regarder vers la « ville sainte », définitivement perdue, mais, se bornant à traverser obliquement la Méditerranée, il débarqua près de Tunis, où la peste le fit périr avec la plupart des siens (1270). La légende musulmane l’entoura d’autant de vénération que la légende chrétienne, prétendant qu’à l’heure de la mort il s’était converti à la foi de l’Islam. Du moins il avait été le témoin involontaire de l’impuissance de la Croix contre le Coran, et son royaume, la France, qui avait été la première au mouvement des Croisades, y fut également la dernière, et en sortit lamentablement affaiblie. Akka ou Saint-Jean d’Acre, la seule citadelle que les chrétiens eussent gardée en Terre sainte, tomba en 1291, et ses défenseurs se dispersèrent en Europe et dans les îles de la Méditerranée. Des Croisades, il ne resta plus en Asie que des murailles, des traditions incertaines et, dans les montagnes du Liban, une vague sympathie des tribus chrétiennes pour la France catholique. Quant à la population métissée éparse çà et là dans Jérusalem, Antioche, Edesse et autres cités militaires, elle disparut rapidement : dans l’espace de quelques générations, les " poulains ", ainsi qu’on appelle les gens de race croisée, franque et orientale, se confondirent avec les indigènes comme les gouttes de pluie perdues dans le flot de la mer.



  1. Raoul Rosières, Recherches critiques sur l’Histoire religieuse de la France, p. 7.
  2. La Nobla Leyczon des Vaudois.
  3. Dom Plaine, Revue des Questions historiques, janvier 1873 ; Raoul Rosières, ouvrage cité, pp. 135, 163.
  4. L’Eglise donna le diadème à Pierre et celui-ci à Rodolphe.
  5. W. Denton, England in the fifteenth Century, p. 128.
  6. H. Pirenne. Histoire de Belgique, p. 86.
  7. Voltaire, Essai sur les Mœurs, t. I, ch. xli.
  8. Ernest Nys, Le Développement économique et l’Histoire, p. 8.
  9. Edouard Rod Soc. normande de Géogr, janvier, février, 1897.
  10. Victor Arnould, Histoire Sociale de l’Eglise, Société Nouvelle, nov. 1896.
  11. Eduard Meyer, Die Sklaverei im Alterthum, pp. 48, 49.
  12. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, p. 124.
  13. H. Pirenne, même ouvrage, p. 127.
  14. Maxime Kovalevaky, Société Nouvelle, août 1896, p. 152.
  15. J.-R. Green, Town Life in the fifteenth Century.
  16. Léon Cladel, La Fête votive de Saint-Barthélémy Porte-Glaive ; Émile Souvestre.
  17. W. Denton, England in the fifteenth Century, p. 43.
  18. Wace ; Benoît de Sainte-Maure ; Augustin Thierry, Considérations sur l’Histoire de France, chap. I.
  19. H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, p. 134.
  20. Giambattista Vico, Scienzia Nuova, édit. française, p. 372.
  21. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil.
  22. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil, p. 69.
  23. Moine Robert ; Guilbert de Nogent, Hist. Hieros., cités par Raoul Rosières, ouvr. cité, pp. 240, 241.
  24. Raoul Rosières, Recherches critiques sur l’histoire religieuse de la France, p. 239.
  25. W. M. Ramsay, Geographical Journal, oct. 1903.
  26. Geographical Journal, oct. 1903, p. 384.
  27. Leopold von Ranke, Weltgeschichte, achter Theil.
  28. Paul Meyer, Introduction à Girart de Roussillon, pages lxx, lxxi.
  29. P.Casanova, Journal Asiatique, 9e série, tome XI, n° 1, 1898; — E. Doutté, Bull. de la Soc. de Géogr. et d’Archéol. d’Oran, janv. à mars 1899, p. 53.
  30. H. Yule, The Book of Marco Polo, 2e édition, vol. 2, p. 155.
  31. Henry Charles Lea, Origines et Procédure de l’Inquisition, tome I, Trad. par Salomon Reinach.
  32. Nap. Peyrat, Les Réformateurs au douzième Siècle, pp. 71, 72.
  33. Sismonde de Sismondi, Les Républiques Italiennes.
  34. Nap. Peyrat, Les Réformateurs au douzième Siècle, p. 445.