L’Homme et la Terre/II/07

Librairie Universelle (tome 2p. 229-254).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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LYBIE, ÉTHIOPIE

La réaction de la volonté humaine sur le milieu
africain resta insuffisante pour amener le
développement d’une civilisation commune.



CHAPITRE VII


PAYS DE MÉROÉ. — ETHIOPIE ET HYMIARIE. — INFLUENCE SABÉENNE

ET JUIVE. — CONTINENT AFRICAIN. — TERRITOIRE DE SOFALA

MINES ET TEMPLES. — PAYS DU NIGER. — CYRÉNAÏQUE

Sous l’impression toute physique produite sur les sens par le mouvement des eaux, l’historien se trouverait naturellement porté à croire que la civilisation égyptienne s’est développée aux temps préhistoriques de l’amont à l’aval, et cette idée prévalut longtemps, même sans que les résultats d’aucune fouille ou aucun document transmis par les annalistes d’autrefois la vinssent confirmer. Les Grecs d’abord, puis les auteurs qui avaient reçu leurs enseignements, fondés sur la réalité des choses ou contraires à elle, affirmèrent que les « irréprochables Ethiopiens » avaient été certainement les premiers éducateurs des peuples d’Egypte. Il se peut que cette idée des écrivains antiques ait été partiellement vraie, mais il est possible aussi qu’elle soit fausse. Si des gens venus du midi ont contribué pour une très forte part à la culture intellectuelle et morale du monde égyptien, ce n’est pas du haut fleuve, ni des régions marécageuses, ni des sables riverains du Nil qu’étaient descendus ces hérauts du progrès ; c’est du sud-est. Les Hymiarites et les « Ethiopiens » proprement dits, qui apportaient des aromates et d’autres denrées précieuses des bords de l’Océan Indien, avaient, en quittant les rivages du sud, cheminé par les pays qu’occupent aujourd’hui les nomades Bichârin et Ababdeh et que limitent d’un côté la mer Rouge, de l’autre la vallée du Nil, ou bien ils avaient habité les hautes terres que peuplent les Abyssins actuels et qui font face aux montagnes de l’Arabie « Heureuse ».

Pendant les temps historiques, ces premières voies des civilisateurs venus du sud n’étaient plus suivies et, même, un certain mouvement se produisait dans une direction opposée, puisque les inscriptions des monuments égyptiens nous parlent des expéditions de commerce et de découverte qui étaient entreprises par des généraux et des marchands dans la direction de ces terres éloignées. De même, dans la vallée du Nil, la marche de la culture s’opérait en sens inverse du courant fluvial : elle remontait de l’aval vers l’amont. Du collet des embouchures où les routes latérales et convergentes venaient rejoindre la route majeure de la vallée où s’éleva Memphis, la « Demeure de « Phtah », le centre de la culture égyptienne se reporta graduellement vers Thèbes et vers les cataractes.

La domination des Pharaons d’Egypte s’arrêtait d’ordinaire à une faible distance au delà des cataractes dites « premières » à cause de leur voisinage avec la basse vallée, mais il arriva que des rois puissants firent pénétrer leurs soldats par delà les déserts, jusqu’à la « péninsule » aux terres fertiles, entre le Nil et l’Atbâra. Les premières traces de conquête égyptienne dans ce territoire de Méroé datent d’environ cinq mille années, puisque parmi les débris épars au milieu des ruinés on a trouvé des quartiers de pierre portant le cartouche du roi Usertesen Ier de la douzième dynastie. Quatorze cents ans plus tard, Amenophis III (Amenholep), le « Soleil Seigneur de Justice », également rappelé par des inscriptions à la mémoire des hommes, pénétra aussi en conquérant dans la presqu’île de Méroé, et la domination directe des Egyptiens sur cette partie de l’Ethiopie paraît avoir duré quatre cents années[1].


statues colossales de sesostris à ibsambul

Ces statues de Ramsès II décorent la façade du temple souterrain dont on voit l’entrée au milieu et au bas de la gravure. L’entaille dans le roc mesure 38 mètres de long sur 28 mètres de haut.

D’autre part, les souverains du haut Nil ont par deux fois dominé l’Egypte. Les prêtres d’Ammon s’étaient établis à Napata, qui alors servait de capitale à la basse Ethiopie ; cette ville, heureusement située, se trouvait dans le « Jardin de la Nubie », entre la troisième et la quatrième cataracte, près de l’endroit où la grande route des caravanes venant de Méroé et du haut pays rejoint le Nil, évitant ainsi un vaste circuit par Abu Hamed. De là, ces dominateurs astucieux préparaient l’asservissement politique de l’Egypte. Les rois de la vingt-deuxième et de la vingt-cinquième dynastie furent des Ethiopiens, et c’est à ces derniers que les envahisseurs assyriens disputèrent l’Egypte, devenue simple proie de guerre, sans force et sans volonté.

Il est probable que les conquérants égyptiens des grandes époques d’expansion guerrière réussirent à escalader directement les hauts escarpements de la citadelle d’Ethiopie en remontant au sud-ouest la vallée de l’Atbâra ; en tout cas, il est certain qu’ils abordèrent par les côtes de la mer Rouge, aux mêmes endroits par lesquels l’armée italienne essaya vainement, il y a quelques années, de conquérir ces hautes terres abyssines. Les inscriptions nous racontent cette annexion de l’Ethiopie montagneuse au monde égyptien. Il y a trente-cinq siècles, les Pharaons de la dix-huitième dynastie faisaient occuper ces hauteurs par leurs généraux et même le fameux Sésostris, avant son avènement au trône, y pénétra en lieutenant de son père. Les deux royaumes de Tekerer et d’Arem, qui ont conservé leur nom jusqu’à ce jour, — Tigré, Amhara, — étaient assujettis au prince régnant à Thèbes.

Les pylônes de Karnak mentionnent aussi des noms de villes dont plusieurs subsistent encore : Adulis, la moderne Zullah, était le port où débarquaient les armées conquérantes ; Adua possédait le rang de capitale, qu’elle a souvent repris depuis cette époque, tandis qu’Aksum, cité maintenant ruinée, n’existait pas encore lors de l’arrivée des Egyptiens : ceux-ci la fondèrent à la gloire de leurs souverains[2] ; Coloé et son lac, que Th. Bent a retrouvés sur un plateau à plus de 2 000 mètres d’altitude, étaient probablement une annexe estivale de la commerçante Adulis.

L’influence égyptienne, quoique très mélangée, eut donc une certaine importance, même par un contact direct, dans le mouvement de la culture en Ethiopie ; mais on ne saurait douter que l’action primordiale du dehors ait été exercée par les Hymiarites, habitants du massif de montagnes qui se dresse à l’angle de l’Arabie et fait face au puissant relief africain. Entre les deux contrées, analogues par le relief, le climat, les productions, mais séparées par un étroit fossé de plages désertes et d’eaux parsemées d’îlots et de rochers, une force d’appel devait agir sans repos et l’histoire nous dit, en effet, que les relations mutuelles ne furent jamais interrompues ; on se voyait de l’un à l’autre continent et l’on était, par cela même, sollicité de trafiquer ensemble et de s’entretenir.

Cl. Venieri.
marché d’omdurman, séparé de khartum par le nil

Les recherches modernes ont rendu très probable le fait que le nom géographique présenté sous la forme moderne d’ « Abyssinie » s’est déplacé de l’Arabie aux montagnes éthiopiennes, c’est-à-dire de l’Asie à l’Afrique, comme la civilisation dans son ensemble. Le peuple des Habasat, également connu sous le vocable de Pwent ou Punt, habitait le district de l’Arabie méridionale dit aujourd’hui le Dhofar : il y recueillait la myrrhe et l’encens pour aller les vendre sur les côtes des Somal et dans les hautes vallées des monts lointains. Ce commerce donnait lieu à des voyages annuels, même à des migrations périodiques, produisant à la longue un effet cumulatif et peut-être même suivies de véritables invasions : c’est ainsi que la région montagneuse où s’élève Adua devint un nouveau pays des Habasat. L’identité du nom, en Arabie et en Abyssinie, est amplement démontrée par les inscriptions qu’on a trouvées des deux côtés de la mer Rouge. Le sens précis de cette dénomination « Collecteurs de Plantes[3] » s’applique évidemment au commerce traditionnel des gommes et des racines aromatiques. Il est pourtant juste de dire qu’une autre étymologie a été proposée : Abyssin serait une corruption du mot « Habech », ramassis, que les Arabes donnèrent jadis par dérision aux habitants du haut plateau, réunis en un État dont la religion différait de la leur.

Le mot « Ethiopien » s’expliquerait aussi par une occupation habituelle : il faudrait y voir le mot Atiobian, « marchand d’encens », vocable que les Hellènes ont pu facilement transformer en Αἰθιοπες ; pour lui donner dans leur propre langue un sens défini. Ces peuples du Midi devinrent pour eux les « Gens Brûlés du Soleil », les « Bruns » ; il serait assez étrange, en effet, que, parmi tant de peuples noirs de l’Afrique, les Ethiopiens eussent été seuls désignés par cette appellation, si le fait ne s’expliquait par l’existence antérieure d’un nom local, à sens différent, mais ayant pour les Grecs à peu près la même résonance[4].

Une substitution de même ordre s’est produite pour un autre terme appliqué par les Grecs aux populations du haut plateau. A. H. Sayce, déchiffrant des hiéroglyphes égyptiens, a découvert que les indigènes d’un certain district du sud-est portaient le nom de Trogodytes. C’est le mot qui dans la bouche des Hellènes devint Troglodytes, « habitants de cavernes », et de fait, les demeures souterraines ne sont point rares dans les monts éthiopiens.

Les relations de l’Hymiarie et de l’Abyssinie sont rappelées par de nombreuses inscriptions : l’une d’elles, déchiffrée par Antoine d’Abbadie, célébrerait la gloire du « valeureux Halen, roi d’Aksum et de Hamer », ce dernier nom désignant évidemment le pays des Hymiarites : l’Arabie sud-occidentale et l’Ethiopie auraient donc constitué un même empire pendant un certain temps[5]. On se rappelle, en outre, que par les monts du Yemen, étape nécessaire entre la Babylonie et l’Afrique orientale, l’Ethiopie fut en relation avec le monde chaldéen.

Il est remarquable que le « tableau des nations » classe les Sabéens dans le même groupe ethnique que les habitants de l’Afrique connus des rédacteurs de la Genèse : celui des enfants de Cham. Alors que tout à l’entour de Saba se presse la progéniture de Sem : — Obal, Jerach, Abimaël, Uzal, etc. — Saba lui-même appartient à la lignée hamitique[6].

N° 148. Pays de Méroé.
(Voir pages 230 et suiv.)

Bien plus, les fils de Kuch, aîné de Ham, sont dispersés aux différentes étapes d’un itinéraire dont cette généalogie semble une réminiscence : Seba est aux bords du Nil, Hevila et Sabta habitent sur le littoral africain de la mer Rouge et du golfe d’Aden, Saba leur fait face du haut des monts du Yemen, Regma, Sabteca et Dedan sont placés le long du golfe Persique, Nimrod enfin occupe le bassin mésopotamique. La chaîne est complète entre les deux civilisations nilotique et chaldéenne.
jeune fille du district de chakieh
(4e cataracte)

L’influence directe des peuples civilisés de l’Arabie méridionale sur les Ethiopiens devait se manifester surtout par la propagande religieuse. Tous les cultes de l’Orient trouvèrent leur chemin vers les monts abyssins par la voie de la mer Rouge. Les inscriptions hymiaritiques de l’Ethiopie prouvent qu’il y a vingt-sept siècles, avant l’âge où le mouvement hellénique pénétra triomphalement dans le monde asiatique, la religion dominante était le sabéisme. Le lieu principal du culte se trouvait dans la région même qui avait été le centre de la domination égyptienne : la ville des temples, appelée à diverses époques Yeva ou Ava, est encore signalée par quelques débris à cinq heures de marche au nord-est d’Adua[7]. Le culte des astres, et surtout celui des planètes que l’on voit cheminer dans le ciel parmi les étoiles fixes comme des bergers au milieu de leur troupeau, avait suivi de la Chaldée à l’Ethiopie le chemin des caravanes et trouvé sur ces hauts observatoires des montagnes du Tigré un lieu de développement favorable.

Habiles à observer les chemins et les conjonctions des étoiles dans le ciel noir et pur des hauts plateaux, les prêtres sabéens étaient également adroits au gouvernement des hommes et savaient nouer leurs existences, comme autant de fils ténus et faciles à rompre, au réseau mystérieux des astres errants. Des survivances de cette ancienne religion
négresse des environs de khartum
broyant du grain
sont encore très distinctes dans les conceptions du monde surnaturel tel que se l’imaginent les Abyssins actuels.

Une autre religion, celle des Juifs, parait s’être introduite dans les contrées éthiopiennes, et toujours par le chemin de l’Arabie méridionale, à une époque déjà très ancienne, certainement antérieure à l’expansion du génie grec dans l’Asie occidentale. D’après les Abyssins eux-mêmes, les Felacha, ainsi qu’on nomme les Juifs de la contrée, seraient descendus de Menelik, fils de Salomon et de la reine de Saba ; les familles princières de la contrée, qui furent également juives comme un grand nombre de leurs sujets, se réclament aussi de la même origine. Le nom de Felacha a le sens d’ « Exilés », et des légendes parlent, en effet, d’un édit de bannissement qui aurait provoqué l’émigration d’un groupe juif et l’aurait amené jusqu’en Abyssinie. Mais le prosélytisme eut certainement plus de part que le déplacement des peuples dans la formation des communautés juives des monts africains. De la Palestine à l’Ethiopie se succédaient du nord au sud un grand nombre de républiques israélites, unies par un sentiment religieux qui leur avait donné une sorte de patriotisme commun ainsi qu’une très étroite solidarité d’intérêts. Cependant les Felacha n’ont pas reçu de la destinée la même éducation que la plupart des autres Juifs : ils ne semblent pas avoir voyagé à travers le monde en fugitifs et en persécutés, puisqu’ils ne sont pas devenus commerçants et changeurs de monnaie. Ce fait même donne une grande probabilité à l’origine indigène des Felacha : ce sont des Abyssins convertis au judaïsme. Artisans pour la plupart, forgerons, maçons, charpentiers, potiers, tisseurs, ils aiment aussi à s’occuper d’agriculture ou de l’élève du bétail, mais ils réprouvent la profession de marchand, la disant en opposition avec la loi de Moïse[8].

Quoi qu’il en soit de la tradition juive, il est certain que la grande majorité des populations abyssines suivit la religion prédominante en son voisinage avant de se convertir à un christianisme superficiel. L’adoration des astres sous l’ascendant arabe fut modifiée par les influences égyptienne, grecque et romaine. Parmi la cinquantaine d’obélisques des environs d’Adua, les plus simples sont identiques aux bétyles des côtes de Phénicie[9], d’autres rappellent les « pierres debout » des bords du Nil, enfin le grand obélisque monolithe de 25 mètres qui se dresse dans le vallon d’Aksum n’a rien de la sobriété nilotique et se distingue, au contraire, par de nombreux ornements en relief, figurant dans l’ensemble une tour à neuf étages percés de fenêtres.

Eh dehors des relations de commerce et de culture que l’Ethiopie eut avec l’Arabie Heureuse d’une part et de l’autre avec l’Egypte, l’histoire ne nous révèle rien de ses rapports avec les contrées de l’Ouest et du Sud. De même pour tout le reste de l’immense Libye, le continent qui a pris en ces temps modernes le nom d’Afrique désignant tout d’abord un petit district tunisien. Les auteurs anciens ne nous donnent sur ces régions que des récits d’imagination pure ou des affirmations non appuyées de preuves. Ce n’est donc pas à l’aide de documents écrits qu’il faut chercher à connaître dans leur passé les populations africaines, mais c’est en étudiant dans les descriptions des voyageurs sympathisant avec les peuplades qu’ils traversent leur vie actuelle, leurs traditions, leurs coutumes et leur manière de penser.

N° 149. Ethiopie, centre de culture.
(Voir pages 232 et suiv.).

C’est à peine si l’on commence à connaître le préhistorique africain. En dehors de l’Egypte et de la Maurétanie, on a signalé des haches, des couteaux, des grattoirs grossiers çà et là dans le grand continent, au sud de l’Orange, au pays des Somal, dans le bassin du Congo et près de Tombuctu, mais toutes ces trouvailles sont trop isolées, trop éloignées les unes des autres pour qu’on puisse en conclure à l’existence d’une seule et même industrie de la pierre[10]. De plus, l’absence d’outils de bronze fait supposer que la plupart des peuples libyens ont passé, presque sans transition, de l’usage des os et du bois à celui du fer, dont le mode d’obtention a été découvert en plus d’un endroit par les indigènes eux-mêmes. Plusieurs observateurs ont cru remarquer dans l’Uganda, sur les rives du Niger et jusque sur la côte d’Ivoire, des analogies entre les sculptures et décorations locales et celles de l’ancienne Égypte.

D’ailleurs, nous pouvons dire en toute certitude que l’état social et politique de la Libye, il y a trois mille ans, devait être beaucoup plus rapproché de ce qu’il est aujourd’hui dans la même contrée que ne l’est l’ancienne situation de l’Europe et de l’Asie comparée à leur état actuel.

La forme lourde, à peine organisée du continent laissait les populations soumises aux conditions locales : les influences de tribu à tribu, de peuple à peuple ne suffisaient pas pour amener le développement continu, régulier, conscient, d’une civilisation commune ; les changements moraux, sociaux, politiques, s’accomplissaient avec une grande lenteur. La réaction de la volonté humaine sur le milieu restait insuffisante. Certainement la vie des Akka dans leurs forêts, celle des bergers Somal sur leurs rochers arides ou des Nuêr sur leurs îles d’herbes flottantes ne peuvent guère s’être modifiées pendant le courant des siècles. L’existence de vastes régions favorables à la culture sur la zone littorale du golfe de Guinée et sur une part considérable du Soudan, même de la zone équatoriale, dut faciliter à cette époque, comme elle le fit depuis pendant toute la période historique, la formation de grands empires avec des capitales populeuses et des centres d’échange très actifs[11].

Si les écrits ne nous apprennent rien sur l’histoire des populations libyennes, du moins quelques monuments de pierre témoignent de communications anciennes entre les peuples de l’Asie antérieure et des habitants de l’Afrique autres que les Egyptiens et les Ethiopiens. Au sud ouest des bouches du Zambèze, les contrées de l’intérieur sont parsemées de ruines qui, à l’époque des premières explorations portugaises, représentaient encore en maints endroits les restes de véritables édifices, bien supérieurs en architecture aux constructions informes élevées par les indigènes de nos jours. Parmi les voyageurs modernes, Cari Mauch le premier, en 1871, retrouva l’un de ces fameux débris, témoignage d’une civilisation avancée : Zimbabyeh, c’est-à-dire « Résidence Royale »[12], tel est le nom que les naturels donnaient à ce groupe de constructions antiques, situé sur des collines du haut Sabi, à 300 kilomètres environ à l’ouest de Sofala. Les fragments de bâtisses, réparties sur près d’un kilomètre carré, comprennent l’ « acropole » et nombre de petits édicules, dont le « temple elliptique », de 60 mètres sur 80, qui contient une tour conique, primitivement de 12 mètres de hauteur de maçonnerie pleine.

campement de bicharin

Dans les édifices les plus anciens d’entre Zambèze et Limpopo, tous ces murs sont construits en granit, avec des matériaux de petite dimension, bien taillés et juxtaposés sans mortier. Les parements extérieurs sont généralement décorés, quelques rangées de pierres plates étant disposées suivant un motif simple, et, fait qui témoigne d’une grande habitude de ces travaux, il a été pourvu au drainage des terrains enclos avant toute édification. Les constructions se développent suivant des lignes courbes, sinueuses même, avec des portes étroites, des redans et fréquence de couloirs étroits encadrés de hauts murs. Il est certain que les maçons de ces travaux comprenaient admirablement la défense des places, mais d’autres détails de leur œuvre — les tours et les monolithes — indiquent des préoccupations religieuses ; de même que les excavations innombrables montrent la recherche de l’or comme ayant été la raison profonde de l’occupation du pays.

La légende attribuerait-elle avec raison les nombreuses ruines de la contrée aux architectes d’un souverain puissant régnant autrefois sur un très vaste royaume de l’Afrique orientale ? Lors de l’arrivée des Portugais sur les rivages de la mer des Indes, un Monomotapa, c’est-à-dire un Muené Motapa ou « Seigneur Auguste » tenait en effet tout le pays entre ses mains, et vraisemblablement une partie des constructions datent de cette période, mais on les distingue assez nettement de celles édifiées une vingtaine de siècles auparavant. Sans aucun doute, la région fut encore à une époque récente beaucoup plus peuplée qu’elle ne l’est de nos jours. Les admirables et fécondes vallées de l’Inyanga, qui se succèdent entre 1 000 et 1 500 mètres d’altitude vers les sources de la Ruenya, affluent méridional du Zambèze, sont en grande partie complètement désertes, et cependant on y rencontre partout des escaliers de terrasses anciennement cultivées, des murs d’enclos, des aqueducs, des citadelles, des restes de fourneaux et de forges : le pays était un jardin aménagé avec le plus grand soin.

mur d’un temple décoré


Mais une grande bataille fut livrée en cet endroit, dit la légende, et les esprits des morts mettent désormais en fuite les vivants qui osent s’aventurer sur ces terres profanées[13].

Quels qu’aient été les événements décisifs, cause de la dépopulation du pays, il est certain que parmi les restes de constructions antiques, il s’en trouve beaucoup qui témoignent d’une civilisation d’origine étrangère. La tradition raconte que les anciens constructeurs des édifices aujourd’hui ruinés furent des « hommes blancs, sachant tout faire », et la situation respective des peuples autour du bassin de la mer des Indes ne permet réellement pas de chercher les bâtisseurs de Zimbabyeh ailleurs que parmi des immigrants venus du nord de l’Arabie Heureuse ou de la Phénicie, pays dont les habitants peuvent être qualifiés de « blancs » par les noirs Bantu de l’Afrique australe.

N° 150. De Sofala à Zimbabyeh.


D’ailleurs, les archéologues possèdent maintenant des indices précis qui leur permettent de se prononcer en toute certitude. Schlichter a découvert dans l’Inyanga une inscription présentant un caractère essentiellement sémitique ; il a également retrouvé de nombreux reliefs se rapportant à un culte solaire tout à fait analogue à celui des anciens Sémites : Phéniciens, Hébreux, Arabes, Sabéens. Malgré la barbarie des brutaux chercheurs d’or qui fondèrent une « bande noire » ou « Compagnie des ruines anciennes » (Ancient Ruins Company) et qui s’occupèrent de dévaliser tous les tombeaux pour en retirer et en fondre les objets précieux, sans se préoccuper de leur forme et de leur origine[14], on a fini par recueillir et conserver au moins des pierres qui racontent la civilisation des anciens immigrants.
plat avec signes du zodiaque

Le district qui a fourni le plus de renseignements sur cette époque de la culture antique se trouve dans le pays des MaTabele, à quelques kilomètres à l’est du chemin de fer qui relie Buluwayo à Salisbury. Les monolithes en stéatite compacte sont nombreux : ils ont de 20 à 30 centimètres de diamètre et leur longueur dépasse souvent 3 mètres, on en possède un exemplaire de 4 m. 30 de long ; la plupart de ces objets — appartenant indiscutablement à un culte phallique — sont surmontés d’un oiseau aux ailes reployées, et décorés d’une rosette solaire, « marque de fabrique qui permet de classer comme phéniciens les objets qui la portent » (Perrot et Chipiez). Des pierres presque identiques ont été trouvées à Paphos, en Cypre[15]. Un disque en bois très dur, qui provient des fouilles de Zimbabyeh, représente, sur le pourtour du cercle, les signes symboliques des mois, à l’exception du Cancer, dont l’invention date d’une période moins antique : ces onze signes correspondent à ceux de notre civilisation d’origine chaldéenne ; au centre du plat figure un crocodile, animal qui symbolisait pour les anciens la constellation polaire du cercle arctique[16]. Le voyageur Swan, étudiant les centaines d’édicules ou petits temples qui s’élèvent çà et là sur les éminences du pays des Ma-Chona, entre le Zambèze et le Limpopo, aurait reconnu que quelques unes de ces chapelles, construites en forme de cercle, sont disposées de manière que le soleil, dardant son premier rayon au solstice d’été, éclaire un mur au centre de l’édifice[17], selon le principe servant de base à l’orientation de
plan du temple elliptique de zimbabyeh
1. Deux monolithes en position inclinée.
2. Grosse tour conique en maçonnerie pleine.
3. Petite tour.
certains temples égyptiens, ainsi que l’affirme Norman Lockyer. H. Schlichter, tenant compte de la position inclinée d’un grand monolithe à Zimbabyeh, calcule que ces constructions s’élevèrent 3 000 ans avant nous. Le curateur du musée de Buluwayo[18] proteste d’autre part contre ces déductions astronomiques hâtives, tirées des positions réciproques des murs, portes et colonnes ; il ne semble pas, en effet, qu’elles résistent à un examen plus rigoureux des ruines et à une mesure plus scrupuleuse des angles. Il n’est même pas prouvé que les monolithes aient été utilisés comme gnomons.

Quoi qu’il en soit donc des influences particulières de l’Egypte ou de la Phénicie, affirmées par les uns, niées par les autres, et en attendant les résultats de fouilles plus complètes et d’études plus approfondies, — on estime à un dixième la proportion des ruines examinées, — on peut dire que le territoire de Sofala renferme les restes d’une civilisation se rattachant à celle de l’Asie antérieure. L’époque à laquelle s’établirent les premiers exodes arabiques se perd dans la nuit des temps ; est-ce 4 000 ans avant nous ou plus, est-ce seulement 3 000, au temps de Salomon et de Iliram ? Ce qui est certain, c’est que les communications entre les deux centres avaient cessé longtemps avant
Cl. du Globus.
couloir de l’acropole à zimbabyeh
le début de l’ère chrétienne et n’ont été reprises que beaucoup plus tard.

Les immigrants du Nord ne retournaient certainement pas tous en leur pays : il en resta beaucoup dans la contrée, ils prirent femmes et fondèrent des familles de métis qui se sont graduellement mêlés avec le reste de la population, mais la race elle même s’en trouve profondément modifiée, et le type arabe, nous dit Selous, se rencontre fréquemment dans cette partie de l’Afrique méridionale. D’autre part, le croisement des hommes amena le mélange des idées, des mœurs, du génie artistique. Si les étrangers enseignèrent l’art de construire des

palais et des temples, les naturels du pays les ornèrent souvent des dessins qu’ils avaient coutume de graver ou de colorier sur leurs rochers : les cercles, les losanges, les lignes parallèles, les fleurons que l’on voit sur les blocs de granit ressemblent aux motifs tracés sur les meubles des Cafres[19].
N° 151. Vestiges d’ancienne civilisation au sud du Zambèze.
1. Zimbabyeh. 2. M’telegwa. 3. Dhlo-dhlo.
4. Khami 5. Impakwi. 6. Mundie.
7. Umnukwana. 8. Chum. 9. Semalali.
10. Lotsani. 11. Mines de cuivre anciennement exploitées.
12. District d’Inyanga, terrasses cultivées et constructions anciennes d’un type différant de celles de Zimbabyeh.

Les habitants de l’Arabie furent certainement appelés en ces contrées de l’Afrique australe par la même cause qui en a fait récemment l’un des centres d’attraction les plus énergiques pour le reste du monde. Ces terres riveraines de l’océan Indien étaient un des « Ophir » vers lesquels cinglaient les flottes phéniciennes : la valeur du métal compensait les dépenses de l’armement et du déplacement, car à cette époque, un voyage d’aller et de retour durait toute une année. Suivant les traditions nautiques des populations du rivage de l’océan Indien, les Phéniciens, naviguant comme le font aujourd’hui les Arabes, en des embarcations qui ressemblent aux dhaws ou boutres actuels, descendaient le long de la côte orientale d’Afrique, en décembre et en janvier, avec la mousson du nord, puis revenaient d’avril à septembre, avec les vents réguliers du sud-est ou du sud-ouest : courant par vent arrière, à la vitesse moyenne de 9 à 10 kilomètres par heure pendant le jour et de 7 à 8 kilomètres pendant la nuit, ils pouvaient fournir une navigation quotidienne de 900 à 1 000 stades, soit d’environ un degré et demi de latitude[20].

Nul vestige n’a encore révélé où se trouvait, près de Sofala sans doute ou à Sofala même, le port des boutres phéniciens, mais on a bien reconnu les anciennes mines. A en juger par les énormes mouvements de terrain que l’on observe en mille endroits de la région, et aux nombreux vestiges de fourneaux de fusion, les mineurs exploitèrent jadis les gisements d’or avec une très grande activité, et l’on ne saurait douter que le métal recueilli — d’après les experts actuels, pour une valeur totale de plus de deux milliards — ne fût exporté vers les grands marchés riverains de la mer des Indes pour entrer dans le commerce général du monde. Autour de quelques excavations se voient les débris de meules à broyer la pierre, que l’on avait d’abord brisée en chauffant le roc, puis en le faisant éclater par des jets d’eau froide[21].

Outre les grands travaux miniers, d’autres faits témoignent des relations d’échanges qui durent avoir lieu, aux âges lointains, entre les habitants de l’Afrique australe et les nations commerçantes de la mer Rouge et de la Méditerranée. Dans toutes les contrées où se voient les ruines de palais et de temples analogues à ceux de Zimbabyeh, jadis habités par les rois ou consacrés aux dieux, les indigènes ont conservé l’usage de baguettes oratoires et divinatoires, qu’il faut certainement assimiler aux instruments de même forme que possédaient les Phéniciens et presque tous, sinon tous les peuples mentionnés par les auteurs classiques[22]. Ces baguettes sont pelées de manière que les rubans d’écorçe, détachés en forme d’hélice, flottent à l’extrémité supérieure de la tige comme de longues ailes : quand on agite la badine dans l’air, l’écorce frisée se déroule en banderoles comme pour souffler les prières des hommes vers la divinité.

objets en or trouvés à zimbabyeh


Ce sont des « caducées » comme la baguette que Mercure tenait en sa main en montant de la terre vers le maître de l’Olympe ; le rusé Jacob se servait aussi d’une espèce analogue de verge magique pour faire naître des brebis bigarrées au détriment de son beau-père Laban ; de même les saga mentionnent des bâtons de prières que les anciens Scandinaves tendaient vers les dieux.

Le mouvement d’échanges et d’idées qui se produisit sur la face intérieure de l’Afrique, tournée vers le même bassin maritime que la Babylonie, le pays des Hymiarites et des Ethiopiens, n’eut point de contre-partie sur la rive occidentale, extérieure du continent, tournée vers les immenses solitudes de l’Atlantique. De ce côté, nous le savons, il n’y eut que des voyages de découvertes, non des relations durables ; ils parlaient d’ailleurs d’un autre centre que celui d’où s’élançaient les navigateurs de la mer des Indes. Carthage, et non sa mère phénicienne, présidait à ces expéditions vers le monde atlantique, et c’est à un autre cycle de l’histoire qu’elles appartiennent. Lorsque les marchands carthaginois cherchaient à reculer les bornes du monde connu, le pivot de l’humanité s’était déplacé dans la direction de l’Ouest, de la Méditerranée tyrienne et crétoise vers la mer de Sicile et d’Etrurie. La période dont Rome a été le foyer d’action principal avait commencé.

Cependant, dès l’époque antérieure à l’hégémonie romaine, lorsque le centre de la civilisation mondiale se trouvait encore dans les contrées orientales de la Méditerranée, les Phéniciens et leurs élèves les Grecs avaient connaissance, comme à travers un brouillard, de toutes les populations du nord de l’Afrique jusqu’au sud du désert. Le récit légendaire que nous fait Hérodote[23] de l’expédition des jeunes aventuriers Nasamons repose certainement sur un fond de vérité, car la région septentrionale de l’Afrique est bien telle que la décrit cette histoire.

Des voyageurs partis de la Syrie, à l’ouest de la Cyrénaïque, ont en effet à traverser successivement la zone des cultures riveraines, puis le pays, « séjour des bêtes fauves », et le vaste désert des sables. Au delà recommencent les plaines où les arbres croissent spontanément, des régions marécageuses s’étendent plus loin, et le courant d’un grand fleuve où s’ébattent des crocodiles arrête les voyageurs encore aujourd’hui, comme au temps des Nasamons. Si tous les habitants de ces contrées de l’intérieur ne sont pas, comme le dit Hérodote, des hommes de petite taille, on en trouve pourtant que l’on peut même qualifier de nains. Parmi les nations avec lesquelles les Nasamons étaient en rapport, les anciens citent les Garamantes, « nombreux et très puissants ». Ce nom se retrouve peut-être dans la liste des modernes désignations de peuples : on se demande s’il ne faudrait pas voir dans les Garamantes la population des Sonr’haï, qui habite la contrée riveraine du Niger, en aval de la grande courbe, et qui se donne à elle-même, ainsi qu’à tout le pays, le nom de Djerma ou Garama[24].

enfants soudanais

Quant aux régions du littoral méditerranéen, elles furent certainement connues des Phéniciens, des Egyptiens et des Hellènes avant le cycle macédonien ; mais ce qu’en dit Hérodote prouve que l’histoire n’avait pas encore commencé pour les populations de ce littoral : à l’exception de la Cyrénaïque et de Carthage, toute la côte appartenait à des clans barbares vaguement entrevus à travers le brouillard des mythes. Tels les Psylles, limitrophes des Nasamons, que la légende dit s’être mis en marche pour aller combattre le notus, c’est-à-dire le siroco ; mais quand ils arrivèrent au désert de sable, le vent eut bientôt fait de les recouvrir sous les flots blancs de ses dunes[25].

A une époque où les marins gardaient les secrets de leurs voyages, on avait des idées très vagues sur la vraie position des terres les plus rapprochées. C’est ainsi que de vingt-cinq à vingt six siècles avant nous, lorsqu’un oracle ordonna aux insulaires de Thera d’aller coloniser la terre de Libye, il fallut attendre longtemps, nul ne pouvant dire où se trouvait cette contrée mystérieuse ; puis on envoya des messagers en Crète, où l’on ne découvrit qu’un seul pilote vers la Cyrénaïque, dont la côte n’est pourtant pas à plus de 300 kilomètres de distance ; elle se développe en une longue courbe tournant sa convexité vers la Grèce, comme pour faire appel aux Hellènes qui vinrent la coloniser.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. Abeken ; Mariette ; Ollivier de Beauregard, Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, séance du 7 avril 1892.
  2. A. Mariette, Listes géographiques des Pylônes de Karnak.
  3. Ed. Glaser, Die Abessinier in Arabien und Afrika.
  4. The Geographical Journal, april, 1896, p. 421.
  5. Académie des Inscriptions, séance du 19 janv. 1877.
  6. Voir Planche hors texte N° III, page 80.
  7. J. Théodore Bent, The ancient Trade Routes across Ethiopia. The Geographical Journal.
  8. Henri A. Stern, Wanderings among the Falashas in Ahyssinia.
  9. Th. Bent, The ancient Trade Routes across Ethiopia.
  10. J. Deniker, Les Races et les Peuples de la terre, p. 492.
  11. Léo Frobenius Geographische Kulturkunde, p. 9.
  12. D’après Keâne et Th. Bent ; « Maison de Pierre », d’après Selous.
  13. Henry Schlichter, The Geographical Journal, 1899, p. 378.
  14. H. Schlichter, mémoire cité, p. 386.
  15. R. N. Hall aad W. G. Neal, The ancient Ruins of Rhodesia.
  16. Norman Lockyer, The Dawn of Astronomy, p. 150.
  17. Journal of the Anthropological Institute ; Revue scientifique, 1896, p. 344.
  18. B. P. Mennell, The Zimbabwe Ruins.
  19. Cari Mauch, Pet. Mitt, Ergänzungsheft, n° 37.
  20. Alfred Grandidier ; — Gabriel Gravier, Société normande de Géographie, Bull. juillet-août 1898.
  21. De Launay, Mines d’or du Transvaal.
  22. Joseph Millerd Orpen, Nineteenth Century, 1896, p. 193.
  23. Histoires, livre II, 32.
  24. Hourst, Sur le Niger et au Pays des Touareg, p. 158.
  25. Hérodote, Histoires, liv. IV, 173.