L’Homme et la Terre/II/11

Librairie universelle (tome troisièmep. 1-99).


CHINE : NOTICE HISTORIQUE

Les plus anciens noms de princes — tels Fu-Chi et Chin-Nung, seuls vestiges que la tradition livre de l’existence de leurs peuples, — nous ramènent à environ trente siècles avant notre ère, mais la liste acceptée par tous les historiens ne débute qu’un millier d’années plus tard et énumère les empereurs groupés en dynasties, dont la 22e occupe actuellement le trône de l’Empire du Milieu.

On ne peut prétendre à l’exactitude complète pour les premières dates de l’histoire de Chine ; les divergences d’opinion sont pourtant beaucoup moindres que lorsqu’il s’agit des Pharaons ; de plus, toute incertitude est levée dès une époque contemporaine des débuts de la chronologie grecque : une éclipse décrite avec une grande netteté par les annales chinoises, et dont les phases ont été reconstituées par le calcul rétrospectif des astronomes européens, permet d’affirmer que depuis l’an 775 avant Jésus-Christ (1re Olympiade, − 776) et durant 2 680 années (jusqu’en 1905), la véracité des dates chinoises est parfaite.

Le texte donne les renseignements que l’on possède sur Naï-khun-ti, dont on rattache le nom à celui des Nakhonte de Suse ; après lui vinrent Yau, puis Chun le laboureur (vers − 2250), connus surtout par les travaux géographiques et agricoles de leur ministre Yü.

Ce même Yü, adopté par son prédécesseur, ouvre la série des empereurs classiques : sa dynastie (Hsia) occupe le trône de − 2204 à − 1766 ; les Chang lui succèdent ; puis la 3e famille (Tchéu) reste pendant plus de 800 ans au pouvoir (− 1123 à − 249) avec un interrègne de 14 années (− 841 à − 827), connu sous le nom de « Entente Pacifique ».

Peu après vécurent les trois grands philosophes chinois, contemporains d’autres penseurs grecs et hindous. Lao-tse, le « vieillard-enfant », ou Lipe-yang (− 604 à − 520), naquit dans le Honan ; le taoïsme se réclame de sa doctrine, bien qu’il n’y ressemble guère plus que christianisme et buddhisme aux paroles du Christ et du Buddha. Khung-Fu-tse, ou Confucius, naquit à Kiu-fu, dans le Chan-tung ; les disciples se pressèrent autour de lui par milliers, et l’influence d’aucun autre sage ne peut être comparée à la sienne. Meng-tse, Mencius (− 400 à − 314), né à Tseu, également dans le Chan-tung, sut imprimer sa personnalité à la diffusion de l’enseignement de Khung-Fu-tsien. À ces noms, ajoutons, celui de Sz-ma-tsien, l’ « Hérodote chinois », qui, vers − 100, écrivit l’histoire de la Chine jusqu’à son temps.

Vers la fin de la 3e dynastie, le régime féodal divisait le pays ; Chi-Hoang-ti (Tsin-chi, Ching-ti) rétablit l’unité, il veilla à la construction de la « Muraille » et se rendit aussi célèbre en ordonnant la destruction des anciens livres (− 213) ; mais, ironie du sort, sa dynastie, la 4e, ne survécut que sept années à cet acte insolite qui devait inaugurer une ère nouvelle.

La période de la 5e dynastie (Han, − 202 à + 226) est très troublée. Wu-ti, roi fastueux, règne de − 140 à − 86 ; Wang-Mang, usurpateur, occupe le pouvoir de 9 à 24 après J.-C. Avec Kuang-Wu (25 à 67), la succession légitime est rétablie et Ming-ti (57-75) donne un nouvel éclat à sa famille. C’est sous son règne que les annales citent le buddhisme pour la première fois. En 211, l’Empire du Milieu se fragmente en trois royaumes et, pendant plusieurs siècles, la confusion gouvernementale est extrême, on ne compte pas moins de sept dynasties pendant l’espace de 353 ans. En 589, Yang-ti, de la famille Sui, reconstitue l’unité, et en 618, la dynastie Tang, dont Tai-tsung (627-650) est le plus illustre représentant, monte sur le trône.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
ORIENT CHINOIS
Les variations du régime agricole et du droit des
agriculteurs à la gérance de leurs terres, c’est
en cela que se résume l’histoire vraie de la
« Fleur du Milieu ». Les divers événements
politiques n’en sont que des conséquences
naturelles ou de simples incidents.


CHAPITRE XI


COMMUNICATIONS À TRAVERS L’ASIE. — MONTS, DÉSERTS ET VILLES MORTES

POPULATIONS ET OCCUPATIONS. — TERRES DES HERBES, MANDCHOURIE, TIBET
VOYAGE DES BAK. — CAMPAGNES CHINOISES. — TERRES JAUNES
HOANG-HO ET YANGTSE-KIANG. — AGRICULTEURS ET EMPEREURS

FAMILLE, PHILOSOPHIE ET HISTOIRE. — CORÉE. — ORIGINES JAPONAISES

Tandis que les phénomènes de l’histoire se déroulaient autour du bassin de la Méditerranée et que les tribus succédaient au tribus, les cités aux cités et les nations aux nations, produisant de siècle en siècle des changements de nature diverse, progrès et regrès, dont le souvenir s’est conservé plus ou moins explicitement dans nos annales, des évolutions de même ordre s’accomplissaient dans les autres régions de la planète alors inconnues des historiens de langue grecque et latine. Les moyens actuels d’investigation dans le passé ne permettent que des hypothèses sur les événements qui eurent lieu dans les continents et dans les îles lointaines, par delà les mers ; du moins savons-nous que les conditions géographiques du milieu, si différentes qu’elles aient pu être dans leur infinie complexité, ont déterminé cependant la vie des peuples de ces contrées suivant des procédés analogues à ceux qu’a développés la civilisation méditerranéenne.

L’ignorance cinquante fois séculaire dans laquelle les hommes de l’Occident vécurent au sujet de leurs frères de l’Orient explique comment on a pu s’imaginer, depuis que les récits de Marco Polo révélèrent la Chine à l’Europe, qu’il n’y avait jamais eu pendant le cours de l’histoire de relations directes entre les deux versants, atlantique et pacifique, de l’Ancien monde, et que deux humanités distinctes, l’une la blanche, et l’autre la jaune, s’étaient développées parallèlement dans leurs continents respectifs. Quelle que fût la théorie professée relativement aux origines premières, on s’en tenait comme à un fait incontestable à celle de la parfaite indépendance réciproque de deux races foncièrement différentes. Mais les recherches de la science contemporaine ont démontré l’existence de routes bien tracées entre l’Occident et l’Orient, et, sur chacun de ces chemins, elles ont trouvé des marques évidentes d’un va-et-vient des nations, quelquefois très actif, bien que les annalistes du temps n’en aient point fait mention. En outre, l’étude plus approfondie de chaque peuple, de ses légendes et de ses lambeaux d’histoire, de ses mœurs, de ses coutumes, de ses connaissances et de ses procédés industriels a permis de constater des phénomènes de filiation directe et d’enseignement mutuel entre ces nations considérées jadis comme tout à fait à part en des milieux fermés. Désormais on ne saurait plus nier la parenté première entre le monde occidental et le monde chinois.

D’abord l’étude du relief géographique montre que, pour la facilité des communications, le versant oriental de l’Ancien Monde est bien rattaché au versant occidental. À cet égard il est beaucoup plus favorisé que ne l’est la péninsule indienne, presque fermée du côté de la terre, accessible seulement du côté de la mer. Autrefois l’Inde n’était en relations directes avec l’Asie antérieure et avec l’Europe que par l’intermédiaire de la Bactriane ; les déserts de l’Iranie forçaient les voyageurs à faire un détour par le nord et à traverser deux fois le diaphragme montagneux, à l’est par la route afghane de Kabul et du col de Bamian, à l’ouest par la trouée de Merv et les autres cols du Seuil des Turkmènes. Plusieurs voies naturelles s’ouvrent, au contraire, du bassin de la Caspienne et de l’Aral vers la Chine, les unes franchissant les Pamir, très pénibles d’accès et cependant praticables, les autres contournant le Tian-chañ et difficiles uniquement à cause de la longueur du trajet. De ce côté du nord, dans les steppes, la route, est largement frayée pour des nations entières.

D’après une photographie de Sven-Hedin.
désert du lob-nob, à l’est du takla-makan

Au sud, il est vrai, il pourrait sembler que les prodigieuses barrières des Pamir ou « plateaux glacés » fussent de nature à empêcher toute communication directe entre l’Occident et l’Orient de l’Asie. Comme nouées les unes aux autres, les diverses arêtes des monts se trouvent juxtaposées, pressées, comprimées, mêlées par leurs massifs latéraux, de manière à former une énorme succession de remparts occupant un millier de kilomètres du sud au nord, des plaines du Pundjab aux steppes du Ferghana. En cette partie du continent, une traversée directe dans le sens du méridien terrestre ne put jamais s’entreprendre antérieurement à l’époque moderne qui fournit aux voyageurs des ressources en confort inconnues jadis ; tant de crêtes se succèdent, barrant l’horizon de leurs roches et de leurs glaciers, que les oiseaux eux-mêmes, dans leurs migrations aériennes, ne les franchissent point directement et les contournent par l’angle sud-oriental, de manière à ne voir sous eux qu’une étroite saillie de pointes et d’arêtes neigeuses entre les vallées profondes striées de verdure. Mais de l’ouest à l’est, des vallées affluentes de l’Oxus à celles du Tarim, les voyageurs purent toujours se risquer de l’un à l’autre versant pendant la saison favorable, grâce à la disposition des coupures d’érosion qui, de part et d’autre, entaillent parallèlement la masse du plateau, dont la largeur moyenne en ces régions est d’environ 500 kilomètres.

Pour des masses considérables d’hommes, ces étendues neigeuses des Pamir, parsemées de lacs, rayées de moraines, furent toujours infranchissables, même en été : la nature y était trop âpre, le vent trop dur, et les rares pasteurs conduisant leurs troupeaux dans les fonds auraient eu trop peu de ressources pour entretenir les visiteurs. Mais quoique ces hauteurs dussent apparaître aux gens de la plaine comme la région de la froidure et de la mort, il fallait pourtant que de hardis voyageurs cherchassent à se frayer un chemin à travers leurs steppes glacées : il le fallait puisqu’il y avait appel de l’un à l’autre versant. Les pasteurs qui parcouraient les hauts pâtis pendant les quelques mois de la belle saison trouvaient de chaque côté, à l’issue des gorges, des campagnes peuplées, des villages et même des villes dont les habitants se maintenaient, grâce à eux, en relations mutuelles. D’ailleurs la meilleure preuve de l’existence de ces communications est que, sur les versants opposés des Pamir, la population parait avoir eu les mêmes origines. Quoiqu’ayant varié de part et d’autre pendant le cours des siècles, elle a parcouru la même évolution par les mœurs, la langue, l’ensemble de la civilisation.

N° 208. Relief de l'Asie centrale.


Aux premiers temps de l’histoire, c’étaient des Aryens, des Indo-Européens qui peuplaient les vallées de l’est et de l’ouest ainsi que les plaines sous-jacentes, tandis que de nos jours, les habitants sont principalement des Turco-Mongols, à la fois dans le Turkestan russe (Khiva, Bokhara, Ferghana, etc.) et dans le Turkestan chinois (Kachgarie ou bassin du Tarim) ; cependant on trouve sur les deux penchants du faîte quelques tribus aryennes et des agglomérations « tartares » très mélangées[1]. Le haut seuil de partage entre l’Occident et l’Orient n’avait donc pas été un obstacle infranchissable pour les peuples d’origine différente et pour leurs civilisations respectives.

D’après le témoignage unanime des habitants, les documents historiques et les traces laissées par des courants d’eau maintenant taris, il semble incontestable qu’à notre époque se produise en Asie centrale un assèchement du sol, ou que ce phénomène corresponde à une phase de la dessiccation définitive de notre planète, ou qu’il s’agisse d’un balancement climatique dont la période s’étendrait sur plusieurs milliers d’années. Quoi qu’il en soit de ce problème, un des plus complexes de ceux qui se présentent à l’étude du géographe, on peut affirmer que dans les temps lointains, le va-et-vient des voyages était beaucoup plus actif que de nos jours entre les deux versants asiatiques. Il n’est pas douteux que le bassin du Tarim, encore très important comme lieu de passage, fut autrefois beaucoup plus habité que dans la période contemporaine et qu’il offrait par conséquent des ressources plus abondantes au commerce de l’Occident avec l’Orient à travers le faîte de l’Asie.

Nombreuses sont les villes mortes que Sven-Hedin et autres explorateurs modernes ont découvertes au milieu des sables envahissants, en des endroits où maintenant l’homme ne pourrait trouver sa subsistance. Il est vrai que le déplacement des cours d’eau a pu, en maintes circonstances, amener la migration des habitants et l’abandon total des cités ; mais elles se seraient reconstituées ailleurs si les eaux des rivières descendues du Kuen-lun ne s’étaient partiellement taries : le même Keria-daria qui fournissait d’eau de grandes villes populeuses ayant plusieurs kilomètres de tour ne traverse plus la plaine que pendant une faible partie de l’année, et, sur la partie moyenne de son cours, là où la population se pressait sur les bords, seules quelques familles de bergers savent préserver contre les sables les points d’eau où leurs troupeaux peuvent s’abreuver.

La ville ruinée à laquelle les chameliers donnent spécialement le

nom de Takla-makan, la première de celles qui ont été retrouvées dans ce désert, aurait pu contenir des habitants par milliers. D’après les objets qu’on y a découverts : boiseries, statuettes et peintures, on peut affirmer que cette « Pompéi asiatique » est vieille d’au moins mille ans, probablement antérieure à l’invasion musulmane du huitième siècle, et qu’elle était peuplée de buddhistes : nombre de figures présentent des types aryens aussi bien caractérisés que ceux des Persans, d’autres sont marquées d’un trait jaune à la naissance du nez, comme des millions d’Hindous. Des roues de char trouvées dans le sable des dunes prouvent que le pays fut pourvu jadis de routes carrossables[2]. D’après les explorateurs américains, plusieurs agglomérations humaines se seraient succédé dans ces régions, succombant l’une après l’autre au retrait graduel des eaux douces vers le Kuen-lun et au terrible vent du nord-est : la dernière de ces villes aurait été abandonnée il y a une soixantaine d’années seulement[3].
D’après une photographie de Sven-Hedin.
lulan, ville morte du désert du lob

Plus à l’est, à la porte du vaste cirque montagneux qui entoure la Kachgarie d’un rempart régulier de plus de deux mille mètres de hauteur et qui n’est plus habité que sur une zone elliptique de cinquante à cent kilomètres de largeur, entre le désert et les neiges, Sven-Hedin a retrouvé une autre ville qui, suivant les fragments d’écriture découverts dans les ruines, n’est autre que Lu-lan, dont on connaissait le nom par les livres chinois et qu’on cherchait sensiblement au nord de sa position véritable. Lu-lan se trouve sur une ancienne berge du Lob-nor, cette nappe d’eau errante que les voyageurs dessinent maintenant à une centaine de kilomètres plus au sud que les cartographes chinois d’il y a mille ans. Les conditions géographiques du pays ont donc complètement changé ; deux ou trois constructions en briques, des poutres en bois de peuplier rongées par le sable, des médailles et objets divers, des papiers écrits et des bâtonnets recouverts de caractères, voilà tout ce qu’il reste de cette ville, florissante il y a quinze siècles[4]. De nos jours, la dénudation due au vent est telle qu’on cherche vainement aux alentours une motte de terre végétale.

Enfin, à Turfan et aux environs, les fouilles de Grünwedel et von Lecoq ont mis à jour des terres cuites, des fragments de statues, des fresques et des manuscrits, débris divers sur la foi desquels on peut affirmer l’influence grecque et indoue en ces régions de l’Asie centrale[5].

D’après une photographie de Sven-Hedin.
loupe trouvée dans les ruines de lu-lan

Ainsi les routes qui traversent les Pamir de l’une à l’autre plaine furent jadis assez activement suivies par les marchands, et, grâce aux jalons qui se montrent de distance en distance sur ces voies antiques de communication, les géographes peuvent tenter d’en indiquer approximativement le tracé. D’abord, il est certain que les gisements de jade, cette pierre encore considérée comme précieuse par les Chinois, mais bien plus appréciée aux époques préhistoriques, marquaient un des lieux d’étapes importants de l’une des anciennes voies. Les annales chinoises mentionnent fréquemment le pays de Khotan, c’est-à-dire l’angle sud-occidental des plaines que traverse le Tarim, et en célèbrent la capitale sous le nom de Yu-thian, à cause du yu ou jade que l’on ramasse dans les trois rivières convergentes descendues du Kuen-lun : ces trois cours d’eau étaient connus sous le nom de Rivières du Jade blanc, du Jade noir et du Jade vert, et les anciennes dénominations chinoises se retrouvent partiellement sous les formes turques actuelles[6].

On sait que les propriétés magiques attribuées au jade en faisaient autrefois un des joyaux les plus richement payés par les souverains non seulement en Chine, mais aussi dans les pays de l’occident : les haches en néphrite que l’on trouve dans les tombeaux de l’âge de pierre avaient protégé les héros dans les combats de la vie : placées à côté de leur corps, elles devaient les défendre contre les mauvais génies pendant les longs âges du repos et du silence.

D’après une photographie de Sven-Hedin.
bois sculpté trouvé dans les ruines de lu-lan


Or, c’est du Khotan que venait la plus précieuse des pierres, le jade blanc,porté jadis par les marchands jusqu’aux plus lointains royaumes : aussi, à moitié chemin entre l’Atlantique et le Pacifique, les hautes vallées du Tarim où l’on recueille les admirables cailloux furent-elles le centre de ce commerce. À l’époque où la contrée, alors très populeuse, était le lieu de rendez-vous des marchands, la récolte du jade, qui se faisait après chaque grande crue, était inaugurée par le souverain comme une cérémonie religieuse, et les plus beaux galets devaient être portés à son trésor. Des carriers exploitaient aussi directement les roches de syénite et de micaschiste pour en extraire les veines de jade : c’est une industrie qui reprendra quelque jour.

Du grand marché de Khotan vers l’Occident, la voie historique suivie de tout temps est facile à reconstituer dans sa direction générale. Se détachant de la route de la vallée qui, encore de nos jours, porte le nom turc de Kara-kath ou du « Jade noir » et remonte vers un col formidable (5 568 m.) du Karakorum, « Noirs Escarpements », pour redescendre ensuite vers l’Indus, le chemin de l’Occident, que l’on pourrait appeler « la Route du Jade », longe à l’ouest et au nord-ouest la base des montagnes jusqu’à l’endroit où s’est élevée la ville de Yarkand, lieu de marché qui, de tout temps comme de nos jours, était fréquenté par Chinois et Mongols du lointain Orient, gens de Kachmir et de l’Inde, et Aryens plus ou moins mélangés, originaires d’outre Pamir. Il s’y trouvait encore naguère cinq mille individus des vallées occidentales ayant traversé le « Toit du Ciel »[7]. À partir de Yarkand, l’itinéraire des marchands, contournant au sud le massif dominateur du Mustagh-ata, franchit plusieurs vallées et les arêtes intermédiaires, plutôt que de s’engager dans une cluse longitudinale, passe devant un des nombreux Tach-kurgan ou « amas de pierres » qui parsèment la contrée, et se trifurque pour descendre à l’ouest en diverses régions que parcourent les hauts affluents de l’Oxus, et gagner la Bactriane.

Au nord des Pamir, une autre voie naturelle, beaucoup plus nettement tracée que celle du midi, mettait en communication les deux versants de l’Ancien Monde : utilisant une vallée qui s’ouvre comme une large fosse dans la direction de l’est, entre les deux arêtes parallèles de l’Alaï au nord et du Trans-Alaï au sud, cette route aboutit à une large plaine d’une altitude de 3 000 mètres environ, où la ligne de partage des eaux n’est marquée par aucune saillie.

N° 209. Route du Jade et de la Soie

Le fortin de Pamirsky-Post (voir page 24), à l’endroit où l’un des branchements de la Route du Jade traverse le Murghab, affluent de l’Oxus, est désigné par P. P.

Le nom de Dapsang, appliqué au plus haut pic du Karakorum, inférieur de 200 mètres seulement au point le plus élevé du globe, a disparu de quelques cartes modernes ; on y a substitué celui de Godwin Austen, mais nous préférons garder l’ancien nom, en attendant une nomenclature complète acceptée par tous.


Les deux rivières qui s’écoulent vers les points opposés de l’horizon portent le même nom, Kizil-su, « Eau rouge », à cause des alluvions qu’elles entraînent. Le Kizil-su oriental entre dans la plaine à l’endroit où se trouve actuellement la cité de Kachgar, centre nécessaire de population, indiqué par sa position même comme lieu de rencontre entre les hommes. D’autres voies naturelles viennent y rejoindre celle qui emprunte la fosse de l’Alaï.

Suivant les va-et-vient des centres de puissance dans le monde occidental, le mouvement du trafic entre les deux versants asiatiques devait se porter de Kachgar, soit vers la vallée des « Eaux rouges », soit, plus au nord, vers Och, par un des cols qui relient le Ferghana ou haute plaine du Jaxartes au bassin du Tarim. Il semble que, pendant le cours de l’histoire, le chemin le plus fréquenté fût celui qui porte le nom turc de Terek-davan et dont le sentier va rejoindre la haute vallée du Kizil-su oriental. La richesse naturelle des campagnes du Ferghana ajoutait en cet endroit à la puissance d’attraction du commerce, et les annales s’accordent pour la plupart à décrire ce passage comme celui par lequel les soies de la Chine étaient expédiées de toute antiquité : si la route méridionale des Pamir peut être désignée spécialement comme la « Route du Jade », celle qui passe au Terek-davan est par excellence la « Route de la soie » ; de nos jours encore, bien que toutes les conditions du commerce aient été changées par les chemins de fer et les paquebots maritimes, les Russes importent des soieries chinoises par cette entrée des montagnes de l’Asie centrale.

La route de Terek-davan, qui, d’après Kostenko, ne dépasse pas 3 140 mètres au seuil le plus élevé (3 861 d’après Regel), est relativement si facile d’accès que, des deux côtés, dans l’empire russe et dans l’empire chinois, on a dû la barrer par des fortifications. Elle a pu servir dans une certaine mesure au passage des émigrants, puisque, lors de la conquête chinoise, au milieu du dix-huitième siècle, les soldats turcs de la Kachgarie s’enfuirent en masse par cette brèche des montagnes, mais sans pouvoir tous atteindre l’autre versant. Les cadavres s’entassèrent au milieu des neiges[8].

La ville d’Och, au bord d’un affluent du Jaxartes, doit à sa situation sur un chemin des peuples la gloire d’être considérée comme l’ancienne résidence de Suleïman ou Salomon, le roi magicien qui possédait de prodigieux trésors et commandait aux génies de la terre et du ciel : le souvenir de la prospérité due jadis au commerce se perpétue sous forme de légendes bizarres qui se localisent autour d’un rocher à quatre pointes que l’on appelle le « trône » ou le « tombeau » de Salomon.
Document communiqué par Mme Massieu.
Arbre sacré dans le cimetière du vieux Tachkent

De nos jours, la seule voie carrossable de la région est celle qui, rendue nécessaire par les lois de la conquête et de la stratégie des frontières, recoupe normalement toutes les sentes parcourues par les commerçants et passe d’Och à Pamirsky-Post par-dessus trois rangées de hautes montagnes, les traversant du nord au sud à des altitudes de 3 540 (Alaï, col de Taldyk), de 4 270 (Transalaï, Kizil-Art) et de 4 682 (Ak-Baïtal)[9].

À l’est de Kachgar, d’autres voies, qui viennent des steppes du Turkestan occidental à travers ou par contournement des multiples arêtes du Tian-chañ, rejoignent la grande route des nations qui longe, sur un développement total d’environ 2 000 kilomètres, la base méridionale du grand système orographique. Cette route des migrations, dont le nom chinois Tian-chañ-nan-lu, c’est-à-dire le « Chemin sud des Monts Célestes », expose nettement la valeur historique, est souvent désignée dans les annales sous la dénomination de « Route impériale ». C’est en effet l’itinéraire obligé des peuples et des armées en marche entre la Chine proprement dite et l’amphithéâtre des monts que ferment les Pamir entre le Kuen-lun et les Tian-chañ. En cet énorme parcours, la Route impériale, interrompue vers l’est par des sables mouvants, des marais, des laves, des salines, se double de voies parallèles qui passent au nord entre les arêtes du Tian-chañ, orientées d’une manière générale de l’ouest à l’est. De savoureux pâturages remplissent les bassins intermédiaires, où des millions d’hommes, poussant devant eux des millions d’animaux, se réunirent parfois en de grandes migrations à travers l’Ancien Monde : chacune des vallées se continue de l’un à l’autre versant par un seuil, qui, suivant les avantages ou les difficultés d’accès, servit, pendant la période historique, de passage à des masses d’hommes plus ou moins considérables. Quelques uns de ces cols, redoutés à cause de leurs glaciers crevassés, de leurs neiges glissantes, ne sont visités que par de rares voyageurs : tel est le seuil de Musart[10], que domine à l’ouest le formidable Khan-tengri ou « Roi des cieux ». D’autres vallées invitent au contraire par la douceur de leurs pentes recouvertes de gazon, parmi celles-ci, le col qui fait communiquer la vallée de l’Ili au bassin du Iulduz ou de l’ « Étoile », ainsi nommé de la beauté de ses pâturages, est surtout remarquable et a été largement utilisé par des populations nomades. En cette région, il est si aisé de se déplacer de l’un à l’autre versant que la haute vallée de l’Ili, dite territoire de Kuldja, a été occupée par les armées chinoises et, quoique située à l’occident de la ligne du partage des eaux, fait encore partie, du moins officiellement, 1905, de l’empire du Milieu.

N° 210. Tian-chan, de Kuldja à Turfan

La transcription la plus usuelle du nom chinois des Monts Célestes est Thian-Chan, mais elle ne rend pas compte du fait que la première lettre est aspirée, aussi écrit-on parfois T’ian ou T’ien-Chañ. Nous rappelons que, dans les mots étrangers, u compte pour ou et ne forme pas diphtongue, ainsi Alatau se prononce Alata-ou, le Tcheu de plusieurs villes chinoises remplace Tche-ou ou Tch-eu-ou. Quant à la combinaison Hs de quelques noms, elle tient le milieu entre Ch et S précédé d’une aspiration.

Les seuils du Kuldja sont, au nord du grand cirque de la Kachgarie, les premiers qui soient d’accès assez facile pour avoir servi de grand chemin à des peuples en marche. Tous les cols situés plus au sud, à travers les Pamir et le Tian-chañ, la Route du jade, celle de la soie et leurs sentiers latéraux ne peuvent jamais être utilisés que par des marchands, des pèlerins, des missionnaires : ce furent des voies de trafic et de civilisation, tandis que la route de Kuldja, et plus encore celle qui contourne le Tian-chañ au nord, furent des chemins de migration et d’invasion.

Cette dernière route, le Tian-chañ-pe-lu, — « le Chemin nord des Monts Célestes », — est l’un des traits caractéristiques dans la structure de l’Ancien Monde. En cette partie de continent, deux très larges brèches s’ouvrent à travers le rebord de hauts plateaux et de montagnes qui, sous divers noms et avec divers alignements, continuent les Pamir et les Tian-chañ jusqu’à la pointe nord-orientale de l’Asie. Cette double ouverture met ainsi en communication le versant continental tourné vers l’Océan Arctique et le Han-Haï des Chinois[11], l’ancienne mer intérieure qui s’étendait entre le Kuen-lun et l’Altaï, embrassant le Gobi et le Takla-makan, et dont le Lob-nor, le Bagrach-kul, l’Ebi-nor et tant d’autres cavités, lacustres ou desséchées, marécageuses ou efflorescentes de sel, ne sont plus que de très faibles restes. Les deux grandes portes furent de véritables détroits maritimes et en ont encore partiellement conservé l’aspect.

L’entrée méridionale, qui est le Tian-chañ-pe-lu proprement dit, n’a pas moins de 200 kilomètres en largeur entre l’Alatau dsungare, l’une des arêtes du Tian-chañ, et la chaîne parallèle du Tarbagataï : de nombreuses dépressions, des lacs parsemés au milieu de la steppe donnent toujours l’illusion d’une ancienne mer, et des roches grisâtres, des montagnes même s’élèvent çà et là comme des îles. Dans les parties basses qui forment l’entrée, les plaines ont une altitude moyenne de 200 à 350 mètres seulement, mais elles se relèvent graduellement vers l’est pour se rétrécir en corridor, à une altitude de douze cents mètres, entre les monts Barkul et les derniers promontoires orientaux des Tian-chañ.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
vase en jade antique

Ce vase, datant de trois ou quatre mille ans, a été sculpté au roseau et à l’émeri, tandis que les objets plus récents sont travaillés avec des instruments métalliques. Ce vase est en jade roux ou rouillé par des traces ferrugineuses, jade communément appelé jade noir, bien, que cette variété n’existe pas[12].

La route empruntant la brèche septentrionale, celle qui s’est ouverte largement entre le Tarbagataï et l’Altaï et dans laquelle serpente le fleuve Ulungul (Urungu), branche maîtresse du puissant cours d’eau qui porte en Sibérie les noms d’Irtich noir, d’Irtich et d’Ob, rejoint la précédente en contournant les monts Barkul par le nord et par l’est.

La région des portes de la Chine, disposée en forme d’entonnoir, est de dimension assez considérable et présente assez d’étendues herbeuses pour que des populations nombreuses de pasteurs nomades et même d’agriculteurs puissent y vivre : en diverses périodes de l’histoire des millions d’hommes ont occupé pacifiquement la contrée. Mais que de fois aussi les résidants ont été chassés et souvent exterminés par des hordes d’envahisseurs, Huns, Mongols, Turcs ou Dsungares ! C’est que l’ouverture d’entre Tian-chañ et Altaï est si favorablement située comme vomitoire de toutes les terres de pâture dans l’intérieur du continent, que les grands fleuves d’hommes entraînés en migrations guerrières vers les territoires fertiles étaient forcément poussés par cette issue comme l’avait été jadis le courant des eaux de la mer de Han-haï. Nulle région n’eut plus d’importance que cette brèche des monts dans les flux et les reflux humains oscillant sur le monde. On voit le contraste de cette large et double ouverture, laissant passer à l’aise des nations entières, et les vertigineux sentiers des Pamir où s’aventuraient de rares marchands ou missionnaires. Ici la civilisation s’infiltrait par étroits filets ou goutte à goutte ; là les grands événements se préparaient avec fracas.


Toutes ces voies extérieures à la Chine proprement dite, comprises sous les noms de Tian-chañ-nan-lu et de Tian-chañ-pe-lu, de Routes de la soie et du jade, et même celle du Tibet ont pour lieu de convergence la région où le fleuve « Jaune », le cours d’eau chinois par excellence, échappe aux vallées des grandes Alpes pour entrer dans les contrées à pentes modérées et à larges campagnes qui sont devenues la Chine historique. La porte intérieure de l’ « Empire du Milieu » qu’utilisèrent les marchands depuis une époque immémoriale présente la disposition bizarre d’un long couloir facile à suivre en temps de paix, mais qu’il serait également aisé de barrer en temps de guerre. Le chemin borde en cet endroit la base septentrionale du Nan-chañ, branchement du Kuen-lun, tandis que, du côté du nord, des steppes inhospitalières, des monticules de sable, des marais rétrécissent la zone de culture des villes et des villages où s’est établie toute la population résidante. La limite désertique qui borde au nord la lisière verdoyante a été renforcée artificiellement par le mur d’argile qui, dans ces régions de la Chine, prolonge la « Grande muraille ». Là se trouve le bastion le plus avancé de l’énorme citadelle qui devait constituer l’empire dans la pensée de Chi-hoang-ti et de ses successeurs.

C’est là que la Chine présente en effet son bassin de réception naturel pour tous les éléments qui lui viennent de l’Occident, c’est-à-dire de l’Asie antérieure et de l’Europe, par-dessus le seuil de partage de l’Ancien Monde. Nul point vital n’est mieux indiqué dans l’économie générale de la Terre : c’est bien en cet endroit qu’a dû s’accomplir de tout temps, mais presque toujours inconsciente chez les individus, l’union des principes différent desquels se forme peu à peu la civilisation mondiale.

N°211. Porte du Jade.

On remarquera les très nombreuses dépressions : le Kuku-nor, l’immense Tsaïdam, grand comme la Suisse, le Lob-nor, celle où s’écoule l’Edsina, celle de Hami, etc. La plus extraordinaire de ces cuvettes d'évaporation est située au sud de Turfan (carte n° 210); la nappe lacustre y est à l’altitude de 130 mètres au-dessous du niveau de la mer.


Une cité, connue actuellement sous le nom de Lan-tcheu, « Vallée de la Verdure », autrefois « ville de la Beauté », naquit en cet endroit sur les bords du fleuve Jaune, dans une large plaine fertile, bien gardée par des promontoires fortifiés.

Plusieurs chemins y convergent, entre autres les sentiers qui parcourent les steppes fécondes des rives de l’admirable Kuku-nor ou « Mer bleue », et ceux qui par le cours supérieur du Hoang-ho et par-dessus les plis parallèles du Kuen-lun se dirigent vers le Tibet oriental, permettant ainsi l’échange des produits très différents des hautes terres avec ceux de la plaine ; mais si importantes pour le trafic que soient ces routes secondaires, elles ne peuvent se comparer en valeur historique avec la voie maîtresse du nord-ouest qui réunit, par le défilé de Yu-men ou « Porte du jade », véritable goulot de bouteille, tous les chemins qui traversent les Pamir et les monts Célestes ou contournent au nord ce grand système orographique. Les villes, d’aspect déjà chinois, qui se succèdent dans ce corridor d’entrée comme un faubourg de grande ville, le long d’une route poudreuse, s’espacent à une altitude moyenne de 1 500 mètres, ce qui, sous ces parallèles de 40 à 45 degrés, présente les meilleures conditions pour la marche facile des voyageurs.

Point d’arrivée si remarquable pour les routes convergentes de l’Occident, la « Ville de la Beauté » n’a pas moins d’avantages comme point de départ pour l’intérieur de la Chine. De ce côté, la voie historique n’a qu’un léger obstacle à surmonter : une ascension facile de quelques centaines de mètres mène de Lan-tcheu au col qui traverse l’arête de montagnes séparant le haut fleuve Jaune d’un autre cours d’eau, le Hwei-ho ou Wei-ho. Celui-ci, par son orientation de l’ouest à l’est et la forme du sillon dans lequel il s’écoule, est la vraie branche maîtresse du Hoang-ho ; il constitue la base véritable à laquelle se rattache le réseau des lignes de vie qui traversent la Chine dans tous les sens, tandis que le grand fleuve lui même fait un immense détour dans les déserts du Nord, en un territoire que la Grande muraille, protectrice des agriculteurs, ne pouvait qu’abandonner aux nomades.

En nulle contrée du globe, cet entrecroisement de mailles géographiques n’est dessiné d’une manière plus nette, sur un plan plus vaste, et ne s’est maintenu sous la même forme pendant un plus grand nombre de siècles, grâce à la parfaite accommodation de l’homme à la nature. Ainsi que le montre la longue histoire du peuple chinois, une harmonie parfaite s’est établie entre l’individu et son milieu.

Avant le temps où l’histoire trace à nos yeux quelques vagues linéaments de l’évolution humaine dans le monde oriental, quelles populations résidaient dans les contrées qui réunissent les deux centres antiques de civilisation en Occident et en Orient ?

N° 212. Hoang-ho, de Lan-toheu à Kaï-fong.


D’abord il faut constater que, sur le versant de l’est, qui est celui du Pacifique, tout l’énorme territoire compris entre le faîte de partage du continent et la Chine proprement dite se compose en grande partie de plaines, de steppes, de hautes vallées herbeuses où les pluies sont rares et peu abondantes : si ce n’est au bord des rivières, l’agriculture y est impossible et l’industrie presque générale est devenue forcément la domestication et la garde des bestiaux ; le sol se prête aux déplacements, et l’épuisement des sources, l’appauvrissement temporaire des pâturages tondus par la dent des animaux obligent les indigènes à la vie nomade ou du moins à un changement régulier de résidences fixes. Et quelles que soient l’origine première et l’apparence physique des peuples de ces contrées, ils sont toujours amenés à pratiquer le même genre de vie nomade, conforme à l’ambiance : Aryens, Turcs et Mongols mènent également l’existence de pasteurs errants dans les milieux qui la déterminent.

Outre les hordes pastorales, il y avait également dans ces contrées, à l’origine des temps historiques, des populations de mineurs. Le Kuen-lun avait ses carriers qui poursuivaient les veines de jade et sans doute aussi ses chercheurs d’or. L’Altaï, entre la Sibérie méridionale et la Chine, nous apparaît peuplé de mineurs à l’aurore de l’histoire : les paysans russes donnent à ces devanciers de leur race le nom de « Tchoudes », dont on relève les traces de la haute vallée de l’Amur à la mer Baltique.

Les Tchoudes altaïens recueillaient le minerai d’or et de cuivre, ce qui leur assurait à cette époque une influence très grande dans l’économie du monde entier ; cependant leurs trésors devaient être répartis sur le continent par l’intermédiaire de marchands et de pasteurs, car la légende ne les mentionne que d’une manière très indirecte, et les fables qui les entourent en font des génies ou des nains, très distincts des autres hommes. On a retrouvé dans les mines de Zmeinogorsk, qui, pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle, furent les plus productives du monde en plomb argentifère, des instruments en cuivre qu’employaient les mineurs, d’une façon très primitive d’ailleurs, ainsi qu’on a pu le constater par la découverte d’un squelette ayant encore à côté de lui ses outils et le sac de peau où il plaçait le minerai (Pallas). Les procédés suivis par les Tchoudes pour le lavage des sables aurifères et la fusion du minerai étaient tellement incomplets qu’en beaucoup d’endroits les mineurs saxons et leurs élèves, les industriels russes, ont trouvé grand profit à reprendre les mines abandonnées. En outre, ils se sont attaqués à un autre métal, le fer, que les primitifs n’avaient pas encore appris à dégager de ses combinaisons, et qui depuis a pris dans le travail du monde une part bien autrement importante que celle de l’or, de l’argent ou du cuivre. En maints endroits on trouve ces gisements ferrugineux immédiatement au-dessous des argiles aurifères.

D’après une photographie de M. A. Ular.
campement dans la steppe mongole

Ces Tchoudes « aux yeux jaunes » des traditions russes sont probablement les mêmes que les Ting-ling et les Kien-kuen à cheveux blonds et aux yeux clairs dont parlent les annales chinoises comme ayant vécu, il y a vingt-deux siècles, dans ces mêmes contrées de l’Altaï et du Sayan[13]. Ils appartenaient peut-être à l’ensemble des populations dites aryennes d’après la parenté de leur langue avec celle de l’Iran, tandis que les Hiung-nu, dans lesquels on voit les ancêtres communs de tous les peuples turcs actuels, et dont le nom a persisté sous les formes de Huns et de Hongrois, vivaient plus au sud, dans les territoires aujourd’hui désignés par les noms chinois de Kan-su et de Chen-si. Bien que, depuis des siècles, ces populations aient eu le temps de s’accommoder à la vie chinoise et de se mélanger, au moins partiellement, avec les habitants policés, Potanin a trouvé dans le pays de nombreux îlots turcs, tels les Chiringol et les Salor du Hoang-ho, au sud de la Grande muraille, et les Yagur de la haute Edsina.

Actuellement, la plupart des peuplades turques en relations directes avec la Chine sont cantonnées par refoulement dans le cirque immense de la Kachgarie ; en cette arène de forme régulière, qu’entoure presque complètement un cercle de montagnes sur un pourtour de trois à quatre mille kilomètres, leurs bandes se sont trouvées prises sans pouvoir continuer leur route ni revenir sur leurs pas. De même que dans un golfe où les courants portent des alluvions de toute provenance, les éléments les plus divers se sont mélangés confusément pour former les tribus diverses d’Uriankhes, Dsungares, Kirghiz et Tartares en variétés sans fin. Dans ce tournoiement des races et des sous-races entremêlées, maint groupe, rejeté loin de ses parents d’origine, apprit à parler la langue des ennemis et finit par oublier la sienne : chaque révolution nouvelle, chaque immigration de fuyards déterminait une accommodation changeant avec le milieu. On constate toutes les transitions possibles entre l’Aryen, le Turc de race pure et le Mongol typique. D’ordinaire la différence des religions a fini par devenir le principal élément de classification conventionnelle et les buddhistes sont dits Mongols, tandis que les convertis à l’Islam sont tenus pour des Turcs. Mais la véritable opposition est celle que présentent les tribus de profession diverse, les pasteurs et les agriculteurs, ceux-ci toujours paisibles de nature, tandis que les autres transforment facilement leur houlette en lance de pillards, voleurs ou guerriers.

À ce point de vue, les populations nomades qui occupent la longue zone de plateaux et de plaines entre Sibérie et Chine, les Mongols et les Mandchoux, ont eu souvent une part d’action très puissante sur l’histoire de toutes les nations d’Asie. La frontière séculaire de leur pays a été rendue visible, pour ainsi dire, par une « Grande muraille » qui d’ailleurs n’empêcha point leurs invasions dans les époques de poussées ethniques : un rempart peut arrêter des bandes pour un temps, mais il ne saurait en rien modifier les conditions économiques générales qui entraînent la rupture d’équilibre entre les nations. Le fait capital est qu’en vertu de la différence des sols, des eaux, du climat, il y a contraste nécessaire entre le genre de vie, les occupations, les mœurs, le mode de sentir et de penser de ceux qui vivent au nord du grand mur et de ceux qui résident au sud. Quelle que soit, quant à la race, l’origine première, les gens ont dû se différencier de l’un et de l’autre côté : ceux-ci sont restés Mongols, en harmonie avec leurs steppes à gazon rare, à mares clairsemées et à maigres rivières ; ceux-là sont devenus Chinois, bêcheurs acharnés du sol meuble que renouvellent les eaux débordées de leurs fleuves.

D’après une photographie de M. A. Ular.
da-kuré ou urga, seconde métropole buddhiste et capitale de la mongolie

Malgré de très grandes diversités, puisque la Mongolie possède de très beaux pâturages et qu’on y rencontre aussi de vastes déserts sans eaux : étendues de pierres, nappes salines ou successions de dunes, l’ensemble de la contrée présente un caractère moyen bien marqué. D’une manière générale on peut y voir un long plateau de mille à douze cents mètres d’altitude, légèrement déprimé en son centre et présentant au nord et à l’est un rebord de montagnes, massifs ou arêtes. Vers le sud, c’est-à-dire du côté de la Chine, des granits, des coulées de laves marquent la chute du plateau, mais non pas d’une manière uniforme : les eaux ont entaillé l’épaisseur des hautes terres en y formant une garniture extérieure de vallées, dans lesquelles les agriculteurs chinois ont pénétré. Le contraste n’en est que plus saisissant entre les lambeaux allongés des cultures et les terrasses supérieures, promontoires avancés de la grande « Terre des Herbes » au sol doucement ondulé que les troupeaux parcourent facilement dans tous les sens.

Les populations de la Terre des Herbes et des oasis enfermées par les sables du Gobi sont historiquement très diverses par l’origine, mais on a l’habitude de les embrasser sous un même nom, et d’ailleurs le même genre de vie les a fait se ressembler beaucoup. Au moyen âge on les connaissait uniformément par l’appellation de Tartares (Tatares), et depuis un millier d’années on les dénomme surtout Mongoux ou Mongols, mot que l’on croit avoir le sens de « libres, braves ou vaillants ». Considérant ces tribus (Kalmuk, Tchakar, Khalkha, Buriates) comme formant une race dont elles seraient le type primordial, la plupart des anthropologistes classificateurs emploient aussi le terme de « Mongols » ou « Mongoloïdes » pour désigner d’une manière générale tous les peuples « jaunes » de l’Orient, en y comprenant même les Malais et les Polynésiens ; mais, on le sait, cette désignation n’a qu’une valeur toute conventionnelle. Même, à certains égards, les Mongols offrent précisément des caractères qui les différencient nettement du type spécial attribué à leur race. En premier lieu, ils ne sont point « jaunes » mais surtout bruns et hâlés, et ceux d’entre eux qui vivent dans l’obscurité des lamaseries, à l’abri du grand air, ont souvent le visage aussi blanc que les Européens astreints à la même existence.

Les Khal-kha, qui s’attribuent une certaine supériorité sur les autres Mongols comme appartenant à la famille Djenghiz-khan, et qui constituent toujours la peuplade la plus honorée, sont peut-être ceux de tous qui répondent le moins au type mongolique des auteurs. Ils n’ont pas les yeux bridés par une paupière oblique comme la plupart des Chinois ; mais à d’autres égards, ils correspondent au type convenu : l’œil petit, bien protégé par les paupières, brille au fond de l’orbite ; la figure est large et ronde ; le nez, peu saillant, séparé du front par une dépression très large, n’apparaît souvent que comme une sorte de gros bouton au milieu de la figure ; de rares poils de moustache et de barbe ombrent les lèvres et le menton, tandis que les oreilles, couvertes par une épaisse couche de cheveux noirs et graisseux, sont bien abritées du froid.

N° 213. Mongolie centrale.

Karakorum ou Holin, résidence de Djenghiz-khan et autres rois mongols, se trouve à la limite de la carte, à l'ouest d'Urga, sur la rive gauche d'un affluent de la Selenga, un peu au-dessous du 48° degré de latitude nord. Les ruines, cherchées un peu partout, furent retrouvées par Paderin en 1873.


Sous cet âpre climat de la Terre des Herbes, où souffle si fréquemment le terrible vent du Nord-Ouest, la saillie d’un nez droit ou aquilin serait un funeste présent de la nature et, sous l’influence de la respiration, une barbe abondante se transformerait rapidement en un bloc de glace. Un écrivain musulman donne une idée presque risible du type mongol en rapportant un dire du Prophète, relatif aux précurseurs du « Jugement dernier » : « Ce seront, annonce-t-il, des hommes dont le visage rond aura la forme d’un bouclier martelé d’une manière égale dans toute sa rondeur ». En voyant apparaître les guerriers mongols, les Mahométans surpris se rappelèrent cette prophétie et conclurent que toute résistance de leur part serait inutile.

Les conditions du milieu ont donné au Mongol un type de visage, elles lui ont également imposé son genre de nourriture.

La Terre des Herbes, presque dépourvue de bois, ne donne ni fruits, ni céréales, à peine quelques bulbes ou tubercules qu’on déchausse dans le sol et qui fournissent un maigre appoint à l’alimentation habituelle, fournie par les troupeaux. Le Mongol mange presque exclusivement la chair de ses animaux ; cependant il y joint aussi le gibier sauvage, les gerboises, même les rats, mais il repousse le poisson, qui lui paraît impur parce qu’il vit dans l’eau, substance si fréquemment sale en ces régions mal arrosées, et presque partout saturée de sel, de salpêtre ou autres substances chimiques. Il ne boit que le lait de ses juments et de ses chamelles, dont il sait fabriquer, comme tous les nomades de l’Orient, la boisson fermentée qu’on appelle koumis ou kmis. Sa haine de l’eau va jusqu’à l’horreur du bain : une ancienne légende dit que la foudre tuera l’audacieux qui se trempe dans une mare. Le code de Djenghiz-khan, simple recueil d’anciennes coutumes, interdisait aussi de laver les vêtements ; il fallait les porter jusqu’à ce qu’ils tombassent en lambeaux. Le comble de l’abomination serait encore de laver les ustensiles de ménage : il n’est permis de les essuyer qu’avec des herbes, du feutre ou des bouses de vache. Les Chinois, qui pourtant ne sont pas d’une propreté exemplaire, donnent aux Mongols le nom bien mérité de « Peuple Puant ». Il n’est pas rare de voir des amis ou des amoureux croquer les poux l’un de l’autre en s’écriant : « Puisses-tu de la même manière dévorer mes ennemis » !

Le vêtement, le logis sont déterminés comme la nourriture du Mongol par les conditions du milieu : des lainages, des feutres ont été de tout temps utilisés en ces contrées, soit pour les habits, soit pour les tentes, et ces étoffes sont toujours excellemment tissées, car si
D’après une photographie de M. A. Ular.
femme bouriate en habits de fête
elles n’étaient pas d’une grande force de résistance, elles seraient bientôt réduites en lanières, effilochées par le terrible vent du plateau. En toutes choses, le genre de vie des Mongols est ainsi réglé par le milieu. Nourris par leurs troupeaux et cheminant avec eux, ils sont forcément nomades. Quand une partie de la steppe, composée de « prairies vertes » ou de « prairies grises », a été complètement tondue et ne fournit plus d’herbes à ses habitants, il faut bien changer de pâturages, se diriger vers d’autres contrées, souvent situées au loin. De l’été à l’hiver et de l’hiver à l’été, un mouvement de transhumance s’accomplit comme pour le bétail des Alpes et les merinos de l’Espagne. Les intérêts du troupeau règlent tous les mouvements de la tribu de même que sa mentalité ou sa morale. Les bêtes, chameaux, chevaux ou moutons à longue queue, sont presque l’unique objet de conversation : en s’abordant ou s’interrogeant mutuellement sur leur santé.

Le cheval surtout est la joie, l’orgueil des Mongols qui, parmi les hommes, furent les premiers à utiliser le noble animal, originaire de ces contrées. Tout jeune homme apprend à dompter les étalons, à connaître l’hygiène du cheval, à établir les généalogies des bêtes fameuses. Le Mongol assez fortuné pour posséder un ou plusieurs chevaux se croirait déshonoré si on ne le voyait s’élancer sur sa monture en sortant de sa tente : il faut qu’il regarde toujours de haut la tourbe de ceux qui vont à pied ; il faut qu’il puisse à son gré disparaître à l’horizon, revenir à l’improviste, franchir l’espace à grande allure. Le cheval, qui triple la vitesse de l’homme, contribue avec la nature même du sol à empêcher la division de la terre en parcelles : l’immense étendue des steppes reste indivise.

D’après une photographie de M. A. Ular.
temple couvert en étoffe, à tchoc-tchin-dugan, province de kokonur, frontière du tibet

Jamais la propriété, sous sa forme occidentale, n’exista dans ces régions, si vastes en comparaison du nombre relativement minime des populations. L’appropriation, d’ailleurs purement conventionnelle et non indiquée par des bornes ou autres signes artificiels, ne s’exerce que pour des tribus différentes : en temps de paix, il est de coutume que tels ou tels pâturages appartiennent à telle ou telle « bannière », et il serait injuste d’empiéter sur ces terres. Pour une seule et même peuplade, les steppes d’hiver et d’été restent communes à tous. Il est vrai que, si la richesse ne s’évalue pas en Mongolie par le nombre d’hectares, elle se dénombre par les têtes de bétail bien que certains indices permettent de croire à l’ancienne existence du communisme dans la possession des troupeaux.

D’après une photographie.
la grande muraille

Encore de nos jours, malgré la différence des fortunes, tous les pasteurs mongols se traitent de « compagnons » et même de « frères », comme les paysans russes, avec entière cordialité. L’état social primitif se retrouve dans l’esprit fraternel des indigènes. Ils étaient égaux, ils se sentent encore frères, et d’ailleurs les migrations périodiques racontées par l’histoire n’auraient pu se faire s’ils ne s’étaient entraidés avec une solidarité parfaite. La tribu mongole, comme la peuplade indienne d’Amérique, constitue un individu collectif, concentrant sa passion avec d’autant plus d’intensité sur soi-même qu’il ne peut s’attacher au sol, toujours fuyant sous ses pas. Pour lui, la patrie n’est pas la terre natale, puisque ses premières impressions sont attachées à des milieux qui se ressemblent partout : suivant les saisons, les oscillations des sécheresses et des pluies, des années d’abondance et de disette, le pasteur change de contrées, destiné à ignorer toujours le pli du terrain où se trouvait la tente maternelle. C’est la steppe immense qu’il aime, non l’étroit espace où il naquit, et plus que la steppe, il chérit le spectacle accoutumé des demeures hémisphériques, des amis vêtus de feutres, des chameaux porteurs, des chevaux qui piaffent d’impatience et des mille scènes de mœurs que présente le campement, errante cité. On peut comparer la tribu mongole à un essaim d’abeilles : là où elle s’est formée, là est la patrie.

Aucune multitude humaine ne fut jamais aussi propre à l’attaque et aux exterminations en masse que les nomades de la Terre des Herbes à l’époque où les contrées limitrophes n’étaient pas encore armées pour une défense collective. Quel que fût le nom donné aux tribus des bergers avant qu’on les connût sous l’appellation de Mongols, et quels que fussent d’ailleurs les éléments ajoutés par les immigrations, les conditions identiques de l’ambiance devaient amener des résultats semblables dans les grandes oscillations de la masse humaine. Qu’une sécheresse obligeât des tribus entières à changer de campement, et que l’ensemble du monde errant se trouvât ainsi ébranlé de l’une à l’autre extrémité de son immense domaine, ou bien que, par suite d’une de ces légendes folles suscitées par un événement lointain, une frénésie commune s’emparât de la nation, et tous étaient prêts à partir avec femmes, enfants, vieillards et troupeaux. On n’avait qu’à retirer du sol les piquets des tentes et à charger les chameaux des feutres et ustensiles de ménage, pour que la horde cheminât dans la direction indiquée par la position du soleil. Avec eux marchait la mort : accoutumés à l’espace libre, ils brûlaient les villes et changeaient les campagnes en steppes.

Les annales chinoises ne mentionnent que d’une manière très indistincte les grands ébranlements des tribus nomades avant la période, si grave pour l’Occident, de la migration des barbares.

D’après une photographie.
pagode de mukden


Il est certain que des incursions des peuples pasteurs se produisirent à ces époques lointaines, aussi bien dans la direction de l’Europe que dans celle des plaines orientales d’Asie. Mais ces inondations successives de peuples destructeurs n’empêchèrent point la Chine de s’emplir d’habitants et de rétablir après chaque invasion les portes de communication qui la rattachent par le Kansu, la Dsungarie et les Pamir à l’Asie antérieure et à l’Europe. Cette ligne vitale contournant au sud les plateaux de la Mongolie était souvent coupée pendant les guerres ; elle reprenait sa continuité durant les heureux siècles de paix.

À l’est de la Terre des Herbes, la vaste contrée de forme quadrilatérale que limitent à l’ouest les montagnes de Khingan et dont les eaux se déversent au nord vers le fleuve Amur par le vaste arc de la Nonni et de la Sungari, au sud vers le golfe de Petchili par Liau-ho, constitue une région bien à part contrastant avec les steppes et les déserts. De grands espaces abrités par des écrans de collines contre les nuages gonflés de pluies ressemblent aux étendues mongoles, mais la plus grande partie du territoire, dit actuellement Mandchourie d’après sa population, est abondamment arrosée par les moussons, revêtue d’une riche végétation et peuplée d’animaux en foule, là où les agriculteurs n’ont pas modifié l’aspect primitif du pays. Le relief général de la Mandchourie, de même que la nature du climat et du sol ne permettaient donc guère à des pasteurs errants d’y poursuivre leur industrie, d’autant plus que la faune locale comprend un très grand nombre de loups et de félins dangereux, tigres et panthères qui souvent attaquent l’homme. La Mandchourie est par excellence un pays de chasse, et dans l’état de lutte pour la vie qui existe dans le bassin de la Sungari entre les hommes et les fauves, la religion même exige de l’adolescent qu’il apprenne à chasser : celui qui n’aide pas la société dans cette guerre à mort est tenu pour un impie[14]. D’autre part, les rivières, les lacs de la Mandchourie sont tellement riches en vie animale que des populations entières se nourrissent exclusivement de poisson, et que même plusieurs peuplades se préparent des vêtements d’été avec des peaux de saumon ornées de broderies par les femmes.

Jusqu’à une époque récente donc, les chasseurs, les pêcheurs constituaient de beaucoup la plus forte part des habitants, mais les riches campagnes bien arrosées se prêtent admirablement à la culture, surtout dans les contrées riveraines du Golfe Jaune.

N° 214. Couloir de la Mandchourie.


Ainsi, par les occupations de presque tous ses résidants, la Mandchourie contraste absolument avec les plateaux mongols, mais les éléments féroces de la guerre pouvaient tout aussi bien y prendre naissance et s’y développer. Les peuples chasseurs de la Mandchourie, fiers de leur courage et de leur adresse dans la lutte contre les fauves, se laissaient facilement entraîner à faire preuve des mêmes qualités contre les hommes, et la moindre impulsion suffisait à les lancer en des expéditions de pillage. Les villes du midi les attiraient par leurs richesses et les paysans épars qui s’interposaient entre eux et ce butin n’étaient à leurs yeux qu’un méprisable gibier.

Dans son ensemble, la Mandchourie, bordée à l’ouest par les monts Khingan, à l’est par une succession de chaînes côtières, est disposée comme un long couloir entre la Sibérie orientale et la Chine : c’est un chemin de passage pour les nations, et de fréquents déplacements de tribus accroissaient ou diminuaient la pression qu’avaient à subir les agriculteurs du sud de la part de leurs dangereux voisins, aussi des « palissades de saules » barraient-elles en maints endroits la route aux envahisseurs, mais il est probable que ces obstacles, fictifs ou du moins très faciles à tourner ou à détruire, étaient considérés surtout comme des cercles magiques. Entre peuples limitrophes qui se redoutaient mutuellement, on tombait d’accord pour établir des marches de séparation d’une largeur considérable ; mais que de fois ne furent-elles pas franchies en violation des traités pendant la période historique ! Les annales chinoises mentionnent des invasions qui se produisirent sur la frontière de Mandchourie dès les temps les plus anciens, soit du nord vers le bassin du fleuve Jaune, soit du sud vers la péninsule de Corée, que sa position isolée et ses faibles dimensions relatives condamnaient à devenir une simple dépendance du Royaume Fleuri dans l’histoire de la civilisation.

D’autres contrées limitrophes de la Chine devaient aussi, comme la péninsule coréenne, héberger des populations autonomes n’utilisant leur énergie que pour s’adapter aux circonstances du milieu sans exercer grande influence sur le développement du monde chinois. Telle l’immense étendue des plateaux tibétains, ensemble quadrangulaire de terres si hautes, si froides et si arides qu’elles interrompent forcément presque toute communication directe entre les contrées situées sur leur pourtour. C’est par le contournement de l’énorme bloc de roches et de neiges d’une superficie d’un million et demi de kilomètres carrés qu’ont pu s’établir les relations entre l’Inde et la Chine, entre l’Occident et l’Orient. Le nom « Pays de la Mort » a servi fréquemment à désigner le Tibet ; cependant l’isolement n’a pas été complet, car de proche en proche et pendant la longue durée des temps, les hommes, les produits, les industries, les cultes se sont propagés du pourtour vers l’intérieur, grâce à quelques chemins naturels qui se glissent dans les entailles du plateau : le long corridor, d’environ 5 000 mètres en altitude moyenne, que le haut Brahmaputra ou Yarung-Tsangbo a creusé entre les arêtes parallèles du Trans-Himalaya et du Gang-dis-ri, fut certainement la route principale que suivirent les instructeurs du Tibet.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
pierre sacrée du tibet
portant l’inscription mystique : « Om mani padme hum »

Habitant une contrée où l’homme rencontre tant d’obstacles à son libre développement, les Bod ou Tibétains n’ont pu vivre et prospérer dans une nature hostile qu’en acquérant une intelligence vive et sagace, prompte à s’ingénier pour la recherche de la nourriture et la défense contre le vent et la froidure. Ceux d’entre eux qu’on pourrait croire les plus favorisés parce qu’ils vivent en des vallées profondes sont au contraire les plus disgraciés, à cause de l’insuffisance d’air et de lumière : les crétins sont nombreux dans ces bas-fonds. Mais sur les plateaux fouettés des tourmentes, où les hommes se blottissent dans les trous, au-dessous du vent qui rase le sol en faisant voler les pierres, le Tibétain apprend à se créer par l’industrie des ressources variées. Depuis les temps immémoriaux, ces tribus pratiquent l’agriculture et l’élève du bétail, connaissent les mêmes métiers que leurs voisins de l’Inde et de la Chine, et depuis longtemps ont ajouté les métaux, le fer, le cuivre, l’or aux outils en pierre que fabriquaient leurs ancêtres. C’est même par leurs mines d’or qu’ils apparaissent pour la première fois dans l’histoire, mais singulièrement défigurés par la légende, il est vrai, puisque Hérodote nous les montre aidés dans leurs travaux d’excavations par des fourmis presque aussi grosses que des chiens (Livre III, 102).

Dans leur âpre lutte pour l’existence, les Tibétains reçoivent beaucoup plus qu’ils ne donnent : c’est par l’immigration que le pays s’est peuplé en ses régions habitables ; c’est par l’apport des industries et des idées étrangères qu’il s’est enrichi et civilisé ; mais les habitants restent séparés de la Chine par des contrées trop montueuses, trop coupées de défilés profonds, trop difficiles à parcourir pour avoir pu exercer de ce côté la moindre pression politique ; peu nombreuses sont les peuplades d’origine tibétaine qui sur le pourtour du plateau aient hasardé de temps en temps comme les Mongols et les Mandchoux des incursions dans les basses terres avoisinantes. Au contraire, ces montagnards indigènes sont pour la plupart refoulés de plus en plus vers les vallées élevées de l’intérieur par suite de l’immigration pacifique des agriculteurs chinois.

Même évolution ethnique s’est accomplie dans le vaste hémicycle de la Chine proprement dite, partout où des montagnes, chaînes ou massifs, abritèrent longtemps des peuplades différentes de la nation chinoise par l’origine, les mœurs, le genre de civilisation. On leur donne en général le nom de Miao-tse, — mot qui signifie « hommes germés du sol », aborigènes ; mais pour indiquer leur grand nombre, on les désigne aussi par les appellations de « Quatre-vingt-deux Tribus » ou de « Six Cents Familles ». Les Chinois emploient en outre le terme d’I-Jen, c’est-à-dire « Peuples étrangers », forme analogue à celle d’ « Allophyles » que les Russes appliquent à toutes les races non slaves de leur immense domaine. Suivant le milieu, les conditions du sol et du climat, la puissance relative ou la faiblesse de ces nations ou tribus encore isolées du monde chinois, on observe toutes les transitions possibles entre l’état de sauvagerie des I-Jen les plus réfractaires, et l’état de progrès dans le sens de la sinification.

N° 215. Tibet.

Il est reconnu maintenant que le nom Gaurisankar employé par les habitants de Khatmandu ne désigne probablement pas le point le plus élevé du globe. Le pic suprême, le n° XV des géodésiens, a reçu des Anglais le nom de Mount Everest, mais il convient de l’appeler avec les Tibétains : Chomokankar. (D. Freshfleld, The Geographical Journal, 1904, xxiii, 1, p. 361.)(Note de l’Editeur)

A désigne l’emplacement du sommet auquel M. Bonvalot a donné le nom d’Elisée Reclus.

Les écrivains de la Chine disent les Allophyles « Cuits » ou « Crus », « Mûrs » ou « Verts », suivant l’avancement que l’on constate dans les phénomènes d’absorption sociale et politique de ces peuplades. Avec la longue patience qui est le caractère distinctif de tout peuple essentiellement agriculteur, les paisibles travailleurs du sol essayèrent rarement de conquérir par la force vive les populations insoumises des montagnes : ils s’en sont remis à la lente action du temps, aux mariages, au défrichement des forêts, à l’introduction de nouveaux besoins et de nouvelles industries : c’est ainsi que peu à peu ils arrivent à « cuire », à « mûrir » les tribus sauvages vivant dans les enclaves des monts ; une sorte d’imbibition lente, semblable à celle de l’eau dans la terre, produit lentement des transformations ethniques.

Une charmante expression, « planter le saule », témoigne de l’action bienfaisante exercée graduellement par la civilisation chinoise sur les peuples qui l’entourent. Tandis que tant d’autres nations, se comparant avec orgueil à des bêtes féroces ou à des oiseaux rapaces, se vantent d’avoir déchiré des proies vivantes de leurs serres ou de leurs griffes, les Chinois rappellent doucement l’apport d’un arbre comme un emblème de leur culture et de l’élévation des mœurs qui en est la conséquence : le saule au feuillage argenté, que la Chine a choisi pour symbole, n’a rien qui puisse faire songer à la violence de la conquête ni aux ruses du commerce ; il ne parle que de paix, des charmes de la vie tranquille, et fait songer aux heureuses causeries par les beaux soirs d’automne.

Les faits en témoignent. Les immenses conquêtes de la Chine se sont accomplies beaucoup moins par la force des armes que par l’influence pénétrante de l’exemple. En réalité, la nation, prise en masse, a suivi le conseil donné par Confucius à un empereur qui voulait augmenter ses troupes pour triompher d’un peuple du midi : « Licencie toute ton armée, disait-il, emploie tout ce qu’elle coûte aujourd’hui à instruire tes sujets et à développer l’agriculture ; de lui-même ce peuple du sud chassera son prince et se soumettra à ta puissance. »

Toutefois, il faut le dire, aucune rencontre des nations ne s’est jamais produite sans qu’il y ait eu des injustices commises de la part des plus forts. Les annales chinoises nous parlent de populations civilisées qui furent violemment déplacées, chassées des plaines qu’elles cultivaient et refoulées dans les montagnes. Il en serait résulté de lamentables mouvements de régression, des retours vers la barbarie.

D’après une photographie.
cavalier tibétain


On cite en exemple des tribus de Miao-tse qui connaissaient l’art de forger le fer à une époque où les Chinois, déjà possesseurs de l’or, de l’argent, du cuivre et de l’étain, ignoraient le métal « barbare », appelé également le métal « obstiné », sans doute parce que le forgeron doit le frapper longuement, à coups redoublés, avant de l’amener à la forme voulue ; mais ceux qui enseignèrent aux Chinois le travail de la forge ne le connaissent maintenant plus eux-mêmes. D’autres peuplades avaient aussi toute une littérature écrite, tandis que de nos jours elles n’ont plus ni hiéroglyphes ni syllabaires. Cependant, il existe encore dans le haut bassin du Yang-tse, à l’ouest du Se-tchuen et du Yun-nan, quelques vestiges d’une ancienne civilisation refoulée par les habitants de la Fleur du Milieu : on a retrouvé chez les Lolo, montagnards de ces contrées, quelques textes en caractères figuratifs, entièrement distincts des écritures chinoises.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
tambour et trompettes sacrés confectionnés avec des ossements humains (tibet)

Nul doute que l’immense territoire désigné actuellement sous le nom de Chine n’ait été riche et peuplé dans une grande partie de son étendue à l’époque où se présentèrent les conquérants qui donnèrent au pays son empreinte la plus durable. La situation de la Chine et de son peuple est comparable à celle des nations qui, en Europe, subirent l’impression de la civilisation romaine avec sa langue, sa littérature et ses lois. Italiens et Espagnols, Français et Roumains appartiennent certainement pour la plus forte part aux souches ethniques pré-romaines, ils descendent des hommes dont on trouve les ossements dans les cavernes des montagnes et dans les terramares des lacs, mais il n’en est pas moins vrai que les peuples dits « Latins » ont été réellement « latinisés », puisque des mots latins forment le moule de leur pensée et que leur histoire politique, juridique, sociale, religieuse a continué celle des Romains sans interruption, quoique suivant une évolution incessante. De même les Chinois, quoique formés et modelés, pour ainsi dire, par leur milieu distinct, original entre tous, reçurent du dehors des impulsions puissantes, d’une valeur décisive dans leur histoire, et qui mirent l’Orient en rapport de civilisation avec l’Occident.

N° 216. Voyage des Bak.

Le grisé indique, au sud de 40° de latitude nord, le sol à plus de 2 000 mètres d’altitude. En Mongolie et en Sibérie, le grisé descend à 1 000 mètres.

La route ABD, des monts de la Susiane à Laa-tcheu, parcourt des steppes d’accès facile entre les déserts et les montagnes ; la route ACD, plus directe, traverse les Pamir par les deux Kisil-su et emprunte ensuite le Tian-chan-nan-lu.

Les annales semi-historiques de la Chine ne remontent guère au delà de quarante siècles, à l’époque de l’empereur Yü, auquel on attribua naturellement toutes les découvertes que fit la nation elle-même, car les peuples, incapables de retenir dans leur mémoire les millions de progrès partiels réalisés par des millions d’hommes, leurs ancêtres, ne manquent jamais de tout résumer en un seul nom, devenu le représentant de leur génie collectif. Or, très probablement, les émigrants occidentaux avaient fait leur entrée dans le Royaume Fleuri par les frontières du Nord-Ouest très peu de temps auparavant. À l’égard du lieu d’immigration des civilisateurs, les traditions sont unanimes. Les Chinois policés pointent, non vers les montagnes pour indiquer la direction de leur patrie d’origine, mais vers la province de Kansu et la « Porte du jade ». C’est en effet par cette route que vinrent les conquérants de la Chine, ainsi que Terrien de la Couperie l’a démontré avec force preuves à l’appui dans ses ouvrages, admirables de science et de pénétration, mais de forme incohérente et de style confus[15].

Les immigrants dont il s’agit sont désignés dans les annales sous le nom générique de Bak-Sing, appellation qu’on traduit d’ordinaire par celle de « Cent familles », et d’ailleurs, tel est bien le sens que lui donnent la plupart des Chinois d’aujourd’hui. On rattache volontiers à cette interprétation l’idée que les nouveaux venus se groupaient en communes, analogues aux hundreds des Anglo-Saxons ; peut-être aussi le mot « Cent », comme celui de « Mille » ou de « Dix Mille », n’aurait-il qu’une signification vague pour indiquer le « grand nombre ». Toutefois, d’après Terrien de la Couperie, ce nom de Bak serait vraiment un nom propre et il faudrait négliger la traduction usuelle. Les Bak-Sing ou les « Familles de Bak » seraient les représentants du peuple des Bak qui vivaient autrefois en Chaldée, sur le bas fleuve de l’Euphrate, et qui, dans leurs diverses étapes, auraient laissé leur nom à beaucoup de villes et de lieux, tels que les Bac-tres, Bac-triane, Bak-tyari, Bag-istun, et persistant encore en Bag-dad. Conformément à cette hypothèse, les Bak seraient les mêmes que les Sag-gigga ou les « Hommes à tête noire » dont parlent les annales chaldéennes et qui sont également mentionnés en Chine comme constituant le type dominant.

Suivant cette hypothèse, les Bak de la plaine potamique auraient d’abord émigré vers la Susiane, où ils seraient restés longtemps sous la puissance de rois portant le titre de « Nakhonte ». Ensuite ils auraient continué leur route dans la direction de l’Orient, au pays qui, d’après eux, fut appelé Bactriane, puis, par petits groupes, franchi les Pamir pour redescendre dans la Kachgarie actuelle, autre bassin des « Cinq fleuves », et gagner peu à peu la porte de la Chine, désignée maintenant par le nom de Kansu. La nature du climat, plus humide à cette époque, facilitait le mouvement de migration. Quant au nom du chef ou Nakhonte sous lequel se serait accompli l’exode, il se présente en chinois sous la forme de Naï-Khun-te ou Naï-hoang-ti. La tradition relative à Shen-nung s’expliquerait par une réminiscence du prince potamien, Chargina, ou Sargon l’ancien. Quarante-deux siècles, calcule le bibliothécaire du British Muséum, se seraient écoulés depuis que le peuple de la Mésopotamie occidentale aurait pénétré dans le bassin plus vaste et non moins fertile de la Potamie chinoise.

D’après une photographie de M. A. Ular.
forgerons chinois

Certes, on ne peut s’empêcher de questionner l’exactitude des dates, le sens absolu des mots transmis, ni de mettre en doute certains des détails énumérés par centaines et qui corroborent la thèse de l’auteur : au point de vue de la précision historique, Terrien de la Couperie peut avoir tort, mais le résumé de ses investigations n’en est pas moins hors de doute. On ne saurait contredire le fait même de l’immigration de colons nombreux, venus des bords de l’Euphrate à ceux du Hoang-ho et portant avec eux une civilisation qui se greffa victorieusement sur la mentalité nationale.

Les apports les plus évidents, ceux dans lesquels on ne saurait voir le simple effet d’une coïncidence d’évolution, sont les connaissances mathématiques et astronomiques. Les anciens Chinois apprirent des Chaldéens à préciser la longueur de l’année solaire et à la diviser également en douze mois et en quatre saisons, coupures de l’année auxquelles ils donnaient des noms d’un symbolisme analogue à celui de leurs instructeurs. Ils partageaient les mois en subdivisions de sept et de cinq jours, et, dans la journée, leurs heures faisaient deux fois le tour du cadran. Le « nombre d’or », c’est-à-dire la série de dix-neuf années après laquelle le soleil et la lune se retrouvent en coïncidence de marche, leur était bien connu, et ce sont encore les Chaldéens qui leur avaient appris à reconnaître cette période, dont l’invention avait été naguère attribuée aux Grecs. Les Chinois observaient aussi les étoiles à leur passage méridien au moyen d’instruments analogues à ceux des astronomes de la Chaldée et professaient les mêmes théories au sujet des planètes, qu’ils symbolisaient par les mêmes couleurs. Ils se servaient du gnomon et de la clepsydre et calculaient le retour des éclipses ; leurs annales mentionnent même une occultation du soleil, s’étant produite il y a 4 050 ans. Ils désignaient enfin les Pléiades, l’étoile Polaire et la plupart des signes du Zodiaque par des expressions synonymes de celles des Babyloniens.

Ce n’est point Terrien de la Couperie qui, le premier, suggéra l’origine occidentale des Cent familles : dès 1769, De Guignes écrivit un mémoire pour prouver que les Chinois sont une colonie égyptienne ; ce n’est pas lui non plus qui révéla le parallélisme des connaissances astronomiques dans les deux Potamies et la similitude des désignations stellaires : ces analogies ont été étudiées en détail par Schlegel il y a plus de trente ans[16]. D’après lui, les Chinois auraient été les premiers initiateurs en ces matières, et la découverte du Zodiaque à 28 animaux remonterait à 17 700 ans avant nous ; c’est à cette date éloignée que la position des groupes d’étoiles par rapport au mouvement solaire
papier-monnaie émis sous le règne de l'empereur kung-wu fondateur de la dynastie des ming (1368-1399)
Les caractères tracés en tête signifient que ce billet de banque est valable sous la dynastie Ming. Dans le cadre se trouve inscrite une ligature et au-dessous sont dessinés les dix rouleaux de cent sapèques percées dont la valeur équivaut à une ligature Dans la partie inférieure est expliqué l’usage du papier-monnaie, puis sur la dernière ligne verticale à gauche, de haut en bas, les caractères pour Kung-Wu, an, mois, jour. On remarquera le filigrane formé par une écriture archaïque.
permettrait d’expliquer les noms des astérismes. À vrai dire, les œuvres des deux savants ne se contredisent pas formellement, mais l’époque n’est point encore venue où leurs recherches serviront à une synthèse générale de l’histoire des origines.

Quoi qu’il en soit, l’influence chaldéenne sur l’évolution ultérieure des Chinois n’est pas moins évidente dans les sciences autres que l’astronomie : les poids et mesures, les systèmes décimal et duodécimal, l’échelle de musique furent maintenus ; on observa les mêmes nombres sacrés pour les calculs de magie ; et l’horizon fut divisé suivant les mêmes points cardinaux, disposés d’ailleurs autrement qu’ils ne le sont dans les pays occidentaux : en Chine, de même que chez diverses populations de la Mésopotamie, la rose des vents place le nord à gauche et le sud à droite, en sorte que l’est tient le haut de l’instrument. À l’époque où les Chinois inventèrent la boussole, — on raconte qu’au XIe ou XIIe siècle antérieur à l’ère vulgaire, une ambassade ayant apporté des présents à l’empereur, il lui fut donné en cadeau cinq chars dans chacun desquels une « figure » pointait constamment vers le sud pour indiquer aux voyageurs leur chemin de retour[17] —, les Chinois durent être surtout frappés de la direction suivie par la branche méridionale de l’aiguille : ils disent que l’aimant marque le sud, tandis que les Européens, regardant exactement en sens inverse, portent leur attention sur l’autre pointe se dirigeant vers le nord. Ce contraste bizarre a probablement pour cause la différence d’orientation géographique suivie par les peuples eux-mêmes dans leur mouvement de migration. Tandis que les Occidentaux, en leur progrès graduel de la Méditerranée vers l’Océan, obliquaient dans la direction du nord, de la Grèce et de l’Italie vers l’Allemagne et l’Angleterre, les Chinois s’avançaient en sens opposé, des plaines de la Dsungarie vers la double Potamie du Fleuve Jaune et du Fleuve Bleu. N’est-il pas naturel que ces deux moitiés de l’humanité, marchant en des voies contraires, aient reporté leur propre mouvement sur l’aiguille de la boussole ?

On croit que les Chinois reçurent de l’Occident l’écriture cunéiforme telle qu’on la retrouve sur les monuments de Ninive et sur la haute paroi de Bagistun. La tradition dit que les immigrants conservaient la relation des faits au moyen de signes ressemblant à des « langues de feu » ou à des « gouttes d’eau qui gèlent en tombant » ; l’expression de laquelle on se servit dans le nord de la Chine pour désigner l’écriture apportée d’outre-monts est le terme de « griffe d’oiseau ». Il est vrai que tous les petits Chinois apprennent dans une encyclopédie populaire l’emploi de cordes analogues aux quippa des Quichua péruviens, pour figurer les idées : « Dans la haute antiquité, on noua des cordes », c’est ainsi que s’exprime le manuel des écoliers[18]. Mais en ce vaste pays où les immigrants de l’Ouest trouvèrent déjà des civilisations très avancées, il y eut place pour des évolutions diverses. La différence des matériau employés fit bientôt changer la forme des signes cunéiformes : au lieu d’entailler la pierre ou de marquer la brique molle encore, le Chinois apprit à peindre sur des fragments de bambou, puis, même, sur des écorces et des pellicules ; les lettres changèrent de siècle en siècle, mais on a constaté la série des transitions, aussi bien dans la matière utilisée que dans la forme et la signification des caractères[19].

D'après une photographie.
pont a nankin

Des arts et des métiers, de même que l’écriture, furent apportés par les Bak dans leur patrie nouvelle. Les immigrants connaissaient les métaux dits nobles et savaient les fondre et les travailler ; ils fabriquaient des bateaux de cuir pour traverser les fleuves, harnachaient à leurs chariots de guerre deux chevaux de front, reproduisaient des figures sur leurs poteries et leurs vases de métal, mais la différence des milieux devait amener naturellement l’usage de matériaux et de procédés nouveaux, ainsi que des interprétations autrement conçues. Ainsi, les dragons aux formes fantastiques représentés dans les temples sont considérés par les Chinois comme les symboles des vices à combattre, tandis que les Chaldéens y voyaient les génies chargés de repousser dans le désert les sables envahissants. Les riverains du fleuve Jaune racontent le déluge en termes tout autres que les paysans de la Mésopotamie, et pourtant beaucoup de traits communs, signalés par les missionnaires, prouvent que de part et d’autre les récits eurent la même origine. Par un phénomène analogue, les traditions relatives aux empereurs de l’Occident se transformèrent pour s’adapter aux souverains de l’Orient, Terrien en cite de nombreux exemples.

En apportant leurs richesses et leurs connaissances diverses, les Bak n’avaient point négligé le premier de leurs trésors, le froment nourricier. La céréale par excellence, à laquelle s’ajouta bientôt le riz indigène, à peine moins précieux, trouva dans les bassins des deux fleuves un sol meilleur, occupant en un tenant de très vastes étendues, et c’est ainsi que la population agricole des « Cent familles », croissant par milliers et par millions et se croisant avec les aborigènes, devint cet admirable peuple chinois, qui progressa pacifiquement de siècle en siècle, augmentant incessamment son domaine vers le sud et vers l’est. Devant lui s’ouvrait le réseau des voies naturelles qui, par leur facilité d’accès pour le peuplement et la fertilité presque unique au monde du territoire qu’elles réunissaient, étaient destinées à devenir les routes historiques de la Chine. On peut tâcher de retrouver quels furent ces chemins en étudiant la carte actuelle du Royaume Fleuri, dont les traits originaires n’ont pas encore été fortement modifiés par les travaux d’art des routes et voies ferrées.

En revenant à l’angle nord-occidental de la Chine proprement dite, c’est-à-dire au coude du haut Fleuve Jaune où s’est élevée Lan-tcheu, point d’arrivée de la route naturelle ou « Porte du jade », par laquelle durent entrer tous les immigrants, on se retrouve à l’origine du chemin qui se branche peu après ; son rameau méridional conduit à la prestigieuse plaine de Tcheng-tu par une route, déjà dallée à une époque très lointaine, tandis que l’autre se dirige vers l’est et rejoint le grand coude inférieur du Hoang-ho par la vallée du Hwei-ho, évitant ainsi le détour du fleuve par les solitudes de la Mongolie. En cette dépression, la voie naturelle devenue historique se prolonge directement à l’est et se continue par le cours du bas-fleuve jusqu’à l’endroit, près de la ville actuelle de Kaï-fong, où le courant fluvial, du haut de son talus de déjection, s’épanche, tantôt à droite, tantôt à gauche, dans les plaines alluviales. Mais avant d’atteindre ce lieu où la grande voie, longue de plus d’un millier de kilomètres, se ramifie en de nombreuses sentes de campagnes alternant avec des routes citadines, la branche maîtresse avait bourgeonné en plusieurs points vivants d’où s’élançaient des rameaux secondaires.

N° 217. Dispersion des Routes à Kaï-fong.

Le tracé pointillé indique le cours du Hoang-ho avant 1854. Dans le cours des siècles, le fleuve a occupé bien d’autres coulières : au sud, il s’est mêlé au Yang-tse pour gagner la mer ; au nord, il a coulé à proximité de Pékin (voir carte n° 220).

Un de ces nœuds vitaux où la nature greffa une voie latérale est indiqué par la ville de Hsi-ngan (Si-ngan), qui fut souvent choisie comme capitale du Royaume Fleuri : deux vallées tributaires viennent déboucher dans la vallée majeure.

N° 218. Du Hoang-ho au Yang-tse-kiang.


Ce point de passage exerce une attraction d’autant plus énergique qu’il communique au sud avec une brèche des monts Tsin-ling, par une route tracée avec art qui s’élève d’environ 900 mètres sur les escarpements de la montagne, et franchit l’arête à une altitude de 1 243 mètres pour redescendre dans le bassin du Han dont elle longe l’affluent principal, le Tan-kiang. La coupure du Tsin-ling a pris dans l’histoire de la Chine une importance presque aussi grande que la Porte du jade, car c’est par son moyen que le mouvement ethnique a pu se continuer sans peine, de la Chine septentrionale à l’Empire du Milieu proprement dit, que parcourt le superbe Yang-tse.

N° 219. Centre de l’Empire du Milieu.

Le Han-kiang a donc comme rivière historique une valeur de premier ordre et la forme même des traits géographiques a donné au groupe de cités qui se trouve près du confluent des deux fleuves un rôle prépondérant dans le mouvement commercial de l’immense organisme chinois. C’est en cet endroit que se pressa pendant plusieurs siècles la plus grande agglomération d’hommes existant à la surface de la terre, et il ne serait pas étonnant que la Tripoli chinoise, — Han-kou, Han-yang, Wu-tchang —, reprît un jour le premier rang parmi les centres populeux du monde. Là se fait la croisée principale des forces entre le nord et le sud, entre l’est et l’ouest de la contrée. La voie du Yang-tse, largement ouverte aux navires en aval de I-tchang, constitue, sur une longueur d’environ 2 000 kilomètres entre la zone des rapides et l’Océan, la route médiane par excellence dans tout l’ensemble chinois, et tandis que le Han-kiang apporte du nord ses eaux et les denrées de ses bords, les deux lacs Tung-ting et Po-yang, qui correspondent aux deux courbes du Yang-tse, en amont et en aval du méandre de Han-kou, reçoivent aussi plusieurs courants navigables descendus des montagnes du sud. Nulle part sur la surface du globe, l’homme ne possède un pareil réseau de voies fluviales sans ressaut ni défilé.

Chacune de ces rivières, ainsi que les autres affluents méridionaux du Yang-tse, parcourt des vallées qui sont devenues autant de voies historiques, sans avoir cependant l’importance de la route majeure qui réunit le fleuve Jaune au fleuve Bleu : le mouvement, se divisant en plusieurs rameaux et dans une contrée moins populeuse, doit être d’autant plus faible en proportion. De ces diverses lignes d’activité, la principale est naturellement celle qui réunit le bas Yang-tse à la baie de Canton en contournant à l’ouest les montagnes du Fo-kien : c’est la ligne la plus courte entre des foyers d’extrême densité par leurs populations. Un des noms géographiques le plus souvent répétés dans les livres de voyage en Chine est celui de Mei-ling — « col des Peupliers », ou « cime boisée » ; c’est un seuil d’environ 300 mètres, d’où jaillit la source du Pe-kiang, le « fleuve du Nord », ainsi nommé de la direction de son cours relativement au labyrinthe fluvial de Canton.

Ce réseau de navigation où viennent s’unir les eaux de plusieurs fleuves et dont le flot principal est fourni par le Si-kiang, ou fleuve de l’Ouest, a dû, par les indications mêmes de la nature, devenir un point de convergence des plus actifs, provoquant la naissance d’une grande capitale ou d’un groupe de cités considérables. La ville de Kuang-tung, le Canton des Occidentaux, est un lien de concentration nécessaire.

N° 220. La Chine, il y a 4 000 ans.

Le sixième livre du recueil classique ou Chu-king est le Yü-kung. La rédaction, basée sans aucun doute sur d’anciens documents, en est attribuée à Confucius ; il contient en ses deux premiers chapitres un bref tableau géographique du royaume d’après Yü, alors ministre de Yau (voir trad. et disc. par Richthofen, China, I, p. 277 à 364).

Après la description des neuf provinces vient celle des neuf montagnes, ou plutôt des pentes visibles des chaînes de collines qui bordent les rivières. Les grands cours d’eau sont aussi au nombre de neuf ; la plupart portent encore actuellement le nom par lequel Yü les désigne : Ho (Hoang-ho), Wei, Lo, Han, Hwai (Hoai), Kiang (Yang-tse), le Tsi constitue de nos jours le cours inférieur du Hoang-ho, le Min est, d’après Yü, la branche mère du Kiang, le Jo-chui est l’Edsina (voir carte n° 211), le Hei-chin coule à l’ouest de Su-tcheu et se perd dans la dépression du Karanor-Lobnor.

Laissant de côté les territoires habités par des Barbares, la Chine proprement dite avait à cette époque son centre de gravité vers Si-ngan, dans la basse vallée du Wei.

Les lignes en pointillé indiquent, toujours d’après Yü, les routes de commerce qui ne suivaient pas les grandes rivières.


A la jonction des routes naturelles convergent en cet endroit s’ajoutent d’autres avantages : la profonde indentation du littoral, la fécondité des alluvions fluviatiles, la variété des produits appartenant aux deux zones, tropicale et tempérée, qui s’entremêlent dans la région. Lorsque des guerres civiles, des révolutions, des incendies, des pestilences interrompirent la vitalité puissante de Canton, c’est toujours dans le voisinage que surgit à nouveau le grand centre d’appel de la contrée.

Cette vallée du Si-kiang, dont Canton garde la porte, est la moitié orientale d’une voie historique d’importance majeure faisant communiquer l’Inde avec la Chine. Certainement les Bak, premiers envahisseurs de la Chine aux origines de l’histoire légendaire, ne poussèrent point jusque dans cette partie méridionale du « Royaume Fleuri », — le territoire décrit par le Yü-Kung est tout entier situé au nord du Yang-tse —, mais la forme du relief y avait sans aucun doute dirigé un grand va-et-vient des hommes : on sait qu’il y a deux mille années environ, un mouvement très considérable de commerce se faisait en ces provinces, que des guerres d’extermination avaient presque interdites auparavant. Au lieu de passage qui s’ouvre entre les deux versants oriental et méridional du haut plateau tibétain, les montagnes prolongeant au sud-est les grands massifs de l’Asie centrale se sont déjà notablement abaissées, et même en certains endroits se trouvent complètement oblitérées. Le relief du seuil entre le Pacifique et les mers de Siam et de Birmanie est constitué par un plateau de grès rouge de 2 000 mètres en moyenne altitude, enfermant des lacs dans ses dépressions rayées de moraines. C’est autour de ce haut seuil, descendant graduellement vers les plaines et la mer, que les fleuves puissants de l’Asie sud-orientale divergent en un éventail immense : Brahmaputra, Irrauadi, Saluen, Mekong, Ma-lung-kiang (plus bas Hung-kiang ou fleuve Rouge), Si-kiang, Yang-tse-kiang sous son appellation régionale de Kin-cha-kiang. En aucune partie de la Terre on ne voit un pareil étoilement de fleuves partant d’un même centre de ravinement.

Une route transversale, franchissant successivement toutes ces vallées à de faibles distances les unes des autres, commanderait donc autant de chemins se ramifiant vers tous les points de l’horizon, des rivages de l’Inde gangétique à ceux de la Chine orientale, et permettrait aux voyageurs d’éviter une circumnavigation de 6 000 kilomètres à travers des eaux dangereuses, souvent bouleversées par les typhons.

N° 221. Route de Canton à Calcutta

A vrai dire, les escarpements intermédiaires rendent la traversée difficile, et cette voie, si importante dans l’histoire des peuples, se dissout en sentes multiples, qui hésitent entre les cols les plus faciles d’accès. La ville de Tali est située dans la région vitale où se noue cette digitation extraordinaire de grandes routes fluviales. Les guerres, l’hostilité des peuplades de montagnards, les dévastations, les événements politiques de toute nature ont maintes fois obstrué ou même fermé les chemins qui rayonnent autour de Tali, mais dès que la paix renaissait et que les fugitifs, accompagnés d’immigrants nouveaux, revenaient vers le pays dévasté, la « Voie d’Or et d’Argent », ainsi nommée des gîtes métallifères du Yunnan, reprenait son importance ; elle ne peut manquer de devenir un jour la route par excellence entre Calcutta et Canton.

Les centres de gravité dans le monde politique et social de la Chine ont fréquemment changé, suivant les mille alternatives de la colonisation, des conquêtes, des refoulements et des retours offensifs. Si-ngan, sur le Wei, c’est-à-dire dans la vallée qui forme le prolongement occidental du Hoang-ho, et, plus bas, Ho-nan, à peu de distance du grand fleuve, en aval du confluent, furent des lieux tout désignés pour devenir les centres du commerce et de la domination.

Le Yang-tse, artère centrale du « Royaume Fleuri », devait également attirer sur ses bords les forces vives de la nation. Dans le haut bassin, la plaine où se ramifie le Min, — considéré comme la véritable branche-mère du Ta-kiang, « Grand fleuve », — fut dès le début de la colonisation un centre d’attraction extraordinaire et reste encore de nos jours la Chine par excellence, grâce au long couloir où le Yang-tse descend de rapide en rapide et que seule la patience inlassable des habitants parvient à utiliser comme voie de commerce ; à l’aval des grands affluents, les grandes villes se succèdent sur ses rives jusqu’à la rencontre du flot marin ; aussi, après Si-ngan, Nan-king fut-elle une capitale tout indiquée. Le va-et-vient et la puissance ont dû naturellement osciller du Hoang-ho au Yang-tse kiang, qui arrosent les régions les plus fertiles et les plus populeuses : mais, comme en France et pour des raisons analogues, la prépondérance politique a presque toujours appartenu aux régions du nord ; rarement elle est échue au centre, et jamais au midi[20]. C’est que le peuple conquérant, venu des contrées du nord-ouest, avait toujours le gros de ses forces au plus près de son pays d’origine et avait à s’y maintenir en toute âpreté pour continuer la lutte contre ses ennemis les plus redoutables.

D’après une photographie de M. A. Ular.
magasin chinois

Une autre cause devait, dans la concurrence vitale des Chinois entre eux, donner une certaine prépondérance aux populations du Nord. C’est dans le bassin du Hoang-ho que se trouve le pays de la « Terre jaune », le sol par excellence pour la production du pain. Étudiée d’une façon magistrale par Richthofen dans sa mémorable exploration de la Chine septentrionale[21], la région du Hoang-tu, « Jaune terre », comprenant presque toute la partie de la cuvette égouttée par le fleuve Jaune, à l’exception des hautes montagnes de l’ouest et des plaines alluviales de l’est, s’étend sur une superficie d’environ un million de kilomètres carrés, égale à deux fois la surface du sol français.

Cette terre meuble n’est autre chose que du lœss, d’aspect analogue à celui qui se présente en Europe dans les vallées du Danube et du Rhin. Le lœss s’est formé pendant le cours des âges de tous les débris poussiéreux apportés par le vent. Chaque bouffée des tempêtes du nord-ouest amène un nuage de molécules ténues provenant de la désagrégation lente des montagnes, Sayan, Altaï, Tarbagataï et des plaines sous-jacentes. Étudiant l’aspect des ruines de Lulan, dans le désert de Lob, Sven-Hedin évalue à trois mètres l’épaisseur de la couche terrestre enlevée par la dénudation éolienne depuis seize siècles. Cependant, les amas de poussière qui exhaussent incessamment la Terre jaune ne sont pas assez épais pour étouffer la végétation superficielle et pour empêcher le développement de la vie animale ; les herbes continuent de croître, quoique graduellement enfouies ; la masse entière, depuis le rocher sous-jacent, est percillée d’innombrables veinules laissées par les radicelles des plantes, et partout des coquillages, ainsi que d’autres restes d’origine animale, sont épars dans les dépôts terreux. En certains endroits l’épaisseur de la Terre jaune, révélée par les entailles qu’y ont faites les eaux d’érosion, n’est pas moindre de 600 mètres, ce qui représente un volume équivalant à celui de chaînes de montagnes. On a calculé que l’humus fécond du Hoang-tu serait suffisant pour recouvrir la terre entière d’une couche de sol labourable d’un mètre de puissance.

Si le vent a formé les amas énormes de la Terre jaune, l’eau les détruit à son tour : le fleuve Jaune et ses affluents disposent de matériaux inépuisables pour accroître les plaines alluviales aux dépens de la mer. L’eau pénètre dans le sol meuble jusqu’à la roche dure ou à la couche d’argile imperméable qui le porte ; l’eau de pluie s’ajoute dans ces profondeurs aux filets qui s’épanchent souterrainement de la base des montagnes et, suivant des coulières cachées, se creusent des puits d’effondrements, indiquant la direction des vallées futures. Des masses s’affaissent selon cette direction et des ravines profondes se forment, avec branchements et ramifications, et présentant d’ordinaire des escarpements verticaux. Les pluies entament aussi directement le pourtour, et la moindre averse entraîne des coulées de boue que la sécheresse et le vent transforment de nouveau en tourbillon de poussière. Tout est jaune dans le pays, la terre, les eaux, l’air brumeux, le ciel où le soleil même se montre à peine à travers la poudre soulevée. Les maisons, les hommes sont revêtus d’un enduit jaune : il n’est de contraste que durant la fraîcheur des verdoyantes cultures. Mais cette nuance jaune symbolise le sol nourricier, la puissance même de la Chine : de là le titre de Hoang-ti, « Seigneur jaune », donné à l’empereur de Chine, dans le sens de « Maître de la Terre ».

N° 222. Répartition du Lœss des plaines.

Le grisé serré indique, d’après F. de Richthofen, le lœss des plaines tel que le vent l’y a déposé, le grisé lâche représente les alluvions fluviales. Elles consistent pour la plus grande partie en loess remanié par les eaux. On rencontre aussi du lœss sur les hauteurs, dans les territoires laissés en blanc sur la carte.

La force productive merveilleuse du Hoang-tu a permis aux « Cent familles » de croître et de multiplier, de constituer une très grande nation d’agriculteurs, ayant toutes les qualités dues à la profession, l’économie, la force d’endurance, la résignation dans le malheur, l’étroite intimité familiale. Le paysan des Terres jaunes cherche à ne faire qu’un avec la glèbe qui le nourrit ; en maints districts, il économise le sol précieux avec tant de parcimonie qu’il n’a pas voulu en employer la surface pour sa maisonnette et ses granges : c’est dans l’intérieur du lœss qu’il creuse sa demeure ; il vit au-dessous de ses propres champs, tendant l’oreille pour entendre la semence percer le sol. On comprend quelle énergie patiente, quelle ténacité, quelle force invétérée d’atavisme pareille existence a dû donner aux laboureurs des Terres jaunes, et combien les émigrants de ce pays étaient amplement armés pour transformer en magnifiques terres de culture les plaines alluviales que parcourent le Hoang-ho et ses coulées effluentes, de même que les bords du Yang-tse.

Le Chinois par excellence naquit certainement dans les Terres jaunes. Mais si l’on peut dire qu’il a été en grande partie formé par le Hoang-ho, on doit reconnaître aussi qu’il a dû lutter incessamment contre le fleuve, faire son éducation qui n’est point encore terminée. Dans la région du bas fleuve, toute culture est exposée à de terribles retours, puisque le cours d’eau, arrivant au sommet de son talus de déjection, à 150 mètres d’altitude environ, se trouve comme suspendu au-dessus des plaines basses du littoral et doit forcément se déverser tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant la quantité des alluvions qui s’amassent sur les berges latérales. On sait quels désastres causa le Hoang-ho à ses changements de cours : au milieu du dix-neuvième siècle, par exemple, lorsque, cessant de couler au sud-est, il se rejeta vers le nord-est, inondant les campagnes, rasant les villes, s’étalant en lacs et en marécages. Il faut restaurer, renouveler incessamment les digues et laisser aux eaux de crue un lit majeur extrêmement large ; en certains endroits, l’écart entre les levées n’est pas moindre de 22 kilomètres. Les villes riveraines, entourées de murailles, finissent par se trouver comme au fond de trous, le sol qui les entoure ayant été graduellement exhaussé par les apports fluviaux. Kaï-fong, la gardienne de la porte de sortie, est une de ces villes disposées en forme de puits : on y descend par de longues rampes, et les eaux de pluie y causent parfois des inondations. Il a fallu construire de nouveaux remparts sur les anciennes murailles que les dépôts extérieurs d’alluvions menaçaient d’enfouir[22].

 
 
miroirs magiques

Le grand miroir et le miroir octogonal sont d’origine chinoise et datent de la dynastie des Han (de 206 avant l’ère vulgaire à 221 après), le troisième miroir est grec. Les analogies que représentent ces objets prouvent l’influence communiquée de l’un à l’autre pays à travers l’Asie Centrale.

Musée du Louvre. Cl. Giraudon.
 

Comparé au Hoang-ho, le Yang-tse est de beaucoup le courant principal, aussi bien par la superficie du bassin que par la masse des eaux ; en outre, il contient dans l’ensemble de ses versants une population plus


considérable évaluée, d’une manière générale, à deux cents millions d’individus ; mais, quoique le « Grand fleuve » par excellence, il eut certainement une action moindre dans la formation du caractère chinois. C’est dans le bassin du fleuve Jaune, sur les terres poudreuses du Hoang-tu et dans les plaines alluviales du Chansi et du Petchili que les « Hommes à tête noire » se formèrent à la civilisation qui les distingue, là qu’ils devinrent ces merveilleux agriculteurs qui n’ont point d’égaux parmi les peuples, là aussi qu’ils prirent leur équilibre moral, leurs vertus domestiques, leur caractère d’infinie patience, presque d’éternité.

N° 223. Provinces de Chine.


Le fleuve Bleu ne put avoir sur eux qu’une action d’ordre inférieur : ils étaient déjà formés. Grâce au milieu primitif qui leur avait donné une vie propre, ils avaient appris par des progrès de toute nature à pouvoir se soustraire partiellement à l’action directe du monde extérieur ; leur personnalité s’étant nettement constituée, le milieu second ne pouvait plus avoir sur eux qu’une influence superficielle : ainsi des armes déjà forgées n’ont plus qu’à recevoir le poli.

N° 224. Relief de Chine.


Plus riches, plus industrieux, groupés en villes plus grandes, les Chinois venus des bords du fleuve Jaune dans les campagnes du fleuve Bleu ont pu gagner en politesse, en goûts raffinés, en langage « fleuri » : ils se sont affinés en des cités telles que Nan-king et Hang-tcheou ; mais tout ce qu’ils ont de fort, de résistant et de durable, c’est dans les régions du nord que la nature le leur avait donné.

Pendant les quarante-deux siècles de son histoire connue, la nation chinoise resta ballottée dans une lutte incessante relative à la tenure de la propriété. Grâce à la longue évolution nationale, il n’est pas de pays au monde où l’on puisse constater d’une manière plus certaine la prépondérance des facteurs économiques dans le développement de l’humanité. La question par excellence est celle du pain. Les variations du régime agricole et du droit des agriculteurs à la gérance de leurs terres, c’est en cela que se résume l’histoire vraie de la « Fleur du Milieu ». Les divers événements politiques n’en sont que des conséquences naturelles ou de simples incidents.

Lors des premiers âges entrevus, à l’arrivée des « Cent familles », la terre était à tous, en ce sens que les colons s’y établissaient à leur gré, choisissant le sol qui se trouvait à leur convenance. Les anciens documents nous montrent les « hommes jaunes » — dénomination qui indique bien le caractère de la région colonisée — se répandant en toute liberté sur l’étendue du sol fertile envahi par eux. Seulement la nature même des terrains, coupés de ravins d’érosion dans tous les sens et disposés en un véritable labyrinthe, forçait en maints endroits les cultivateurs à se diviser par groupes plus ou moins considérables : telle aurait été la raison, suivant une hypothèse souvent émise, qui aurait amené le partage des immigrants en « cent » familles ou tribus. Dans ce pays découpé par la nature, il y aurait eu tendance à la division du sol en propriétés distinctes, communales, familiales et privées, tandis que plus à l’est, dans les plaines alluviales du Hoang-ho, sans cesse menacées par les crues fluviales, coulant à un niveau supérieur à celui des campagnes basses, la propriété se maintint longtemps sous sa forme de communauté nationale ; entre tous les riverains obligés de lutter ensemble pour défendre ou reconquérir les terres inondées par les fleuves, la solidarité absolue donnait à tous la copropriété de la terre et des produits.

Mais la puissance impériale grandissait au-dessus des têtes et s’appuyait sur un entourage de conseillers et de courtisans, gens choisis qui se constituaient en un corps privilégié, d’essence supérieure à la nation, et prélevaient chacun sa part sur les richesses créées par le travail de tous. L’empereur et les grands se taillèrent de très vastes domaines privés dans le champ national. Ainsi le régime des apanages entra en conflit avec celui de la propriété communale, et graduellement s’établit un ensemble de conditions économiques analogue à celui qui prévalut dans l’Europe occidentale après la chute de l’Empire romain.

D’après une photographie de M. A. Ular.
porte typique que le fidèle doit traverser avant de pouvoir pénétrer dans certains temples


Les paysans continuèrent de travailler en commun, mais la part des produits qui leur fut abandonnée n’était que la portion strictement indispensable à leur entretien ; c’est à des suzerains que revenait le plus gros de la récolte. Trente et un siècles avant l’époque actuelle, la Chine était divisée en un grand nombre de fiefs et de sous-fiefs, dont les habitants, asservis et généralement partagés en groupes de huit familles, gardaient les anciennes formes de la communauté, jalousement surveillés par leurs maîtres : en réalité, la commune, quoique opprimée et méthodiquement dépouillée, n’en persistait pas moins, constituant un petit univers ou cosmos, un mir pareil à ceux de la Russie : un reste de l’ancienne solidarité communale et terrienne se maintenait, comme le charbon sous la cendre du foyer.

Quelques traces de cette organisation communale sous un régime de féodalité se voient encore en maintes parties de la Chine et dans les contrées ayant pris pour modèle la civilisation chinoise, notamment en Corée[23] ; mais les guerres intestines, les migrations intérieures, les poussées de population modifièrent l’équilibre existant et, vers le quatrième siècle avant l’ère vulgaire, une transformation générale avait eu lieu dans le régime de la propriété. La plus grande partie des terres avait changé de mains et le mode de tenure s’était dégagé des formes féodales. Les maîtres du sol le possédaient désormais sans conditions, et les paysans, auxquels on avait enlevé même la motte de gazon où ils auraient pu « planter une aiguille », n’avaient plus d’autre ressource que celle de l’esclavage. Pourtant ils se révoltaient souvent : la guerre civile était en permanence, et suivant les alternatives des révolutions, les paysans, cramponnés au sol nourricier, réussissaient parfois à en retenir un lambeau. D’ailleurs, le souverain avait intérêt à se rapprocher du peuple pour ne pas se trouver à la discrétion des grands propriétaires, et l’empereur Wangmang, contemporain d’Auguste, osa revendiquer un jour la possession de la terre pour lui seul, ainsi que le droit de la répartir conformément à l’équité. Désormais nul sujet ne pouvait détenir d’espace cultivable supérieur a un tsin, soit environ six hectares, et commander à plus de huit esclaves mâles : c’était précisément le nombre des anciens communiers de chaque groupe agricole. La terre se trouvait ainsi distribuée suivant la proportion des besoins ; mais les mandarins, propriétaires eux-mêmes, n’eurent garde de se déposséder et le régime de l’accaparement du sol se rétablit après une apparente disparition. La volonté d’en haut n’avait pu changer le cours de l’histoire : à de pareilles révolutions, il faut la volonté unanime du peuple et la pleine conscience de son droit, appuyé sur sa propre force.

Depuis cette époque, la lutte pour la possession du sol a toujours continué avec des fortunes diverses et sous mille formes, sociales ou politiques, jamais n’a cessé d’être la cause profonde de tous les grands événements qui se sont accomplis dans l’Empire du Milieu. Il ne pouvait en être autrement, puisque l’agriculture est le travail presque exclusif de la population et que toutes les industries n’en sont que de simples annexes. On comprend qu’avec son immense démocratie agricole, la Chine donne le premier rang aux travailleurs de la terre, ou du moins ne laisse passer avant eux que les lettrés, car tous ont le plus grand respect pour le savoir. Une maxime chinoise souvent répétée dit que l’État souffre d’une maladie profonde quand l’homme ne laboure pas son champ et quand la femme ne vaque pas à tous les soins du ménage. Suivant une légende populaire qui témoigne de la conscience qu’ont de leur haute dignité les laboureurs chinois, l’empereur Chun, personnage mythique dont on parle encore avec vénération dans toutes les cabanes, était un paysan, et même sur le trône aurait vécu du travail de ses mains.

Le père jésuite du Halde, parlant de cet empereur paysan, qu’il considère comme ayant réellement vécu, affirme avec candeur que la nation chinoise tout entière a pris goût à la culture du sol par désir d’imiter le noble exemple de l’agriculteur couronné. C’est bien là une théorie digne des courtisans du Roi-Soleil. L’historien catholique ne comprend pas que Chun n’est autre chose que la personnification impériale, divine, du peuple semeur et moissonneur de blé. Le fait est que, par leur intime union avec le sol, les laboureurs du Royaume Fleuri ont réussi à triompher pour une bonne part des obstacles que leur opposaient les parasites, conquérants et mandarins. La fête du Labourage, que le Fils du Ciel célébrait naguère chaque année à la fin de mars, et pendant laquelle il devait, vêtu en paysan, labourer trois sillons, symbolise ce triomphe partiel du peuple sur ses maîtres : les épis récoltés sur ce champ étaient offerts en hommage aux dieux comme un don du peuple.

L’aspect général des contrées de la Chine soumises à la culture depuis deux, trois ou quatre mille années témoigne de la forte discipline que les agriculteurs ont imposée à la terre et à ses habitants, plantes et animaux. Les paysages sont certainement tout autres qu’aux temps primitifs. Les grands animaux sauvages ont disparu de presque toute la Chine : on n’y voit plus d’éléphants ni de lions ; le tigre ne s’y montre que dans les provinces extérieures, la Mandchourie et le pourtour du bassin du Tarim par exemple, et le rhinocéros ne se voit que dans la haute vallée du Si-kiang où de vastes forêts, presque désertes, s’étendent au loin vers l’Indo-Chine. De même, la flore arborescente spontanée manque presque complètement depuis des siècles dans les provinces populeuses. Les communes qui surveillent avec soin le bon état des champs ne tolèrent pas l’apparition des herbes, ni d’arbustes sauvages et, à plus forte raison déracinerait-on les arbres poussant leur tige dans cette terre déjà dix mille fois retournée depuis les premiers temps de la colonisation. Les arbres n’étaient et ne sont tolérés qu’autour des cimetières, où les campagnards se gardent d’aller couper des branches, la tradition leur défendant de toucher ces bois sacrés, si ce n’est aux changements de dynastie. Dans les districts où les Chinois manquent de combustible, ils ont depuis longtemps pris l’habitude de ne se point chauffer : en hiver ils se contentent de doubles vêtements, de toisons et de pelleteries.

Ailleurs, au contraire, les populations d’Extrême Orient ont de beaucoup devancé les Occidentaux : l’utilisation de la houille date, en Chine, de temps immémoriaux : dans le haut bassin du Yang-tse, un important service de batellerie dessert le commerce houiller[24] ; en Mandchourie, on a retrouvé d’anciens travaux d’excavation par puits verticaux, dénotant un haut degré de développement technique.

Les constructions chinoises se ressentent nettement de l’influence ancestrale du nomade et montrent comment une survivance de formes s’associe à une différence d’interprétation. En quittant un milieu pour un autre, l’émigrant emporte toujours avec lui des objets dont les formes répondent à l’environnement primitif, mais qu’il cesse bientôt de comprendre dans les nouveaux horizons qui l’entourent. Toutefois, l’homme ne reste pas sans explication, fausse ou vraie, de tout ce qu’il voit autour de lui, à bien plus forte raison quand il s’agit d’une chose fabriquée de ses mains, suivant une routine traditionnelle. Ainsi, les angles des tentes mongoles, recourbés par le poids des feutres ou autres étoffes employées, se dessinaient en l’air en une courbe élégante qui s’expliquait d’elle-même ; mais quand les nomades furent devenus résidants et que les tentes eurent été remplacées par des maisons de bois ou de faïence présentant la même courbe gracieuse aux quatre angles du toit, la raison première de cette forme architecturale fut oubliée. N’importe ! on en créa une nouvelle : les ondulations mystérieuses du feng-chui, c’est-à-dire « les vents et les eaux aériennes », se glissent mollement le long des courbes de la maison.

Document communiqué par Mme Massieu.
le culte des ancêtres

Ainsi le paysage chinois offre un caractère artificiel, reproduit naïvement par les peintures, les porcelaines et les émaux. Cependant, les Chinois, très prosaïques en apparence et très poétiques au fond de leur âme, chérissent profondément cette nature mignarde, qu’ils cherchent encore à embellir par des allées sinueuses, des ponts prétendûment rustiques, des massifs de fleurs rares et des arbres minuscules. Leurs poésies célèbrent surtout l’agriculture, les ruisseaux, la pluie, les vents, les nuages, toutes les forces qui concourent à la germination et à la croissance du grain nourricier, mais ces chants sont presque toujours nuancés de mélancolie, accompagnés de plaintes discrètes. Grâce au travail, à ce travail qui conserve l’âme saine et la sauve du pessimisme, maladie des oisifs, les Chinois ont gardé la force de l’action, invincible et tenace, mais ils n’échappent point à la tristesse qui s’élève d’une nature mutilée[25].

La constitution de la famille chinoise correspond exactement à celle de la propriété : les mœurs proviennent surtout de la tenure du sol, et par conséquent se trouvent indirectement déterminées par la nature du milieu géographique, montagnes, fleuves et la répartition des terres arables. Le domaine communal, le domaine familial, pour lesquels les agriculteurs luttèrent si âprement et luttent encore, ne purent se maintenir contre seigneurs et empereurs que par l’indissoluble union de tous les intéressés. Aussi la famille se développa-t-elle puissamment, avant tout comme organe de défense, et devint-elle la molécule initiale de la nation. L’Empire tout entier, comprenant des centaines de millions d’hommes, fut censé une prodigieuse famille ayant pris, dans son ensemble et dans ses parties, le type d’une exploitation agricole. Les Chinois le comprirent eux-mêmes dès les premiers âges, car, dans leur écriture idéographique, le signe qui représente le gouvernement eut l’ « Eau courante » pour sens primitif.

La forte constitution de la famille, type de la nation chinoise, ne permet pas l’existence ou du moins la persistance du célibat. A cet égard il n’y a point de transaction. Le conseil communal demande des explications au père du jeune homme qui n’a pas encore pris femme à l’âge de trente ans : il daigne parfois accepter des excuses accompagnées d’amendes ; mais passé trente ans, le mariage est forcé, la jeune fille, âgée de vingt ans au plus, est désignée d’office, sans révolte possible. La perpétuité de la famille, tel est le but auquel tous doivent tendre : il faut à tout prix avoir des continuateurs respectueux de la lignée des ancêtres. D’ailleurs on est censé, dans toute circonstance, en référer aux aïeux, qui symbolisent la durée de la possession du sol, l’occupation persistante de la glèbe nourricière. Le fils fait spontanément hommage à son père et aux aïeux de toutes les bonnes actions qu’il peut avoir faites, de tous les mérites qu’on lui reconnaît : s’il est anobli, son titre passe d’office à toute la famille ancestrale.

Le feng-chui, qui, pendant ce siècle, a donné lieu de la part des Européens à tant de discussions avec le gouvernement chinois, tient en grande partie au sentiment de respect que les Chinois ont pour
Musée Guimet.Cl. Giraudon.
uien-huien ou dian-djin, dieu de l’alchimie en costume de lettré
leurs ascendants. S’imaginant que les ancêtres ne sont pas absolument fixés à l’ancien foyer domestique et flottent çà et là dans le vent, les vapeurs, le brouillard et la pluie, les pieux laboureurs tiennent à conserver la terre dans son état primitif, craignant qu’une modification quelconque dans l’aspect du paysage, dans la direction des eaux ou dans celle des courants aériens, vienne troubler les esprits dans leur quiétude.

Le triomphe de la famille agricole devait entraîner la constitution de la commune et même de l’État sur le modèle de la cellule initiale. L’indépendance communale s’est maintenue très forte dans les groupes de paysans. Chaque village se constitue en municipe, où tous les chefs de famille prennent part à l’élection d’un représentant, choisi presque toujours parmi les agriculteurs ; c’est un maire remplissant à la fois les fonctions de notaire, de greffier, de boursier, d’arbitre dans les disputes, d’agent voyer, d’intendant des cultures, de gardien des tombeaux. Tous ses aides, gardes champêtres, arpenteurs ou écrivains, sont également nommés par les chefs de famille. Les petites agglomérations urbaines n’ont qu’un seul conseil municipal, tandis que les grandes cités en ont autant que de quartiers ; mais plus la ville est importante, plus l’autonomie communale y est affaiblie par l’intervention du gouvernement dans les élections.

La logique des idées eût voulu que le vote des chefs de famille devînt également la source du pouvoir pour l’organisation des provinces et de l’État. En théorie, il en est bien ainsi, et dans tous les traités qui, depuis Confucius, ont été rédigés sur « l’art de gouverner les hommes », l’Empereur est toujours représenté comme le « Père et la Mère » de la grande famille chinoise ; celle-ci, plus de deux mille ans avant les Saint-Simoniens, avait son Ma-ba qui, dans ses prières publiques et ses proclamations, ne manquait jamais d’insister sur la responsabilité absolue que lui impose le bonheur de son peuple : Chacun de ses faux pas, nous dit-il, peut déranger l’empire, chacune de ses mauvaises pensées peut corrompre l’univers. Tout désastre national l’oblige à s’accuser publiquement, mais, par une contradiction permise seulement à un personnage de cette importance, ce n’est pas lui qui se suicide dans les malheurs communs, ce sont ses généraux et ses ministres. Enfin depuis longtemps, ainsi que le dit du Halde, « le gouvernement ne subsiste que par l’exercice du bâton ». Seul, l’empereur-laboureur Chun aurait réalisé l’idéal des agriculteurs chinois, mais exista-t-il jamais autrement que par un phénomène d’anthropomorphisme ?

La morale officielle du respect absolu de la famille et de l’obligation constante du travail n’est donc vraie que pour la masse des « fils du sol », représentants de l’ancienne classe, mais tous ceux auxquels leurs privilèges, leur rang ou leur fortune permettent de vivre à leur guise se sont créé depuis longtemps une morale plus large et plus facile : ils ne furent plus tenus d’observer une stricte monogamie et se dispensèrent si bien de la pratique du travail qu’ils laissèrent pousser leurs ongles, montrant leur incapacité d’ouvrer de leurs dix doigts, et mutilèrent les pieds de leurs femmes, les rendant impropres désormais à vaquer aux soins du ménage.

Ainsi l’inégalité des classes, introduite par la mainmise des puissants sur la propriété commune, se manifesta-t-elle de la manière la plus évidente par l’opposition des morales respectives et, comme de juste, la tendance à l’unité de conception et de vie amena souvent des conflits entre les classes représentant les deux morales. Dans l’ancienne Chine comme dans la Chine moderne, les révoltes ont été
Bronze du Musée Guimet.Cl. Giraudon.
kong-fu-tse en costume royal
(Voir page 82).
fréquentes, mais presque toujours, se conformant au moule de la pensée populaire, elles prirent pour prétexte le respect des aïeux, l’observance des traditions, le souvenir pieux de quelque dynastie déchue. Même en pleine révolution, les Chinois gardent plus que les autres hommes, grâce à leur nature paysanne, l’esprit de loyauté conservatrice et le besoin de groupement. Les révoltes partielles sont rares, les protestations individuelles sont pour ainsi dire presque totalement inconnues. Le mécontentement prend un caractère collectif, et quand une révolution éclate, toujours propagée par les sociétés secrètes, le bouillonnement social se fait, en peu de temps, sentir d’un bout à l’autre du monde chinois.

D’ailleurs, les philosophes antiques du Royaume Fleuri avaient aussi reconnu que parfois l’insurrection est le plus saint des devoirs, et, qui plus est, cette affirmation est reproduite textuellement dans le dernier des « Quatre livres » ou Sse-chu, dont l’étude est obligatoire pour toutes les écoles de l’Empire, bien qu’il ne fasse pas partie des cinq livres « canoniques ». « Tous les hommes », dit Meng-tse, surnommé le « Philosophe Rigide », « tous les hommes sont égaux ; pourquoi y a-t-il des grands et des petits ? Quand les bons mets se préparent dans les cuisines, quand les écuries s’emplissent de nobles chevaux, tandis que le peuple meurt de faim et jonche la grande route de ses cadavres, n’est-ce pas comme si on était gouverné par des bêtes féroces qui déchirent les hommes ? Et quand le prince… se joint aux bêtes féroces, peut-on l’appeler le père de ses sujets ? Même n’ai-je pas le droit de le traiter comme un brigand ? » Et ailleurs : « Le vrai rebelle est celui qui outrage l’humanité ».

On raconte qu’un empereur de la dynastie des Ming, ayant voulu écarter du programme classique des études les ouvrages de Meng-tse, les lettrés vinrent en masse protester contre la volonté impériale, précédés par le premier ministre, qui avait fait porter son cercueil devant lui. Mais n’est-ce pas là une légende comme l’histoire de ces mandarins, au nombre de 460, qui auraient suivi dans les flammes le fameux Chu-King ou « Livre des Annales », recueilli par Confucius, lorsque Chi-Hoang-ti ordonna la destruction de tous les livres écrits avant lui ? — Il voulait, disent les uns, vaniteusement faire recommencer l’évolution mondiale à partir de son règne ; il désirait à juste titre, disent les autres, briser l’omnipotence des adorateurs de la tradition écrite. On peut croire que si tant de fortes paroles des anciens sages sont restées dans les ouvrages classiques, ce fait n’est point dû à la vaillance des courtisans lettrés, mais bien plutôt à l’indifférence des maîtres. Les mots ne signifient plus rien ou sonnent faux quand l’enseignement qui les complète en enlève le sens véritable : ce sont comme des corps étrangers qui s’enkystent dans l’organisme.

La solidarité dans toutes les œuvres humaines, depuis le paisible travail des champs jusqu’à la périlleuse révolte armée, est un des traits les plus remarquables du caractère chinois ; elle se résume en cette maxime, merveilleuse en sa clarté, que cite de Pouvourville : « Aucun homme dans l’éternité ne pourra être complètement heureux tant qu’il subsistera un malheureux. Le malheur d’un seul être est une défectuosité qui empêche le bonheur de l’univers d’être parfait et complet ».

N° 225. Mers de Chine et du Japon.

Les enseignements qui persistèrent le mieux, parce qu’ils répondaient au génie conservateur de la nation chinoise, furent ceux de Confucius (Kung-fu-tse), le philosophe simple, correct, étranger à toute passion et à toute fantaisie, le fidèle observateur de toutes les conventions et de tous les devoirs strictement hiérarchisés. « Toutes les vertus ont leur source dans l’étiquette », et encore, « l’étiquette forme et fixe le caractère », sont des paroles qu’on attribue à Confucius. Ce respect des « devoirs » de toute nature, y compris les courbettes, les compliments, la forme et la durée des cérémonies, constitue un cours de morale, désigné très justement par le terme de Uan-li ou des « dix mille rites ». Il en est au moins dix mille en effet, et l’homme policé se trouve ainsi pris, comme dans un carcan de fer, en des mailles d’obligations qui finissent par devenir machinales, mais qui n’en privent pas moins l’individu d’une forte part de son initiative.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
poteries archaïques trouvées dans les tombeaux coréens

Et pourtant, la philosophie de Confucius, qui s’accommode de tout ce formalisme oiseux, est une sorte de positivisme. « Comment prétendre savoir quelque chose du ciel, disait-il, puisqu’il est déjà si difficile de nous faire une idée nette de ce qui se passe sur la terre ? » Les empereurs eux-mêmes, élevés à l’école des mandarins moralistes, ont souvent mis le peuple en garde contre les superstitions que répandent les prêtres, et ceux-ci sont formellement exclus comme indignes de toute cérémonie où se montre le « Père et Mère » de ses sujets.

Musée Guimet.Cl. Giraudon.
poteries de korobokuros, habitants primitifs du japon

Tels étaient, dans l’Orient chinois, les enseignements et les usages officiels, il y a deux mille ans, à l’époque où, par un remarquable parallélisme historique, les philosophes de la Grèce et ceux de la Chine avaient également étudié les problèmes de l’existence et formulé les règles de l’éthique. Mais, de part et d’autre, quoique avec de grandes variantes dans les détails, la période des recherches philosophiques fut suivie d’une forte réaction pendant laquelle des religions à type nouveau, en Occident sous la forme chrétienne, en Orient sous la forme bouddhiste, vinrent broder leurs rites sur le vieux fond des cultes naturistes, fétichistes et animistes.

Ce qui distingue avant tout l’évolution de l’histoire chinoise, comparée à l’évolution correspondante de l’Occident, c’est son caractère remarquable d’unité géographique. Par suite de la forme de la contrée, où toute l’activité est ramenée vers le centre, repoussée des hautes montagnes, des plateaux infranchissables du pourtour et des régions habitées par des nomades barbares, le mouvement qui se produisait en Chine resta, jusqu’à la période bouddhique, très faiblement influencé par le monde extérieur. En Occident, au contraire, la grande variété des formes géographiques facilitait le contact entre les divers peuples, arrivé chacun à un degré différent de culture, et il devait en résulter pour l’ensemble une beaucoup plus grande mobilité d’allures. En empruntant des expressions à la physique, on peut dire que la civilisation orientale et celle de l’Occident étaient animées, la première d’un mouvement centripète, la seconde d’un mouvement centrifuge.

Cependant des communications devaient s’établir quand même, d’une extrémité du monde à l’autre, par le lent va-et-vient des contes, des légendes, des récits de peuple en peuple, et des échanges de produits. Les découvertes faites depuis quelques années, — ainsi de pièces romaines dans le Chan-si —, et l’examen plus intelligent d’anciens documents et trouvailles jettent quelque lumière sur le commerce qui se pratiquait entre les empires de Rome et de la Chine. On exportait d’Asie du fer et des soieries, mais la loi de l’offre et de la demande exerçait déjà ses effets : pendant longtemps, les Romains reçurent les soies teintes et tissées, puis, sous Auguste, nous dit-on, les patriciens constatant que la teinture chinoise n’était pas aussi brillante que celle que les Alexandrins pouvaient obtenir, se mirent à acheter la soie grège au loin et la firent teindre en Égypte. On a même trouvé en Chine des étoffes de soie qui, par leur dessin, se révèlent de fabrication occidentale. Plus tard, au contraire, le tisseur chinois s’adapte aux désirs de la clientèle romaine ; on possède des soieries trouvées les unes à Antinoé, les autres dans le temple de Nara, au Japon, et qui portent la même ornementation : les blancs avaient fourni le modèle, les jaunes, la main-d’œuvre. D’un autre côté, les Chinois importaient tapis, verreries et porcelaines. Ce n’est point eux qui créèrent cette dernière industrie, mais, tandis que les Syriens en perdaient le secret, les Orientaux la perfectionnaient à tel point que leur production en porcelaine fine resta inégalée jusqu’à nos jours[26].

Même dans l’histoire écrite, des faits bien établis prouvent que des échos directs retentissaient entre les deux centres de la Méditerranée et des Terres jaunes.

N° 226. Contraste des Côtes Coréennes.


Lors de l’ébranlement causé dans toute l’Asie par les conquêtes d’Alexandre le Macédonien, les populations orientales en ressentirent aussi le choc, et ce serait pour imiter le vainqueur de Darius que Chi-Hoang-ti aurait été entraîné par la folie des conquêtes, si contraire au pacifique génie des agriculteurs chinois. Plus tard, il y a deux mille ans environ, une autre guerre amena directement les Orientaux du Hoang-ho en contact avec les Grecs : l’empereur Wu-ti ayant voulu se procurer de ces fameux chevaux « niséens » que l’on disait descendus du ciel, et qui jetaient, prétendait-on, du feu par leurs naseaux, il s’ensuivit une guerre de conquête avec le Ta-Yuan, la « Grande Ionie » ou « Grande Grèce », — le Ferghana actuel— et, après quinze années de luttes qui coûtèrent la vie à trois cent mille hommes, l’empereur de Chine finit par obtenir dix de ces chevaux merveilleux, nobles coursiers turkomans, qui suaient en effet du sang, à cause des filaires presque imperceptibles, nichées dans les muqueuses de leurs naseaux. Enfin, Rome et la Chine auraient été en commerce direct à l’époque des Antonins, puisque les annales chinoises mentionnent un souverain étranger, Antun, comme ayant demandé l’amitié de l’empereur « Céleste ».

L’action de la civilisation chinoise devait se faire sentir dès les âges anciens sur toutes les contrées de l’Est et du Sud avec lesquelles des bras de mer ou des vallées fluviales rendent les communications faciles : la Corée, le Japon, Formose, Haïnan, le Tong-king et l’Annam reçurent certainement du Royaume Fleuri une part considérable de leur avoir intellectuel, quoique le silence se soit fait sur les origines lointaines.

La péninsule coréenne, à laquelle les Chinois ont donné le nom de Tchao-sien ou « Sérénité du matin », parce qu’elle se trouve en effet au « matin », à l’orient de l’empire, témoigne par cette appellation même de son état de dépendance naturelle relativement au Royaume du milieu. C’est de la Chine que les Coréens ont reçu la forme extérieure et le fond de leur civilisation, leurs sciences, leurs industries et leurs arts : il ne pouvait en être autrement, vu les contours et l’orientation de la contrée. Le rivage coréen baigne à l’ouest dans les eaux jaunâtres de la mer de Chine, et c’est précisément de ce côté que la Corée présente son versant d’accès facile et que

s’ouvrent les plus larges baies, se déversent les cours d’eaux les plus abondants, arrosant les plaines fertiles et populeuses. Le développement total des côtes tournées vers la Chine, comme pour en recevoir les effluves, représente, avec les indentations, près d’un millier de kilomètres, tandis que du côté du nord et de l’est, le littoral abrupt, sans découpures profondes, décrit une longue courbe régulière, comme pour repousser l’étranger. Elle ne devient hospitalière qu’à son extrémité méridionale, séparée de l’archipel du Japon par une manche étroite. C’est par cette terre avancée que se firent, pendant le cours de l’histoire, les échanges pacifiques et les invasions guerrières entre le continent et les îles japonaises.
temple de kamakur, près de yokohama

Depuis Carl Ritter, on a souvent comparé la Corée à l’Italie, et de fait, les deux presqu’îles se ressemblent beaucoup. La superficie est de part et d’autre à peu près la même, et la disposition générale du relief présente de grandes analogies. La Corée a son hémicycle des Alpes, mais un hémicycle incomplet, dans le Tai-pei-chañ ou « Grande montagne blanche » ; elle possède aussi son arête des Apennins dans les monts qui se poursuivent le long de la côte orientale jusqu’aux promontoires dirigés vers le Japon ; enfin, comme l’Italie, la Corée se divise en plusieurs provinces naturelles qui furent autant d’États et maintinrent longtemps leur autonomie. Mais si les deux corps péninsulaires sont matériellement construits sur le même modèle, combien différent en fut le rôle historique, par suite du grand contraste des terres ! Tout dépend de l’ensemble des énergies locales comparées à celles des nations environnantes : c’est ainsi que dans le roman de Swift, l’homme, Gulliver, est alternativement le plus faible et le plus fort des êtres, suivant qu’il se trouve au milieu de géants ou de nains. Tandis que dans la Méditerranée, l’Italie s’équilibre parfaitement en dimensions et en importance naturelle avec les deux autres péninsules de l’est et de l’ouest, la Balkhanie et l’Ibérie, et que, grâce à sa position centrale dans le monde civilisé, elle acquit même, pour de longs siècles, une prépondérance politique absolue, non encore disputée par les barbares du nord, la Corée, Italie de l’extrême Orient, très à l’étroit entre ses deux puissantes voisines, a dû presque toujours graviter dans leur orbite, et jamais elle ne se redressa dans une fière indépendance. En outre, les périodes d’autonomie relative, dues à la rivalité jalouse de la Chine et du Japon, furent souvent mises à profit par les diverses provinces, chacune désireuse de reconquérir sa personnalité politique. Lorsque la Corée apparaît pour la première fois dans l’histoire, seize siècles environ avant notre époque, la péninsule comprenait plusieurs États distincts, dont l’un, vers le centre, se composait de « soixante-dix-huit royaumes », et les influences ennemies, au nord et au milieu celle de la Chine, au sud celle du Japon, régnaient sur les populations de la péninsule[27].

Le nom même du Japon, comme celui de la Corée, témoigne de sa dépendance relativement à la Chine. Connu d’abord aux Européens sous le nom de Zipango, modification du chinois « erl pien kvuo » signifiant « Empire du Soleil Levant », il indique bien les îles situées à l’orient de la grande terre. Cette position déterminait d’avance les conditions dans lesquelles devait se développer la civilisation de l’archipel : le foyer d’origine ne pouvait se trouver ailleurs que dans la plaine des alluvions apportées par les deux grands fleuves chinois ; toutefois la distance par mer est assez considérable, un millier de kilomètres, entre le rivage de la Chine proprement dite et les côtes méridionales de Kiu-siu, l’île qui termine au sud la myriade des terres japonaises. Celles-ci, quoique destinées à recevoir de la puissante nation voisine le ferment d’activité intellectuelle, restèrent néanmoins fort longtemps isolées dans leur mer de brouillards fréquents ; elles ne se trouvaient en communication avec le monde policé du continent que par le long détour de la péninsule de Corée et seulement à leur extrémité du sud : tout le reste de l’archipel recourbait son hémicycle montueux en face des côtes sauvages de la Mandchourie, de tout temps habitées par des populations de pêcheurs et de chasseurs.

Les îles japonaises appartenaient aussi dans les temps préhistoriques à des tribus de mœurs très primitives ; on a même retrouvé en maints endroits les reliefs de festins d’anthropophages. Longtemps les Japonais de races diverses vécurent dans la sauvagerie première, jusqu’au jour, dit la légende, où le fameux empereur chinois Chi-Hoang-ti envoya dans l’archipel trois cents jeunes couples pour y cueillir la « fleur d’immortalité »[28].

Parmi les contrées qui pouvaient entrer en communication avec l’archipel du Japon, la Chine était la seule qui pût l’aider à développer la culture intellectuelle et morale de la nation, mais c’est d’ailleurs que vinrent la plupart des éléments ethniques dont le mélange a constitué le peuple japonais. Quelques anthropologistes et géographes ont émis l’hypothèse que les habitants du Nippon appartiennent en grande partie à la race blanche[29], mais cette opinion ne s’appuie sur aucune preuve historique, même sur aucun indice.

D’après une photographie.
types aïno


En réalité, ceux qui l’imaginèrent semblent avoir été guidés surtout par une idée préconçue, celle que l’initiative et le progrès intellectuel sont des privilèges de la race blanche, longtemps désignée par le terme d’aryenne. Les étonnants progrès accomplis récemment par la nation japonaise n’auraient pu s’expliquer, pensaient-ils dans leur égotisme collectif de blancs, si cette nation avait eu pour origine des races dites inférieures comme les Mongols, les Malais ou les Eskimaux. Or, il paraît bien que ces divers éléments sont effectivement représentés dans le peuple japonais, croisé à l’infini, comme presque tous les autres peuples de la terre. Les éléments humains ont été brassés par les conquêtes, les déplacements, les mille événements de l’histoire comme l’eau de la mer sous la tempête : le développement de l’archipel sur une longueur d’environ 2000 kilomètres du nord au sud, au milieu de mers que parcourent des courants divers, facilite les immigrations d’origines différentes dans la chaîne insulaire.

Un élément spécial bien distinct est celui des Aïno, qui peuplent encore une partie de l’île septentrionale et que l’on sait avoir jadis occupé la grande île centrale, Hondo, jusqu’à la région la plus fertile du pays où s’élève la capitale actuelle ; mais la poussée constante des populations méridionales refoula ces aborigènes vers le détroit de Tsugar. En maints endroits, ils furent exterminés, mais presque partout ils se soumirent sans combat, à cause de l’infériorité de leurs armes et se fondirent peu à peu avec les vainqueurs. On reconnaît dans les provinces du nord le croisement des deux types, et les femmes surtout, l’élément conservateur par excellence, représentent encore la nation disparue, par la forme des traits aplatis, l’abondance et la coupe de la chevelure, la petitesse des yeux, l’épaisseur des lèvres : c’est en elles qu’on verrait le mieux la parenté avec les Eskimaux des Kouriles et des Aléouliennes[30] et avec les tribus chasseresses du continent voisin. D’ailleurs, les Aïno ressemblent aussi à des Européens par la nuance de la peau, blanche sous la couche de crasse, par l’ampleur du front et la capacité de l’encéphale, évaluée à 14170 centimètres cubes en moyenne : par l’intelligence naturelle, ce sont bien les égaux des blancs d’Europe, et la nation japonaise a pu puiser dans ce fond primitif la sève de sa pensée. La plupart des voyageurs sont frappés de l’extrême ressemblance que les Aïno présentent avec les moujiks plus ou moins croisés de la Grande Russie. Le costume, d’étoffes fabriquées en écorce d’arbre, se rapproche aussi beaucoup de celui des paysans de la Moscovie, et la saleté des villages ajoute un trait au caractère demi-russe que présente l’ensemble : l’odeur qui règne dans les habitations aïno est telle que l’on recommande aux voyageurs de se tenir au vent de ces demeures.

N° 227. Courants du Pacifique Occidental.
Les lignes en traits interrompus indiquent les courants froids.

À l’élément aïno, qui semble n’avoir pas eu la plus forte part dans la formation de la nation japonaise, se sont jointes des peuplades d’autre origine. D’abord les Yamato, ceux que l’on considère comme les Japonais par excellence et qui avaient autrefois pour domaine exclusif tout le littoral du Pacifique, depuis la baie de Yedo jusqu’à la pointe méridionale de Kiu-siu : ce sont eux qui ont fini par l’emporter sur tous les autres contingents et leur langue, fortement
D’après une photographie.
paysan japonais
associée au chinois, est devenue celle de tout l’archipel. On imagine que ces Yamato descendent des aborigènes ou premiers occupants, venus du continent voisin, bien avant que les Bak n’arrivassent de l’Occident et n’eussent modifié l’équilibre des populations orientales. Souvent ils se grossirent de groupes d’émigrants ayant suivi la même voie que les premiers arrivés, Chinois, Mandchoux et Coréens. Ceux-ci, qui furent les civilisateurs des Yamato, pénétrèrent le plus fréquemment dans l’archipel, soit en conquérants, soit en colons pacifiques. Les Kinaso, ou Yusu, qui constituaient jadis une population distincte sur la côte occidentale de l’île Kiu-siu et sur les rivages méridionaux du Hondo, tournés vers le bassin intérieur de la mer japonaise, étaient certainement des immigrants de la Corée, et l’on se comprenait de l’une à l’autre rive. L’alternance régulière des moussons, qui, dans ces parages, portent de la Corée au Japon, puis du Japon à la Corée, facilitait le peuplement : par le beau temps, les pêcheurs de ces mers voient toujours des terres devant eux, Kiu-sin, Tsu-sima, d’autres îles de moindre étendue ou les pointes méridionales de la Corée.


D’après une photographie.
noble japonais
Du côté du sud et du sud-est, d’autres colonisateurs vinrent pendant le cours des âges. Le teint parfaitement olivâtre des Japonais du midi et des insulaires de Riu-kiu semble témoigner en faveur d’un fort mélange de sang malais, et de nombreux individus aux longs cheveux ondulés, même crépus, donnent quelque valeur à l’hypothèse d’après laquelle les Alforo de l’île Boeroe (Baru) et des îles voisines, ainsi que les Mélanésiens, auraient des frères de race dans l’archipel japonais. Enfin, divers anthropologistes sont très portés à croire que ces merveilleux navigateurs, les Polynésiens, si habiles à se servir de leurs embarcations « volants » ou de leurs canots à balanciers insubmersibles, sont aussi très fortement représentés au Japon[31]. Le type aristocratique par excellence du Nippon serait celui des Polynésiens, et c’est en effet dans les plaines tournées vers le Pacifique, notamment aux alentours de Tokio, que l’on trouve les principaux représentants de ce faciès remarquable. Le flot du grand Kuro-sivo, le « Courant noir », qui coule le long de la côte orientale du Japon, fut le porteur de ces envahisseurs venus des îles lointaines.

D’après une photographie.
enfants japonais

Tous ceux qui étudient les dessins japonais sont frappés du contraste que présentent les paysans et les nobles, tels que les dessinent ou les peignent les artistes. Les campagnards, figurés très fidèlement, ont une forme de visage qui se rapproche de celle du Mongol, large, plate, à nez peu saillant, à front bas, à paupières disposées normalement, suivant une ligne horizontale. Les nobles, au contraire, sont portraiturés d’une manière toute conventionnelle et ne ressemblent que de loin à leur véritable type, en admettant que ce soit bien celui des Polynésiens : on leur donne une figure ovale et allongée, un nez d’une courbure aquiline très forte, une bouche presque imperceptible et des yeux d’une extraordinaire obliquité pointant vers le nez, suivant un angle plus marqué qu’il ne l’est en aucune race humaine. Les portraits de femmes, peints par les artistes japonais suivant le type consacré, sont ceux qui étonnent le plus à cet égard : ils semblent réellement le plus en désaccord avec la nature. Tandis que sur des photographies de femmes japonaises, la ligne axiale des yeux dévie de l’horizontale suivant un angle de 2 à 7 degrés, — limite extrême —, l’angle varie de 35 à 44 degrés sur les dessins japonais.

D’après une photographie.
ferme près de yokohama

Ce parti pris des artistes du Nippon rappelle celui des sculpteurs grecs qui continuaient nettement la ligne du front par celle du nez, sans dépression intermédiaire. Chaque école a son type auquel il est convenu de se conformer scrupuleusement. Sans doute, les artistes de tous les pays trouvent des modèles dans la nature, mais ils exagèrent les traits admirés par un sentiment de révérence pour les dieux qu’ils imaginent ou les princes qu’ils glorifient. Si bons observateurs, si prestes à saisir les physionomies, si prompts même à la joviale caricature que fussent les peintres japonais, il leur fallait hiératiser dans la reproduction des formes quand ils avaient à figurer des personnages de familles nobles ou souveraines.

Tout en constatant les différences d’origine et d’apparence extérieure que présentent les habitants du vaste hémicycle des îles japonaises, on remarque aussi que la population des insulaires n’offre point dans son ensemble une diversité de types supérieure à celle des nations occidentales, unifiées par une longue durée de relations étroites. L’unité du peuple japonais se prépare depuis de longs siècles de manière à le mouler, pour ainsi dire, sur la nature ambiante, à lui donner un caractère harmonique à celui de son milieu. Le Japon est une terre privilégiée et par cela même les Japonais en ont physiquement et moralement profité. Le climat est tempéré, le sol fertile, la nourriture variée, la vie agréable en des sites de beauté grandiose ou charmante. Parfois cependant les scènes champêtres sont brusquement troublées, des volcans lancent des nuées de cendres sur les campagnes, les plaines tremblent et se crevassent, la mer se précipite en ras de marée sur les rivages ; à la douceur et à la gaîté naturelle des indigènes s’ajoutent parfois des traits d’horreur tragique : l’histoire du Japon est remplie de drames qui témoignent de la pensée dominante de la mort, rendue toujours présente par les avertissements de la terre elle-même, tremblant et gémissant sous les pas. Les brusques secousses et les déchirures du sol contribuent aussi certainement à la puissance du mysticisme japonais, à la ferveur du culte rendu aux ancêtres et aux esprits.

Les Japonais se vantent de la ténacité avec laquelle ils observent les coutumes laissées par les aïeux, tout en leur donnant, conformément au progrès, une interprétation nouvelle. Si l’on en croit les annales légendaires, la dynastie impériale actuelle aurait vingt-cinq siècles et demi de durée : la famille régnante serait descendante en ligne directe de Lminu Tenno, le « divin conquérant », issu des dieux créateurs du monde ; cent vingt-trois empereurs se seraient succédé sans interrègne de génération en génération, depuis les temps préhistoriques, car les neuf premiers siècles durant lesquels auraient régné les « fils du Soleil » ne sont connus d’une manière authentique par aucun fait précis : on n’en raconte que des prodiges. L’histoire proprement dite ne commence pour le Japon que seize cents ans avant notre époque, lorsque l’écriture chinoise fut introduite dans le pays. L’empire romain était alors en pleine décadence, et le monde moderne occidental allait se constituer avec une religion nouvelle et des éléments nouveaux. Les deux régions extrêmes de l’Orient et de l’Occident se développaient parallèlement, quoique sans relations directes l’une avec l’autre ; mais, par l’intermédiaire de la Chine et par les lentes poussées qui se faisaient du versant européen au versant asiatique, grâce aux légendes, aux rumeurs lointaines, aux échanges, aux migrations et retours, aux déplacements de toute nature, les communications se faisaient quand même, quoiqu’en toute inconscience des participants, entre les riverains de l’Atlantique et les insulaires des mers chinoises.

De même, au sud du Royaume Fleuri, les régions péninsulaires du sud-est de l’Asie, si bien nommées « Indo-Chine » par Malte-Brun, ont reçu leur culture à la fois du nord et de l’ouest ; immigrants, langages, mœurs s’y sont croisés de mille manières en faisant naître des civilisations spéciales ; et en outre, la navigation des Malais et des Arabes entretint constamment dans les ports la vague notion du monde occidental : de proche en proche, les peuples participaient sans le savoir aux émotions communes.



  1. Grenard, Mission scientifique dans la Haute Asie. Société de Géogr., Séance de janv. 1899.
  2. Sven-Hedin, Trois ans de Luttes aux Déserts d’Asie, trad. Rabot, pp. 147 à 153.
  3. Petermann’s Mitteilungen, 52, III, p. 71.
  4. Sven-Hedin, Dans les Sables de l’Asie, pp. 313 et suiv.
  5. La Géographie, XIII, 3, p. 234.
  6. Abel Rémusat, Histoire de la Ville de Khotan.
  7. Forsyth, From Leh to Yarkand.
  8. Ch. de Ujfalvy, Bull. de la Soc. de Géogr., juin 1878.
  9. Sven-Hedin, Dans les sables de l’Asie, p. 8.
  10. 3 330 mètres, d’après Kostenko ; Khan-tengri, 7 320 mètres.
  11. Richthofen, China.
  12. Emile Guimet, Note manuscrite.
  13. J. Deniker, Tour du monde.
  14. Carl Hiekisch, Die Tungusen, St-Petersburg, 1879.
  15. Early History of Chinese Civilisation, 1880 ; — Articles disséminés dans Oriental and Babylonian Record, de 1887 à 1893.
  16. G. Schlegel, Uranographie chinoise, 1875.
  17. F. de Richthofen, China, I, pages 388 et 432.
  18. Alexandre Ular, La Littérature en Chine, Revue Blanche, 1er sept. 1899, p. 19.
  19. Terrien de la Couperie, ouvrage cité.
  20. Escayrac de Lauture, Mémoires sur la Chine, Paris, 1865.
  21. Ferdinand von Richthofen, China, Berlin, 1877-1882. Ergebnisse eigener Reisen und darauf gegründeter Studien, I, pages 56 à 85.
  22. S. v. Cholsoky, Petersmann’s Mitteilungen, 1889, I, p. 12.
  23. Zakharov, articles dans Arbeiten der russischen Gesandtschaft zu Peking. Berlin, 1858.
  24. Isabella L. Bishop, Journal of the R. Geographical Society, 1897, II. p. 12.
  25. Hervey de Saint-Denys.
  26. P. G. M. Stenz, Globus 1903, I, p. 294. — E. Guimet, Société Normande de Géographie, 1898, p. 9. — Symboles Asiatiques trouvés à Antinoé, p. 8.
  27. Pfitzmaier, Nachrichten von den alten Bewohnern des heutigen Korea.
  28. Du Halde, Description de la Chine, 1735.
  29. Marton ; Whitney ; Müller ; Vivien de Saint-Martin.
  30. Rimsky-Korsakof ; Savage Landor.
  31. Léon Metchnikoff, Empire Japonais, Genève, 1881.