L’Homme et la Terre/II/04

Librairie Universelle (tome 2p. 2-58).


PHÉNICIE. — NOTICE HISTORIQUE

Anatolie et Syrie du nord. — Les dates relatives au premier cycle de l’histoire ancienne de ces pays sont peu nombreuses. Le peuple des Hittites apparaît il y a trente-cinq siècles dans les annales des civilisations plus anciennes ; la bataille de Kadech où cette nation balança la puissance égyptienne aurait eu lieu 3 288 ans avant nous ( — 1 383 ans avant le début de l’ère vulgaire) ; les luttes des Hittites et des Assyriens se groupent entre le règne d’Assurnazirpal (vers — 873) et la prise de Karkemich en l’an 143 de l’ère de Nabonassar ( — 604), peu d’années avant la disparition de Ninive.

Quelques souverains sont mentionnés dans le texte :

  Ere de Nabonassar
Olympiades
Ere vulgaire
Charukin, Sargon 
25, 42 54, 71 — 722, — 705
Nechao II, 26e dyn. égypt. 
136, 152 165, 181 — 611, — 595
Crésus, roi de Lydie 
189, 199 218, 228 — 558, — 548
Cyrus, roi des Perses 
187, 218 216, 247 — 560, — 529
Alexandre de Macédoine 
411, 424 440, 453 — 336, — 323
Mithridate (640-690 de la fondation de Rome) 
634, 684 663, 713 — 113, — 63

Phénicie. — Une tradition rapportée par Hérodote donne plus de quarante-six siècles d’existence au temple de Melkarth à Tyr, mais l’hégémonie des villes phéniciennes ne passa de Sidon à Tyr que quinze siècles plus tard. La fondation de Cadix daterait de plus de 3000 ans ; le règne de Hiram, associé à Salomon dans les expéditions d’Ophir, se place environ mille ans avant le début de l’ère vulgaire.

Tyr reconnut maintes fois la souveraineté d’un vainqueur qui la menaçait, mais elle n’acheta pas toujours la paix : de 23 à 32 (ère de Nabonassar) elle résista aux Assyriens et de 160 à 173 aux armées de Nabuchodonosor ; Sidon fut détruite par « le plus cruel des Perses », Artaxerxès Okhis, en 389, et Tyr fut prise après sept mois de siège par Alexandre, en 415 de l’ère chaldéenne.




masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
PHÉNICIE
C’est bien là le rivage heureux
où fut divinisée la volupté.


CHAPITRE IV


RELIEF D’ANATOLIE. — PONT-EUXIN. — ASIE GRECQUE

REMOUS ETHNIQUES. — SYRIE. — BERCEAU DES SÉMITES

NATIONS DES HITTITES. — PAYS DE DAMAS. — ESCALES DE LA COTE
GRANDE NAVIGATION. — COMPTOIRS ET CIVILISATION PHÉNICIENNE

Le mot grec Anatolie, synonyme du mot latin « Oriens », présente en soi un sens des plus vagues, puisqu’il est correct seulement pour les Grecs d’Europe ; il est précisément le contraire de la vérité pour les populations des hauts bassins du Tigre et de l’Euphrate. D’autre part, le mot d’Asie Mineure est assez vague et l’étendue qu’il représente est indécise. Aucune expression d’usage constant, évoquant un sens précis, ne s’est donc généralisée pour la péninsule terminale du continent comprise entre la mer de Cypre et le Pont-Euxin : la cause en est à ce que la contrée ne fut jamais « une », ne posséda à aucune époque un caractère d’individualité nettement déterminé ; elle embrasse beaucoup de contrées diverses, ayant et méritant chacune un nom précis, mais il n’y a pas eu lieu d’en donner à son ensemble.

A première vue, ce rectangle presque régulier de l’Asie Mineure, se prolongeant à l’ouest de l’Arménie, entre l’angle sud-oriental de la mer Noire et le golfe d’Alexandrette, semblerait constituer une certaine unité au moins géographique ; mais à l’étude de la structure et du relief, on arrive sans peine à reconnaître que le pays est dépourvu de cohésion, privé de tout centre naturel et divisé en régions très distinctes, sollicitées par des forces d’attraction divergentes. Il est vrai que la presqu’île est traversée d’outre en d’outre par des chemins d’importance majeure : telle la voie diagonale qui des portes Ciliciennes se dirige vers le Bosphore. Mais cette route même eut beaucoup plus de valeur dans l’histoire par la communication qu’elle établit entre de grands empires et les deux continents que comme lien entre les provinces anatoliennes situées à droite et à gauche de son parcours. Les montagnes côtières, les massifs extérieurs divisent la contrée en autant de domaines particuliers, dont aucun ne fut jamais assez favorisé pour acquérir sur les autres une suprématie durable, mais offrant néanmoins assez d’éléments de force vive et de ressort pour se maintenir, sinon dans l’indépendance, du moins dans une certaine autonomie de mœurs, d’usages et de vie originale.

Ainsi la Cilicie, parvis des provinces de l’intérieur qu’avait à traverser la grande voie diagonale de la péninsule, se trouve pourtant comme séparée de l’Asie Mineure proprement dite ; elle regardait surtout vers l’île de Cypre et vers le littoral de la Syrie avec laquelle les habitants avaient leurs relations principales : des Phéniciens fondèrent des colonies dans cette région et la civilisation y prit un caractère essentiellement punique. Les hautes montagnes du Taurus, rocheuses, revêtues de cèdres, formaient, au nord de la plaine des rivières jumelles de la Cilicie, une frontière presque infranchissable, si ce n’est au défilé de la « Porte », très facile à défendre, mais livrant aussi fatalement tout le pays le jour où elle tombait entre les mains de l’assaillant. Pour passer du bassin de l’Euphrate sur le plateau Anatolien, soit par Alep, soit par Aïntab, les conquérant ou voyageurs avaient à escalader les hauteurs de l’Amanus ou à les contourner au nord par le défilé dans lequel s’engage le Pyramos, le Djihun de nos jours ; puis, après avoir franchi, dans la plaine, les lits changeants du Pyramos et du Sarus, il leur fallait attaquer la grande montagne pour atteindre par l’une ou l’autre gorge, en amont d’Adana ou de Tarsus, le passage de la Porte, et plus haut, par des chemins aisés, le seuil d’où l’on pouvait descendre sur le versant du nord : c’était comme la limite d’un monde[1].

N° 96. Relief général de l’Anatolie.


De même l’amphithéâtre de la Pamphylie, tourné vers la haute mer, ne se rattachait aux autres districts de la presqu’île que par des chemins très âpres, et son rôle historique dans ses rapports avec les populations limitrophes était en conséquence presqu’entièrement annulé. D’ailleurs là, comme en Cilicie, vinrent s’établir des colons des îles et du littoral syrien. Quant aux langues de terre du sud-ouest de la Péninsule, elles constituent, au point de vue de la géographie physique, un ensemble à peine différent de celui des îles voisines pour les facilités de la navigation et pour celles de la défense contre les agresseurs venus du continent. Aussi étaient-elles peuplées de pirates, les Cariens, que l’on vit apparaître aux lieux les plus éloignés et dans les pays de langues les plus diverses comme pillards, marchands ou colons.

D’après A.-H. Sayce.
bas-relief hétéen de karabel (Voir page 26)
Décrit par Hérodote et attribué par tradition à Sésostris.

De l’autre côté de la péninsule Anatolienne, sur le rivage du nord, l’étroit versant désigné autrefois tout spécialement comme le « Pont » — Pontos —, c’est-à-dire le littoral maritime par excellence, est, en effet, si bien limité au sud par les arêtes de ses montagnes que son histoire le relie intimement aux autres bords de la mer Noire, jusqu’au


pays des Scythes et, par delà les détroits de la Propontide, jusqu’aux presqu’îles et aux îles lointaines de la mer Egée. Ainsi les marchands de Milet, le port de la vallée du Méandre, avaient semé de leurs comptoirs les rives du Pont-Euxin jusqu’à Trébizonde (Trapezonte) et Dioscurias d’un côté, de l’autre jusqu’à Olbia et à travers le Bosphore kimmérien jusqu’à la bouche du Tanaïs : Herakleia, Sinope, Amisos, Kerasonte, Istros, Phanagoria sont des villes fondées par les Grecs. L’empire de Mithridate, qui se composait de bandes riveraines de territoire se développant sur une grande partie du pourtour de la mer Euxine, témoigne aussi de l’interdépendance géographique dans laquelle se tiennent les côtes de l’immense bassin.

N° 97. Provinces d’Anatolie.

La seule région de l’Asie Mineure qui présente dans son ensemble un caractère d’unité géographique très marqué est le grand ovale de plaines et de plateaux qui comprend le bassin supérieur de l’Halys ou Kizil-Irmak et qui se continue au sud vers les montagnes côtières en embrassant la haute Cappadoce et la Lycaonie. La Galatie et la Phrygie appartiennent aussi à cette région naturelle, disposée, semble-t-il, pour devenir le domaine d’une nation puissante. Mais ce vaste territoire, entouré de hautes montagnes qui lui forment écran sur tout le pourtour, ne peut recevoir qu’une proportion de pluies insuffisante pour de riches cultures ; la partie méridionale de l’espace ovalaire est presqu’en entier un désert de plaines salines, de marécages et de fondrières argileuses. En outre, cette contrée a le grand inconvénient de n’avoir pas d’issue naturelle vers la mer : aussi fut-elle très fréquemment une dépendance de pays maritimes de bien moindre étendue. Ainsi, l’empire de la Lydie, dont le centre politique était la ville de Sardes, peu éloignée du littoral marin, s’était prolongé au loin dans ces plaines centrales de la presqu’île et, lors des guerres fameuses entre Cyrus et Crésus, le fleuve Halys était la limite commune entre les deux puissantes monarchies.

Au point de vue de sa forme géométrique, on peut donc dire que l’Asie Mineure a non pas un milieu, mais plutôt deux foyers situés chacun d’un côté de la grande plaine centrale : à l’ouest, la Phrygie est la contrée vers laquelle convergent les chemins naturels de la mer dans tout le demi-cercle décrit du nord au sud, de la bouche du Sakaria (Sangarios) au golfe d’Adalia ; à l’est, la Cappadoce, que domine, à mi-chemin des deux mers, le colosse volcanique de l’Argée et qui prolonge vers chaque littoral et vers l’Euphrate son triple versant de terres fertiles, riches en herbes, « où paissent les bons chevaux »[2].

Sans doute, ces deux « foyers » de la Phrygie et de la Cappadoce ont eu à diverses époques une grande importance économique ou politique répondant à leur heureuse situation. Il est vaguement question d’un passé obscur où Mazaca, la Césarée romaine, était contemporaine des grandes cités glorieuses, Thèbes et Memphis, Babylone et Ninive. De nos jours, le voyageur découvre les ruines de nombre de grandes et riches villes ; le désert qui les entoure fut productif autrefois : il n’y a plus ni eau ni habitant. Comparé pourtant à des terres privilégiées, telles que l’Arménie, Assur, la côte de la Phénicie, la Perse, ce territoire leur est inférieur : la faible dimension des deux moitiés du plateau Anatolien ne leur a pas permis de conquérir la prééminence.

Quant aux dentelures extrêmes de l’Asie Mineure, découpées par les cours d’eau en autant de péninsules secondaires et traversées de seuils qui mettent en communication facile les baies latérales, elles appartiennent à une formation géographique spéciale, la même que celle des îles de l’Archipel, Cyclades et Sporades. A l’exception de Troie, que les souvenirs de l’Iliade nous font apparaître comme une cité asiatique, mais qui n’en était pas moins peuplée de gens appartenant à la même forme de civilisation que les Hellènes, toutes les villes du versant anatolien de la mer Egée ont des noms qui résonnent à nos oreilles avec la même sonorité que ceux de la Grèce européenne, et de tout temps elles eurent une population sinon hellénique, du moins hellénisée : Pergame, Phocée, Magnésie, Smyrne, Ephèse, Milet, Halicarnasse.
Cl. du Globus.
utch-assarut, au pays des troglodytes.
(Voir page 29.)
Il serait absurde d’étudier ces contrées avec le territoire de l’Asie, parce qu’elles lui sont rattachées matériellement. Par leur nature physique et par leur histoire, elles font réellement partie du même monde que les péninsules situées en face, de l’autre côté de l’Archipel.

Ici, nous nous trouvons donc en Grèce, quoique dans une Grèce à physionomie spéciale, ayant des traits originaux qui contrastent avec ceux de la Thessalie, de l’Attique et du Péloponèse.

Ces caractères particuliers à l’Asie grecque proviennent de la part d’éléments apportés de l’intérieur et mêlés à la civilisation hellénique des cités du littoral. C’est en raison de ces contrastes que la ville d’Ephèse avait reçu le nom d’Asia — « Asie » — : elle se présentait en effet dans le monde grec comme une école des idées religieuses, politiques et morales introduites de l’Orient. De même, sous la domination romaine, on prit l’habitude de désigner[3] spécialement par l’appellation d’ « Asie » le royaume de Pergame, composé de la Mysie et de la Troade. Dans l’antiquité, le symbole le plus saisissant de cette fusion des éléments ethniques et des civilisations de l’Asie et de l’Europe nous est fourni par l’histoire du Perse Cyrus le Jeune, devenu satrape des principales provinces de l’Asie Mineure. Ce fut pourtant un véritable Grec par la culture de l’esprit, et il fit appel à la vaillance des Spartiates, au génie des Athéniens pour tenter la constitution d’un empire gréco-asiatique. Depuis ce conflit, qui eut lieu il y a vingt-trois siècles, combien de luttes entre-choquèrent l’Europe et l’Asie sur les mêmes champs de bataille !

Le manque d’unité politique dans les contrées riveraines des deux mers, au sud et au nord de la Péninsule, se présentait en beaucoup d’endroits sous forme de morcellement absolu, par suite du manque de communications faciles. Telle vallée de la Pamphylie ou de la Lycie, telle presqu’ile de la Carie constituait un petit monde distinct formant une seigneurie ou une république autonome ne se rattachant à ses voisines que par des traités d’alliance ou par le lien féodal des hommages et des tributs. Lors de la constitution des grands empires assyrien, persan, macédonien, qui soumettaient les populations les plus disparates à l’union apparente de la sujétion commune, tous ces petits Etats secondaires en étaient quittes par le paiement d’impôts, aggravés dans les grandes circonstances par l’envoi de gens de guerre ; puis, après la tempête, ils se retrouvaient dans une situation d’indépendance peu différente de leur ancienne condition : la nature même le voulait ainsi.

Il est curieux de constater qu’avant le deuxième siècle de l’ère vulgaire, l’Asie Mineure ne se trouva jamais sous une domination unique. Ni les Hittites, ni les Perses ni même Alexandre et ses successeurs ne semblent avoir franchi l’Iris ; les Romains ne subjuguèrent la Cappadoce que sous Trajan. Au déclin de l’empire de Bysance, le même fait se reproduisit : la domination arabe ne dépassa pas le Taurus, et les Turcs, pénétrant par l’Arménie, conquirent le plateau Anatolien des siècles avant de posséder la Cilicie : Constantinople fut pris avant Tarsus[4].

Il semble que, d’une manière générale, les deux rivages péninsulaires, celui du sud, le long de la mer de Cypre, celui du nord, bordant la mer Noire, contrastent par leurs remous ethniques. Au sud, le mouvement de migration s’est produit surtout dans le sens de l’orient à l’occident : on constate l’arrivée de colons sémites de la Cilicie à la Carie sur toute la longueur du littoral.

N° 98. Taurus et Plaine de Cilicie.

1. Porte Cilicienne.
2. Porte Amanicienne d’après Strabon.
3. Porte Amanicienne d’après Arrien.
4. Porte Syrio-Cilicienne.

5. Porte Amanicienne.

Il y a deux mille ans, le Sarus débouchait probablement dans la lagune qui borde encore le littoral ; le Pyramos atteignait la mer à l’extrême pointe sud de la plaine (W. Ramsay).

Au nord de la péninsule, c’est en sens contraire que se portèrent les émigrants ; tandis que des marchés de commerce, fondés par des Grecs du midi, s’établissaient sur le littoral péninsulaire, des déplacements de peuples s’accomplirent souvent des côtes sarmates — c’est-à-dire de la Russie actuelle — vers celles de la Thrace et de la Bithynie, puis, de proche en proche, le long des montagnes du Pont jusqu’au pied du Caucase.

D’après A.-H. Sayce.
bas-relief hétéen a keller, près d’aïntab


Ainsi les Kimmériens, de même origine que les Thraces d’Europe, pénétrèrent fréquemment dans l’Asie en franchissant le Bosphore et se répandirent tout le long de la côte ; à l’ouest, où la chaîne bordière est interrompue, ils envahirent aussi l’intérieur de la contrée et donnèrent naissance aux populations phrygiennes. Cette invasion des Thraces, tantôt guerrière, tantôt pacifique, est un fait sur lequel les témoignages des anciens et les recherches des savants modernes s’accordent parfaitement[5].

Dans la partie antérieure de la presqu’île, sur les rivages de la mer Egée, on constate aussi une poussée ethnique dans la direction de l’ouest à l’est : l’hellénisme avait pris son origine en Europe, d’où il envahit les îles et le littoral asiatique et pénétra même, par colonies compactes, jusque dans l’intérieur du pays ; en Cappadoce on voit, côte à côte, les descendants des Hellènes, des Iraniens et des Sémites.

N° 99. Mouvements ethniques.

Les mouvements du peuple des Hittites furent de beaucoup antérieurs à ceux des populations mentionnées sur cette carte, les Phéniciens exceptés, et ne sont pas indiqués ici. L’influence de cette nation se serait propagée du haut bassin du Kizil-Irmak, d’un côté vers le sud-ouest jusqu’à la mer Egée, de l’autre vers le sud-est, jusqu’en Syrie (voir pages 27-29).

M. W. Ramsay a trouvé en Phrygie de très nombreuses inscriptions hébraïques, surtout aux environs d’Akmania. Un autre tournoiement d’hommes avait entraîné des Galates, c’est-à-dire des Gaulois, frères des habitants de l’Europe extrême, jusque dans le cœur même de la péninsule d’Anatolie.

Quoique séparée des plaines sarmates par une mer tempétueuse, l’Asie Mineure n’était pas moins en relations fréquentes, directes et indirectes, avec ces terres hyperboréennes. D’abord, depuis les âges reculés, des Argonautes, grecs ou phrygiens, s’aventuraient sur les eaux noires et redoutables pour aller conquérir des « toisons d’or » sous diverses formes, précieux métal, étoffes ou denrées. Puis les routes du littoral étaient aussi connues : la mer Ascanienne — car tel paraît avoir
Cl. du Globus
vue du village d’urgub
(Voir page 27).
été le nom primitif du bassin maritime qu’on appela plus tard le « Pont Euxin », Πὀντος Ἄξεινος, Πὀντος Εὔξεινος — n’est pas assez étendue pour que les populations riveraines n’en aient pas au moins soupçonné les contours ; d’ailleurs, le rebord très élevé de l’arête de Crimée et, bien plus encore, les hautes montagnes du Caucase, aux neiges étincelantes, se montraient de fort loin aux navigateurs, marquant ainsi nettement une partie de la grande ellipse décrite au nord par les rivages.

Il est vrai que, vers l’orient, la communication par terre avec les plaines de la contrée devenue aujourd’hui la Russie méridionale était fort difficile, du moins par la voie la plus courte, car il aurait fallu pour cela longer de promontoire en promontoire la côte abrupte que dominent les escarpements du Caucase, et pareil voyage ne pouvait guère être entrepris que par des marchands, en groupes peu nombreux, demandant l’hospitalité de village en village : des peuples migrateurs auraient été trop embarrassés dans leur marche par les obstacles de toute nature, escarpements et gaves. Mais, par les rives occidentales de la mer Noire, les routes de migration étaient plus faciles à suivre, et certainement elles furent fréquemment utilisées. La grande expédition que Darius, fils d’Hystaspes, fit dans le pays des Scythes jusqu’au delà du Tanaïs, même au milieu du « désert où nulle race d’hommes n’habite et qui s’étend à sept journées de marche »[6], n’était que le choc en retour des nombreuses incursions auxquelles s’étaient livrées les populations nomades des grandes plaines septentrionales, poussant devant elles les Kimmériens, les Thraces et autres riverains de la mer Noire.

N° 100. Pont-Euxin.


A la suite de cette campagne, et surtout grâce aux expéditions de commerce, tout le littoral, y compris les limans ou estuaires dans lesquels se déversent les fleuves entre l’Ister et le Tanaïs, finit par être bien connu des Grecs ; ceux-ci acquirent aussi des connaissances précises sur la direction des cours d’eau qui descendent des faîtes peu élevés de l’intérieur.

Dès les origines de l’histoire, des colonies fixes, établies sur la rive scythique du Pont-Euxin, complètent le cercle de marchés qui se développe autour du grand bassin maritime et se rattache à la fois aux îles helléniques de la mer Egée et aux ports septentrionaux de l’Asie Mineure. Les deux littoraux opposés — l’empire de Mithridate, embrassant tout le pourtour oriental de la mer Noire, permit de le constater d’une manière visible et matérielle — appartenaient au même ensemble de civilisation, et les cités qui se confrontaient par-dessus les flots avaient à desservir le même commerce, celui des métaux. La ville d’Olbia, située sur le cours inférieur du Borysthène, où se voient aujourd’hui les buttes inégales des Sto-Mogil ou « Cent Tombeaux », près du confluent du Bug et du Dniepr, recevait l’ambre, l’or et l’étain que lui apportaient les Scythes des bords de la Baltique et du lointain Altaï. Ainsi les artistes de l’Asie antérieure, Sidoniens, Grecs ou autres, qui importaient du nord ces matières premières et du Sinaï le cuivre et les turquoises, travaillaient les précieux métaux, sertissaient des bijoux, fabriquaient de merveilleux bronzes d’art, tandis que sur le littoral asiatique du Pont, dans les vallées de l’Asie antérieure, les mineurs chalybes, qui, au temps des Grecs, donnèrent leur nom à l’acier, extrayaient du sol du minerai de fer et en forgeaient, pour les mêmes clients, des armes admirables.

Comparée à la partie continentale de l’Asie Mineure, c’est-à-dire à sa masse quadrangulaire, non comprises les franges helléniques, la bande très étroite du littoral syrien, qui s’étend du nord au sud, entre le golfe d’Alexandrette et le golfe de Péluse, présente une opposition des plus remarquables. En proportion de la lourde péninsule Anatolienne, le territoire de Syrie est d’une superficie beaucoup moindre, mais combien la valeur historique en fut plus considérable, grâce aux migrations de peuples qui se dirigèrent vers ces contrées, aux rencontres qui s’y produisirent par la force même des lois naturelles, aux civilisations que fit naître la disposition géographique des voies convergentes !

Pour juger des avantages primordiaux dont les Phéniciens recueillirent le bénéfice et auxquels ils durent l’extrême importance de leur œuvre dans l’histoire de l’humanité, il faut planer à une grande hauteur au-dessus de la surface des terres, s’élever en aérostat, pour ainsi dire, et suivre des yeux sur notre petite boule planétaire les chemins qu’ont suivis de tous temps les caravanes des marchands et les peuples migrateurs.

N° 101. Empire de Mithridate.


Quand on embrasse ainsi l’ensemble de l’Ancien Monde, on constate que certainement la vie de l’humanité dut concentrer son activité d’une manière exceptionnelle sur cette côte de la Syrie. L’orgueil national et religieux avait persuadé les Juifs que leur cité de Jérusalem était le centre du monde, et, à certains égards, elle se trouve réellement, comme Tyr, sa voisine, dans la région, ou viennent s’équilibrer les forces des trois continents connus des anciens : c’est bien dans cette zone côtière que se croisent les axes principaux suivant lesquels devait se développer l’histoire.

Que l’on se rappelle le rôle de premier rang appartenant à l’Iranie, grâce à la ligne de vie, au chemin des nations qui se développe le long du diaphragme des montagnes de l’Asie centrale, au nord et au sud de cette arête majeure. Les grandes voies de l’Extrême Orient, convergeant de l’Inde et de la Chine, se rencontrent en ces contrées pour redescendre ensuite vers la Mésopotamie et former leur principal ganglion nerveux dans la plaine où le Tigre et l’Euphrate rapprochent leurs cours et mêlent leurs eaux pendant les crues. Babylone, ou telle autre cité voisine, fut le centre de l’histoire asiatique pendant des milliers d’années, et c’est en ce lieu même que se serait opérée, dans la direction du nord-ouest et du sud-ouest, la bifurcation des deux routes majeures d’Europe et d’Afrique, si, à l’occident de l’Euphrate, les déserts de l’Arabie ne s’avançaient vers le nord en un vaste hémicycle, empêchant, ou du moins rendant presque impossible, la traversée directe des argiles, des sables et des coulées de lave. La ligne normale de communication se reploie donc vers le nord pour remonter le cours de l’Euphrate jusqu’aux avant-monts du Taurus et gagner la côte, soit en traversant la bande étroite de terrain qui sépare le coude nord-occidental de l’Euphrate et le golfe d’Alexandrette, soit en quittant la voie fluviale plus au sud pour contourner le désert et rejoindre le littoral par une brèche des montagnes. De toutes manières, que la ville d’étape fût Karkemich, Alep, Antioche, Palmyre ou Damas, le point de divergence des deux routes, d’un côté vers l’Asie Mineure et l’Europe, de l’autre vers le continent africain, se trouvait reporté en Syrie, dans le voisinage immédiat de la Méditerranée.

Au point de vue des routes océaniques, les avantages que la nature assignait aux cités phéniciennes, lors du passage de la civilisation à leur périgée, ne furent pas moindres que pour les routes continentales. Vers l’ouest s’étend la Méditerranée qui baigne, sur 3 600 kilomètres en droite ligne, les rivages de l’Afrique et ceux de l’Europe, découpés à l’infini, du moins au nord, par les golfes et les baies. A peu de distance au sud, l’étroite mer Arabique pointe sa langue bifide de Suez et d’Akabah vers le golfe de Péluse et la Méditerranée, la mer Morte et la vallée du Jourdain.

N° 102. Relief de la Syrie.


Ainsi la ligne de navigation, sauf une faible lacune, se développe sur un espace qui dut sembler presque sans fin aux marins débutants. A l’ouest, ils atteignaient l’Atlantique, se dirigeaient soit du côté des tempêtes, des brumes et des glaces, vers les îles Cassitérides, la lointaine Thulé et les côtes de l’Ambre, soit du côté du soleil et des vents réguliers pour doubler le promontoire Soloeis et visiter les îles Fortunées. Au sud, ils allaient par le détroit de Bab-el-Mandeb, « Porte de l’Angoisse », et naviguaient vers « Ophir », la contrée mystérieuse, pointe méridionale de l’Afrique ou littoral des mers de l’Inde, où soufflent alternativement les vents alizés et les moussons, et jusqu’en Malaisie.

C’est aussi dans la direction même de la côte syrienne que la percée du haut Euphrate forme une coupure à la racine de la presqu’île Anatolienne pour ne s’arrêter qu’à une faible distancé de la mer Noire ; et cette route, sans être directement utilisée par de grandes expéditions de commerce, n’en servait pas moins à un trafic d’importance sur toute la série des marchés qui se suivaient le long de la « ligne de vie ». Enfin, il faut constater que les villes considérables du littoral syrien et de l’arrière-pays rapproché étaient situées à moitié chemin de deux autres voies historiques des plus fréquentées et dépassant même à cette époque les chemins maritimes comme artères de communication. Ces deux voies étaient, d’une part, la vallée du Nil, s’avançant vers le sud jusque dans les régions alors inconnues de l’Afrique intérieure ; d’autre part, les deux courants jumeaux du Tigre et de l’Euphrate, avec leurs affluents de l’est prolongeant au loin dans les terres l’avant-mer du golfe Persique. La côte de Syrie, elle-même disposée en une longe bande comme les deux vallées fluviales dont elle était l’intermédiaire, avait pour axe naturel une troisième route utilisée à toutes les époques, celle que forme la vallée de l’Orontes, parallèle au littoral, et sa continuation méridionale, la vallée du Leontes, puis celle du Jourdain, fertile et vivante dans la haute moitié de son cours. Il est vrai que la partie basse de ce sillon, de la mer Morte au golfe d’Akabah, se trouvait inutilisée par le manque d’eaux courantes.

Tous ces grands avantages d’ordre mondial que présentent le parcours et le croisement des chemins des peuples devaient donc se manifester à tous les endroits de la côte syrienne offrant des points de mise en œuvre comme lieux d’escale, d’expédition, de pêche, de culture ou d’industrie : chaque bourg, chaque village jouissant d’une heureuse situation locale avait des chances sérieuses de se transformer en cité d’importance majeure. Or précisément cette côte, qui, vue dans son ensemble, paraît être presque rectiligne, à peine échancrée, et qui est en effet complètement inhospitalière dans sa partie méridionale, sur tout le littoral de l’antique Philistie, se découpe au nord du mont Carmel en un certain nombre de criques semi-circulaires où venaient se réfugier les embarcations du large avant qu’il existât des ports artificiels aménagés par l’homme.

Cl. Bonfils.
vue générale de homs


Le rivage de la Syrie, comme celui de la Maurétanie en Afrique, du Chili dans le Nouveau Monde, et d’autres régions montagneuses, présente, en dehors des arêtes principales de la chaîne côtière, une série de promontoires disposés en échelons et en retrait les uns sur les autres, de manière à former des lieux d’abri très appréciés contre certains vents : ainsi naquirent sur ce littoral, bien protégées contre la houle du sud et de l’ouest, les villes de Béryte (Beïrut) et de (Tripoli).

Quelques points de la côte possédaient un autre privilège, des môles naturels, des brise-lames formés par des îlots ou chaînes d’écueils. En ces parages, les roches basses, séparées de la terre ferme par des eaux peu profondes, mais suffisant néanmoins à cette époque pour donner asile aux embarcations, protégeaient les flottilles à la fois contre les vents du large et contre les attaques d’un ennemi ; ce fut l’une des causes majeures de la prospérité que purent atteindre les fameuses capitales Arvad et Sidon, et Tyr, plus puissante encore. Plusieurs de ces villes, favorisées en outre par la fertilité des campagnes du littoral voisin, se trouvaient en face d’une brèche des montagnes formant un chemin naturel pour le commerce d’outre-monts. Telle était précisément la situation de Tyr, placée tout près de la bouche du Leontes, que suivaient les caravaniers venus du haut Euphrate et des oasis septentrionales du désert.

La forme géographique du littoral syrien, avec sa chaîne de villes heureusement disposée pour le commerce, et par conséquent destinée à recevoir des immigrants de toute nationalité, des gens de toute race, libres ou esclaves, ne comportait pas une parfaite unité d’origine dans les populations qui s’y étaient établies : les migrations et les contre-migrations accomplies par terre et par mer durent changer diversement la teneur des éléments ethniques sur la longue bande de territoire, d’environ 800 kilomètres, développée du nord au sud entre l’Asie Mineure et l’Egypte.

L’influence du milieu a certainement réussi, suivant la durée de son action, à déterminer des ressemblances de types là où se présentaient autrefois des contrastes originaires ; mais de nouveaux mélanges d’hommes, de tribus et de peuples introduisant de nouvelles différences de caractères physiques, de langues, de religions et de mœurs parmi les habitants, l’équilibre général était encore modifié.

D’après le tableau ethnographique sommaire que reproduisent les annales des Hébreux dans le dixième chapitre de la Genèse, presque toute la population du littoral aurait été de provenance khamitique, c’est-à-dire aurait appartenu à cette race mystérieuse, distincte de la descendance de Sem et de Japhet, et que les Juifs semblent avoir inventée simplement pour y classer leurs ennemis et la faire maudire en bloc. Toutefois il paraît bien que, dans l’ensemble, les habitants de la Syrie étaient de même origine que les Hébreux, et qu’on peut les classer également parmi les Sémites. Les langages, les types se ressemblent du nord au sud, et l’on a motif de croire que le berceau commun de la race se trouve peu éloigné, sur les avant-monts du Taurus arménien.
« pierre debout », de mersina
(Voir carte n° 98, page 11.)
Certains voyageurs attribuent à ce menhir, phénicien peut-être, une hauteur d’une quinzaine de mètres, d’autres 7 à 8 seulement.
C’est de là que, pendant la succession des âges, seraient partis les émigrants, quittant pour de plus vastes patries — d’un côté le Pays des Fleuves, de l’autre le littoral marin — leurs vallées trop étroites.

Une légende juive, recueillie par la Genèse, dit qu’Abraham, l’ancêtre mythique des Hébreux, résida longtemps au pays de Haran ou Caran. Il est vrai que, par suite d’une confusion évidente de traditions, le même Abraham ne se distinguait guère du « Père Orkham » d’Ur en Chaldée, mais tout le contexte et l’ensemble du récit relatif à la vie du patriarche hébreu montrent bien que les Juifs considéraient comme le père de leur race, non le roi d’une cité chaldéenne mais un chef de bergers, errant avec ses troupeaux dans les solitudes de la Cis-Euphratide. Les pâturages qu’ils disent avoir été parcourus par leurs aïeux commencent immédiatement au sud du pays de Haran, la terre patrimoniale où Abraham avait vécu, où son fils Isaac et son petit-fils Jacob avaient pris femme. Le bourg de Hâran[7] qui existe encore sur le Nahr-Belik, fort ruisseau tributaire du haut Euphrate,
pierre portant une inscription hetéenne
côté plat

Un tiers de grandeur réelle.
occupe très probablement le centre de cette ancienne patrie des Sémites hébraïques.

Le Haran, que contourne à l’est la boucle du grand fleuve, à sa sortie des montagnes, est situé à la base des avant-plateaux des monts d’Arménie, là où les derniers renflements du sol vont se perdre dans la plaine. C’est donc un lieu d’étape par excellence pour les habitants des hautes vallées, mais il est en outre sur la grande voie historique tracée par la nature entre les degrés extérieurs du plateau d’Iran et les portes de Cilicie. Haran est ainsi placée au point de divergence de deux lignes de commerce et de migration, dont la principale, dirigée vers le sud-est, emprunte le cours du Tigre, et par ramification celui du bas Euphrate, tandis que l’autre, pointant vers le sud et le sud-ouest, se détache du haut Euphrate à son coude occidental extrême et longe le revers intérieur des montagnes de Syrie pour se diriger vers la mer Rouge et la péninsule du Sinaï par la vallée du Jourdain. Haran est aussi un centre stratégique de haute valeur, et fut très souvent, surtout pendant les guerres
pierre portant une inscription hetéenne
côté convexe

Un tiers de grandeur réelle.
perso-romaines, le lieu de rencontre des armées.

Les conditions géographiques en vertu desquelles le pays de Haran acquit dans l’histoire un rôle de grande importance différent peu de celles que possède, à l’ouest, l’espace quadrangulaire limité par la mer et l’Euphrate, le Taurus et le désert, et dont la cité centrale est aujourd’hui la ville d’Haleb. Si les hommes vivaient en paix, si même certains privilèges n’étaient de nature à susciter les guerres et la dévastation, tous les avantages seraient réunis en cette contrée : les vallées des avant monts suffisamment arrosées, bien exposées au soleil du midi, peuvent fournir en abondance la plupart des produits utiles à l’homme, en nul lieu les facilités du commerce par terre ne sont plus grandes, puisque là se trouve le point de croisement, le carrefour des voies rayonnant vers l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Mais le lieu de passage nécessaire pour les trafiquants était aussi celui par lequel se ruaient les armées, et précisément en cet endroit les routes convergentes s’unissent en un étroit couloir où les foules en mouvement devaient se précipiter avec force comme les eaux d’un fleuve entraînées en un chenal unique. Aussi nulle société tranquille n’a pu se constituer pour une longue période dans cette région pourtant si favorisée à tant d’égards. Que de fois des États s’ébauchèrent et tentèrent de vivre en cette partie de l’Asie antérieure, et que de fois ils succombèrent après une courte durée sous la formidable pression du dehors !

Aux temps protohistoriques racontés par la légende et l’histoire de ces contrées, c’est-à-dire il y a 3 500 ans, les abords orientaux des Portes Ciliciennes, la vallée de l’Euphrate et la Syrie, étaient occupés par les Hittites, Hétéens ou Héthiens, les Kheta des Egyptiens, nation très différente des Sémites qui peuplent de nos jours la Syrie septentrionale. Les monuments égyptiens représentent les Hittites sous des traits ressemblant, d’après Sayce[8], à ceux des Mongols de nos jours : ils avaient la peau jaunâtre, les yeux noirs, ainsi que la chevelure, celle-ci disposée en trois longues tresses ou réduite à une houpe au milieu du crâne rasé[9] ; le nez s’avançait en une forte saillie entre deux pommettes proéminentes et paraissait d’autant plus aigu que le front et le menton glabre étaient fortement rejetés en arrière. Sur les roches d’Ibsambul qui racontent la victoire, vraie ou prétendue, de Sésostris, les Hittites vaincus sont figurés avec une taille courte et ramassée, indiquant un peuple frère des Tartares du nord de l’Asie[10].

Quoi qu’il en soit, on ignore à la suite de quels événements ces populations non sémitiques s’étaient établies dans cette région de l’Asie antérieure. A en juger d’après certains détails de leur costume, la forme des bottes relevée à la pointe et celle des gants dont le pouce est isolé, les Hittites auraient fait un long séjour dans la Cappadoce, où l’on retrouverait encore, d’après Wilson, des troglodytes ayant le même type que celui des Hittites d’Ibsambul. Les habitations souterraines qui furent creusées par dizaines de milliers dans les buttes coniques, les talus et falaises de tuf, occupant une vaste étendue de terrain à l’ouest du mont Argée, auraient été l’œuvre des Hittites : c’est au moins à 3 600 ans avant nous qu’il faudrait faire remonter ces étonnants hypogées qui forment un labyrinthe sans fin dans le pays d’Urgub.

N° 103. Routes de l’Euphrate à la Méditerranée.

Djerabis (Jerablus) et Membidj (Mabog) sont deux anciennes Hierapolis (Villes saintes). M. G. Maspero place à Membidj le site de l’antique capitale des Hittites, Karkemich (Gargamich, Carchemis) ; A. H. Sayce, après Skene et G. Smith, le fixe à Djerabis.

Pour représenter le sens des idées « pays » et « roi »[11], le langage hiéroglyphique des Hittites figure des « quilles », c’est-à-dire le type même des demeures de cette région.

Des hautes terres de la Cappadoce, s’il est vrai que les Hittites y aient longtemps séjourné, ils seraient descendus vers le coude de l’Euphrate et le golfe de Cilicie, mais se seraient aussi répandus dans tout le vaste rectangle de l’Asie Mineure, puisqu’on y trouve partout des monuments hittites avec la curieuse inscription en relief, encore indéchiffrée, qui se dirige alternativement de droite à gauche et de gauche à droite.
Cl. du Globus.
village de matchan, aux envibons d’urgub

Le prétendu Sésostris, dont les stèles, mentionnées par Hérodote[12], se voient encore dans les montagnes de l’Asie Mineure hellénique, entre Ephèse et Smyrne, était un guerrier hittite, et l’aigle à deux têtes représenté sur les rochers d’Euyuk était le blason du peuple de Heth ou de ses souverains : ce symbole, de la férocité toujours prête à dévorer et à détruire frappa si vivement l’imagination des chevaliers croisés pour la conquête du Saint-sépulcre que les deux plus puissantes maisons impériales de l’Europe ont pris ce relief hideux pour modèle de leurs armoiries.

Les ruines découvertes au nord de l’Halys, à Euyuk et à Boghazkoï, témoignent d’une civilisation importante : ce sont des palais conçus sur un vaste plan et contenant encore des murs de profil hardi ; c’est le sanctuaire taillé dans le flanc rocheux des collines entourant Boghazkoï et dont les parois portent de longues théories de personnages sculptés ; c’est un temple récemment exhumé par des explorateurs allemands et auquel ils attribuent plus de 4 000 années. Le travail relativement soigné des édifices cappadociens fait penser que la date de ces constructions hittites est postérieure à celle des sculptures que le même peuple a laissées en Syrie.

Les Hittites avaient établi le siège principal de leur domination en Syrie vers l’époque où les Juifs pénétraient dans le pays de Canaan.

N° 104. Le Volcan Argée et le Pays des Troglodytes.

Suivant les balancements de l’histoire, la capitale, peut-être la métropole de tribus confédérées et de nations assujetties, se déplaçait entre l’Euphrate et la Méditerranée. L’une d’elles s’éleva sur la rive droite du grand fleuve, sous le nom de Karkemich, à un des points où se faisait le trajet le plus rapproché de la mer ; mais, depuis vingt-six siècles, l’ancienne « forteresse de Kemich » est rasée, ses débris ont disparu sous les sables et tout l’emplacement de la cité a pu être racheté récemment pour le prix d’une vache[13]. Le principal lieu de passage s’est avancé de quelques kilomètres vers le nord. D’autres cités importantes se fondèrent au sud-ouest, plus près de la mer, dans cette admirable vallée de l’Oronte (Orontes) qui naît au fond de la Syrie creuse, entre les deux chaînes parallèles du Liban et de l’Anti-Liban : telle Hamah (Hamath), où, dès 1812, Burckhardt découvrit sur des blocs de basalte de précieuses inscriptions (appelées d’abord hamatéennes, maintenant classées parmi les monuments hittites), telle Kadech, dont on recherche les ruines dans le voisinage d’un grand réservoir d’irrigation, devenu lac pittoresque : c’est là, d’après certains auteurs, que se serait livrée, il y a trente-deux siècles et demi, entre les armées égyptiennes et les forces hittites, la terrible bataille représentée sur le Ramesseum de Thèbes et racontée par le scribe Pentaour.

D’après A.-H. Sayce
l’aigle bicéphale, bas-relief hetéen d’euyuk

Après avoir subi l’effort des Egyptiens, les Hittites, déjà ébranlés dans leur situation prépondérante en Syrie, eurent à repousser l’assaut de leurs terribles voisins, les Assyriens, et des siècles de résistance finirent par les user : la prise de Karkernich mit un terme à leur existence nationale.

N° 105. Quelques Monuments hétéens.
1. Défilé de Karabel, deux figures de guerriers se dirigeant vers le sud (v. p. 6).
2. Rochers du Sipyle, figure de femme assise.
3. Iasilikaïa, bas-relief avec figures et disque solaire.
4. Giaourkalessi, guerrier analogue à ceux de Karabel
5. Euyuk, reste d’un vaste édifice, avenue de lions, aigle bicéphale (v. p. 30).
6. Boghazkoï, sanctuaire, ruines de palais détruit par Crésus.
7. Dgun (Tyriaïon).        8. Eflatunbunar.        9. Fassiler.
10. Ivriz, deux figures avec inscription.
11. Bulghar Maden, inscription à proximité de mines d’argent.
12. Tyana.        13 Bor.        14. Nigde.        15. Mazaca.
16. Défilé de Ghurun, inscription.
17. Marachj guerriers, lion en pierre, inscriptions.
18. Singirii.        19. Chaktchegozu.        20. Keller (v. p. 12).        21. Djerabis (Karkemich).
22. Alep, « pierre écrite » détruite pour que les Occidentaux ne s’en emparent.
23. Hamath, bloc de basalte noir avec inscription, stèles, etc.

On possède aussi des sceaux d’argile provenant de Ninive, de petits objets recueillis à Aïdin, Yuzgad, etc., enfin quelques documents dont on ignore la provenance exacte (v. p. 24, 25 et 32).

Par la position même qu’ils occupaient, ils interrompaient tout commerce naturel entre les Sémites de la Mésopotamie et ceux de la côte syrienne : les communications ne pouvaient avoir lieu que par les chemins pénibles du désert, frayés beaucoup plus au sud vers Tadmor et Damas. Aussi les souverains d’Assur devaient-ils avoir pour ambition principale de rouvrir à leur profit la grande voie historique du haut Euphrate[14]. Vingt-six siècles avant nous, les Hittites sont définitivement refoulés et asservis. Leur puissance est à jamais brisée et les fragments de la nation se soumettent ou se dispersent au loin ;
D’après A. H. Sayce.
plaque de tarkondemos.
C’est le seul document bilingue — assyrien et hétéen — que l’on possède pour l’étude de cette dernière langue.
déjà auparavant, des Hétéens étant allés chercher un refuge au sud du pays des Amorrhéens s’établirent aux alentours d’Hebron. Plus tard ils entrèrent en relations avec les Béni-Israël et, sans doute bien changés par leur séjour en Judée et par leur mélange avec les populations indigènes, se sémitisèrent de plus en plus et prirent part avec les Hébreux à la fondation de Jérusalem.

Les inscriptions hittites n’ont pas encore livré le secret de la race : les tentatives de déchiffrement ne sont pas considérées comme ayant abouti à un résultat certain ; mais on sait du moins qu’en cet endroit privilégié où se ramifie la grande voie de l’Asie entre l’Orient et l’Occident, un grand empire avait pu se constituer au carrefour des nations, aussi prompt à étendre son action d’un côté sur les pays de l’Euphrate que de l’autre sur les côtes de Syrie et les vallées intérieures qui leur sont parallèles, de même que sur les contrées de l’Asie Mineure. Au point de vue stratégique, nulle position n’était plus forte ; par conséquent, elle devait être attaquée avec fureur par les grandes puissances rivales.

N° 106. Syrie, de l’Euphrate au Liban.


De là ces guerres sans merci qui laissèrent le pays si longtemps désolé. Il fallut des siècles avant que la Syrie septentrionale vît mûrir une nouvelle moisson d’hommes, destinée à de nouveaux massacres.

Au sud des contrées qui furent l’empire des Hétéens et qui plus tard virent fleurir Antioche, capitale de l’empire des Séleucides, se succèdent, le long des montagnes bordières, des points vitaux où les mouvements historiques devaient se concentrer avec une intensité particulière. Ces points vitaux sont indiqués d’avance par les brèches qui s’ouvrent de distance en distance à travers les chaînes du littoral et qui servent de passage aux hommes, aux marchandises et à tout le flot de la civilisation entre l’Euphrate et la Méditerranée. De ces diverses portes de montagnes, les plus fréquentées, grâce à leur, facilité d’accès et à la fécondité naturelle des vallées et des terrasses environnantes, ont été de tout temps celles qui rattachent l’oasis de Damas à la côte de Tyr et de Sidon. Damas, connue des Orientaux sous le nom d’Ech-Cham, ou « Syrie », comme si elle concentrait en elle toute la vertu de la contrée, indique une place nécessaire, désignée nettement par la nature. Elle n’est pas, comme Karkemich et tant d’autres cités, une ville sans lieu d’élection précis, et dont les avantages, au point de vue géographique, n’auraient été que faiblement modifiés par un déplacement considérable. Que le lieu de passage sur l’Euphrate eût été reporté à une journée de distance au nord ou au sud, les grands mouvements historiques entre l’Orient et l’Occident n’en eussent été changés en rien : il ne s’agissait que de trouver un point facile pour la traversée du courant fluvial. Au contraire, des les temps préhistoriques sans doute, Damas occupait déjà la plaine où se ramifient ses canaux, où fleurissent ses jardins, où se dressent ses tours. Ce n’est pas sans une sorte de raison que les indigènes disent de leur ville qu’elle est « la plus ancienne du monde » et la seule à laquelle Allah ait permis de garder sa part des jardins du paradis : ils ajoutent que là se trouvait la terre « vierge » d’où naquit le premier homme. Quoi qu’il en soit, la ville est connue depuis trente-huit siècles, car son nom fut déjà gravé à cette époque sur le pylône de Karnak.

Ces avantages locaux de Damas, qui lui assurèrent une importance de premier ordre, proviennent de la brèche qui s’ouvre immédiatement à l’ouest entre la chaîne du Hermon et celle de l’Anti-Liban : de cette ouverture s’élance la rivière Barada, l’ancienne Chrysorrhoas ou « Coulée d’Or », qui, divisée en de nombreux canaux, verse en effet des richesses dans la campagne, assiégée au loin par le désert. C’est donc vers cette incomparable oasis que convergèrent toutes les routes de l’Euphrate moyen, qui décrit au nord-est, à 400 kilomètres de distance, une longue courbe en arc de cercle.

N° 107. Syrie méridionale.
Le territoire hachuré dans la vallée du Jourdain (Jordan) et autour du lac de Genezareth est situé plus bas que le niveau de la Méditerranée.


Quant aux privilèges d’ordre plus général assurés à Damas par sa position géographique, ils proviennent de la route naturelle ouverte par la Barada vers la Cœlo-Syrie ou « Syrie creuse » qui se développe en une longue vallée entre les deux arêtes de montagnes libaniennes. Par ce val à double versant, Damas pouvait communiquer à volonté, soit avec la Syrie du nord par le bassin de l’Orontes, soit avec la Syrie méridionale et la Palestine par celui du Leontes, sans compter les seuils qui s’ouvrent directement à l’ouest, à travers la chaîne du Liban proprement dit, d’où, l’on descend à l’antique Sidon ou à telle autre cité phénicienne du littoral.

L’existence de ces voies de communication naturelles assura à l’oasis de Damas une influence commerciale et politique rayonnant au loin, et l’histoire nous raconte en effet que la ville, devenue aujourd’hui la capitale de la Syrie, eut de tout temps un rang considérable parmi les agglomérations urbaines de l’Asie antérieure. A diverses reprises, elle fut résidence royale et guerroya contre ses voisins, notamment contre les tribus d’Israël, mais elle n’eut jamais d’importance comparable à celle de Tyr ou de Babylone. Quoique l’égale de cette dernière cité par la fécondité de ses campagnes, toutefois bien moindre en étendue, elle ne pouvait se comparer ni avec la métropole de la Mésopotamie ni avec la grande ville commerçante de la côte phénicienne pour la situation centrale et prépondérante comme foyer de commerce international.

Parallèlement aux chaînes de montagnes qui se profilent du nord au sud, se développe le littoral syrien, avec ses baies en hémicycle formées par les saillies de chaînons latéraux. Le rivage marin prend une régularité géométrique seulement au sud du mont Garmel : c’est à partir de cette borne dominant au loin la mer que se déploie en un arc de cercle parfait, sauf la légère échancrure de Jaffa, la longue plage aboutissant par son extrémité sud-occidentale aux alluvions du delta nilotique.

Cette côte, tracée comme au compas par les vagues de la mer en une courbe définitive et presque inaccessible aux navires avant que l’art eût amélioré ses rares escales, forme l’angle sud-oriental de la Méditerranée, rattachant ainsi le littoral d’Asie à celui du continent africain. Une sorte de discordance se manifeste en cet endroit dans les traits géographiques de la contrée ; tandis que, dans la Syrie du Nord, les arêtes de montagnes, les dépressions intermédiaires parcourues par les fleuves et la côte de la mer sont disposées en lignes parallèles, ces traits divergent dans la Syrie du sud : d’un côté, la cassure dans laquelle coule le Jourdain s’ouvre directement au sud vers la mer Morte et le golfe d’Akabah, de l’autre côté la plage méditerranéenne s’arrondit vers le sud-ouest, puis dans la direction franche de l’occident.

Les escales de commerce ont beaucoup varié en importance relative le long de la côte phénicienne, suivant les déplacements de puissance qui se produisirent dans l’intérieur du continent asiatique : une oscillation se faisait du nord au sud sur le littoral, parallèlement au rythme des changements politiques et sociaux qui s’accomplissaient entre Famont et l’aval de la Mésopotamie.

Cl. Bonfils.
baalbek, coupole de duris, datant de l’époque romaine


S’il est vrai, comme il paraît très probable, que la caste des marchands phéniciens, primitivement établie dans une île persique, l’antique Tylos, se soit déplacée vers la Méditerranée avec la civilisation elle-même, les émigrants durent suivre la voie historique de l’Euphrate et, par conséquent, aborder le littoral syrien par delà le pays des Hittites, près de l’endroit où se trouve l’île d’Arvad ; l’occupation de la côte dut se faire graduellement par voie de conquête, de refoulement et de lente assimilation. Les éléments ethniques descendus du Liban participèrent aussi à la fondation de la puissance phénicienne, ainsi que nous le montre l’origine de Byblos, décelée par son nom assyrien « ville des Montagnards ». Peut-être ces « Crétois » ou Philistins qui, lors de l’établissement des Hébreux dans le pays de Canaan, s’étaient massés sur le bord de la mer à l’ouest de Jérusalem, avaient-ils été les premiers occupants de la côte de Syrie ; d’autres inférences les font pourtant venir d’Egypte à une époque relativement récente[15].

Les points du littoral phénicien étaient nombreux où les marins et les gens du négoce pouvaient trouver les mêmes avantages à la fois pour le milieu local et pour les relations lointaines. De distance en distance, l’étroite bande de terres cultivables s’élargit au confluent des vallées fertiles, que dominent des terrasses boisées ; des sources jaillissent à la base des monts, et les ruisseaux se divisent en rigoles aménagées par les riverains pour l’irrigation de leurs jardins ; des baies en demi-cercle offrent leurs plages aux embarcations, et en quelques endroits les ruines d’un ancien littoral effondré forment un brise-lame d’îlots et d’écueils qui protègent les grands navires contre les vents du large.

Un certain rythme naturel d’équidistance s’établit entre ces indentations de la côte : peut-être les convenances des voyageurs, la mesure de leurs pas, de leurs coups d’aviron furent-elles pour quelque chose dans cet espacement régulier des ports choisis sur le littoral ; car, en maint parage, on eût pu hésiter entre des criques également favorables. En moyenne, ces ports sont éloignés les uns des autres d’une journée de marche ou de navigation à la rame : le piéton, le matelot qui avaient fourni la besogne journalière pouvaient se reposer à l’escale traditionnelle, près des barques ramenées au moyen de rouleaux sur le sable des plages[16].

À l’époque où l’île d’Arvad ou « du Refuge » portait une prospère cité phénicienne sur son étroite plate-forme, dont le pourtour ne dépassait pas 1 300 mètres, la nation hittite de l’intérieur lui fournissait les denrées d’exportation et lui demandait les marchandises de Cypre, de l’Egypte et de l’Asie Mineure. A sa défense naturelle, la

mer et les écueils, la ville ajoutait ses multiples rangées de navires
Cl. Bonfils.
inscription de nabuchodonosor sur les bords du nahr-el-kelb, l’ancien lycus
que les nombreuses troupes des conquérants venus de l’intérieur étaient impuissantes à combattre ; des fontaines d’eau douce, jaillissant dans le port même, au milieu du flot salé, permettaient aux marins, en cas de siège, de se passer des aiguades du littoral.

Mais les faubourgs de trafic et d’entrepôt, les fermes, les maisons de campagne avaient dû, par suite du manque de place, s’établir de l’autre côté du détroit, le long de la rive continentale, donnant ainsi naissance à des villes filiales qui, dans les périodes de richesse et de peuplement, dépassaient en importance le roc exigu de la cité mère et tendaient naturellement à vivre d’une vie indépendante, tandis que, dans les époques troublées, elles avaient à redouter tous les hasards des guerres, des sièges et des assauts.

Cette partie de la côte était précisément une de celles qui se trouvaient le plus exposées aux violences de l’invasion conquérante, car les montagnes y sont interrompues à l’est par une très large brèche où passent les routes qui se dirigent vers la moyenne vallée de l’Oronte, dans laquelle se succédèrent les capitales d’empire. C’est là que les Hittites possédaient, il y a 3 500 ans, la puissante cité de Hamath, et là qu’ils se heurtèrent contre les armées égyptiennes dans les plaines de Kadech. L’escale maritime qui faisait face à ces villes devait subir le contre-coup de ces conflits, et maintes fois les dévastateurs en démolirent les édifices. Il resta pourtant de très précieux débris, notamment un temple où un bassin taillé dans le roc portait le bateau sacré, « l’arche » de salut, symbole par excellence de la richesse des Phéniciens[17].

Plus au sud, et mieux située encore qu’Arvad pour la facilité des communications entre les riches campagnes de l’Oronte et le littoral méditerranéen, une étroite saillie de la côte, prolongée au loin vers le nord-ouest par un môle d’îlots et d’écueils, avait également reçu sur sa terrasse verdoyante une ville d’entrepôt et de commerce dont l’histoire nous montre sous un aspect très favorable le haut degré de prudence politique qu’avaient atteint les communautés phéniciennes. Les trois cités commerçantes d’Arvad, de Sidon et de Tyr s’étaient mises d’accord pour fonder et pour gérer à frais commun le comptoir qui fut désigné, en vertu de son origine, sous le nom de « Triple ville », la Tripolis des Grecs. Rarement puissances rivales donnèrent pareil exemple de sagesse dans la bonne équilibration de leurs intérêts. D’ailleurs, l’emplacement du triple comptoir était si bien choisi que la ville, souvent ruinée, s’est toujours relevée de ses décombres. Tripolis se composait de trois enceintes entourées de murailles, où habitaient séparément les Sidoniens, les Tyriens et les Arvadiens : c’est ainsi que, dans le moyen âge, le vieux et le nouveau Dantzig et les trois villes de Königsberg étaient indépendantes les unes des autres, et défendues par des murailles communes ; souvent même, elles se faisaient la guerre.

Batrun (Bothrys) et Djebaïl (Byblos), dont les sites succèdent au sud à Tarabulos, l’antique Tripolis, rappellent des âges plus anciens : c’est vers ces petits ports du littoral syrien que descendirent les montagnards du Liban pour fonder leurs premières colonies de trafic maritime. L’ancien nom assyrien de Byblos, Gubal, a, le même sens que le mot arabe moderne, Djebaïl, signifiant également « ville des Montagnards ». L’appellation, de même que la raison d’être, a persisté à travers les siècles. La prédominance religieuse de Byblos parmi les villes saintes de la Phénicie est la preuve de son antiquité : la vénération s’attache aux cérémonies traditionnelles consacrées par le temps. C’est à Byblos que régnait Baalat, la « dame » par excellence, la déesse de laquelle naquit le dieu Tammur, l’Adonis des Grecs, qui meurt, renaît chaque année, symbole de la nature qui toujours se détruit et toujours se renouvelle. Les monuments de Byblos ont été nivelés au ras du sol par les prêtres chrétiens ; il ne reste plus de l’ancienne cité que les nécropoles taillées dans le roc et le ruisseau dit actuellement Nahr-Ibrahim, où se mêlent les souvenirs des religions antiques : l’eau rougeâtre, qui vient de raviner les terres argileuses de ses rives, n’est-elle pas le sang d’Adonis, versé par ses inépuisables blessures ? Nulle part le paysage n’est d’un aspect à la fois plus grandiose et plus doux. La « Montagne Blanche ». le Liban, dont les pentes s’élèvent à l’est, montre çà et là, entre les bois de pins, ses escarpements de roches calcaires, d’un gris fin, rendues comme vaporeuses par la distance. Sur les larges terrasses des contreforts apparaissent de gracieux villages dans leurs bouquets de verdure et l’on entend bruire les eaux dans les vallées mystérieuses qui se prolongent au loin entre les racines des monts. La plage, semée de coquillages, tremble sous le choc des longues vagues, sur lesquelles pèse souvent une brume argentée. C’est bien le rivage heureux où fut divinisée la volupté.

N° 108. Tripoli et ses Environs.

La Tripoli actuelle se compose de trois parties distinctes : sur la colline, le château de Sandjil ou « Saint Gilles », ancien palais des comtes de Tripoli ; dans la vallée, la ville haute ou Mont Pèlerin des Croisés et, sur le bord de la mer, la Marine ou El-Mina.


Beïrt, jadis Beeroth ou les « Fontaines », la Béryte des Grecs, naquit le même jour que Byblos, dit la légende : elle était aussi heureusement située que Gubal comme lieu de culture et de marché pour, les gens descendus de la montagne, et sa longue péninsule, dardée au large dans la mer, assurait aux navires un bien meilleur abri. Le petit port de Byblos n’avait de place que pour une flottille de barques, tandis que tous les navires des mers de la Phénicie et de la Grèce auraient pu s’abriter des vents du sud et du sud-ouest près des sources vives de Beeroth, au pied de ses dunes de sable rouge où bruissaient les grands N° 109. Bothrys, Byblos, Beeroth.
pins. Cette ville était une de celles qui doivent vivre ou revivre quand même : les conquérants passent et la cité renaît derrière eux.

Plus importante encore, quoique bien déchue de nos jours, fut la puissante Sidon, la « Grande » par excellence, la « Mère de Tyr et d’Arvad », dit une inscription. D’abord simple pêcherie, ainsi que le dit son nom, elle dut l’importance de son rang parmi les cités mondiales à la possession d’un ensemble de ports créés comme à souhait par la nature. Au-devant de la ville et de sa plaine de jardins s’aligne une chaîne de rochers en un long rempart percé de brèches qui donnaient accès aux bassins tranquilles ménagés de chaque côté, au nord et au sud de Sidon, et communiquant l’un avec l’autre par un étroit canal. Le port septentrional, bien limité par des traînées de rocs, a l’aspect d’un havre creusé de main d’homme et se continue au nord par une rade qu’un large rocher protège contre la haute mer. Mais, dès les temps anciens, ces ports et avant-ports si bien distribués cessèrent d’avoir une profondeur suffisante, et la domination commerciale du monde méditerranéen se déplaça : à la période sidonienne succéda la période tyrienne. La « Mère » Sidon (Saïda), privée de son trafic direct, dut employer la force acquise à l’exploitation des N ° 110. Sidon, Sarepta, Tyr.
comptoirs du littoral et des marchés de l’intérieur ; elle commandita d’autres villes de travail et, de centre d’expédition, devint centre d’industrie ; d’énormes amas de coquilles recouvrant les grèves à plusieurs mètres de hauteur rappellent les anciennes teintureries de pourpre et, vers le sud, le nom de la ville côtière Sarepta ou Serafend, c’est-à-dire « Fonderie », remémore l’existence des verreries qui firent, avec les étoffes luxueuses, la gloire de l’antique Phénicie.

L’autre « fille », qui devint plus puissante et plus fameuse que Sidon ne l’avait jamais été, Tyr (Tsour, Sur), le « Rocher », était ainsi nommée des bancs émergés, pareils à celui d’Arvad, qui servirent d’abord à protéger contre les vents du large les embarcations d’une ville continentale, dite Paléo-Tyr, « Vieille Tyr », par les Grecs, mais que l’on utilisa ensuite pour y construire la cité commerçante et la mettre à l’abri des conquérants de passage. Des murs continus unirent les écueils en un long môle de trois kilomètres de longueur et, par excès de précaution, les habitants entourèrent leur ville d’un rempart très élevé ayant un pourtour d’environ quatre kilomètres, assez pour qu’elle pût contenir dans ses hautes maisons une population de trente mille individus. En outre, un aqueduc dont on a découvert les vestiges envoyait un de ses bras vers la ville insulaire, où il pénétrait par une galerie sous-marine.

verreries antiques
fiole quadruple à collyres
trouvée à jaffa.
  aspersoir arabe trouvé
à damas.


Les fiers Tyriens, qui dominaient il y a trois mille ans sur les rivages de la Méditerranée, se croyaient supérieurs à tout danger d’attaque, et ils purent se rire en effet des armées impuissantes des Salmanasar, des Charukin et des Nabuchodonosor, campées comme des amas de sauterelles sur le rivage opposé ; mais le destin de Tyr vint à son heure, quand Alexandre, construisant la chaussée d’un kilomètre qui rattache à la côte la chaîne de rochers fortifiés, fit entrer de plain-pied ses phalanges macédoniennes dans la cité et, du coup, déplaça le pivot commercial du monde.

Cl. Bonfils.
rochers et forteresse actuelle de sidon

Des havres de moindre importance, qui pendant longtemps se trouvèrent sous la dépendance immédiate de la superbe Tyr, se succèdent au sud le long de la côte : Akka, dont le pur sable blanc, parsemé de coquillages à pourpre, se prêtait le mieux à la fabrication du verre, et Joppe, la moderne Jaffa, projetant au dehors de la côte un récif calcaire, derrière lequel s’abritaient les barques des Philistins. Ces ports et quelques autres escales complétaient le cordon de cités commerçantes, agrafées comme autant de perles au littoral verdoyant qui relie l’Asie Mineure à l’Egypte et qui rattache transversalement les deux voies historiques majeures, tracées par les migrations et les expéditions de guerre, entre l’Asie centrale et les deux continents d’Europe et d’Afrique. Certes, la vie circulait puissamment le long de cet axe de commerce et de civilisation où se suivaient, de distance en distance, des centres d’activité, analogues aux pointes à étincelles d’une machine électrique ; mais la faible largeur de la zone riveraine ne permettait pas aux villes du littoral de s’unir en un organisme de vastes dimensions. La Phénicie n’avait de force de résistance que pour la défense de ses rocs insulaires et devait, à la première attaque, perdre ses possessions de la terre ferme. Jamais elle n’eut d’empire proprement dit comparable aux grands États du continent ;
les murailles de tyr
d’après une médaille phenicienne
mais elle était si nécessaire à tous par son appareil de commerce qu’elle se maintint pendant de longs siècles, tantôt souveraine, tantôt protégée, mais toujours fonctionnant comme un organe commun pour tous les États de l’intérieur, qui formaient inconsciemment une sorte de société en participation à l’égard des marchés phéniciens.

Comme l’Angleterre de nos jours, Tyr et Sidon eurent à l’extérieur de leur domaine naturel un empire beaucoup plus vaste que leur propre territoire ; avec une petitesse extrême de noyau primitif, ils arrivèrent à une longueur prodigieuse de ramifications tentaculairès. Les Phéniciens tentèrent d’acquérir les points du littoral de la Méditerranée qui pouvaient leur être utiles comme ports de refuge, de commerce et d’entrepôt, ou comme lieux stratégiques pour la domination des côtes et la surveillance des passages. Ils possédèrent le Bosphore où ils fondèrent une forteresse, Kalta, Karta ou Carthage, la Khalkedon des Grecs, la moderne Chalcédoine[18]. Au centre de la Méditerranée, ils saisirent l’île de Malte, dont le port, facile à fortifier, leur permettait de dominer les approches de la Méditerranée occidentale ; ils occupèrent aussi le promontoire isolé où se dressa la cité de Carthage, la « fille » de Tyr par excellence,
N° 111. Site de la Tyr continentale, Tyr insulaire.
1. Nécropole, tombeau d’Hiram. 2. Aqueducs.
3. Chaussée d’Alexandre. 4. Ruines de la jetée du Nord.
5. Ilots probablement appuyés sur une jetée de plus de deux kilomètres, pointant vers le Sud, et dont on verrait encore les traces sous l’eau (M. de Berthou).
qui devint plus puissante que sa mère, car elle était beaucoup mieux située pour la commodité des conquêtes, au centre même de la région méditerranéenne et dans une position absolument dominante, au milieu de populations toutes inférieures par la valeur individuelle, les ressources et l’armement. Plus loin encore, vers les mers occidentales, les Tyriens s’établirent sur la plupart des points du littoral méditerranéen qui offraient de grands avantages comme lieux de marché et notamment à Mars-el ou Marseille, « Port de Dieu », qui, depuis cette époque, a parcouru de si amples destinées, grâce à son port naturel merveilleusement abrité et à la vallée du Rhône dont elle occupe la véritable embouchure commerciale. En dehors des colonnes de Melkarth, attribuées plus tard à l’Hercule des Grecs, se succédèrent sur les côtes de petites Phénicies où se ravitaillaient au passage les navires aventurés sur le vaste Océan, au nord vers les îles de l’Etain, ou bien au sud vers l’archipel Fortuné. Ces comptoirs océaniques n’étaient pas moins bien choisis que ceux des rives de la Méditerranée : l’un d’eux fut Gades, la moderne Cadiz, qui s’épanouit en pleine mer comme une fleur à l’extrémité de son mince pédoncule. Que sont toutes ces colonies phéniciennes, sinon les étapes du dieu symbolique, le Melkarth syrien, que la légende nous montre cheminant victorieux dans tous les pays de l’Occident ?

Les Phéniciens avaient acquis des ports sur la mer Rouge, afin de s’élancer vers l’océan des Indes et de visiter les côtes de l’Afrique, de l’Asie, même de l’Insulinde, ainsi qu’en témoignent nombre d’inscriptions phéniciennes trouvées à Rejang, dans l’île de Bornéo, et datant de vingt-deux à vingt-trois siècles. Ils visitaient surtout Ophir, qui peut avoir été ou bien l’arrière-pays de Sofala abondant en mines d’or et en antiques travaux d’excavation, ou bien la ville d’Abhira sur l’une des bouches de l’Indus, où s’entreposaient pour eux les denrées précieuses de la péninsule gangétique[19]. D’ailleurs ce terme d’Ophir, devenu synonyme de tous les pays riches en or et en pierres précieuses, ainsi que le serait aujourd’hui le mot « Californie », a pu s’appliquer à différents pays, comme le nom même de « l’Inde ».

C’est pour aller chercher l’étain, dont les acheteurs furent d’abord les Egyptiens, puis les Hellènes de la Petite et de la Grande Grèce, que les Phéniciens avaient osé franchir les portes d’Hercule et s’aventurer sur la « mer Ténébreuse ».

H. Bonfils
tombeau dit de hiram, près de tyr


Enfin, devançant de vingt siècles les Diaz et les Vasco de Gama, n’avaient-ils pas même, par ordre du Roi d’Egypte, Nechao II (Niko), accompli la circumnavigation complète du continent d’Afrique de la Mer Rouge à la Méditerranée ? Le récit des navigateurs affirme « que, faisant le tour de la Libye, ils avaient eu le soleil à leur droite » ; ce propos entraîne Hérodote à douter de l’authenticité du voyage, et c’est précisément sur ce dire que s’appuient maintenant les géographes — pourtant, il en est encore beaucoup d’incrédules — pour conclure à la réalité de l’événement. La nature insulaire de l’Afrique était bien connue à cette époque : en punition d’un forfait, Sataspes fut condamné par Xerxès à accomplir le long périple, il doubla le promontoire occidental, nommé Soloeïs, mais, effrayé par la longueur du trajet, revint sur ses pas[20].

Tous les marchés lointains de fondation phénicienne ne pouvaient continuer de se rattacher à la mère patrie que par les liens moraux de la parenté et de la sympathie, par la communauté de langue et par les traditions et pratiques religieuses, d’ailleurs destinées à se modifier, bientôt sous la pression de milieux différents. L’éloignement devait rompre le lien politique ; Tyr et Sidon n’avaient point de troupes coloniales à leur disposition, ce qu’interdisait du reste le bons sens pratique de commerçants habiles, soucieux de leur liberté d’initiative. Le pouvoir politique des cités phéniciennes ne pût s’exercer dans une certaine mesure que sur les terres de la Méditerranée orientale, mais toujours sous une forme différente de celle de la conquête pure et simple : le commerce d’échange nécessitant la production des richesses et une certaine entente avec les producteurs.

Dans la plupart de ces terres orientales de la Méditerranée, on a constaté que les ports et lieux de mouillage les plus anciens, c’est-à-dire les escales visitées par les Phéniciens et les Ioniens de l’Asie Mineure, étaient situés d’ordinaire sur les côtes orientales, tandis que les criques et plages d’accès utilisées plus tard par les Hellènes se trouvent sur les littoraux de l’ouest : les mêmes populations insulaires qui regardaient autrefois vers le soleil levant se tournèrent ensuite vers le couchant, à mesure que l’ensemble de la civilisation se déplaçait suivant la marche apparente du soleil autour de la terre.

N° 112. Stations phéniciennes, Côtes connues, Mers parcourues.
1. Rhodes. 2. Chalcédoine. 3. Thasos, mines d’or.
4. Malte. 5. Sicile. 6. Sardaîgne.
7. Marseille. 8. Pityuses. 9. Cadix.
10. Utique (Bizerte ?) et Carthage.
11. Iles Cassitérides (Scilly), mines d’étain en Gornwall et Devoashire.
12. Côtes de l’Ambre (voir carte n° 29) — Thulé (Shetlands ?)
13. Promontoire de Sôloeis (Cap Cantin).
14. Cerne (Rio de Oro), colonisation de Hanno.
15. Sherbrook Sound (Sierra Leone, point extrême atteint lors des yoÿages à Cerne, il y a environ 2 520 ans.
16. Ezeongeber. 17. Cap des Aromates (Guardafui).
18. Soîala et arrière-pays, mines d’or.
19. Périple de Niko, le doute exprimé par de nombreux auteurs est basé sur l’absence de détails dans le récit d’Hérodote et sur le peu de probabilité qu’ait eu lieu un voyage si audacieux.
20. Tylos (Dilmun, Tilvun ?) 21. Bahreïn.
22. Hadramaut, on connaît le nom du pilote grec qui, le premier, osa abandonner la côte et se confier à la mousson du sud-ouest pour aborder sur la côte du Malabar.
23. Abhira. 25. Rejang en Bornéo (?)
24. Musiris, point certainement atteint dans les expéditions de Hiram (G. Oppert).

A l’étroit sur leur bande de terrain, les Phéniciens quittaient leur pays en grand nombre, accompagnant leurs pacotilles. L’émigration annuelle n’enlevait pas seulement les marchands aventureux et les pirates, elle entraînait aussi parfois des familles entières et des groupes de familles qui s’établissaient au loin en quelque endroit favorable où ils espéraient trouver vie libre ou bon accueil. Lorsque les émigrants avaient réussi, la nouvelle ne manquait pas de s’en répandre bientôt dans la mère patrie, grâce aux trafiquants qui parcouraient la Méditerranée de rivage en rivage, et la colonie se fortifiait de nombreux arrivants. Ainsi se constituaient aux escales de commerce de véritables Phénicies où se parlait la langue de Sidon, où se pratiquaient ses mœurs, où l’on adorait ses dieux. Cypre et la Cilicie, où la civilisation punique exerçait un tel ascendant, avaient accueilli des communautés phéniciennes qui parvinrent sans doute à posséder une certaine autonomie. Les Solymes ou Sémites de la côte de Pamphylie, qui se fondirent peu à peu avec les Pisidiens et autres habitants de la contrée, étaient bien des Phéniciens gardant les traditions et le langage d’outre-mer. Plus à l’ouest ; les Lyciens semblent avoir été hostiles aux navigateurs : du promontoire Sacré, fermant à l’ouest le golfe d’Adalia, à la pointe de Cnide, il n’y eut sur le continent qu’un seul comptoir phénicien important, Astyra, en face de Rhodes[21] — autre terre phénicienne —. Au contraire, les Cariens de l’Asie Mineure sud-occidentale étaient très étroitement liés aux Phéniciens, avec lesquels on les confondait parfois, et souvent même ils constituèrent par leurs incursions une sorte d’empire maritime aux contours changeants qui comprenait les rives des îles et des péninsules voisines ; l’hoplite carien était à la solde du marchand phénicien. Longtemps avant les Grecs, ces commerçants avaient affronté les mystères du Pont-Euxin[22] ; bien plus, ils avaient pénétré au « cœur du Péloponèse », jusqu’en Arcadie, où ils allaient chercher des bois et du bétail, des mercenaires ou des esclaves[23].

Les hardis marins se rattachaient aussi aux Philistins proprement dits, bien qu’il y eût souvent des luttes entre eux ; les deux peuples furent appelés Crétois, Kreti Plasti, d’après l’île qui leur servait de rendez-vous pour les expéditions de guerre et le partage du butin[24]. La religion des Lydiens, peuple que le tableau ethnographique de la Genèse[25] dit être de race sémitique, ressemble tellement au culte des Phéniciens, dans les principes et dans les détails, qu’on peut les considérer comme identiques, sauf pour les noms propres usuels, et encore plusieurs de ces appellations, notamment celle d’Astarté, sont-elles, sans doute aucun, d’importation orientale. On constate, il est vrai, des mélanges ou des traces de la religion phénicienne dans toutes les parties de l’Asie Mineure, mais nulle part les ressemblances ne furent aussi frappantes que dans les villes du littoral maritime de l’ouest, surtout à Ephèse, où l’on se trouvait en pleine Phénicie. Les historiens peuvent en conclure que l’apport des mythes et des cérémonies s’était fait non de proche en proche par la voie de terre, mais directement, par le chemin mouvant des flots.

Le rôle des Phéniciens comme grands négociants et porteurs de marchandises dépassa de beaucoup en proportion celui qui échut plus tard à toutes les autres nations commerçantes. On oublie d’ordinaire que les « lois de la mer, les règles du droit international en vigueur sur la Méditerranée pendant le moyen âge sont en grande partie l’héritage des Phéniciens »[26]. Ce petit peuple, attaché à la frange d’un littoral, possédait le monopole des grandes navigations dans la Méditerranée et fournissait à tous ses voisins les matières précieuses importées des extrémités du monde, aussi bien par les voies de terre où cheminaient les caravanes que par les voies de mer pratiquées des navires. Ils possédaient des comptoirs au loin dans les terres de leurs puissants voisins, dans le Delta, à Tanis, à Bubaste, à Memphis même, en Syrie et en Potamie, à Saïs, à Hamath, à Thapsaque, à Nisibis, qui se larguaient d’être de fondation sidonienne. Les Phéniciens, laissant à d’autres le rêve d’une domination universelle, s’arrangeaient aisément d’une sujétion sévère, mais concentraient en leurs mains le commerce de leurs oppresseurs[27].

Les objets de trafic dont les Phéniciens furent les porteurs à la grande époque de leur prospérité avaient d’autant plus d’importance relative dans les échanges mondiaux de ces temps que les articles de commerce étaient moins nombreux et que les coutumes religieuses et civiles se pratiquaient d’une manière plus solennelle et plus impérieuse : ainsi l’encens de l’Arabie, l’ambre de la Baltique, l’étain des îles Océanes présentaient à cause de l’éloignement du lieu de production et du mystère de l’origine un caractère presque divin. L’âge du bronze en Europe serait non pas l’irruption d’une race nouvelle qui aurait anéanti les sauvages primitifs de l’âge de la pierre, mais bien l’ère de la grande influence de la civilisation de l’Asie antérieure, créée par les Babyloniens, colportée par les Hittites à travers les terres jusqu’à la mer Egée et à Mycènes et par les Phéniciens le long des côtes dans toute l’Europe occidentale[28]. Certainement l’étain des Cassitérides eut plus de valeur dans les échanges et dans la civilisation du monde à cette époque de l’exploitation, lorsque les Phéniciens en étaient devenus les acheteurs et les distributeurs, que vingt siècles plus tard, quand l’Angleterre avait toute facilité pour en tirer profit.

L’étain, utilisé pour la fabrication du bronze, c’est-à-dire pour les belles armes, les statues, les vases, tout ce que le monde ancien avait de plus somptueux et de plus rare, possédait alors un tel prix aux yeux des trafiquants que le nom de l’archipel producteur — Kassiteros en grec, Kasazatirra en assyrien, gazdir en arabe, kesdir dans l’intérieur de l’Afrique, kastira dans l’Inde — s’était répandu par toute la terre d’entre-Pacifique et Atlantique et que, pour l’obtention du métal précieux, des voies de commerce s’ouvraient à travers toute la largeur des continents. Avant que les Phéniciens ne l’allassent chercher par mer, les Thraces le recevaient directement par le centre de l’Europe[29]. Par l’étain, la presqu’île gangétique devint, pendant la période romaine, tributaire des îles de la côte bretonne[30]. Cependant, à cette époque, le commerce s’était partiellement déplacé, les Carthaginois, successeurs des Phéniciens, ayant alors découvert en Espagne des gisements d’étain assez abondants pour alimenter les besoins de l’industrie mondiale[31].

Premiers parmi les navigateurs, les Phéniciens n’eurent pas une supériorité moindre comme industriels. Les plus fameux comme fabricants de tissus, ils possédaient le monopole de la teinture pour la couleur de pourpre ; il furent aussi les meilleurs et presque les seuls verriers ; leurs instruments de métal, leurs poteries étaient grandement appréciés dans tous les pays que visitaient leurs navires ; partout ils se procuraient les matières premières, aliments, bois, fibres, métaux, aux moyens d’objets manufacturés. Leur absolue supériorité commerciale et le contraste de leurs produits avec les denrées brutes de l’étranger leur permit de maintenir le mouvement des échanges à l’état de troc : n’ayant nul besoin d’employer un signe représentatif des valeurs, ils laissèrent à d’autres — Lydiens ou Grecs — l’honneur d’inventer la monnaie[32]. Mais peut-être leur revient-il une gloire bien autrement grande, due à leurs voyages incessants parmi les peuples de langues diverses dont ils s’ingéniaient à reproduire les sons : peut-être est-ce à eux que l’on doit attribuer la simplification de l’écriture, l’invention de l’alphabet où chaque caractère n’a la valeur que d’une seule articulation phonétique.

En comparant les Phéniciens aux Hellènes dans l’ensemble de la
verre phénicien
trouvé à sidon
civilisation, on constate que les premiers possédèrent certainement le cercle d’horizon le plus vaste, grâce à leur esprit d’aventure, à leurs navigations presque illimitées : on peut dire vraiment qu’après eux, sous la gérance des Grecs, le monde se rapetissa matériellement. Les Hellènes l’étudièrent avec plus d’amour et de pénétration que leurs devanciers, mais ils s’étaient cantonnés dans un espace plus étroit. La civilisation que les Phéniciens avaient inaugurée déjà dépassait les bornes du versant méditerranéen ; deux mille années avant l’accomplissement du progrès dont ils furent les initiateurs, ils avaient indiqué pour l’avenir le déplacement vers les bords atlantiques du centre de la culture et de l’hégémonie du vieux monde. De même, par leur circumnavigation de l’Afrique, ils furent les précurseurs de l’ère mondiale. Aussi comprend-on la haine que voua la Grèce à ces rivaux, qui furent aussi leurs maitres en civilisation. Lorsque la Phénicie, simple littoral sans profondeur, eut été forcément annexée aux grands empires de l’intérieur et que ses ports furent devenus la possession des rois persans, la lutte de ses flottes avec celles de la Grèce qui lui disputaient l’empire de la mer prit un caractère féroce. N’ayant plus l’indépendance, la Phénicie tenait avec d’autant plus d’âpreté à ses projets commerciaux, et réduite à la servitude envers un puissant maître, elle voulut au moins l’utiliser pour l’écrasement de ses concurrents de la mer Egée. C’est avec un zèle vindicatif que les marins de Phénicie s’unirent aux autres alliés du « Grand Roi » pour transporter ses armées et livrer ses batailles ; mais les Grées se vengèrent doublement : d’abord, quand, à la suite d’Alexandre, ils s’emparèrent de Tyr pour en piller les entrepôts, en détruire les flottes, en ruiner les ateliers et les arsenaux et transporter dans Alexandrie, port de la nouvelle cité mondiale, la plus forte part du commerce d’Orient en Occident, puis, d’une manière plus décisive encore et plus durable, quand ils transmirent l’histoire des Phéniciens avec le sentiment de haine qu’ils éprouvaient pour ces rivaux. On ne connaît guère la Phénicie que défigurée par les écrivains grecs, de même qu’on voit Carthage par les seuls yeux de ses vainqueurs, les Romains.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. W.-M. Ramsay, Geographical Journal, octobre 1903, voir carte page 1.1
  2. Traduction de Hvaspadakhja, d’après Benfey.
  3. Vivien de Saint-Martin, Description historique et géographique de l’Asie Mineure.
  4. W.-M. Ramsay, Geographical Journal, 1903.
  5. François Lenormant, Les Origines de l’Histoire, tome II, p. 366.
  6. Hérodote, Histoires, liv. IV, 122, 123.
  7. Voir Carte n° 114, page 65.
  8. A.-H. Sayce, The Hittites, trad. de J. Ménaut.
  9. Wilson, Palestine Exploration Fund, Jan. 1884.
  10. Wright, The Empire of the Hittites ; Couder, Heth and Moab, p. 22.
  11. Voir Globus, 23 janvier 1902.
  12. Histoires, livre II, 106.
  13. Saturday Review, February 26, 1899.
  14. Sayce, Patriarchal Palestine, p. 251.
  15. G. Maspero, Histoire ancienne des Peuples de l’Orient, pp. 312, 313.
  16. Hantz Prutz, Aus Phœnizien.
  17. Ernest Renan, Mission de Phénicie.
  18. Bérard, Annales de Géographie, tome V, 1895-1896, p. 258.
  19. G. Oppert, Tharshish und Ophir, Zeitschrift für Ethnologie, 1903; — Weber, Indische Skizzen.
  20. Hérodote, IV. Melpomène, 42-43.
  21. Maspero, Histoire ancienne des Peuples de l’Orient.
  22. Movers, Die Phœnizier, page 297.
  23. Victor Bérard, De l’Origine des Cultes arcadiens.
  24. 4. Movers, ouvrage cité, pp. 15 à 19.
  25. Chap. X, v. 22.
  26. Ernest Nys, Recherches sur l’Histoire de l’Economie politique, page 57.
  27. G. Maspero, Histoire ancienne des Peuples de l’Orient, p. 235 ; — Elie Reclus, Notes manuscrites.
  28. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations ; — Von Ihering, Les Indo-Européens avant l’Histoire, p. 259.
  29. Salomon Reinach, L’Anthropologie, p. 4, 1899.
  30. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  31. W. Sieglin, Entdeckungsgesçhichte von England im Altertum.
  32. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.