L’Homme et la Terre/II/01

Librairie universelle (tome premierp. 347-444).


IRANIE. — NOTICE HISTORIQUE


En tête de chacune de nos études historiques, il serait nécessaire de placer un tableau de la chronologie correspondante, établie d’après les recherches des savants les plus autorisés. Mais les premiers âges de l’Iranie, jusqu’à ses grands conflits avec les rois et les peuples de la Babylonie, de l’Asie antérieure, de la Grèce, ne nous sont connus que dans leurs grandes lignes et nul document ne permet encore de hasarder de dates précises.

On doit se borner à dire, d’après de Morgan, que la première aurore historique de ces contrées se lève, dans l’infini du passé, il y a dix mille années environ. On peut évaluer, avec le même auteur et Terrien de la Couperie, à quarante ou cinquante siècles avant nous l’époque de la grande puissance élamite, alors que les rois du plateau descendaient en maîtres sur les plaines de la Mésopotamie et que leurs peuples émigraient dans la Bactriane, et par delà les monts, dans la Chine lointaine. Les noms propres ne deviennent nombreux et les personnages ne se montrent avec leur généalogie probable et l’époque plausible de leur œuvre qu’aux âges mêmes où la succession des événements commence également à se compter par les années d’ères distinctes, en Babylonie depuis Nabonassar, en Grèce depuis l’institution des Olympiades, à Borne depuis la fondation de la « Ville ». Ainsi Kur, notre Cyrus, qui, le premier, sort de la légende iranienne pour entrer puissamment dans les destinées conscientes du monde, figure déjà dans les tableaux de la chronologie comparée. D’après Oppert, ce conquérant serait monté sur le trône des Perses et des Mèdes il y a 2460 années (en 1900 de l’ère dite chrétienne) et son avènement coïnciderait avec les trois dates synchroniques :

An 216 de l’ère des Olympiades.
An 193 de la fondation de Rome.
An 187 de l’ère de Nabonassar.

A Kur succéda Kambyse ; puis vinrent les Akhéménides qui, de Darius Ier à Darius III, régnèrent près de deux cents ans et dont le dernier fut vaincu par Alexandre de Macédoine. L’individualité politique de l’Iran s’arrête à ce conquérant dans un premier cycle de l’histoire.

Voici, d’après M. de Maspero, la date de l’avènement et de la mort des principaux rois assyriens et des membres des dynasties mède et perse.

Rois assyriens Ere de Nabonassar
Olympiades
Ere chrétienne
avant J.-C.
Assurnazirpal 
» » — 885, — 860
Salmanasar III 
» » — 860, — 825
Tugultipalesharra II 
» 20 26, 49 — 745, — 727
Sargon II 
25, 42 54, 71 — 722, — 705
Sennacherib 
42, 66 71, 95 — 705, — 681
Esarhaddon 
66, 80 95, 109 — 681, — 667
Assurbanipal 
80, 122 109, 151 — 667, — 625
Rois mèdes  
Kyaxarès 
114, 163 144, 192 — 633, — 584
Astyagès 
163, 198 192, 227 — 584, — 549
Rois perses  
Cyrus 
187, 218 216, 247 — 560, — 529
Kambyse 
218, 225 247, 254 — 529, — 522
Darius I 
226, 262 255, 291 — 521, — 485
Xerxès 
262, 282 291, 311 — 485, — 465
Artaxerxès I 
282, 323 311, 352 — 465, — 424
Darius II 
324, 342 353, 371 — 423, — 405
Artaxerxès II 
342, 388 371, 417 — 405, — 361
Artaxerxès III 
388, 409 417, 438 — 359, — 338
Darius III 
411, 417 440, 446 — 336, — 330

masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
IRANIE
« Tout était informe et vide ! »
Mais l’agent ordonnateur fut l’émigrant
descendu de la montagne..


CHAPITRE Ier


ASIE ANTÉRIEURE ET IRANIE. — ARYANISME. — PLATEAU, MONTAGNES

ET VOIES NATURELLES. — BACTRIANE, ARACHOSIE, GEDROSIE. — IRAN ET TOURAN

HISTOIRE DE L’ELAM. — ZOHAK ET KAOUEH
MŒURS ET CROYANCES. — MÈDES ET PERSES. — PERSES ET GRECS

Il semble arbitraire de commencer par l’Iranie la description de la Terre et des Peuples. Toutefois, certaines considérations nous montrent qu’il est bien logique d’en agir ainsi et que pour nous, l’histoire proprement dite doit bien être attaquée par ce plateau médian, d’où les événements se sont déroulés d’un côté vers l’Orient, de l’autre vers l’Occident.

En procédant par élimination, il est naturel que l’on écarte tout d’abord des recherches premières les deux continents du Nouveau Monde, découverts tardivement, ainsi que l’Afrique continentale, où tant de peuples sont restés sans cohésion, et les îles de l’Océanie, dispersées au loin sur un espace illimité. Il convient évidemment de procéder en premier lieu à l’étude d’une partie de l’Ancien Monde qui est doublement centrale, à la fois par la géographie et par l’histoire. Or, cette région est incontestablement celle qui embrasse à la fois les Pamir, c’est-à-dire le grand massif de diramation des montagnes et des eaux, et les plaines de la Mésopotamie, où le Tigre et l’Euphrate se joignent, s’entre-croisent, se vivifient de leurs courants et de leurs civilisations diverses.

Ces deux foyers géographiques, si distincts par la fonction, forment le contraste majeur dans la région intermédiaire de l’Orient à l’Occident, et l’Iranie en est le lieu de passage et de jonction naturel. Pour le relief, le rayonnement des eaux, le mouvement des airs, les phénomènes du climat, les Pamir du grand plateau et les massifs qui s’y appuient constituent d’une façon évidente la clef de voûte de l’architecture continentale. Mais ce point, mathématiquement central, étant par nature hostile à l’homme, les peuples en marche et les voyageurs sont obligés de faire de grands détours pour l’éviter, tandis qu’à l’ouest, l’autre centre, auquel on peut donner le nom de « potamien  » à cause de ses deux fleuves, fut un rendez-vous des nations et un foyer majeur de civilisation. Ainsi deux unités géographiques s’affrontant en contraste absolu se sont différenciées dans l’Asie occidentale : le premier est devenu pour l’homme un « pôle négatif », suivant l’expression d’Elie de Beaumont appliquée à l’Auvergne et aux terres Centrales de la France[1] ; l’autre, arrosée diamétralement par le Tigre et l’Euphrate, est au contraire le « pôle positif », un lieu d’appel et de vie, le véritable cœur de tout le groupe continental.

Cette contrée de l’Asie Antérieure, qui se rattache par le pédoncule étroit de la Perse du nord, le long de l’Elburz et du Caucase des Turkmènes, à tous les chemins de l’asie orientale passant au nord et au sud des Pamir, est à la fois région continentale et région maritime par exellence. En effet, elle occupe presque le milieu géométrique de l’Ancien Monde, et c’est à des milliers de kilomètres que se dessine le pourtour extérieur des rivages océaniques ;

N° 49. Les Pamir, Centre de Répulsion.


mais d’autre part, cinq mers pénètrent par leurs extrémités avancées jusque dans ces masses telluriennes et leur apportent à la fois les avantages du climat océanique, des pluies, de la végétation, et les facilités d’accès : ces mers sont autant de grands chemins, soit directement par leurs nappes d’eau, soit par leurs plages qu’ont suivies les peuples les plus divers, les représentants des types de toute race et de toute langue. Nulle part ne se retrouve une situation analogue à celle de l’Asie Antérieure, autour de laquelle convergent le golfe Persique, la mer Rouge, la Méditerranée, le Pont-Euxin, la Caspienne, simple reste de ce qui fut autrefois, à travers la Sibérie occidentale, une nappe de l’océan Arctique. L’Asie anatolienne et persane était donc indiquée d’avance, par le fait même de sa construction géographique, pour devenir le lieu par excellence de la préparation au labeur et de l’enseignement de l’humanité : ce que nous appelons « civilisation » a pris en cette contrée son principal point de départ, à la fois vers l’Occident européen et vers l’Orient chinois.

Outre le merveilleux bassin de la Mésopotamie, qui s’incline vers le golfe Persique et y déverse ses eaux, mais qui, grâce à la proximité de quatre autres mers, communique facilement avec tous les versants maritimes de l’Ancien Monde, l’Asie Antérieure, prise dans le sens le plus large que l’on puisse donner à ce terme géographique, possède un deuxième grand bassin fluvial, qui dut avoir aussi une haute importance historique, très inférieure cependant à celle de la Mésopotamie proprement dite. Pourtant, plusieurs dizaines de siècles avant nous, cette région spéciale était beaucoup plus abondamment arrosée que de nos jours, la végétation y couvrait des étendues plus considérables et les terrains de culture à population résidante y étaient moins limités par le désert. Ce deuxième centre de civilisation était celui que parcourent les deux grands cours d’eau Iaxartès et Oxus, appelés aujourd’hui le Sir et l’Amu, fleuves dont la disposition rappelle lointainement celle des courants jumeaux du Tigre et de l’Euphrate, et qui ont été signalés à cet égard comme des exemples de « gémellarité fluviale »[2].

On le voit : le quadrilatère de l’iranie ou la Perse proprement dite, ce plateau si bien encadré entre deux plaines d’une grande fécondité, a d’autant plus d’importance naturelle qu’il appartient par ses origines à la région où l’on voit apparaître les premiers linéaments de l’histoire des peuples devenus le plus anciennement conscients d’eux-mêmes. Les vastes contrées qui, par delà le Caucase et la mer Noire, se prolongeaient en espaces inexplorés où soufflait le vent, où tourbillonnaient les neiges, n’existaient point alors dans la connaissance des hommes écrivant des annales sur des tablettes d’argile. De même, à l’Orient, les nations d’outre-montagne restaient ignorées ; des populations barbares s’y trouvaient pratiquement isolées : la horde, la tribu ou peut-être même la nation vivaient à part, constituant des organismes distincts, autant de microcosmes, ne connaissant point et ne voulant pas connaître la parenté sourde qui les unissait.

D’après une photographie de Sven Hedin.
vue prise a vol d’oiseau du takla-makan à l’orient du pamir


Mais la région centrale de l’Ancien Monde dont l’Iran faisait partie avec l’Égypte, l’Asie Antérieure, la Potamie, l’Arabie et la Bactriane étaient déjà en rapport intime pour les échanges des idées et formaient une sorte d’unité primaire parmi la multitude des hommes qui peuplaient le monde : il faut y voir comme une sorte d’œcumène, antérieur de quelques milliers d’années à celui que forma il y a deux mille ans le monde romano-grec ; leurs représentants étaient ceux qui, dans la légende chaldéenne, s’étaient assemblés pour dresser la tour de Babel à leur gloire commune.

Ce n’est pas tout : l’Iranie, si importante dans l’histoire de l’Ancien Monde comme faîte naturel de contact et d’union entre les nations de l’Asie occidentale déjà conscientes de leur solidarité, l’est devenue plus encore par sa position particulière comme lieu d’épanchement des peuples qui, vers l’est et vers l’ouest, se servent également de langues dérivées du parler primitif dit « aryen », et dont le génie a pris actuellement la direction générale de la pensée dans l’ensemble de l’humanité. C’est en Iranie que se trouve le lien d’union entre les langages européens et ceux de l’Inde septentrionale. A eux deux, ces groupes glossologiques, auxquels il faut ajouter maintenant les langues introduites d’Europe dans le Nouveau Monde et dans tous les pays de colonisation, comprennent huit cent millions d’hommes, presqu’exactement la moitié de ceux que l’on a recensés sur la Terre, et cette moitié semble devoir se changer bientôt en une proportion de beaucoup supérieure, grâce à la force d’initiative qui appartient incontestablement aux peuples de langues aryennes : partout on apprend à parler, à penser comme eux.

Sans doute le temps n’est plus où l’on professait comme un dogme de l’histoire que les civilisations et les races de l’Europe avaient eu l’Iranie pour berceau commun et unique. L’évolution qui s’accomplit aujourd’hui sous nos yeux, l’adoption d’idiomes aryens comme parlers d’usage par tant de peuples divers, blancs comme les Basques, rouges comme les Iroquois, noirs comme les Haïtiens, nous montre que l’emploi d’une langue n’implique nullement parenté de race et que le domaine primitif de l’aryen, si vaste actuellement, a pu être fort minime ; il s’accrut autrefois comme il s’accroît de nos jours : par l’ascendant de peuples civilisateurs et par l’action de ces francs voyageurs, gens qui traversaient pacifiquement le monde, apportant des objets précieux, des remèdes, des recettes magiques et disant « la bonne aventure ». On peut compter ces professeurs itinérants, dont les Tziganes sont les descendants ou imitateurs peu considérés, parmi les propagateurs des langues actuellement envahissantes. On se demande donc où furent les premiers professeurs des formes verbales qu’emploient ou épèlent un milliard d’hommes. Le patriotisme étant encore une de ces passions auxquelles on obéit aveuglément, le lieu de naissance de la langue aryenne est d’ordinaire désigné par les savants russes comme ayant été quelque part dans les plaines sarmates, par les Allemands comme un district germanique, et par les Scandinaves comme faisant partie de la Suède actuelle. Il n’est pas encore possible de se prononcer, mais une chose est certaine : le mot « aryen » qui sert à l’ensemble des parlers européens et asiatiques de même origine est bien de provenance iranienne et sanscrite : il signifie « noble » et le nom moderne de la Perse, et Iran », en est considéré par tous comme un dérivé[3].

diagramme de pictet

Peut-être est-ce bien sur le plateau iranien que se fit la dispersion des premières tribus aryennes vers tous les points de l’espace : un diagramme fameux de Pictet[4] compare les importances des modifications subies par les langues aryennes, depuis leur origine commune, avec la longueur du chemin qu’eurent à parcourir les peuples qui les parlaient. D’autre part, un passage du Zend-Avesta dit en propres termes que le peuple iranien dut se retirer devant une invasion du froid et l’on s’accorde généralement à voir dans les plaines situées au nord du bassin de l’Amu la contrée qu’il eut à déserter.

Les éléments sémitiques (Hehn) et tartares (Tomaschek) empruntés en grand nombre par les langues aryennes nous ramènent encore par la pensée au plateau d’Iranie, c’est-à-dire à la Perse, située précisément entre la plaine sémitique de la Chaldée et les steppes touraniennes de la Transcaspienne.

Enfin, c’est dans le domaine de l’Iran que se trouvent les restes de populations primitives ayant le mieux conservé le caractère de tribus aryennes dans leur stade de barbarie. Les montagnards enfermés par les hautes parois de l’Hindu-kuch qui s’inclinent au sud pour déverser leurs eaux dans la rivière de Kabul sont considérés par tous les étymologistes comme les moins mélangés de tous les Aryens : ce sont eux qui mériteraient le nom d’Aristoi ou d’ « Aryens par excellence », si l’étymologie proposée par Brunnhofer[5] est tenue pour acceptable. La nature environnante, monts sourcilleux presque infranchissables, âpres défilés, cascades et rochers, brousse où l’on ne pénètre que la hache à la main, avaient défendu ces montagnards contre tout croisement avec les gens de nations diverses passant plus bas dans les campagnes ouvertes.

Ces indigènes, auxquels leurs voisins musulmans donnèrent dans les temps modernes le nom de Kafir ou « Infidèles », moins à cause de leur inconversion que pour leur indomptable esprit d’indépendance, ressemblent plus aux Européens que tout autre peuple de l’Asie : il en est même qui ont les yeux bleus et la chevelure blonde. Leur langue, certainement aryenne, se rapproche du sanscrit, et leur culte, très respectueux du feu, rappelle les cérémonies décrites dans les Véda hindous : aucun souffle impur ne doit atteindre la flamme. Des instruments, des meubles, diverses coutumes, la façon de compter par vingtaines parlent également en faveur de la parenté qui unit ces Kafir de l’Hindu-kuch aux Aryens de l’Asie et de l’Europe[6].

De même, lors de l’arrivée des Russes dans la Turkménie, ils découvrirent, au milieu d’un chaos de populations plus ou moins mélangées, des groupes strictement aryens réfugiés vers les hautes vallées, sur le versant occidental des Pamir, dans le Karategin, le Darvaz, le Badakchan. Combien sont-ils, ces Galtcha et Yagnaub ? Quelques milliers à peine, conservant le type, l’idiome et sinon la religion, du moins les pratiques religieuses des ancêtres, la révérence du foyer domestique. Du reste, les Galtcha ont bien conscience de la noblesse de leur race, ainsi, ils désignent comme leur ancêtre celui dont le nom résonne le plus bruyamment dans le plus grand nombre de bouches : eux, les pauvres montagnards qui se comparent volontiers aux corbeaux affamés grattant les neiges pour chercher à y picorer quelques grains, se disent issus d’Alexandre, le vainqueur de l’Asie.

Un fait des plus intéressants au point de vue anthropologique place les Galtcha, dont la figure correspond d’ailleurs à ce qui nous paraît être le type le plus parfait du beau, parmi les hommes les plus brachycéphales, c’est-à-dire qu’ils ont une tête relativement fort large, tandis que les fanatiques de l’aryanisme « germanique » aiment à considérer les têtes longues comme l’indice d’une incontestable supériorité[7].

La Perse proprement dite, à population certainement aryenne pour une ample part, mais diversement mélangée par le métissage, n’apparaît pas dans l’histoire en des siècles aussi reculés que les plaines arrosées par le Tigre et l’Euphrate ; la contrée aryenne le cède donc en apparence à la contrée sémitique par l’antiquité de la culture, mais ce ne peut être là qu’une illusion, car, par l’inclinaison même du relief, par les conditions géographiques du milieu, la Perse est antérieure, pour ainsi dire, à la Mésopotamie : il est impossible qu’elle n’ait fourni les hommes.

En effet, les marais fétides dans lesquels s’épanchaient les fleuves en crue et qui se desséchaient au soleil lors de la décrue furent d’abord complètement inhabitables ; la culture qui se fit par degrés, refoulant devant elle la brousse et le marécage, descendit graduellement des vallées persanes. Les colons suivant la pente du sol par les campagnes salubres qui bordent les torrents furent les premiers éléments ethniques des plaines basses ; à eux le mérite d’avoir régularisé les fleuves et les coulées, d’avoir transformé les brousses en vergers et en champs, d’avoir créé un foyer de progrès en un lieu chaotique, meurtrier pour l’homme. Peut-être est-ce à cet état de choses que fait allusion l’antique légende chaldéenne, appropriée depuis par les Hébreux : « Tout était informe et vide » ! Mais l’agent ordonnateur fut l’émigrant descendu de la montagne.

La partie occidentale du plateau d’Iranie, celle qui, dans le langage moderne, a pris le nom de Perse, est de forme plus régulière et plus « une » que la partie orientale : son histoire devait en conséquence se dérouler d’une manière plus égale et plus majestueuse. Aux époques primitives, lorsque les peuplades constituées en des milieux géographiques voisins gardaient leur existence indépendante, quelques parties du territoire iranien échappaient à cette unité historique. Mais, à ne considérer que le plateau proprement dit, on constate que, dans son ensemble, il est admirablement disposé pour former un ensemble politique très solide. Au nord-ouest, plusieurs massifs montagneux surveillent, comme autant de citadelles, les défilés, les cols et les hautes vallées par lesquels auraient pu se glisser les envahisseurs venus des régions caucasiennes. Sur toute la longueur du front occidental s’alignent, en un large rebord, les plissements des monts qui dominent les plaines de la Mésopotamie. D’autres chaînes bordières, partant de l’angle sud-oriental de la Caspienne, limitent la Perse au nord-est et la séparent des sables et des terres alluviales qu’arrose l’Oxus en un étroit, ruban de cultures. Du côté de l’est, de vastes solitudes, inhabitables dans une grande partie de leur étendue, séparent le triangle occidental de la Perse et le labyrinthe des vallées orientales que peuplent les Afghans.

Enfin, deux mers baignent les racines du plateau : au nord, le bassin profond de la Caspienne qui se prolonge vers les froidures boréales jusqu’en des espaces si lointains que jadis ils pouvaient paraître infinis ; au sud, le golfe en demi-cercle qui va rejoindre l’océan des Indes aux rivages longtemps inconnus. Très puissantes pour l’attaque, les populations qui occupaient les hautes terres de l’Iran et qui en gardaient les portes du côté de l’Euphrate avaient d’autre part l’immense avantage d’être presque inabordables sur une grande partie de leur mur d’enceinte : partout des obstacles, des parois inaccessibles, des sables brûlants, des baies entourées de roches arides. Si des pirates étrangers débarquaient en foule sur les côtes méridionales, devant eux se dressaient les escarpements des monts en étages successifs ; quand des pillards nomades pénétraient au nord par petites bandes sur les hauteurs du plateau, bientôt ils venaient se heurter contre d’épaisses masses d’hommes et reprenaient en hâte le chemin de la plaine.

D’après une photographie de J. de Morgan (Mission archéologique en Perse.)
cascades de top-é-kazab dans les montagnes des bakhtyari


Avant Alexandre, aucun conquérant venu de l’Occident n’avait réussi à s’installer en maître plus loin que le bord du plateau.

Ce rigide isolement géographique devait faire de l’Iran le siège d’empires très énergiquement constitués. C’est là que prit naissance, après bien d’autres États que ne mentionne pas l’histoire, l’empire des Elamites dominés par leurs puissants Nakhonte ; puis on y vit surgir la royauté des Mèdes, celle bien autrement grandiose de Cyrus et de ses successeurs les Akhéménides ; c’est là aussi qu’après les expéditions triomphantes d’Alexandre le Macédonien se groupèrent les Parthes en une nation très vigoureuse qui tint tête aux Romains, puis là que se forma la dynastie des Sassanides, devant lesquels vint se briser complètement la fortune de Rome. Après l’invasion des Mahométans, d’autres dynasties se fondèrent sur le plateau d’Iran, et de nos jours encore, le royaume iranien, connu du nom de Perse, d’après l’une de ses provinces, a gardé ses frontières naturelles, quoique, au temps actuel où la science militaire est si puissamment servie par les forces industrielles, les anciennes conditions du relief et du climat aient singulièrement perdu de leur importance, et que ce territoire, devenu relativement petit dans l’immense tourbillonnement de l’histoire humaine, ne soit plus qu’un simple enjeu entre l’Angleterre et la Russie.

L’Iranie fut aussi l’une des contrées où se préparèrent en partie les éléments les plus précieux de notre avoir intellectuel et nos progrès futurs. Qu’on se rappelle l’influence de la Perse dans l’évolution religieuse par la religion du feu, par celle de Zardoucht ou Zoroastre, par les Manichéens, le mahométisme chiite et les Babi ; son rôle dans le mouvement lyrique de la pensée avec les Saadi, les Hafiz, les Firduzi ; sa grande activité dans les arts, encore prépondérante dans tout l’Orient, de l’Inde à la Turquie.

Les montagnes qui se profilent en arêtes parallèles le long du rebord sud-occidental de l’Iran constituent autant de murs d’enceinte difficiles à traverser, les rivières nées dans l’intérieur du labyrinthe n’échappant à leur prison que par une série de défilés étroits, de « cluses » qui se succèdent par de brusques coupures à angle droit, inaccessibles pour la plupart ; les sentiers d’escalade passent presque tous par les brèches des hautes murailles ; pour aller d’un lieu des terres élevées vers une partie de la plaine inférieure située pourtant dans un même bassin fluvial, les bergers peuvent avoir à faire jusqu’à vingt ascensions et autant de descentes ; d’ailleurs, nuls autres que les montagnards ne pourraient se hasarder en de semblables contrées, pardessus des crêtes qui dépassent en certains endroits la hauteur de 4 000 mètres. Le nom de Zagros, que l’on donne encore à ces montagnes, vient, dit-on, de l’arabe Zaghar, qui signifie « défilé étroit entre de hautes montagnes, à la frontière d’un pays ennemi ».

N° 50. Alignements montagneux des Bakhtyari.


Il en résulte que les habitants de l’âpre région, les Bakhlyari, restèrent pratiquement indépendants pendant toute la période historique ; ils l’étaient probablement autant aux époques antérieures qu’ils le sont aujourd’hui. En cet Orient que l’on dit voué à l’esprit monarchique héréditaire, on constate l’existence de républiques fédérales[8] se maintenant de siècle en siècle. Les annales mentionnent, il est vrai, les Lur et les Bakhlyari comme assujettis tantôt au Ghaldéens, tantôt aux Assyriens, aux Elamites ou aux Perses ; mais quelques offrandes apportées en grande et respectueuse cérémonie suffisaient à la vanité des suzerains, et ceux-ci, satisfaits de l’hommage, se gardaient bien d’attaquer les Bakhlyari dans leur multiple forteresse aux cent remparts, aux défilés impraticables. Au contraire, les princes akhéménides, dans tout l’éclat de leur puissance, payaient un droit de passage aux Cosséens ou Bakhtyari quand ils voulaient se rendre d’Ecbatane à Babylone ou de Persepolis à Suse[9].

Ces montagnards redoutés restent d’autant plus facilement maîtres chez eux qu’ils ont gardé plus de mobilité dans leurs allures, étant successivement nomades comme pasteurs de bétail, puis résidants fixes comme agriculteurs ; ils transhument du haut en bas de la montagne, plusieurs fois par année, suivant les saisons, et peuvent, à l’occasion, se grouper en troupes considérables ou se disperser comme des chamois entre les précipices. À ce genre de vie ils ont gagné un grand esprit de liberté, un fier sentiment d’indépendance égalitaire qui les portent facilement à mépriser des voisins moins favorisés par la nature. Leur nom de peuple, qui signifie « heureux », « vaillant », « invincible », témoigne des causes qui leur ont valu la liberté et leur ont donné la belle fierté d’allure et la clarté du regard. Ils consentent parfois à servir comme volontaires dans l’armée persane, mais à condition de rester ensemble et de ne pas être distribués en divers régiments. Dès que leurs droits héréditaires sont lésés, ils se mettent en insurrection et souvent ils descendirent en vengeurs sur les cités des alentours. Ils n’accueillent aucun fonctionnaire dans leurs montagnes, mais ils sont très gracieux et prévenants pour l’étranger, et quelques Anglais, même une Anglaise, depuis 1890, ont profité de cette bonne hospitalité pour aller passer chez eux la villégiature estivale.

Quoique les Bakhtyari se ressemblent beaucoup, par suite des conditions du climat et du genre de vie imposé par la nature, quoiqu’on leur trouve « comme un air de famille », ils appartiennent à des groupes ethniques différents, et c’est encore le relief orographique de la contrée qui explique ces diversités. On trouve quatre nationalités distinctes chez les Suisses : Allemands, Français, Italiens, Romanches ; il en existe au moins autant chez les Bakhtyari. Les uns paraissent être de purs Aryens, d’autres sont incontestablement d’origine sémitique. La plupart sont considérés comme étant de sang turc ; enfin, il en est qui ont plutôt le type mongol, et de nombreuses sous-variétés indiquent le mélange en des proportions changeantes.

N° 51. Route de Babylone à Ecbatane.


Mais ces peuples d’origine multiple parlent tous des dialectes à type persan, grâce au génie iranien qui les a civilisés. La grande variété des populations dans le pays des Bakhtyari s’explique par le mouvement des guerres qui se sont produites autour de leurs massifs. Suivant les vicissitudes des victoires et défaites, des tribus et des armées de nationalités très différentes ont été refoulées des avant-monts ou des plateaux et se sont cantonnées dans ces forteresses naturelles du pays d’Elam : des traditions locales racontent la venue de ces groupes originairement distincts et souvent superposés en suzerains et en vassaux suivant un mode féodal. L’induction historique rapproche maintenant les termes Bakhtyari, Bactriane et la famille des Bak pénétrant en Chine, mais les inscriptions des conquérants mentionnent rarement ces habitants des hautes cluses qui ne recherchaient pas la vie plus facile des plaines, et qu’épargnaient aussi les horreurs de la guerre. Les annales des grands empires, élamite, babylonien, assyrien, mède, perse, ignorent ces résidus humains vivant à l’abri de la gloire.

A part ces populations et quelques autres moins considérables, auxquelles le relief de la contrée permet de se maintenir dans un isolement relatif, les habitants des hautes terres iraniennes devaient, par la facilité des contacts et des croisements, s’unir sans peine en un seul corps de nation. Mais cette unité politique correspondant à l’unité géographique du plateau n’implique nullement l’unité de races parmi les éléments ethniques venus spontanément ou amenés des régions diverses du pourtour. Au contraire, ces éléments présentaient originairement de très grands contrastes, et il ne pouvait en être autrement puisque les contrées avoisinantes diffèrent beaucoup par le sol et le climat ; montagnes de l’Arménie et plaines basses de la Chaldée, vallées arides du Mekran et rivages brûlés du golfe Persique, régions sablonneuses où coule l’Oxus et steppes de la Caspienne, autant de pays à natures opposées ayant pour habitants ici des agriculteurs, là des nomades, ailleurs des pillards, gens les plus divers par le langage, les traditions et les mœurs, nègres et Sémites, Aryens et Touraniens.

Mais ces habitants de toute provenance, que les événements complexes de l’humanité ont fait se rencontrer sur le plateau de l’Iranie occidentale, y ont subi une transformation plus ou moins rapide de leur nature première, et toute la masse humaine formée de ces éléments divers a été repétrie en une pâte nouvelle. Les montagnards descendus des hautes vallées neigeuses, les riverains montés du littoral aride et brûlant se sont, les uns et les autres, mais en sens inverse, accommodés au climat, nouveau pour eux, de ces terres baignées dans un air léger.

En son entier, la Perse se trouve comprise dans la zone dite tempérée, quoique certaines parties de ses côtes, le long des mers indiennes, doivent une température brûlante à la direction des vents, au manque de pluies et à leur exposition aux ardeurs du midi. D’après le tracé, en très grande partie hypothétique, des lignes isothermes, la température moyenne de la Perse serait à peu près la même que celle de la France, située pourtant beaucoup plus au nord, mais ayant une moindre altitude et se trouvant bien exposée aux courants aériens et océaniques du sud-ouest.
Dessin de G.Roux, d’après une photographie.
type de bakhtyari nomade
Or, cette température moyenne, avec balancement annuel de fortes oscillations saisonnières du froid au chaud, est de celles que l’expérience de l’humanité indique comme l’une des plus salubres et des plus favorables au développement intellectuel des populations. Ces conditions physiques du milieu, présidant au mélange des éléments ethniques distincts qui venaient s’entre-choquer puis s’unir sur les hautes terres d’Iran, contribuèrent à déterminer ce beau type persan, l’un de ceux qui, avec celui des Géorgiens et des Circassiens, se rapprochent le plus de la beauté telle que nous la comprenons : les mêmes causes façonnèrent aussi le génie iranien, si remarquable par la souplesse et la clarté de la compréhension. Les enfants des écoles, groupés sur les nattes, ravissent d’admiration le voyageur européen : leurs yeux brillent d’une ardeur intelligente, et ils secouent leur petite tête frisée avec des gestes les plus spirituels et les plus charmants.

L’espace trapézoïdal de la Perse, compris entre les remparts inégaux des monts, n’est pas également bien aménagé par la nature pour l’heureuse floraison de la « plante homme ». Loin de là ! Une très forte part de ces hautes terres consiste en étendues rocheuses, argileuses, sableuses ou salines complètement inhabitables. Le plateau se creuse vers son milieu d’une cuvette aux pentes douces descendant jusqu’à une altitude de 300 (140 ?) mètres seulement au-dessus du niveau de la mer. Des rivières coulaient autrefois vers cette dépression médiane ; une mer intérieure ou du moins un vaste lac emplissait la cavité ; mais la dessiccation générale du climat a vaporisé ces nappes d’eau, tari ces rivières, stérilisé ces espaces par les efflorescences salines, et la population a dû se borner à l’occupation des vallées herbeuses et des zones fertiles qui longent la base des monts. Même entre les arêtes parallèles de plusieurs des chaînes montagneuses qui se succèdent dans la partie sud-occidentale du plateau, s’étendent çà et là des espaces sans eau où l’homme n’a pu s’établir. Si le moulin à vent est d’origine persane, comme le disent les indigènes, la raison en est au souffle constant qui balaie violemment les vastes étendues désertes et les pitons isolés au milieu des anciennes mers.

En étudiant les contours de ces régions forcément stériles de l’Iran, on constate que, dans l’ensemble, elles occupent avec leurs annexes les terres les plus basses, affectant une forme à peu près triangulaire vers le centre, le sud et l’est du pays. D’autre part, les régions fertiles, invitant l’homme à la résidence et à l’agriculture, sont disposées en deux bandes se rencontrant sous un angle aigu dans la partie nord-occidentale du plateau.

Ce territoire s’enfonce sur un espace de plus de 500 kilomètres entre deux rangées de hautes montagnes ; de puissants massifs le limitent également au nord, les cônes de volcans isolés dont l’un est, à certaines saisons, complètement entouré par les eaux du lac d’Urmiah, se dressent çà et là ; un grand nombre de passages divergent de l’Azerbeïdjan vers tous les pays du pourtour, à l’est vers les côtes de la Caspienne, au nord vers la vallée de l’Araxe, à l’ouest vers le lac de Van, au sud-ouest vers le Tigre et l’Euphrate. Ainsi les pêcheurs riverains de la mer, les agriculteurs et les bergers des contrées transcaucasiennes, les montagnards karduques et arméniens des massifs occidentaux avaient de fréquentes occasions de se mêler ou de se heurter aux habitants de l’Atropatène et aux immigrants venus des contrées méridionales ou orientales de l’Iran en suivant la base des montagnes.

N° 52. Chaînes du plateau d’Iran.


La juxtaposition des deux bandes de culture et de population qui se rejoignent en cette contrée ne pouvait manquer de lui donner une vitalité puissante, comparable aux flammes vives jaillissant au contact de deux braises. En outre, la diversité des éléments ethniques réunis dans l’avenue des montagnes, entre les sommets « divins », Demavend, Elvend, Savalan, Ararat, devait faciliter la naissance d’une grande civilisation. Là, dans le triangle Téhéran, Tabris, Hamadan, se trouva le centre de gravité de tout le monde médique et persan qui s’était installé sur le plateau d’Iran, et là il se trouve encore.

Grâce à ses découvertes sur l’orientation géographique des noms cités dans les Veda, Brunnhofer crut pouvoir affirmer que les Aryens qui chantèrent les anciens hymnes habitaient précisément ces régions de l’Atropatène et les contrées voisines, à l’ouest vers l’Arménie, à l’est vers le Khorassan.

D’après une photographie de J. de Morgau (Mission archéologique en Perse).

vue de la ville de maragha au pied du sehend (azerbeïdjan)


Le volcan éteint que l’on appelle actuellement Savalan est le seul mont du haut duquel ou puisse apercevoir à la fois la mer — la Caspienne —, le cours du fleuve Rasa — l’Araxe — et les glorieux sommets neigeux de l’Himavat — l’Albordj ou Elburz. Le Savalan n’est autre que l’Açnavanta où se fit la révélation divine pour les fidèles de Zoroastre[10] ; ce fut une montagne plus sainte encore que le Demavend et l’Ararat, ou plutôt la sainteté, comme une flamme, voyagea de cime en cime en même temps que les porteurs de torches qui cheminaient à leurs bases.

Des deux zones iraniennes convergeant vers l’angle de l’Atropatène, l’une, celle qui, de l’est à l’ouest, suit la base méridionale du Caucase iranien et de l’Elburz, a pris dans l’histoire une importance de premier ordre, grâce aux voies naturelles qui la continuent, d’un côté jusqu’aux extrémités de l’Asie, de l’autre vers l’Europe et l’Afrique.

N° 53. Atropatène ou Azerbeïdjan.


La zone occidentale, qui longe les montagnes bordières dans la direction du sud, doit certainement une grande valeur historique aux relations qu’elle établit entre les diverses provinces de l’Iran, surtout entre la Médie et la Perse proprement dites ; mais la route naturelle finit par se perdre à demi dans les régions presque désertes qui s’inclinent vers le golfe Persique, la mer d’Oman et l’océan Indien, et des voies latérales, descendant à angle droit à travers les montagnes du côté de la Chaldée, détournent à l’ouest le mouvement des peuples et des idées.

Une de ces voies latérales, utilisant une très large brèche des monts occidentaux, contourne l’Elvend par le nord en une sorte d’escalier qu’on a dû pratiquer depuis un temps immémorial, car la différence des produits et des civilisations entre les deux contrées adjacentes, de la hauteur et de la plaine, rend les communications indispensables : des gens du plateau descendaient, fort nombreux, et, de leur côté, les gens d’en bas montaient vers les terrasses.

Campées sur le gradin supérieur de cette porte, les armées de la Perse occupaient une position qu’il était presqu’impossible d’attaquer ; mais, d’autre part, elles devaient être tentées de descendre les marches pour aller conquérir la plaine. L’histoire nous enseigne que les souverains de la Perse eurent presque toujours l’offensive et que, très souvent, poussant leurs armées comme des avalanches, ils envahirent les campagnes basses, non seulement jusqu’à l’Euphrate mais jusqu’à la Méditerranée et à l’Archipel. Le reflux des populations vaincues ramenait les Perses vers leurs montagnes, et c’est toujours aux passages de l’Euphrate ou du Tigre ou bien aux portes occidentales des monts Zagros que se livraient les batailles décisives.

Les traditions nous parlent des grands conflits qui eurent lieu à Forée des plaines entre les Elamites, c’est-à-dire les Perses de ce temps-là, et les Chaldéens ou Assyriens. Ayant commis l’imprudence de s’aventurer dans la plaine pour soutenir le choc de leurs adversaires, les rois de l’Iran couraient le risque d’être vaincus beaucoup plus que dans leurs défilés de montagnes. C’est ainsi que Darius vint se faire écraser par Alexandre dans les campagnes d’Arbelles. Plus tard, c’est dans la même région que les armées romaines de Crassus, de Valérien, de Julien le Philosophe furent anéanties par les Persans, et la « bataille des batailles », qui donna la Perse aux Mahométans, fut aussi livrée dans les terres basses de Chaldée[11].

La grande voie historique du nord de l’Iran conserve la même direction que le diaphragme asiatique formé par la série de hautes arêtes qui se continue jusqu’à l’Immaus ou Himalaya. La partie occidentale de cette voie est tracée avec précision par la nature. L’arête de l’Elburz, l’ancien Albordj, qui portait déjà ce nom aux premiers temps

D’après une photographie de J. de Morgan (Mission archéologique en Perse).

LE SOMMET DU DEMAVEND (Vue prise à 4 500 mètres de hauteur)
historiques, se profile dans le ciel parallèlement à la route qui longe la

base méridionale des monts.

N° 54. Elburz oriental, Mazanderan.


D’après les ouvrages sacrés des Iraniens, l’Albordj est la première montagne qui sortit des mains d’Ormuzd, et le dieu lui confia le devoir de verser les eaux et de faire naître les hommes. La religion iranienne voit dans l’Albordj le pays des sept parties symétriques de la Terre, qui correspondent aux sept cieux des planètes et aux sept cercles de l’enfer, aux sept couleurs de l’arc-en-ciel, aux sept métaux de l’intérieur des roches et aux sept jours de la semaine, aux sept péchés capitaux et aux sept vertus cardinales. Car l’homme eut de tout temps l’idée du nombre, du rythme, de l’harmonie ; mais, dans sa puérilité première, il en chercha les lois dans la répétition identique des faits et en de grossières analogies, non dans la correspondance intime des causes et des effets.

D’après une photographie de J. de Morgan (Mission archéologique en Perse).

source d’eau chaude a tunekabum (mazanderan)


« Le Mont des Génies » ou Demavend donnait à l’ensemble de l’Albordj une personnalité divine, grâce peut-être à des éruptions de laves, et certainement à ses neiges, à ses colonnes de vapeurs, à ses déluges soudains, à ses flots d’eaux thermales jaillissantes. C’est l’ancien mont du Kaçyapa (kaspion oros) « qu’éclaire d’abord le soleil », dont le nom se communiqua à la mer « Caspienne », étendue à sa base.

A l’est du Demavend, les brèches sont nombreuses : c’est la région des « Cent portes » ou des « Cent pylônes », les Hekatompyles, où des « centaines » de sentiers descendaient vers les bords de la Caspienne, offrant en cette partie de son pourtour une zone assez large de campagnes très fertiles, le Mazanderan actuel. Aussi la ville de Hekatompylos, que de Gobineau identifie avec la moderne Damghan, devint-elle à diverses reprises, sous la domination des Parthes, la capitale du monde

N° 55. Elburz occidental, Ghilan.
Les mots Kyzil-Uzen et Sefid-rud doivent être intervertis ; le Kyzil-Uzen est la branche maîtresse de gauche du Sefld-rud.
iranien. Commerçants, colons, agriculteurs s’y groupèrent en un centre vital, déjà fameux dans la plus haute antiquité, puisque la tribu des Parniens qui en possédait les comptoirs était signalée comme très riche jusque dans l’Inde lointaine[12].

A l’ouest du formidable volcan, au contraire, la chaîne de l’Elburz présente très peu de brèches. Sur l’étroit littoral de la Caspienne il n’y avait guère de chemin : de ce côté, l’avenue côtière qui s’ouvrait devant les voyageurs était coupée de torrents rapides, interrompue par de vastes promontoires d’une escalade difficile, habitée de populations guerrières très disposées à rançonner les passants. Pratiquement cette série de défilés sinueux, qui se prolongent sur un espace de 800 kilomètres entre les déserts transcaspiens et les plaines de la Transcaucasie, reste fermée aux émigrations ethniques : malgré l’apparence que cette corniche du littoral prend sur la carte, il ne faut point la considérer comme formant une voie historique de signification majeure. Presque tous les étrangers qui s’aventurèrent sur ce rivage furent obligés de s’arrêter en route, soit pour combattre les montagnards du pays de Ghilan et chercher à s’emparer du sol sur lequel ils s’étaient hasardés, soit pour franchir la chaîne de l’Elburz et rejoindre, sur le versant opposé, la grande route des nations qui longe la face méridionale des monts.

A l’est de la Caspienne, la voie médiane de l’Asie se bifurque : une moitié suit la base méridionale du Caucase iranien, tandis que l’autre descend au nord dans les plaines. En cet endroit, les cassures des monts donnent accès à plusieurs sentiers qui se dirigent vers l’angle sud-oriental de la mer et vers le cours inférieur de la rivière Gurgen. Le point géographique occupé actuellement par la « Ville des Etoiles » ou la « Ville des Mulets » — Astrabad ou Asterabad — est un lieu historique par excellence, où devait naître une station de caravanes, où elle devait renaître aussitôt après le passage destructeur d’un conquérant. On essaya naturellement de fortifier l’entrée de l’escalier des monts, et l’on voit encore au delà du Gurgen les traces d’une muraille qui, partant des bords de la Caspienne, se prolonge au loin dans le désert et que les indigènes attribuent au héros légendaire, Alexandre aux deux Cornes. La persistance même de ce nom de Gurgen ou « des Loups » appliqué à un faible cours d’eau, souvent presque tari, prouve l’importance capitale qu’eurent ces points stratégiques, car le Gurgen n’est autre que le Hirkhan, dont le nom fut donné à toute l’Hirkhanie (Hyrkania), c’est-à-dire aux régions qui s’étendent de l’Inde à la Caspienne ou « mer d’Hyrcanie ».

D’après une photographie de J. de Morgan (Mission archéologique en Perse).
pont de leïs sur le kyzil-uzen (ghilan).


Toutefois, les portes historiques ouvertes à travers cette partie du diaphragme de l’Asie n’ont qu’une valeur secondaire. Les seuils du Gurgen mènent à des espaces déserts ou faiblement peuplés qui, pendant la période connue de nous, furent presque toujours occupés par des pillards. Les chemins latéraux, à droite, à gauche, sont dangereux ou du moins pénibles à parcourir. A droite, c’est-à-dire vers l’est, les montagnes auxquelles on peut donner le nom d’ensemble de Caucase iranien ou de Caucase des Turkmènes se profilent en plusieurs arêtes parallèles, qu’il faut contourner au nord par une succession d’étapes coïncidant avec les oasis ou du moins les terres humides situées à l’extrémité septentrionale des vallées. Pareil voyage était beaucoup plus long et en outre plus périlleux que le parcours de la route méridionale, longeant sur le plateau d’Iran la base des arêtes bordières. Le lieu de passage par excellence entre les deux versants du diaphragme asiatique devait donc se trouver à l’endroit où les deux fleuves parallèles, dits aujourd’hui le Murgh-ab et le Heri-rud, traversent de part en part les arêtes du Paropamisus. Là des vallées fertiles occupent les deux versants, et deux cités qui, depuis, furent parmi les plus populeuses de la Terre, d’un côté Herat, de l’autre Merv, purent prendre naissance. Là les traversées de sables infertiles sont beaucoup moins longues que dans les autres régions bordières de l’Iranie, et même l’on peut, en se dirigeant au nord-ouest, gagner le cours de l’Oxus et ses campagnes riveraines par des contrées qu’arrosent des gaves abondants, descendus des montagnes voisines. En cet endroit, tout le système du relief asiatique se trouve évidé comme par un vaste golfe où les populations se sont massées en nombre et où, de temps en temps, la pression des migrations et des conquérants a dû refouler les habitants de l’autre côté des montagnes : là se dessine la grande courbe du chemin naturel de l’Asie médiane. L’étude de l’Ancien Monde dans son ensemble relativement à l’Iran nous montre d’une manière évidente l’importance capitale de cette route historique de la Perse comme tronc commun des principales voies géographiques que nous allons énumérer.

Le continent d’Afrique n’avait jadis de rapports avec l’Asie que par ses côtes nord-orientales et par le pays des Hymiarites à l’entrée de la mer Rouge : c’est donc par l’isthme de Suez ou par le détroit de Bab-el-Mandeb que l’influence africaine devait se propager jusqu’à l’Iran, en passant par le bassin de l’Euphrate. Les contrées méditerranéennes, prolongeant leur axe vers l’île de Cypre et le golfe d’Alexandrette, pointaient également vers le haut Euphrate et les plateaux iraniens. La mer Noire, où venaient aboutir les voies de l’Europe entière par le Don, le Dniepr, le Dniestr, le Danube, est bordée de chemins dont la ligne de convergence atteint le socle persan par la Transcaucasie et les seuils voisins de l’Ararat. Enfin, des chemins rayonnent de la Perse vers toutes les contrées de l’Orient : l’un en contournant la base orientale des grands plateaux pamiriens pour gagner la porte de la Dsungarie, et tous les autres par les défilés et les seuils des hautes terres de l’Asie centrale : ce sont les routes par lesquelles, de toute antiquité, se fit, avec l’Extrême Orient, le précieux trafic du jade et autres substances de grande valeur sous un faible volume. Et toute cette immense ramure des voies historiques, se développant de l’est à l’ouest à travers le monde, avait un passage commun suivant comme un fil conducteur le versant méridional des monts de la Caspienne, sur le socle iranien.

N° 56. Routes du plateau d’Iranie.

On le voit, les terres du plateau persan sont incontestablement devenues, par le fait même de leur relief géographique, un chemin nécessaire de la civilisation qui se propage d’un bout du monde à l’autre, mais on pourrait croire que d’autres régions offrent des avantages analogues dans les pays du Nord où s’étendent des plaines infinies souvent parcourues dans tous les sens pendant le cours des âges par des peuples migrateurs. Il est vrai, les exodes, les magnifiques chevauchées sont encore bien autrement faciles que sur le plateau d’Iran dans les terres d’en bas, steppes ou déserts de la Dsungarie, de la Sibérie et de la Russie orientale, mais ces régions n’étaient guère habitées que par des nomades dont l’état de culture ne pouvait facilement se modifier à cause de la grande uniformité des conditions de la vie. Les envahisseurs venus de l’Est ou de l’Ouest s’y perdaient comme dans une mer ; d’un côté à l’autre de l’immense plaine, le déplacement des nations s’accomplissait sans que leur civilisation eût été changée ; sortis nomades et incultes des portes de la Dsungarie, ils se présentaient à celles des Carpates avec des mœurs identiques : la secousse morale qui devait opérer une révolution dans leur existence ne se produisait qu’à des milliers de kilomètres de leur pays d’origine.

Il en était tout autrement, nous l’avons vu, sur les hautes terres de l’Iran, grâce au contraste que ce pays présente avec toutes les régions circonvoisines. Que les émigrants vinssent des plaines de la Mésopotamie ou des vallées caucasiennes, des sables du Turkestan ou du bassin de l’Indus, ils se trouvaient par cela même transportés en un milieu tout nouveau, et le chemin qui leur était tracé d’avance leur offrait l’occasion d’apprendre, de se transformer même sous l’influence d’une civilisation différente de la leur. On peut comparer la voie septentrionale de la Perse, entre Meched et Hamadan, à une espèce de laminoir dans lequel les populations ont soumis leurs idées et leurs mœurs, comme des métaux ductiles, à une élaboration nouvelle, de sorte que, entrés barbares dans le pays, ils en partaient initiés à un degré supérieur de civilisation. De là l’importance capitale de la Perse dans l’ensemble de l’histoire humaine ! Ce n’est pas sans raison que tous les peuples occidentaux et orientaux, Européens, Américains, Hindous, Chinois, regardent vers les contrées de l’Iran comme vers un pays d’ancêtres. Les légendes qui montrent les premiers hommes descendant de ces monts ont un fond de vérité.

Au Nord du diaphragme qui relie l’Elburz au Pamir et dont les chaînons intermédiaires portent différents noms souvent employés dans un sens peu précis : Monts du Bord, Caucase iranien, seuil des Turkmènes, montagnes du Khorassan, Paropamisus, Hindu-kuch, les bassins fluviaux, que forment les glaces et les eaux descendues du versant occidental des énormes massifs, plateaux et montagnes du Tian-chan et des Pamir, constituent les contrées les plus avancées vers l’est qui, de ce côté du monde, aient reçu des populations civilisées. Même à l’époque où l’eau y était plus abondante, ces territoires restaient « imparfaits », pourrait-on dire, en comparaison de la Mésopotamie ; ils étaient jusqu’à un certain point des ébauches incomplètes de la nature, puisque des montagnes et des déserts les privaient de leurs relations normales avec le reste de l’Ancien Monde.

N° 57. Pays des Turkmènes.


Limitées au nord, au nord-ouest et à l’ouest par les régions sableuses ou argileuses de parcours difficile, ces contrées se rattachent pourtant aux campagnes du sud par les vallées herbeuses des monts intermédiaires. Elles peuvent être considérées comme des ganglions qui se succèdent sur un filet nerveux, se développant en sinuosités à la base des plateaux, traversant le diaphragme montagneux de l’Asie pour passer des plaines sibériennes dans la dépression de la Perse septentrionale et descendre à l’ouest vers le bassin commun du Tigre et de l’Euphrate. Certes les terres qu’arrosent le Sir et l’Amu ne sont pas un centre de convergence pour les voies historiques comme l’est Babylone, par exemple, où aboutissent les voies de l’Arabie et de l’Afrique, de la Phénicie et de l’Asie Mineure, des pays de la Méditerranée et de la mer Noire, du Caucase et de toutes les contrées de l’Hyrcanie lointaine, de l’Iran et de l’Inde ; toutefois, on y reconnaît des nœuds de ramifications secondaires, ayant aussi une importance fort grande dans l’économie générale du monde, puisque ces vallées sont traversées par des chemins de commerce, mettant l’Orient en communication avec l’Occident.

Un premier bassin fluvial, très septentrional, celui du Tchu, emmène le trop plein de l’Issik-kul, ou « lac Chaud ». Il mérite à peine d’être mentionné comme lieu de séjour, n’étant, pour ainsi dire, qu’une indication géographique, un trait d’attente : ses eaux sont bues par les sables, et le désert y pénètre, ne laissant aux agriculteurs, c’est-à-dire aux civilisés, qu’un espace trop étroit.

La zone de peuplement ne commence qu’avec le Iaxartes des Grecs, le Silis des anciens Scythes, connu de nos jours sous le nom de Sîr ou Sîr-daria. Ce premier fleuve est moins riche que son rival du sud en relations naturelles avec le reste du continent. Né dans le cœur même du Tian-chan, il parcourt par ses affluents supérieurs des combes neigeuses et de sauvages défilés : la contrée appartient à un climat trop rigoureux pour que la population ne soit pas très clairsemée et puisse avoir d’autre industrie que le soin des troupeaux. L’agriculture, condition première de la civilisation, n’est possible que dans la plaine de Ferghana, ancien lac au alluvions horizontales, parfaitement arrosée par les eaux abondantes du Sîr et de ses affluents nombreux. Ce bassin est une autre Lombardie par la beauté et la variété de ses cultures, par la magnificence de ses horizons de montagnes qui limitent les cultures au nord et au sud, comme d’autres Alpes et d’autres Apennins. Le pays, l’un des plus charmants du monde, renommé dans les contrées de civilisation iranienne par la douceur et la clarté tranquille de son atmosphère, est « tout bleu », dit le voyageur Ujfalvy, délicieusement nuancé d’une teinte de turquoise : le ciel est bleu ; de même l’eau des lacs et des ruisseaux, le plumage des corbeaux et des merles, les pierres des champs et les murs des édifices.

N° 58. Montagnes et Territoires de l’Asie centrale.


Mais cette magnifique plaine n’a pu acquérir autrefois grande valeur dans l’histoire parce qu’elle est de proportions relativement étroites et que ses cultures, brusquement arrêtées du côté de l’ouest par les vastes solitudes, ne se rattachèrent facilement au reste du monde que dans les temps modernes, grâce à l’invention de communications rapides. La puissance des Iraniens, et plus tard celle des Grecs, ne dépassa point cette haute vallée du Sîr, d’où partait, à travers les montagnes, le « chemin de la Soie » pratiqué par les marchands vers la Chine lointaine. C’est près de l’endroit où s’élève actuellement la cité de Khodjend que se trouvait l’avant-poste des Persans, dont le nom Kyra fut interprété comme se rapportant au fondateur légendaire de l’empire et que les Grecs traduisirent par l’appellation de Cyropolis. Non loin de là, mais plus au nord, les Macédoniens bâtirent « Alexandria la plus lointaine » — Alexandreia ê eskhatê.

Presque immédiatement en aval de ce point, aussitôt après le confluent du fleuve et des tributaires qui arrosent Tachkent et ses environs, le désert commence : le Sîr a déjà perdu dans les canaux d’irrigation une grande partie de l’eau que lui avaient fournie les glaciers ; les rivières qui se dirigent vers lui ont tari avant d’atteindre son courant, et les sables poussés par le vent le forcent à changer fréquemment de direction, à s’appauvrir encore en laissant ça et là dans les plaines des flaques marécageuses. Au delà, le fleuve, qui serpente au nord-ouest jusqu’à la mer d’Aral, ne pourrait arroser à droite et à gauche qu’un étroit ruban de verdure, zone insuffisante pour que des populations agricoles s’y établissent en un mur vivant, impénétrable aux pillards turkmènes du steppe : c’est ainsi que la belle Lombardie asiatique a été privée de toutes relations directes avec les contrées d’outre-Caspienne et que la civilisation a dû s’y atrophier sur place par manque d’échanges intellectuels.

Le bassin de l’Oxus ou Amu-daria, situé sous un climat plus méridional et plus généreux, à cinq ou six cents kilomètres plus près de l’équateur, beaucoup plus riche en eaux vives et jouissant par les cols du Paropamisus de communications naturelles plus directes avec l’Inde et l’Iran, eut par conséquent une histoire plus active, une vie plus intense que le pays de Ferghana. Des dizaines de millions d’hommes pourraient vivre à l’aise dans ce large bassin parfaitement arrosé en toute son étendue, et, d’après les légendes aussi bien que d’après les traditions, la population fut en effet extrêmement dense en cette région. La partie la plus riche de ce territoire constituait la fameuse Bactriane, dont la cité principale — Τὰ Βἀϰρα — presque identique de nom à celui de Bakhtyari des montagnes iraniennes, indique probablement une étape des émigrants qui partirent de ce pays pour coloniser la Chine sous la conduite d’un Nakhonte, devenu plus tard, dit-on, l’empereur Chi-Hoangti[13].

N° 59. Relief de l’Asie centrale.


La légende nous montre le fabuleux Zoroastre prêchant à ses premiers disciples dans la Bactriane ; plus tard ce pays devint aussi un foyer de propagande bouddhique, pour se faire ensuite, sous la domination des Séleucides et de leurs successeurs indépendants, le centre du mouvement hellénique dans l’Asie centrale. Dans le Vendidâd, le nom de Bactres, Bâkhdi, « le pays des Hauts Etendards », est une expression symbolique de la royauté et de la puissance guerrière[14].

Au nord de la Bactriane, sur le versant opposé de la vallée de l’Oxus, naquirent d’autres cités importantes : telle, dans la Sogdiane, Marcanda (Samarkand), qu’entourait un mur de 13 kilomètres à l’époque d’Alexandre et qui devait être un jour la somptueuse capitale de Tamerlan. A l’ouest de la Bactriane et de la Sogdiane, la Margiane, c’est-à-dire la féconde vallée du Margos ou Murghab, et la Kharezmie, autrement dit les « Pays-Bas » que forme le delta de l’Oxus, devaient également prendre une grande importance par leurs produits et leur civilisation, grâce à leur extrême abondance d’eau. Surtout la Margiane, la « terre la plus fertile du monde », où l’un des Séleucides avait fait bâtir à sa gloire la cité d’Antioche margienne, entourée, dit-on, elle et ses jardins, d’un mur de 275 kilomètres en circonférence, acquit une valeur considérable dans l’économie de l’ancien Iran, par le fait de sa position dans l’échancrure du Paropamisus, à un endroit qui est un rendez-vous naturel pour le commerce et pour les peuples en marche. La rivière qui arrose les cultures de cette Antioche ancienne, la Merv moderne, provient d’une brèche basse des monts, et, plus à l’ouest, une autre rivière parallèle à la première perce complètement la chaîne, ouvrant ainsi comme une grande porte, où les Macédoniens ne pouvaient manquer de bâtir une Alexandrie, cité militaire qui est depuis longtemps fameuse sous le nom de Herat et que l’on désigne fréquemment comme la « clef de l’Inde ».

Et pourtant ces régions qui eurent leur période de grande prospérité sont devenues des solitudes dans presque toute leur étendue. Il est vrai, « la guerre a passé là » ; mais la contrée eût pu refleurir comme ont repris tant d’autres régions dévastées, si les contrées du haut Iaxartes, du haut Oxus, du Sogd, du Margos n’avaient été pour ainsi dire « en l’air », aventurées au milieu de nomades, ennemis héréditaires de l’agriculture, entre des montagnes, des plateaux difficiles à franchir et des solitudes désertes plus redoutables encore, puisqu’elles interrompent toute communication avec d’autres pays civilisés. Du côté de l’Orient, la Bactriane, dominée par les escarpements des Pamir, ne peut communiquer, pendant quelques mois de l’année, avec les versants de la Kachgarie que par des gorges neigeuses, accessibles seulement aux bergers et aux intrépides marchands qui les accompagnent.

N° 60. Iranie extérieure.
L’ancien nom Alexandreia accolé à Merv devrait se trouver en apposition à Herat. La Kharezmie est le pays que traverse l’Amu-daria au nord-ouest de la carte.

A l’ouest et au sud, la seule voie naturelle qui rattache la vallée de l’Oxus et les pays de l’Iran extérieur à l’Iran intérieur et au reste du monde est la route qui, passant au sud du diaphragme asiatique ou Paropamisus, rejoint l’Arménie et la Babylonie par la Perse et la Médie. On pourrait comparer cette voie à un mince fil reliant la Bactriane aux rivages de la Méditerranée et à l’Europe. Tant que ce fil était respecté, l’Iran extérieur, les pays de l’Oxus et du Iaxartes se maintenaient en relations de culture et de progrès avec le monde occidental ; mais que le fil fût coupé par des faits de guerre ou par d’autres événements, les pays extérieurs retombaient dans un état de barbarie relative.

En effet, il ressort de l’étude comparée des peuples que, pendant toutes les périodes de sa prospérité ou du moins de sa puissance politique, la Bactriane fut en libres relations de commerce, ou même en union d’Etat avec les contrées d’outre-versant. Ainsi, durant les âges de la protohistoire, lorsque la foi et le culte qui nous semblent, à nous modernes, constituer la religion aryenne par excellence, le mazdéisme, prenaient leur origine dans le bassin de l’Oxus, les Aryens, considérés non comme ancêtres d’une race « indo-européenne » embrassant une moitié du monde, mais comme peuple parlant une langue apparentée à nos idiomes de filiation présanscrite, paraissent avoir dominé sur les hautes terres de l’Asie, des pentes du Tian-chan et des Pamir à celles des montagnes de l’Azerbeïdjan et aux rives de la Caspienne. « Le cœur de l’Iran originel, c’était Balkh », dit Gobineau[15].

Après cette période, pendant laquelle Bactres exerça peut-être une certaine hégémonie sur les populations de même race habitant le revers méridional des monts, elle leur resta longtemps associée dans l’heur et dans le malheur, puisqu’elle tomba successivement sous la domination des Mèdes, des Perses, des Macédoniens et des Grecs séleucides. Ensuite, lorsque la force initiale ayant son point d’appui sur les bords de la Méditerranée se fut presque entièrement dépensée et que les successeurs directs d’Alexandre durent abandonner les provinces orientales de leur empire, l’Etat grec indépendant qui se constitua dans la Bactriane continua d’être en relations avec les Parthes du Sud et même avec les habitants de l’Inde : un des monarques de la contrée, Demetrius, qui vivait il y a près de vingt et un siècles, fut connu sous le titre de « roi des Indiens ». Bien plus, la force d’impulsion donnée à la Bactriane par les populations civilisées venues de l’Occident avait fait de ce pays un lieu d’étape entre la Méditerranée et le fleuve Jaune. A l’époque où la Bactriane hellénisée était devenue le centre de la culture dans l’Asie centrale, les Chinois, qui avaient reçu leurs sciences et leurs arts d’immigrants venus antérieurement du même pays, se trouvaient en communications fréquentes à travers le continent avec les populations du versant opposé[16]. Les deux provinces de Bactriane et de Sogdiane étaient désignées par eux sous le nom de grande Yavanie ou de « grande Grèce », semblable à celui que les Romains des mêmes siècles donnaient à la partie méridionale de l’Italie.

D’après une photographie

vue de samarkand


Même, pendant un certain temps, ce bassin du haut Oxus, connu par l’appellation de Tchin ou Samokien — c’est-à-dire Samarkand, — fut une dépendance de l’Empire du Milieu. Elle était alors un foyer de propagande bouddhique comme elle avait été, plus de mille ans auparavant, le centre des missions mazdéennes et comme elle devint plus tard l’une des grandes écoles du mahométisme.

L’isolement qui se fit dans la Bactriane, entre les temps helléniques et les siècles de l’Islam, provient moins de la nature, qui avait cependant dressé le rempart du Paropamisus, que des invasions ethniques vomies par les régions septentrionales. Largement ouvertes du côté du nord et du nord-ouest par les steppes des nomades, les campagnes du Iaxartes et de l’Oxus devaient être d’autant plus menacées qu’elles étaient mieux cultivées et parsemées de cités plus riches. Les hordes de pillards, guettant aux abords des colonies avancées et dans les défilés des montagnes, saisissaient la première occasion pour se ruer sur les contrées que leur livraient soit la guerre intestine, soit la trahison d’un ambitieux ou tout autre événement. Plus les incursions se répétaient, et plus changeait la proportion des races, les envahisseurs prenant en maints endroits la place des anciens résidants, exterminés ou refoulés vers les hautes vallées. À la fin, l’élément aryen, trop affaibli pour résister, se trouva rompu en maints endroits, le long des pentes de l’Hindu-kuch, ou ne put se maintenir dans certaines villes que toléré, asservi, souvent à condition d’abandonner sa langue et ses dieux. Ainsi des Turcs et des Mongols, connus sous divers noms : Turkmènes ou Turcomans, Kirghiz, Kara-Kalpak, Kaïzak, Burut, Uzbeg, occupent la plus grande partie du double bassin du Iaxartes et de l’Oxus, mêlés aux Sartes, c’est-à-dire aux gens de race croisée, chez lesquels l’élément aryen se trouve encore représenté.

Les seuls parents rapprochés des Iraniens du plateau méridional sont les Tadjik, c’est-à-dire les « Couronnés » des villes et de la Bactriane orientale, dans le voisinage des monts. Encore leur type est-il assez impur et leur langue fortement mélangée de paroles et de tournures turques et mongoles. À l’arrivée des Russes dans la Turkménie, il n’y avait plus de groupes strictement aryens que dans les combes des hautes montagnes, sur le versant occidental des Pamir, dans le Karategin, le Darvaz, le Badakchan.

Par leurs invasions dans les terres aryennes des deux fleuves aralocaspiens, les peuples nomades venus des régions septentrionales avaient doublement contribué à transformer la nature de la contrée au point de vue du sol et du climat, d’abord par la dévastation brutale, la destruction des jardins, des bois et des forêts, puis par le changement de régime, par la substitution des mœurs pastorales à celles des agriculteurs. Ils comblèrent les canaux ou du moins les laissèrent s’envaser : au lieu de régler le débit des fleuves, ils aidèrent, par le piétinement du bétail sur les rives, à en faire une succession de marais, de coulées irrégulières. Ils agrandirent ainsi le steppe, peut-être d’accord avec les variations du climat, et donnèrent un sens géographique plus précis à ce nom de « Touran », que, depuis la plus haute antiquité, on aime à faire contraster avec celui d’Iran. Entre les deux régions que sépare la chaîne du diaphragme asiatique, à l’est de la Caspienne, partout se maintient l’opposition de la plaine et du plateau, et, dans une forte mesure, celle des peuples sédentaires et pacifiques, des hordes nomades et guerrières.

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse)

le village d’ask et la vallée du lar
(Vue prise du plateau de Rehne)
Type de village perse des montagnes.


Le plateau de l’Iran, que les divers chaînes et massifs du Caucase indien et de ses prolongements occidentaux séparent de la Bactriane, de la Margiane, des solitudes du Touran et de la Caspienne ou mer d’Hyrcanie, se décompose en deux grandes régions naturelles : à l’ouest, l’Iranie proprement dite ; à l’est, les diverses contrées qui furent autrefois dénommées : Axachosie, Drangiane, Gédrosie, et que l’on désigne actuellement sous les noms d’Afghanistan et de Balutchistan. La région orientale, dont les vallées s’entre-croisent avec celles de la Bactriane, est à peu près de même étendue que celle de l’Occident, mais elle en diffère par la nature du sol, qui présente dans son ensemble une variété de relief beaucoup plus considérable, une structure plus complexe, et par conséquent plus favorable à la conservation des diversités ethniques.

Ces deux moitiés du plateau iranien présentent une certaine analogie de traits : l’une et l’autre sont entourées de montagnes bordières, aux massifs nombreux, aux remparts divergents ou parallèles ; l’une et l’autre sont creusées vers le milieu d’une cavité vers laquelle les eaux du versant intérieur se dirigent ou se dirigeaient avant la dessiccation partielle de la contrée. Cependant il existe un contraste dans l’orientation des pentes : tandis que l’inclinaison générale du plateau occidental est toute dans le sens du nord-ouest au sud-est, elle est indiquée du nord-est au sud-ouest dans la région orientale. Les enceintes de montagnes et la disposition géographique de leurs pentes s’inclinant longuement vers une cuvette médiane devaient déterminer une ressemblance correspondante dans la vie des populations résidantes. Quelques-unes d’entre elles se trouvaient complètement enfermées, et celles qui avaient de par la nature leurs libres communications avec l’extérieur étaient néanmoins en grande majorité entraînées par la pente du sol et la direction des eaux vers l’intérieur du pays : la formation de tribus distinctes, de nationalités à limites ethniques précises, fut ainsi favorisée ; des pays aux contours bien arrêtés sont la première condition du patriotisme primitif.

escalier souterrain conduisant a un point d’eau
d. Terres rejetées par les travaux de fonçage. p. Puits. E. Escalier.

La rareté des pluies et des eaux courantes a rendu les habitants de la contrée extrêmement industrieux pour la recherche et la conservation des eaux souterraines. En aucune région de l’iranie on n’est plus habile pour la divination des sources profondes et pour la construction des karez, ces canaux, appelés kanât dans la Perse proprement dite, qui se poursuivent le long des pentes à quelques mètres au-dessous du sol. La déclivité est parfaitement ménagée de manière à faciliter le cours de l’eau, mais sans qu’une trop grande vitesse de flot produise des érosions. Villes et villages s’alignent le long de ces artères vivifiantes. Certains karez ont été taillés en galerie dans la roche dure, d’autres passent en siphon sous des ravins. Un de ces canaux, dans la vallée du Bori, du Balutchistan actuel, a été creusé au-dessous d’un lit de torrent large de 90 mètres, où le courant descend, après les pluies, en une nappe d’un mètre et demi de profondeur et avec une vitesse de 9 kilomètres à l’heure[17].

Actuellement le gros de la population qui habite les contrées dites Afghanistan et Balutchistan est composé d’éléments aryens par le type, le langage et le mode, de penser ; même des coutumes religieuses analogues à celles des Kafir et des Galtcha transparaissent à travers les pratiques nouvelles chez de nombreuses tribus afghanes converties à l’Islam.

D’après un levé effectué en Azerbeïdjan par J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).

canaux d’irrigation (Plan et coupe)
A, a, b, d, e, f, g, k. Puits. D, J, H. Sol irrigué.
C, E. Orifice du canal. B, R, S. Boche et bon sol.


Il n’est pas douteux qu’aux origines de l’histoire écrite, les résidants de cette partie du plateau aryen aient été beaucoup plus purs de race, car on trouve, parmi les habitants actuels, des Mongols de diverses nations ainsi que des sémites juifs et arabes, que l’on sait descendre de conquérants et d’immigrants venus pendant les vingt-cinq derniers siècles. Ainsi, quoique l’ensemble du territoire, avec ses deux murailles bastionnées du nord et de l’est, l’Océan qui le limite au sud, et les déserts, les saillies de montagnes qui le séparent de la Perse, soit comparable à une sorte de place d’armes enfermant un grand nombre de forts détachés où les tribus peuvent longtemps sauvegarder leur indépendance, il existe pourtant des brèches larges et profondes qui laissent pénétrer de nouveaux venus sur le plateau. La plus importante de ces ouvertures est celle qui fait communiquer l’angle nord-occidental de l’Afghanistan actuel, c’est-à-dire la vallée du Heri-rud, avec les plaines situées au nord du Paropamisus. En cette région, plusieurs chemins s’ouvrent de l’un à l’autre versant, et chacun eut son importance historique. D’abord, il serait facile d’emprunter le lit souvent à sec ou les bords mêmes de la rivière : en aval des campagnes où s’élève la cité de Herat, à environ 900 mètres d’altitude, on n’aurait qu’à suivre le cours du Heri-rud pour entrer dans la série de défilés qui coupe complètement en deux le diaphragme du Caucase indien, et l’on finirait ainsi par gagner la grande plaine où se ramifient les canaux d’irrigation du Tedjen ; mais les cluses dans lesquelles s’engage la rivière, et parfois la violence de ses crues, ont empêché les migrateurs et les marchands de suivre cette route, et toujours ils préfèrent franchir plus à l’est l’un des cols qui s’ouvrent à travers le prolongement de l’Hindu-kuch qui a gardé plus spécifiquement le nom de Paropamisus. Une autre voie, qui unit par la ligne la plus droite les deux bassins de Merv et de Herat, s’élève à 1 536 mètres, faible altitude en comparaison de toutes celles qui se succèdent plus à l’est, jusqu’à des milliers de kilomètres. Mais entre cette route directe et la vallée du Heri-rud, les voyageurs connaissent plusieurs passages faciles traversant les montagnes dites actuellement de Barkhut, et l’un d’eux, le seuil de Khombu, haut de 945 mètres, n’a pas même 300 mètres de saillie au-dessus des plaines sous-jacentes, au nord et au sud[18].

Les communications naturelles sont donc faciles de l’un à l’autre versant du Paropamisus. Mais ce qui donne aux nombreuses portes de la montagne une importance exceptionnelle dans l’histoire des nations est que ces divers chemins, convergeant dans le bassin de Herat, se continuent par une large avenue traversant en une vaste courbe toute l’Arianie orientale pour mettre en relations géographiques les plaines de l’Oxus et celles que traversent les Sept rivières. Il est vrai que directement au sud de Herat se profile une chaîne dont les brèches ont encore 2 000 mètres d’élévation, mais vers l’ouest cette arête s’abaisse rapidement, et l’on peut la contourner et se diriger au sud à travers une région aux molles ondulations de terrain qui se maintiennent à des hauteurs de 1 000 à 1 200 mètres et où l’on pourrait sans peine voyager dans une voiture à quatre chevaux[19].

N° 61. Brèches de Herat.

Cette route naturelle, suivant dans presque toute son étendue des vallées dont les eaux se déversent dans la profonde dépression de la Drangiane, le Seïstan actuel, aboutit, près des montagnes qui dominent les plaines de l’Indus, à un centre de vie analogue à celui de Herat : c’est l’endroit où s’élève actuellement la cité de Kandahar, dont la légende raconte, comme de Herat et de plusieurs villes de l’Asie, qu’elle fut fondée soit par le premier homme, soit par l’un des siens. Le sens vrai de ce récit est qu’en ces endroits où se rencontrent forcément de grands courants historiques, des agglomérats urbains durent se former en grand nombre dès que les nations se mirent en mouvement.

D’après une photographie.
campement turcoman aux environs de samarkand

Mais cette route si commode, ouverte des rives caspiennes à celles de la mer des Indes, a pour point de départ à son extrémité septentrionale la région presque déserte que parcourent les nomades autour des oasis de la Margiane, puis, après avoir décrit son énorme courbe dans la partie la moins populeuse du pays afghan, elle aboutit directement par les brèches du Suleïman-dagh aux plaines les plus brûlantes et les moins habitées de celles où serpente l’Indus. Par cette voie longue et détournée, l’appel réciproque des peuples n’avait qu’une faible tension ; souvent l’étincelle électrique ne pouvait jaillir à cause de la distance. C’est beaucoup plus à l’est et au nord du chemin de Merv à Kandahar que devait se produire Le rapprochement le plus énergique entre les foules humaines, car en ce lieu la largeur du plateau de séparation entre les campagnes de l’Oxus et celles des Sept rivières ne dépasse guère 300 kilomètres en droite ligne, et les deux points extrêmes, de départ et d’arrivée, se trouvent en des contrées populeuses.

N° 62. Diaphragme montagneux entre la Bactriane et le Pendjab.

Jadis des millions d’hommes se pressaient dans la Bactriane ; d’autre part, l’angle nord-occidental de la péninsule hindoue contient une population qui paraît avoir toujours été assez dense et qui se continue à l’est par des foules agricoles en nombre prodigieux ; enfin une vallée, s’élargissant de distance en distance pour former de petits bassins, offre un chemin facile sur une grande partie de l’espace montagneux intermédiaire : c’est celle de l’ancien Cophen, le cours d’eau dit actuellement rivière de Kabul.

Les forces d’attraction que les deux contrées de la Bactriane et de la plaine hindoue exerçaient l’une sur l’autre, sur les marchands, les missionnaires, les guerriers, devaient donc déterminer la fréquentation des sentiers de montagnes les plus faciles. Dans cette partie de la haute arête de l’Indu-kuch, plusieurs chemins se présentent, mais, de tous, les plus faciles sont ceux qui, passant par les brèches de Karakotal, et de Bamian, franchissent la grande chaîne à des hauteurs diverses, entre 3 000 et 4 000 mètres, soit pour descendre directement par la vallée d’un affluent du Kabul, soit pour gagner cette rivière elle-même dans sa longue coulière granitique. Un autre col de la même cassure des monts permet de prendre une route latérale se dirigeant au sud-ouest vers le Seïstan et la Perse : c’est la fourche dite actuellement Hadji-kak ou « Pas des pèlerins », nom qui rappelle les caravanes de musulmans en marche vers les villes saintes de la Mésopotamie et du littoral de la mer Rouge. Ainsi cet ensemble de brèches constitue un centre vital de la plus haute importance historique ; peut-être n’en est-il pas dans le monde qui puisse lui être comparé. Des villes puissantes ne pouvaient manquer d’être fondées de part et d’autre aux abords de ces passages de tout temps utilisés par les voyageurs pacifiques et convoités par les conquérants. C’est par là, sans nul doute, qu’à l’aurore de notre histoire, s’établit le va-et-vient des peuples de langue aryenne entre les deux versants du Caucase indien.

En dehors de ces voies historiques et de leurs abords, les contrées de l’ancienne Arachosie sont disposées de manière à protéger contre tout changement les populations résidantes. Les massifs de montagnes, constituant autant de domaines séparés, favorisent la conservation des régimes anciens, le maintien des mœurs primitives ; sans doute, mainte et mainte peuplade des lieux écartés restèrent aux mêmes endroits, dans les mêmes conditions de vie, pendant les âges antiques aussi bien que durant les siècles qui succédèrent à l’expédition d’Alexandre. La Drangiane, à mi-distance de la montagne et de la plaine brûlée, est un lieu de repos où pourtant la proximité des grandes routes de passage et des centres de civilisation dut permettre à la culture de pénétrer et de se développer sous une forme originale.

N° 63. Col de Bamian.
Il est à peine besoin de faire remarquer les divergences que présentent les cartes n° 62 et n° 63, établies d’après des documents différents.


L’histoire ancienne de ce pays est encore à étudier.

Dans les régions méridionales qui s’étendent au sud de la dépression où coule le fleuve Helmend et où dorment les lacs salés du Seïstan, d’autres régions montueuses sont également habitées par des tribus sédentaires, que protègent, comme les murs d’une citadelle, les âpres rochers de leur enceinte. Mais là s’arrête la ressemblance des milieux. D’abord ces massifs sont notablement moins élevés en moyenne que les monts détachés du formidable rempart de l’Hindu-kuch et, par suite de leur orientation, offrent beaucoup moins de retraites favorables. Puis, situés sous un climat différent, très sec, aux pluies irrégulières et rarement suffisantes, ces monts ne laissent pas germer de végétation assez abondante pour que les habitants de la contrée puissent compter sur des récoltes annuelles et souvent le manque de ressources les force à l’immigration partielle ou collective, pacifique ou guerrière. D’autre part, l’attaque de leurs réduits est facilitée par l’existence de nombreuses plaines intermédiaires se ramifiant en larges allées à travers tout le territoire de l’ancien Kadru, « le pays des Bruns », ainsi nommé de la couleur de ses habitants, les Brahni, les « Ethiopiens » d’Hérodote[20]. Les Grecs ont changé le nom de Kadru en celui de Gédrosie : c’est le Balutchistan actuel.

Naturellement les riverains de la mer des Indes et du golfe Persique devaient chercher à établir un trafic régulier et des communications fréquentes le long du littoral. Cette voie, l’histoire nous le dit, fut en effet pratiquée, non seulement par de faibles caravanes, mais aussi par des armées : toutefois le manque d’eau dans les ouadi de la côte, le petit nombre des habitants, les dangers de la soif et de la faim ont souvent éloigné les marchands et les guerriers de cette route naturelle qui d’ailleurs ne présente pas d’obstacles matériels ; ce ne sont pas les rochers, mais les sables arides qui ont fait de la Gédrosie une région de souffrance et d’effroi pour les voyageurs. Les incursions de pillards, apparaissant soudain comme des volées de corbeaux, sont également à craindre en ce pays brûlé.

De tout temps la route maritime, des ports voisins de l’Indus à ceux du golfe Persique, fut plus fréquentée que la route de terre et les quelques villes qui se montrent de distance en distance sur la côte doivent surtout aux visites des navires de cabotage leur importance relative et leur population.

L’étude des éléments ethniques réunis entre les Pamir et la Potamie montre dès l’origine de l’histoire trois races juxtaposées : Sémites, Aryens et — ardente controverse linguistique[21] — « Touraniens ». Les premiers s’arrêtaient au pied du Zagros, les deux derniers se disputaient la possession du plateau sans qu’on puisse dire qui en avaient été les premiers occupants.

N° 64. Seïstan ou Drangiane.
La forme et l’étendue des lacs salés où aboutissent l’Helmend et les autres rivières du Seïstan sont soumises à des variations continuelles.


Les « Touraniens anciens » dont il s’agit ici, et dont la parenté avec les Touraniens Altaïens (Tartares, Mongols, Turcs, Hongrois, Finnois) n’est que matière à conjectures, étaient probablement entrés dans le pays par l’angle sud-oriental de la Caspienne, puis, escaladant le plateau d’Iran, ils avaient envahi l’Atropatène, région de l’ancienne Médie. Plus au sud, ils occupaient aussi une grande partie des vallées de la haute Susiane. Enfin, les Akkad ou « montagnards », de même origine, étaient descendus dans les plaines de la Mésopotamie, où ils se rencontrèrent avec des populations de toute provenance, venues peut-être du sud et du sud-ouest et composées principalement de Sémites plus ou moins modifiés par d’autres éléments.

Sur les hautes terres de l’Iranie, les rivaux et combattants appartenaient en très grande majorité aux deux races aryenne et touranienne qui déjà cherchaient l’équilibre dans le groupement de leurs nations respectives ; le sud et l’est du plateau, de l’Arachosie à la province de Perse (Perside), étaient occupés par des populations aryennes, leur prépondérance diminuant dans la direction du nord-est. Un célèbre passage d’Hérodote (I, 101) énumère les six tribus (genes) des Mèdes, et de l’interprétation de leurs noms qu’ont tentée Oppert et Lenormant, il semble résulter que deux tribus, l’une spécialement désignée comme la « race des Aryens » et l’autre comme celle des Mages ou des « Meilleurs », étaient de même origine que le peuple perse ; mais les quatre autres divisions ethniques constituaient peut-être le fond « touranien » de la population rurale, partagée en deux groupes, agriculteurs sédentaires et pasteurs nomades[22]. Il y a vingt-six siècles, la région des hautes terres, comprise entre le versant de l’Araxe et le plateau d’Iran, était encore habitée par des populations non mélangées d’Aryens. On peut donc jusqu’à un certain point symboliser l’antagonisme des Touraniens et des Aryens qui habitaient le plateau d’entre Caspienne et mer d’Oman par la lutte séculaire entre ces deux fractions d’une même famille, Mèdes et Perses.

Dans la version médique des inscriptions gravées par ordre des souverains akhéménides, tous les mots du langage politique et administratif sont directement empruntés à l’idiome aryen des classes supérieures, c’est-à-dire au perse (qu’il ne faut pas confondre avec le persan d’aujourd’hui, imprégné d’arabe depuis la conquête mahométane); mais la masse du peuple asservi, au nord-ouest du plateau d’Iran, continua longtemps de parler la langue non aryenne, et les rois de Perse eurent à l’adopter comme l’un des langages officiels de l’empire.

N° 65. Populations de l’Iranie.

1. Perses proprement dits.
2. Elamites.
3. Bactriens.
4. Sogdiens.
5. Pactyens.
6. Alarodiens.
7. Albaniens du Caucase.
8. Turkmènes.
9. Mèdes.
10. Raghiens.
11. Hyrcaniens.
12. Brahni « Ethiopiens ».
13. Indiens.
14. Sémites proprement dits.
15. Assyriens.
16. Arabes.
17. Chaldéens.

On remarquera une certaine divergence entre le texte et les renseignements de la carte, ici, les Elamites sont considérés comme ayant été aryanisés — Aryens et non Ariens.


Dans les textes trilingues que nous voyons encore sur les parois des rochers, la deuxième place, après le perse, est occupée par une langue agglutinative dans laquelle certains spécialistes croient reconnaître une parenté avec les idiomes turcs : cette langue était le parler populaire (mède ? néo-anzanite ?) qui, représentant la tradition, reçut en conséquence un rang d’honneur avant le babylonien, suivi à son tour de l’égyptien dans les édits quadrilingues[23]. En deux endroits de l’ancienne Médie, mentionnés par Spiegel[24], les explorateurs ont signalé des inscriptions en une seule langue, certainement touranienne, dit-on, que parlaient les anciens habitants du pays dominé par les conquérants aryens.

Les savants ne sauraient encore se hasarder à dire dans quelle proportion les deux éléments ethniques se trouvaient représentés dans le mélange des populations de la Médie, quoique le fait de la communauté d’origine entre nos langues de l’Europe occidentale et le parler aryen des Perses nous porte, par un instinct naturel d’égoïsme, à donner aux Aryens de l’Iran un rôle prépondérant au point de vue numérique aussi bien que politique, et à placer volontiers au premier rang les Perses proprement dits.

Du reste, la lutte, ayant cessé entre les peuples, puis entre les langues, n’en continua pas moins sur un autre terrain et particulièrement quant au mode de penser et d’agir entre la religion dualiste des Aryens et le magisme ou chamanisme des Touraniens[25] ; mais cette opposition fut sourde et inconsciente, elle n’empêcha point de se manifester un autre antagonisme qui, en quelque sorte, a subsisté jusqu’à nos jours.

Les indigènes de l’Iran, portés naturellement, comme les autres peuples, à se donner une valeur de premier ordre parmi les groupes ethniques, ne se trompèrent point quand ils revendiquèrent pour leur pays une influence prépondérante, en le comparant avec les régions des alentours, souvent désignées sous le nom de Touran. Ce mot, maintes fois prononcé par les Iraniens avec une expression de haine et de mépris, analogue à celle que manifestaient les Chinois à l’égard des « diables étrangers », s’appliquait spécialement aux populations errantes qui parcouraient les vastes plaines situées au nord du. « Paropamisus, entre les rubans de verdure qui bordent l’Oxus et le Iaxartes. Par extension, ce terme de Touran comprit tous les territoires du Nord asiatique jusqu’à l’océan Glacial et à la mer de Bering : en réalité, les Perses, ainsi que les Juifs, les Hellènes, en étaient venus à se considérer comme formant l’humanité par excellence, un peuple divin. Tout le reste ne constituait qu’un ramassis d’êtres indignes, n’ayant guère droit au nom d’hommes. Dans son ensemble, le Livre des Bois, de Firduzl, n’est autre chose que l’histoire de la guerre sainte entre les héros et les monstres, entre les bons et les mauvais génies, entre l’Iran, représentant le bien, et le Touran, symbole de tout ce qui est mal.

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).

coupe des alluvions renfermant les ruines de l’ancienne ville d’amol

a. Terrain d’anciennes alluvions sur lequel fut bâtie la ville.
m, p, C, P, R. Fondations, caniveaux, dallage. f. Bon sol.
d. Niveau supérieur des ruines, n. Niveau actuel des alluvions.


D’ailleurs l’appellation de « Touraniens », adoptée par toute une école d’anthropologistes pour désigner les populations non aryennes du nord de l’Asie, prouve que la science moderne subit encore l’influence des passions et des idées qui animaient les anciens habitants de l’Iranie. Comme eux, et par une sorte d’instinct de race ou de langue, nous acceptons l’héritage d’orgueil et nous figurons volontiers que ces Touraniens, nés en dehors de notre monde d’élection, sont en toute chose nos inférieurs. Le contraste entre « Arya et Toura » puis entre Iran et Touran[26] était si nettement indiqué par la nature qu’il se perpétue chez nous après des milliers d’années à des milliers de kilomètres du lieu où il prit son origine.

Le territoire de l’Elam, dans l’acception primitive de ce nom, est constitué par les premiers ressauts du Zagros qui dominent de loin la Mésopotamie et le rivage maritime arrondissant sa courbe entre l’Iran et l’Arabie, mais dans le cours des âges le terme engloba vers l’est tout le rempart montagneux jusqu’au rebord du plateau et vers l’ouest la Susiane qui, au sens premier du mot, n’était que la basse vallée du Karun ; peu à peu les deux termes, Elam et Susiane, furent employés l’un pour l’autre. Ainsi s’explique que Suse qui, isolée, appartiendrait géographiquement à la Potamie, fasse partie de l’ensemble iranien. Aux premiers temps de l’histoire reconstituée, à l’époque où les peuples civilisateurs de la Chaldée sont connus sous le nom d’Akkadiens et de Sumériens, les Elamites, d’une culture non moins avancée sans doute, regardaient d’en haut sur leurs rivaux de la plaine et maintenaient leur capitale dans une position avancée vers l’ennemi héréditaire, un autre Paris en avant d’un autre plateau Central.

Les plus lointaines lueurs que les investigations récentes ont jetées sur ce pays remonteraient, d’après de Morgan[27], à une centaine de siècles. En ce temps-là, le golfe Persique s’avançait plus au nord dans les terres, et l’éléphant, le rhinocéros, le lion, l’antilope parcouraient les plaines marécageuses au pied des monts : les traces de ces animaux se retrouvent aujourd’hui à vingt mètres sous terre ; des pierres taillées, des débris de poteries témoignent de la présence de l’homme. Les savants chercheurs ont mis à jour des tablettes de terre crue recouvertes de signes qui n’ont pas encore été complètement déchiffrés, mais qui représentent certainement des pièces de comptabilité datant de près de 6 000 ans. Le nom du plus ancien roi qu’on ait retrouvé remonte à peu près à la même époque.

Depuis ces premiers indices historiques jusqu’à la destruction de Suse par les Assyriens, c’est-à-dire pendant une période de plus de trois mille années, la reconstitution de l’histoire de l’Elam n’est que le récit de l’antagonisme incessant qui exista entre les princes de Suse et ceux de villes de la Chaldée. Les inscriptions en font foi : la langue officielle de la Susiane était tour à tour sémitique (ou babylonienne) et touranienne (plus spécialement anzanite), suivant que le vainqueur régnait à Babylone ou à Suse. Les guerres n’empêchaient point pourtant les relations de commerce et de civilisation de s’établir entre les habitants de la Chaldée, Sémites ou sémitisés et les Touraniens adossés au rempart iranien.

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).

stèle de hurin-cheihk-khan

L’inscription cunéiforme à droite du relief est postérieure à celui-ci. On y lit : « Tardonnis, préfet, fils de Sin-ipsah (sin console !), toute cette image a été replacée ; alors qu’elle tombait, il l’a restaurée. — Quiconque détruit cette image, sa race et son nom que Shamash et Adad anéantissent ».

Que doit-on penser de l’antiquité de cette stèle dont la restauration date d’une époque tout au moins contemporaine de Goudéa ? (J. de Morgan), de Goudéa qui vivait 56 siècles avant nous. Cette stèle se trouve à une faible distance de Kalman, carte n° 69.

Les Elamites appartenaient à une ère de culture très ancienne ; on peut même dire plus ancienne que celle des riverains des grands fleuves d’en bas, puisqu’ils habitaient déjà leur territoire alors que la plaine émergeait à peine de l’eau. Telle serait la cause de la désignation de leur pays par les Babyloniens : l’antique terre d’Elam.

fragment d’un bas-relief, retrouvé en 1857, représentant le plan de suse


Ils avaient une industrie déjà très développée, sachant sarcler et labourer le sol, semer le millet et le froment. C’est dans leur pays que, venant de l’Inde par le golfe Persique, s’était introduite, dès les temps préhistoriques, la culture de la canne à sucre qui avait valu à ces contrées le nom de Khuz (Suze) ou de « Pays du sucre »[28] Ils savaient atteler deux chevaux de front à leur char de guerre et se servaient de catapultes pour ébranler les murailles. Ils ornaient leurs poteries de formes variées, et fondaient les métaux nobles, l’or, l’argent, le cuivre. Comme astronomes et mathématiciens, ils participaient à la science des Chaldéens, pratiquaient des calculs, prédisaient le retour des éclipses et connaissaient « le nombre d’or », c’est-à-dire la période de dix-neuf années après laquelle le soleil et la lune se retrouvent dans la même situation par rapport à la terre.

N° 66. Plan de Suse.
1. Citadelle. 2. Palais de Darius (Apadana). 3. Acropole royale.


Ils divisaient le temps, années, mois, semaines et jours exactement comme leurs voisins potamiens ; enfin, ils possédaient l’écriture, trésor des trésors.

La période glorieuse de la puissance élamite remonte à quarante-deux siècles avant nous. À cette époque, des rois désignés sous le nom de Nakhonte ou de Nakhunta régnaient à Suse ; leur domination s’étendait vers l’ouest jusqu’à la Méditerranée ; nous ne pouvons dire quelle relation de cause à effet rattache cette extension à l’invasion de l’Egypte par les Pasteurs, qui, à un siècle près, semble de même date, mais elle appartient certainement au même cycle d’ébranlement des peuples. Vers l’orient, leur expansion fut telle que, par delà la Bactriane, la Chine en reçut le choc initial : les habitants des montagnes des Bakhtyari firent jaillir l’étincelle qui produisit la civilisation chinoise[29].

Ce vaste empire élamite dura peu ; nous trouvons, il y a trente-neuf ou quarante siècles, le célèbre Hammurabi, roi de Babylone, dominant à Suse. Plus tard, après des siècles de luttes, dont les phases sont encore obscures, de puissants rois ont à nouveau le siège de leur empire dans la capitale de la Susiane. Un certain Chinchinak, fils de Chutruk Nakhonte, membre de cette dynastie, bâtisseur et archéologue, reconstruit plus de vingt temples, exhume et restaure les anciennes stèles, transcrivant religieusement le texte en langue sémitique, vieux parfois de deux mille années, et y ajoutant, en langue touranienne, son nom, celui de sa femme et ceux de ses enfants[30].

Jusqu’alors le plateau restait sans histoire, les habitants d’Iran n’ayant pas fait usage de l’écriture avant l’époque des Akhéménides. Les vagues indices que l’on découvre maintenant montrent que peu à peu l’aimantation du monde persan se déplaçait du sud au nord, dans le même sens que le centre du pouvoir dans le bassin des deux fleuves. A la grande influence de la Chaldée sur le monde oriental succéda celle de l’Assyrie, et même, de ce côté, le rebord du plateau fut annexé à l’empire des Sar conquérants. Une cité riveraine du Tigre, Ninive, devint la puissante rivale de Suse.

Une furie de destruction et de massacres semble posséder les peuples d’entre Caspienne et golfe Persique à partir de la constitution de la puissance assyrienne. Les guerres se succédèrent sans interruption, mais elles furent singulièrement compliquées par l’incursion de nouveaux peuples venus du Nord : les Kimmériens qui, originaires des plaines Sarmates avaient envahi l’Asie Mineure et l’Arménie par l’occident du Pont-Euxin, puis les Scythes accourus du bassin de la mer d’Aral.

Musée du Louvre.

couronnement des colonnes de l’apadana d’artaxerxès
(suse des rois akhéménides
)
L’Elam fut plusieurs fois dévasté par Sargon et Sennacherib ; enfin, il y a 2 530 ans selon les uns, 2 546 selon les autres, Suse, la capitale millénaire, fut rasée par Assurbanipal. « J’ouvris leurs trésors, je pris l’or et l’argent, leurs richesses… J’enlevai Chuchinak, le dieu qui habite dans les forêts, et dont personne n’avait encore vu la divine image… Je brisai les lions ailés et les taureaux qui veillaient à la garde des temples ».

Le vainqueur s’enivre de son chant de destruction, mais il laissa de quoi occuper notre curiosité : quel intérêt pouvaient avoir pour lui les tablettes d’argile cuite, composant les archives de l’administration ? Aussi les débris que laissèrent les barbares conquérants ont pour nous plus de prix que l’or dont ils se montraient si avides[31]. Après la chute de Suse, l’Elam, « le plus ancien des États de l’Asie antérieure », disparut de la scène du monde[32].

Quelque trente ans après la destruction de Suse, Ninive, la capitale des orgueilleux Sar, succomba à son tour sous les coups des Mèdes, une cinquantaine d’années avant que Cyrus, le Roi des rois, montât sur le trône persan.

Le fait le plus antique de l’histoire iranienne, conservé comme un diamant dans une argile impure, nous montre, au milieu du fatras légendaire des chroniques contradictoires, que les anciens Perses, destinés à subir si durement l’oppression des rois, eurent aussi leurs jours de noble revendication : l’événement reste baigné dans l’ombre d’une période inconnue et l’on ne sait quels personnages s’étaient arrogé l’empire, mais la tenace mémoire du peuple et la précision du récit, tel que le transmet l’épopée persane, ne permettent pas de mettre en doute cette révolution des anciens jours[33], enchâssée dans la fable bizarre du monstrueux Zohak qui portait sur ses épaules deux énormes serpents n’ayant d’autre nourriture que des cervelles d’hommes. Déjà dix-sept des fils du forgeron Kaoueh avaient été trépanés par les serpents royaux et il n’en restait plus qu’un désigné par le tyran pour subir le même destin. C’est alors que Kaoueh, brandissant son tablier de forgeron au bout d’une perche et suivi d’autres hommes de travail portant leurs marteaux, leurs poinçons et leurs scies, se précipita vers Zohak : le monstre s’enfuit tout blême vers le Demavend, où le héros Féridun le cloua sur un roc du volcan. Pendant des milliers d’années le tablier de Kaoueh resta l’étendard protecteur de la Perse ; malheureusement les forgerons n’en conservèrent pas la garde ; les souverains le leur enlevèrent pour en recouvrir le cuir de pourpre et de brocard, pour l’orner de diamants et de saphirs, de rubis et de turquoises ; ils en firent une châsse dont plusieurs hommes seulement pouvaient porter le poids : le peuple ne le reconnaissait plus. L’histoire nous dit que la chapelle mouvante tomba aux mains des Musulmans, lors de la formidable rencontre de Kadesieh, et que les vainqueurs s’en partagèrent les débris. Mais « ce n’était pas le vrai drapeau », se disent les Persans en secret, et tous ont confiance qu’un jour on retrouvera le tablier du forgeron. Sous une autre forme, c’est aussi notre espoir !

Avant d’avoir subi le joug des grands empires conquérants, les nombreuses tribus des monts et du plateau, qui jouissaient encore de leur autonomie politique, devaient se trouver dans une situation analogue à celle des Bakhtyari de nos jours et, comme eux, mener une existence très simple et très pure, alternant leurs occupations entre la culture des combes et l’élève du bétail sur les alpages.

Une ancienne légende de l’histoire des Mèdes, rapportée par Hérodote, nous apprend que, seuls parmi tous les peuples, les habitants de ces hauts plateaux n’obéissaient pas aux lois de la guerre et ne connaissaient que celles de la justice. Ce dut être à l’origine une fière nation que celle où l’éducation des enfants consistait en trois choses : « monter à cheval, tirer de l’arc et dire la vérité », et où la coutume interdisait de mentionner ce qu’il n’était pas permis de faire[34]. On se rappelle l’exclamation du grand roi mède Astyagès, sur le point d’être vaincu par le principicule perse Cyrus : « Se peut-il que ces mangeurs de pistaches se conduisent avec tant de courage ? »[35]

Une particularité du langage primitif des Aryens, tel qu’il nous est révélé par l’étude des divers dialectes qui en sont dérivés, serait de nature à faire admettre de hautes qualités pacifiques chez les populations premières de la race. En effet, les mots relatifs à des occupations paisibles se ressemblent pour la plupart ou proviennent d’une souche commune ; de même, les termes qui désignent les animaux domestiques sont parents dans les parlers aryens de l’Orient et de l’Occident, tandis que les mots ayant rapport aux choses de la guerre, de la chasse et aux animaux sauvages appartiendraient presque tous aux langues d’origine postérieure, indiquant ainsi que des époques troublées avaient succédé dans tous les pays d’immigration à une période de grande tranquillité primitive[36].

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse)

stèle de chutruk nakhonte {voir page 412)

D’après le « Livre des Rois », les premiers Iraniens ne goûtaient pas encore à la chair des animaux et ne connaissaient d’autre nourriture que les racines, les graines et les fruits. Firduzi nous raconte comment on réussit à transformer Zohak, jeune prince doux et charmant, en un monstre de scélératesse : après lui avoir fait prendre un œuf, puis plusieurs, on l’habitua graduellement à manger de la viande, cuite, puis crue, et finalement on en fit cet abominable cannibale dont triompha le forgeron Kaoueh portant comme étendard son tablier de cuir. Cette éducation sanglante est un symbole : la révolution produite dans les mœurs par l’alimentation carnivore avait coïncidé probablement avec de grandes guerres entre les habitants du plateau et les gens de la plaine d’en bas.

Les documents laissés par l’histoire primitive sont insuffisants pour énumérer toutes les parties de l’immense héritage légué à l’humanité par le monde iranien : découvertes et métiers, conceptions philosophique, poèmes, mythes et récits. Mais il est très probable que la part de ces aïeux dans notre savoir actuel dépasse de beaucoup la connaissance que nous en avons.

Nous leur serions redevables des premiers procédés qui permirent l’élaboration des mathématiques. C’est chez les Iraniens, à en juger par la proche parenté des termes désignant les unités, les dizaines et les centaines, qu’aurait été introduit le système de numération qui, se dégageant complètement de l’emploi des métaphores et des synonymes, fixa définitivement, pour chaque nombre, des termes à sens déterminé. Ce fut là une des plus importantes révolutions de l’histoire humaine. Cette série des chiffres primitifs s’arrêtait inclusivement aux centaines, car les noms de « mille » diffèrent dans les dialectes indo-européens[37] ; néanmoins, elle contenait en germe la théorie du système de numération sans lequel on ne saurait concevoir le développement scientifique du monde moderne.

Enfin, on peut se demander si les Perses n’avaient pas déjà trouvé l’art de représenter la Terre sous forme de boule. Qu’était cette coupe merveilleuse que consulte Cyrus et sur laquelle étaient gravés les contours des sept parties du monde ? Peut-on y voir autre chose qu’un essai de figuration du globe ?

Les cultes primitifs, qui se mélangèrent avec d’autres éléments pour constituer plus tard le mazdéisme et valurent aux régions de l’Iranie le nom de « contrées pures », paraissent avoir été celui du labour, qui fait collaborer l’Homme avec la Terre, et celui de la flamme purifiante ; cette double adoration resta longtemps enfermée dans le cercle étroit des familles, sans la redoutable intervention d’une caste sacerdotale.

Certes, le culte du Feu est de tous le plus simple, le plus normal, le plus facile à comprendre et à justifier scientifiquement. Dès que l’homme, arraché à la terreur primitive, commença de réfléchir sur les effets et sur les causes dans l’immense univers qui l’entoure, ne dut-il pas trouver naturel d’adorer le grand astre d’où, pour la Terre et ses habitants, se déverse toute vie ? Avant l’aube, il fait froid, tout est triste, l’homme reste inquiet des songes de la nuit ; mais dès que le soleil arrondit au-dessus de l’horizon sa courbe étincelante, la nature frissonne d’amour, les fleurs s’entrouvrent, les
D’après un bas-relief de Persepolis
roi accompagné de ses serviteurs
Groupe surmonté du ferouer
(Voir p 442)
oiseaux chantent, les hommes, heureux du réveil, se mettent au travail avec joie. Puis quand l’astre, ayant parcouru sa carrière, s’est couché rouge et somptueux en son lit de nuées, que le large disque a plongé dans l’Océan, tous vont au repos, et le sommeil engourdit les êtres, les préparant au renouveau du lendemain. La force du soleil passe dans le feu, reflet terrestre, étincelle du sublime foyer ; elle pénètre la sève des arbres, le sang des animaux et des hommes, elle s’infuse dans nos muscles et nos cerveaux. Que le soleil cesse de briller et, sur la terre, tout disparait en même temps. Que la chaleur diminue par suite d’un voyage excentrique vers l’infini, nous entrons dans « le grand hiver »[38], et notre civilisation si vantée redevient barbare ; les glaciers qui avaient reculé vers le pôle reprennent leur cours pour redescendre du cercle glacial et raboter de nouveau les campagnes et toutes les œuvres de l’homme.

Il est donc plausible que, de toutes les racines desquelles s’éleva le grand arbre de la religion mazdéenne, la plus ancienne fut le culte du Soleil et de son représentant sur la Terre, la Flamme éblouissante qui brûle et purifie. Cette religion première, dont l’évolution générale de l’humanité a partiellement effacé les traces, gardait dans l’iranisme des caractères si vivants et si précis que les peuples se trouvaient encore à son égard dans leur état d’émotion primitive.

Il est vrai que, de tout temps, l’animal et l’homme avaient connu le feu, soit dans les cratère des volcans, soit dans les arbres allumés par la foudre, soit encore dans le choc des éclats du silex, ou dans les branches d’essences différentes qui s’allument par la friction ; mais combien prodigieuse fut la conquête qui enseigna l’art de conserver la braise ou la flamme, et, mieux encore, de les produire à volonté ! En comparaison de cette découverte première, toutes les inventions dont nous tirons un si grand orgueil ne sont que peu de chose, de simples transmutations de la force initiale qui nous fut donnée quand un homme vit une étincelle due à son génie briller sous son regard : toutes les industries existaient désormais en germe. La plus noble figure de l’histoire mythique et de l’histoire réelle était née, celle de Prométhée, « le ravisseur du Feu ».

On comprend que les pratiques premières de la création du feu aient été considérées comme saintes et que les chefs de famille se soient longtemps fait un devoir de produire le feu, suivant le mode antique, par le frottement d’une tigelle pointue de bois dur tournant dans une baguette trouée de bois mou. Le feu domestique resta, pendant des milliers d’années, entouré de tous les signes extérieurs d’une vénération profonde ; et, chose curieuse, les mêmes cérémonies se retrouvent identiques chez les panthéistes et polythéistes aryens de l’Inde, chez les dualistes iraniens et les fétichistes de l’Afrique et du Nouveau Monde, preuve que le culte du Feu avait précédé chez les uns et les autres les évolutions religieuses et le dogme proprement dit.

Ce culte primitif, répondant à une conquête d’importance majeure, réalisable partout et presqu’indépendante des conditions géographiques, fut, de toutes les religions, celle qui put se passer le plus longtemps du cérémonial sacerdotal : la conservation du feu était l’office naturel de la mère de famille, de celle qui entretient la vie dans le ménage.

Cl. J. Kuhn, édit.
ruines de persepolis, grand escalier d’honneur


Maintenant encore, après des milliers d’années, peut-être dix mille, peut-être cent mille, ce culte s’exprime souvent sans paroles, mais avec une révérence solennelle, en des habitations sans nombre : chez les Galtcha, par exemple, peuple pamirien primitif qui n’a point de prêtres, la braise est, chaque matin, dépouillée religieusement des cendres qui la recouvrent ; le respect pour sa chaleur, qui est en même temps lumière, est tel que l’on se garderait bien de toucher le charbon flambant avec des objets impurs ; on n’ose même le souiller de son haleine, car, dès les origines, l’homme a compris que le souffle, puisé dans la pure atmosphère, se charge, à chaque expiration, d’un poison subtil ; pour éteindre respectueusement la flamme, il faut agiter la main suivant les rites prescrits. La braise est, sur la pierre du foyer, ce que pour l’Univers est le triomphant Soleil, présidant chaque jour à l’œuvre du travail.

Cette religion primitive de la flamme vivifiante a persisté de tous temps, pénétrant les autres religions, même celles qui sont nées de l’épouvante de la mort : il n’est pas d’église où ne brille une petite flamme qui ne doit pas s’éteindre, où des vierges, symbolisant la durée de la vie nationale par l’adoration perpétuelle, ne soient chargées d’entretenir le feu continu de la braise ou de la foudre. Mais dans les cultes confiés à la gérance des prêtres, le symbolisme a remplacé la réalité concrète, et la foi n’est plus vivante comme elle l’est encore dans les montagnes d’iranie et en maint village d’Europe, où les ménagères recouvrent soigneusement la bûche du soir, pour en retrouver, au matin, les charbons vifs, et pour en transmettre l’ardeur cachée au sarment qui pétille. De tout temps, ces ménagères furent les véritables prêtresses du feu.

Une autre religion naquit pour les ancêtres des Iraniens lorsqu’un des inventeurs de ces temps antiques imagina de fixer un pieu tranchant ou un couteau de silex à un araire primitif traîné par des bœufs domestiques, les animaux les plus respectés après le chien, qui, soit dit en passant, était déjà un ami et que l’on nommait aussitôt après les hommes libres[39].

On ne sait où se fit cette découverte de l’aération méthodique du sol fécond, mais la vénération que les Aryens orientaux des Veda professent pour le labour montre que cette pratique leur était héréditaire, et guide l’esprit du chercheur vers les plateaux desquels ils étaient descendus. D’autre part, on retrouve la connaissance de la charrue au pied du versant occidental de l’Iran, dans la Mésopotamie, à une époque datant d’au moins sept mille années. De ces contrées de la Cis-Iranie et de la Trans-Iranie initiées par un seul et même centre, la découverte du labourage se répandit sur une très grande partie de l’Ancien Monde, soit directement, soit en remplacement du mode de culture à la bêche, beaucoup plus simple, précédemment en usage.

La révolution qui s’accomplit dans la société, et, par suite dans le monde de la pensée, grâce à l’emploi du soc de charrue, est une de celles qui entrèrent le plus profondément dans la vie des nations et les poussèrent le plus avant vers des voies nouvelles.

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).

instruments aratoires du mazanderan
1 et 2. Charrue. — 3. Tronc pour la culture du riz. — 4. Serpe à long manche. 5. Hache.


Ainsi la forme de labourage, devenue en ces temps modernes le symbole de l’esprit conservateur par excellence, fut, à une certaine époque, un événement révolutionnaire. En outre, ce changement dans les pratiques du laboureur eut, paraît-il, pour conséquence d’entraîner la substitution d’un aliment à un autre dans la nourriture des populations iraniennes. La céréale qui, jusqu’alors, avait fourni le pain de l’homme était le millet[40] ; mais lorsque l’agriculteur eut à sa disposition un instrument qui lui permettait de retourner le sol plus facilement et sur une plus grande profondeur et largeur, d’autres plantes nourricières, le froment et l’orge, dont les botanistes cherchent la patrie dans les montagnes de l’Iran et de l’Asie Mineure, l’emportèrent peu à peu dans l’alimentation.
D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).
cases mazdéennes d’exposition des corps

La perspective des âges rapproche les événements qui se sont accomplis dans une époque lointaine ; et, par suite, l’historien risque fort de se tromper en voyant sur un même tableau, dont les plans se confondent, les découvertes successives réalisées en ces temps éloignés. Mais s’il est vrai, comme on l’admet volontiers, que l’utilisation des animaux domestiques et l’invention de la roue aient à peu près coïncidé avec le perfectionnement du labourage et l’acquisition d’une nourriture plus riche, l’homme du monde aryen aurait été alors engagé en un cycle merveilleux de progrès dans les arts, la science et la pensée.

On comprend que nos ancêtres, pleins d’un enthousiasme naïf pour les victoires qu’ils venaient de remporter sur le destin, aient évoqué de leur cerveau une religion nouvelle, celle de l’agriculture, avec ses fêtes du Labour, des Semailles et de la Moisson. « Quelle est la bonne obéissance à la vraie foi ? » dit un passage de l’Avesta. « C’est la vigoureuse culture du blé », répond Ormuzd. « Quand le blé pousse, Les démons ont peur : quand on le scie, ils hurlent d’épouvante ; quand on le moud, ils disparaissent ».

Le culte primitif du Feu, du Labour, de la Charrue, des Bœufs domestiques et du Pain vivifiant naquit du sentiment de la reconnaissance en même temps que d’un émerveillement bien justifié, et
Dessin de G. Roux, d’après une photographie.
mendiant voyageur (Perse)
cette vénération première ne dut contribuer en aucune façon à l’abaissement intellectuel de l’individu ; dans les pratiques de ces religions, rien ne pouvait dégrader le fidèle. La corruption et l’abêtissement ne se firent sentir qu’avec l’observation forcée des rites et la sotte répétition des formules : le culte ne devint cause de régression mentale qu’à partir du moment où il tomba sous La direction des prêtres conservateurs, qui, pour la peine, ne manquèrent pas de se faire octroyer la dîme, la quinte ou même jusqu’à la tierce des biens.

À ces croyances des Iraniens primitifs, que l’on découvre d’une façon très nette dans l’Avesta et dans les autres livres liturgiques de la Perse, se mêlèrent naturellement toutes les religions du naturisme et de l’animisme. Admiration du ciel et des nuages, vénération de l’eau vivifiante qui jaillit du rocher et qui tarirait bientôt au soleil si on ne la cachait en des canaux souterrains, peur des génies mauvais qui naissent des émotions irraisonnées de l’homme, tous ces sentiments faisaient partie de la religion iranienne avant que fût formulé le mazdéisme, adoration du « très Haut », du « très Sage », qui prit une si grande importance en Iranie et dans l’histoire de la pensée humaine et qui, englobant toutes les formes religieuses précédentes, y ajouta la notion de l’antagonisme absolu entre le Bien et le Mal.

Il importe peu que le fondateur, un Zaratvastra, Zarathustra, Zadutch ou Zoroastre quelconque, ait été un personnage réel, né dans la Bactriane, à Rhagae ou dans l’Atropatène, ou bien un type légendaire, créé postérieurement. Etait-il, d’après une étymologie plausible, mais incertaine, « le bon laboureur »[41] ? à quel titre le considérait-on comme le premier prêtre, le premier guerrier, le premier cultivateur, c’est-à-dire, comme le représentant de toutes les classes victorieuses et soumises ? nous ne savons : il suffit que son nom symbolise la religion essentiellement dualiste de l’Iran.

Si les religions primitives du Feu, du Labour, de la Nature, des Génies ne sont pas nécessairement liées, dans les phénomènes de leur naissance et de leur développement, à des conditions géographiques spéciales, il n’en est pas de même du mazdéisme tel que le proclama Zoroastre. Ce culte doit certainement, en grande partie, son caractère si net à la nature de l’Iran.

Sans doute, la conscience d’un combat éternel de deux forces n’a rien de spécial à la Perse, et chaque nation, chaque individu le retrouve en soi. Nous voyons sans cesse, en nous et autour de nous, le rythme de toutes choses et de leurs contraires : lumière et ténèbres, santé et maladie, joie et tristesse, rires et larmes, amour et haine, vie et mort. De même, l’homme se dédouble volontiers en esprit et matière, quoique l’unité de sa nature lui soit, par sa vie même, démontrée d’une manière évidente. On parle aussi des sexes comme s’ils étaient des principes opposés. Enfin, au point de vue politique et moral, toutes les sociétés se décomposent en partis et en çof, en amis et ennemis, en citoyens et étrangers, en Grecs et Barbares, même en Fils du Ciel et Diables de l’Enfer.

Mais la Perse nous présente, en dehors de l’individu, cette lutte des deux principes sous des formes matérielles qui devaient la remémorer sans cesse aux fidèles. D’abord le grand fait géographique du contraste précis entre le haut plateau et les plaines basses : steppes turkmènes d’un côté et campagnes de la Mésopotamie de l’autre, contraste que devaient accentuer davantage les mœurs hostiles des nations en contact, ici les Iraniens, là les Touraniens. Enfin, sur le plateau même se produit l’opposition brusque entre les jardins des cités et les sables ou les salines.

N° 67. Empires et Centres.

En mainte partie de l’Iran, chaque ville s’entoure d’une zone ondoyante qu’elle doit protéger par une muraille de pierre pour arrêter les dunes. Telles sont les conditions que symbolisent les personnages épiques de Rustem l’Iranien et d’Afrasiab le Touranien, de Féridun, le roi très bon, et de Zohak le tyran, dont les épaules se redressent en serpents avides de cervelles humaines.

Et, dans le mythe religieux, le contraste se continue par la création des jumeaux divins nés dans la même matrice, égaux en puissance, et tous les deux servis par d’innombrables armées de génies. L’un de ces dieux est Ahura Mazda ou Ormuzd, c’est-à-dire le Seigneur très sage, le Mazda par excellence ; l’autre est Angro-Maïnu, Ahriman, c’est-à-dire l’Esprit de Compression, d’Asservissement, le Méchant. C’est entre les deux que se débat incessamment le sort du monde : nous ne sommes tous qu’un enjeu entre ces prodigieux lutteurs. Cependant l’homme n’a point à s’abandonner complètement dans ce conflit que les divinités d’en haut se livrent au-dessus de sa tête : s’il porte constamment sa force du
D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse)
la colline des ruines du palais d’ecbatane
côté du bien, c’est lui qui, après sept mille siècles d’attente, fera triompher Ormuzd, et de la manière la plus noble, par la conversion d’Ahriman, devenu lui aussi un dieu de justice et d’amour universel.

Telle fut la religion, très haute par certains côtés, que les Perses enseignèrent aux nations des plaines environnantes, dès l’époque des Akhéménides[42], mais qui se dénatura bientôt par suite de croisements avec les divers cultes locaux et de la transformation que lui firent subir ses prêtres intéressés au profit et avides de pouvoir. Le foyer principal de la religion mazdéenne fut toujours l’Atropatène, « le Pays du grand prêtre », où résidait ce puissant chef des mages respecté comme un égal par les souverains de l’Iran. Ces pontifes nous ont légué toute une série de belles monnaies d’argent représentant le grand prêtre adorant le Feu avec son étendard légendaire de Kaouch, le forgeron. Prétendant interpréter la volonté suprême, ils exercèrent sans doute une profonde influence, mais le culte domestique, qui faisait du chef de famille le véritable prêtre, se maintint au moins jusqu’à l’époque des Sassanides[43], au troisième siècle de l’ère chrétienne. On ne doute point que l’Avesta, tel que nous le possédons actuellement, n’ait été refondu par les mages dans le pays des Mèdes vers la même époque (Darmesteter) : c’est de là que nous sont venus les nouveaux livres sacrés, formés probablement pour une forte part de débris des anciens.

N° 68. Ecbatane et l’Elvend.
(Voir pages 431 et suiv.)
1. Inscription trilingue. 3. Route vers Rhagae.
2. Route vers Bisutun et la Potamie. 4.    —     —   Persepolis.

Les livres rajeunis vieillirent à leur tour, et la religion mazdéenne, sous sa forme antique, s’est presqu’entièrement perdue, tandis que les contes populaires, les fables, les énigmes, les proverbes se sont en grande partie maintenus textuellement : aussi loin qu’on remonte dans le passé vers les origines iraniennes, ces précieuses expressions naïves de la pensée humaine se retrouvent presque identiques. Dans leur texture même, ces récits, reproduits de bouche en bouche sans qu’aucune censure s’exerce entre la nourrice et l’enfant, gardent le caractère d’ancienneté : nulle transmission de pensée ne s’est faite d’une façon plus conservatrice, malgré les innombrables variantes qui proviennent de la nation, de la civilisation ambiante et de la personnalité du conteur. De même, dans le monde chrétien, les contes de fées se sont perpétués presque sans changement, comme ils s’étaient légués de mère en fille, sans que l’idée d’un Dieu personnel y ait pénétré. Il est facile de reconnaître dans les récits modernes et ceux du moyen âge tout ce que les prêtres et les écrivains y ont interpolé : le vieux fonds antérieur au christianisme y est encore parfaitement distinct. Des révolutions de la plus grande importance sociale peuvent s’accomplir sans que l’état primitif de la fantaisie populaire en soit modifié : c’est ainsi que, dans les nombreux recueils des contes russes, se trouvent à peine quelques traces du servage des moujiks[44].

Le déplacement très fréquent de la cité choisie comme centre de la nation pour l’attaque ou pour la défense — fait capital qui frappe l’historien de l’Iranie — s’explique par la position géographique de la Perse. Traversée par les chemins nécessaires que devaient prendre les populations agricoles entre l’Orient et l’Occident, la contrée tournait son attention tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, suivant les attractions ou les périls. Le centre de gravité du pays changeait donc de siècle en siècle, et souvent d’une manière soudaine.

La solide et précise individualité géographique de l’Iran, avec sa bordure de hautes montagnes, permet de la comparer à un lutteur que plusieurs adversaires combattent tour à tour. Selon les assauts qu’il subit, il doit fréquemment changer de posture, frappant de droite et de gauche, d’estoc et détaille. C’est principalement vers l’ouest que se portait son effort : de grands empires s’étant constitués dans le pays des fleuves, il était naturel que le centre de la puissance de l’Iran se déplaçât parallèlement, sur le rebord du plateau.

N° 69. Passage du Zagros.
(Voir page 432.)

1. Route vers la Potamie.
2. Route vers Bisutun et Ecbatane.

La stèle de Hurin-cheikh-khan se trouve à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Khalman en dehors des limites de la carte.


Quand Babylone ou telle autre cité de la basse Mésopotamie était la grande dominatrice des plaines, c’est à Suse, à Persepolis ou autres lieux de la Perse méridionale que se concentrait la force des habitants du plateau ; lorsque Ninive prit le premier rang dans la région de la Mésopotamie supérieure, c’est vers Ecbatane que se reporta le grand foyer de domination pour les Iraniens.

Il y a vingt-cinq ou vingt-six siècles, lorsque l’histoire de cette partie de l’Iran commence à se préciser, la prépondérance des Mèdes existait probablement depuis de nombreuses générations, mais elle n’était pas acceptée docilement par les autres populations de plateau, et cet antagonisme dut avoir pour résultat d’amoindrir la puissance de la confédération iranienne sous l’hégémonie des tribus du nord-ouest.

D’après une photographie.
stèle et inscription quadrilingue de bisutun.


La lutte entre Mèdes et Assyriens remplaçait donc celle qui, durant des milliers d’années, avait existé entre Susiens et Chaldéens, mais la position des Iraniens au nord, privilégiée par la possession de la forteresse naturelle de l’Atropatène, était autrement forte que celle des Elamites, dont Suse, la capitale, était exposée aux attaques dans la basse vallée des avant-monts.

Maintes fois, pendant près de deux siècles, les hordes guerrières des rois d’Assyrie s’élancèrent à l’assaut des défilés et souvent réussirent à opérer des razzias heureuses et des soumissions temporaires. Un des premiers sar monta jusqu’au lac d’Urmiah, Salmanasar III pénétra par le col du Zagros et parvint probablement jusqu’à l’endroit où s’élevait la ville naissante d’Ecbatane ; Sargon, observant une méthode constante, déplaça les populations qu’il soumit, et colonisa, avec des éléments syriens et phéniciens, quelques vallées de la Médie : des étalons des plaines niséennes furent plus d’une fois apportés en tribut au vainqueur, mais les dominateurs ninivites citent avec tant de
D’après un bas-relief du Musée du Louvre.
fantassins mèdes et perses
complaisance le moindre succès remporté sur leurs voisins, « les puissants Mèdes », qu’on peut douter de la soumission réelle de ces derniers.

Au moment où la puissance des Assyriens atteignait sa plus grande extension, une secousse des peuples venant de l’Asie centrale remit tout en question. Les Sakes (Scythes) envahirent toute l’Asie antérieure, depuis la Bactriane jusqu’au voisinage du delta nilotique ; en sept ou huit ans, vers la fin du règne d’Assurbanipal, ils saccagèrent la Médie, l’Assyrie, l’Arménie, la Babylonie, la Palestine, la Phénicie, puis disparurent, submergés dans le nombre des populations vaincues. Le flot dévastateur n’avait fait que passer, mais l’équilibre des nations était bouleversé.

Les Mèdes, que probablement la nature montagneuse de leur contrée avait garantis d’une destruction complète, furent les premiers à se remettre de cette secousse, et, le danger écarté, ils ne songèrent qu’à en finir avec les Assyriens. L’empire médique s’établit sur les ruines de l’empire ninivite, la capitale fut rasée et son nom ne reparaît plus dans l’histoire.

D’après une photographie de J. de Morgan
(Mission archéologique en Perse).

stèle parthe et stèle persane, bisutun

Les souverains mèdes étendirent rapidement leur domination des abords du golfe Persique à ceux du Pont-Euxin et de la vallée de l’Helmend à celle du Halys en Asie Mineure, mais ce fut une puissance relativement pacifique. Au lendemain des exploits des Sargon et des Assurbanipal, on est tout étonné d’entendre parler de périodes de paix et de traités d’alliances. La Mésopotamie avait aidé la Médie à abattre Ninive : un pacte d’amitié, scellé entre Nabupalussur, roi de Babylone, et Kyaxarès, roi d’Ecbatane, fut observé par leurs successeurs Nabukudurussur (Nabuchodonosor) d’un côté et Astyagès de l’autre. La Lydie avait résisté aux premières attaques des Iraniens ; se sentant de force égale, les combattants firent la paix, qui dura aussi longtemps que l’empire mède. Mais un chef perse prit les armes contre son suzerain ; Astyagès fut renversé par Rur, personnage plus ou moins légendaire, et l’empire des Mèdes et des Perses fit place à celui des Perses et des Mèdes.

N° 70. Pays des Perses.

A peine monté sur le trône, Cyrus rassembla en une seule puissance agressive tous les éléments ethniques, naguère hostiles, qui se trouvaient dans son empire, et, comme tant d’autres despotes avant et après lui, il essaya de réconcilier les partis opposés en les lançant en dévastateurs sur les contrées étrangères. Ainsi commença, pour se continuer sous les Akhéménides, cette longue période de conquêtes et d’annexions qui subjugua tant de nations diverses et les réunit en un immense troupeau militaire.

Sous cette formidable poussée, presque tout le monde connu finit par entrer dans les limites de l’empire des Perses et des Mèdes : la Mésopotamie et l’Arménie, l’Asie Mineure, la Syrie, même l’Egypte, la Cyrénaïque jusqu’au jardin des Hespérides, le pays des Scythes jusqu’aux steppes du Nord et aux montagnes glacées de l’Immaüs, enfin les régions nord-occidentales de l’Inde, qu’Alexandre le Macédonien revendiqua plus tard comme successeur des Akhéménides : de l’est à l’ouest, le territoire soumis aux rois perses s’étendit sur un espace de quatre à cinq mille kilomètres en distance linéaire.

À cette grande époque, la Perse était ce que l’empire romain fut sept ou huit cents ans plus tard. Le rêve de la monarchie universelle n’avait jamais été si près de sa réalisation. Et non seulement la Perse l’emportait par l’étendue de ses domaines, elle était aussi au premier rang par la grande culture intellectuelle, le mouvement philosophique et la tolérance des idées. Mais le danger était grand pour le chef d’un pareil empire : à la mort de Cyrus, l’Iran semblait embrasser le monde entier et le souverain de la contrée était placé si haut dans sa toute-puissance que « l’ivresse du trop plein, du trop lourd égarant sa raison » en fit ce que nous décrit l’histoire, un Kaous, un Kambyse[45].

Le centre de gravité de l’immense empire allait se déplacer de nouveau sous l’influence des événements. D’abord les Perses, jadis peu soucieux d’avoir une capitale, vu l’organisation féodale de leurs principautés, donnèrent le premier rang à une cité de leur territoire lorsqu’ils furent devenus le peuple dominateur, et Persepolis, située au centre de la Perse proprement dite, s’éleva au-dessus de toutes les villes par sa majesté ; cependant les sièges ordinaires de l’empire furent Ecbatane, comme résidence d’été, et, comme résidence d’hiver, une Suse nouvelle, reconstruite sur les ruines de l’ancienne. Ces deux villes possédaient l’avantage de se trouver non loin des points d’attaque du monde occidental que les Iraniens avaient à combattre. De ces lieux d’avant-poste, les rois des rois, prêts à diriger leurs armes sur l’un ou l’autre des points menacés, surveillaient les peuples de la Mésopotamie et les riverains de la Méditerranée, de l’Egypte au Pont Euxin.

N° 71. Bisutun et ses environs.
1. Inscriptions de Bisutun. 3. Route vers le passage du Zagros
2.                   de Takht-i-Chirin. 4.            Ecbatane.


C’est comme en avertissement aux nations de l’Occident que Darius, fils d’Hystaspès, avait fait graver entre Ecbatane et le passage du Zagros, sur la paroi d’un rocher de calcaire compact, les magnifiques inscriptions trilingues — perse, anzanite, assyrienne — de Behistun, Bisutun ou Bagistana, « le séjour des dieux ». « C’est moi qui suis Darius, le Grand Roi, le Roi des Rois, le Roi de Perse, le Roi des Provinces, le fils d’Hystaspès, le petit-fils d’Arsamès, l’Akhéménide… », ainsi commence l’orgueilleux récit.

A l’époque où Darius célébrait ainsi sa propre gloire, en ces termes emphatiques, qui sont si souvent la preuve certaine de la décadence morale et bientôt de la décadence matérielle des nations, presque tous les pays civilisés de l’Asie occidentale se trouvaient juxtaposés dans l’unité de son vaste empire.

La conquête accomplie par les Mèdes et les Perses n’était pas aussi oppressive dans son essence que le sont aujourd’hui les annexions « patriotiques » imposant aux vaincus un changement de langage et de culture ; chaque peuple gardait ses lois, ses mœurs, même son administration indigène, sous la suzeraineté du grand roi : les sujets n’étaient astreints qu’aux impôts et au service militaire. Le maître, dominant une multitude de nations, petites et grandes, se plaisait à cette diversité des races et des langues dans la foule des asservis, et n’avait aucune idée de la constitution possible d’un état politique dont tous les membres n’eussent formé qu’un seul organisme national et n’auraient eu qu’une seule façon de penser : il lui suffisait d’être le dominateur sans conteste, de mander sa volonté absolue à tout un monde de satrapes dociles et de la faire exécuter par des millions de soldats dressés à coups de lanière.

A l’égard des princes féodaux de la Perse, le « Roi des rois » n’était guère que le « premier parmi ses pairs », mais pour les vaincus de l’étranger, il était un maître absolu. Evidemment, l’effet de cette double forme de commandement devait se développer au profit du pouvoir autocratique ; cependant, les historiens grecs, sans essayer de comprendre la mentalité des rois perses, sont obligés de constater que, différents des Assyriens, ils épargnaient d’ordinaire les ennemis vaincus et ne se croyaient même pas en droit de traiter rudement les esclaves[46]. Cyrus et après lui Darius se gardèrent bien d’exterminer les nations conquises ; des anciens Perses, ils avaient gardé, en partie du moins, le respect de la vie humaine.

Parmi les peuples que le « Grand Roi » cite comme asservis et lui payant tribut, il a l’impudence de nommer Sparte et l’Ionie, c’est-à-dire Athènes : il a perdu toute mémoire de Marathon. Alors, comme de nos
bas-relief du palais de darius
jours, l’histoire racontée au point de vue patriotique ignore volontiers les défaites et les remplace, dans les documents officiels, par des victoires douteuses. D’ailleurs, le souverain, entouré de courtisans, pouvait vraiment croire que des batailles livrées à une extrémité si lointaine de son puissant empire s’étaient terminées conformément à sa gloire, et certes, il ne se doutait guère du sens profond que la postérité attacherait un jour à ses conflits avec le petit peuple grec. Il faut aussi l’avouer, quoique les victoires de Miltiade et de Thémistocle nous emplissent d’orgueil et symbolisent à nos yeux le travail de la pensée libre et de l’initiative personnelle, cependant c’est aux Perses, par le bras même d’Alexandre, que finalement resta la victoire.

Mais bien avant les batailles décisives qui réglèrent la situation entre les Hellènes et les Iraniens, d’incessants contacts et des relations commerciales très actives avaient mis les deux civilisations en relations d’échange. Cette évolution s’était accomplie d’abord par l’intermédiaire des peuples de l’Asie Mineure, les uns apparentés aux Grecs, les autres plus, ou moins grécisés ; puis des aventuriers de l’Attique et des îles du Péloponèse, ancêtres des chercheurs de fortune qui émigrent aujourd’hui en si grand nombre, étaient venus à leur tour, enseignant leurs arts et leurs métiers.

On voit une preuve incontestable de l’influence grecque dans les ruines de Persepolis qui portent le nom collectif de « trône de Djemchid », personnage légendaire assimilé par les Perses à Darius, fils d’Hystaspès. Il est évident que ces prodigieuses constructions, érigées à l’époque où les Akhéménides vainqueurs déversaient leurs armées victorieuses sur toutes les contrées adjacentes, sont en très grande partie des œuvres d’imitation. Les souverains de la Perse, étonnés par les gigantesques bâtisses qu’ils avaient assiégées et conquises dans leurs voyages, avaient voulu dresser dans leur pays des palais aussi beaux que ceux de l’étranger. Très certainement ils avaient ramené avec eux d’habiles artisans de l’Egypte, de la Phénicie, de l’Asie antérieure, de l’Europe hellénique. Des lettres grecques se voient sur les pierres numérotées, et Pline parle d’un certain Téléphane, de Phocée, comme d’un grand artiste ayant vécu à la cour de Darius.

Les historiens spécialistes[47] ont pris la tâche de déterminer la part des divers éléments qui s’unirent dans la grandiose architecture de Persepolis ; et grâce à eux, on a fini par reconnaître que les bâtisseurs persans ne furent pas uniquement des imitateurs : ils donnèrent à leurs œuvres un caractère particulier, correspondant à leur génie propre, aux matériaux qu’ils employaient et aux conditions spéciales dans lesquelles s’accomplissait leur travail. Ce qui est bien à eux, ce sont les superbes terrasses et les merveilleux escaliers qui permettaient aux processions solennelles, piétons, cavaliers et chars, de se développer, avec une ampleur extraordinaire ; ce sont aussi les colonnes dix ou douze fois plus hautes que larges, avec leurs lourds chapiteaux composés de deux avant-trains d’animaux accroupis, taureaux, chèvres ou licornes. La lumière du soleil, coupée d’ombres noires, pénétrait par le large orifice du toit entre les poutres en bois de cèdre, éclairant le trône d’or et d’ivoire, les carreaux en briques émaillées et les rideaux de pourpre frangés d’or.

N° 72. Persepolis.
1. Trône de Djemchid. 2. Ville basse d’Istaker.
3. Collines d’Istaker.

L’ensemble offrait certainement un caractère spécial qui ne se retrouve point en dehors du plateau de l’Iran et ne présente avec le style des constructions hellènes qu’une vague parenté : le principal contraste provient de ce que l’architecture grecque naquit partout du sol, de par l’initiative locale, tandis que, sur les hautes terres de l’Iranie, elle se développa surtout pour satisfaire à la majesté royale et ne se continua pas en œuvres vives dans l’art national de la Perse.

Les architectes iraniens imitèrent aussi ceux de l’Assyrie et de la Chaldée, mais avec une grande indépendance de conception et une véritable originalité. Qu’on en juge par leurs taureaux ailés placés à la porte des édifices : ils sont à la fois plus grands et sculptés avec plus d’élégance et de fini que les taureaux des palais assyriens ; en outre, les artistes persans n’ont pas recours à l’artifice bizarre de leurs prédécesseurs ninivites, qui, pour obéir à un sentiment grossier de la perspective, donnaient cinq jambes à leurs animaux monstrueux.

Les tombes royales sont, de tous les monuments de l’architecture persane, ceux où se décèlent le moins d’emprunts aux modèles étrangers. Il est probable que, dans ces œuvres, le style d’anciens troglodytes iraniens fut partiellement respecté : les habitations souterraines des morts devaient ressembler à celles des vivants. Le plan général de ces hypogées est toujours le même : au-dessus de l’ouverture qui donne accès dans la salle funéraire se déroule une procession de statues portant le pavois sur lequel le roi défunt adore le feu sacré, flambant sur un autel. La figure la plus haute, planant dans la partie supérieure du cadre de rocher poli, est le ferouer ailé, symbolisant peut-être le meilleur « moi » du suppliant, qui déjà monte vers le ciel, portant à Ormuzd les actes ou du moins les bonnes intentions de celui qui vécut.

À l’influence de l’hellénisme sur les Iraniens répliquait celle de la monarchie des Akhéménides sur les petites républiques de la Grèce. Les récits des marchands, les descriptions rapportées par les artisans et les artistes, la magnificence des ambassadeurs et de leur suite étaient de nature à faire très grande impression sur la vive imagination des Hellènes, et les partis en lutte dans chacune des petites communautés devaient, par la force des choses, garder les yeux fixés sur le colosse qui projetait son ombre vers l’Occident. Les uns, citoyens libres, se rappelaient avec fierté que toute la puissance de Darius et de Xerxès était venue se briser contre leur lances, et se sentaient emplis de mépris pour le monde pullulant des « Barbares », les esclaves du « Grand Roi » ; les autres, visant à la domination dans leur propre patrie, trouvaient que le pouvoir incontesté d’un maître dont la parole était obéie par tous les peuples, des régions torrides du désert aux steppes glaciales du Nord, présentait un spectacle d’une étonnante grandeur, et se laissaient aller à rêver un ordre de choses où la Grèce aurait, elle aussi, des maîtres prononçant des jugements reçus par tous avec révérence et docilité. Et puis le monarque disposait de la force honteuse que donne la corruption : de l’argent, des étoffes précieuses, une cargaison de navire bien vendue eurent fréquemment l’heur de changer des convictions qui semblaient inébranlables. Ne vit-on pas Thémistocle, le vainqueur de Salamine, devenir satrape de Perse et gouverneur de cités, grecques par la race, la langue et les mœurs, au nom du Roi des rois ?

Un des personnages de la famille des Akhéménides, Cyrus le jeune qui essaya vainement d’arracher l’empire à son frère Artaxerxès Mnemon, apparaît dans l’histoire comme une sorte de semi-Grec, ayant du moins les côtés extérieurs de la culture hellénique et très habile à séduire les écrivains et les artistes qui venaient à sa cour ; c’est ainsi qu’en des circonstances analogues, pendant ce grand xviiie siècle où se préparèrent des luttes gigantesques de nations et d’idées, on vit les littérateurs et les savants accourir de l’Occident vers Frédéric de Prusse et Catherine de Russie pour s’entretenir avec eux de l’idéal et leur proposer des plans de réforme, en l’espérance naïve que ces potentats entreraient dans leurs projets pour l’amélioration du genre humain. « C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière » ! s’écriait-on à cette époque en s’adressant aux despotes aimables dont toute la civilisation consistait à bien parler le français. De même, le disert Xénophon, encore la cervelle emplie des enseignements de Socrate, cherche des modèles parmi les Perses, et l’homme par excellence est pour lui le grand Cyrus, « si habile à gouverner les hommes en s’y prenant avec adresse »[48].

Ainsi l’union se préparait : les Perses se faisaient Grecs, et ceux-ci devenaient Perses. Quand Alexandre, vengeur des guerres médiques, fut porté en plein cœur de l’Asie avec le reflux des Grecs et des Macédoniens, il ne s’annonça nullement comme un civilisateur hellénique désireux d’élever les Barbares : il ne chercha qu’à se faire Perse lui-même, à se substituer à Darius comme « roi d’Asie », à prendre pour limites exactes de son empire celles mêmes qu’avaient eues les domaines du souverain dont il épousa la fille. De ses capitales, l’une, Suse, était spécialement persane, tandis que l’autre, Babylone, avait l’avantage de commander naturellement au monde oriental, comme centre des grandes voies de communication de toute l’Asie antérieure. Fait curieux, la mémoire d’Alexandre « aux deux cornes » est autrement populaire parmi les peuples de l’Asie que dans le monde grec : il fut pris réellement pour ce qu’il désirait être, un conquérant asiatique. Cependant son avènement indique bien un point de partage entre deux ères : désormais le pays des Hellènes et l’Iranie appartenaient à un même monde œcuménique ; ces contrées, constituant jadis des domaines entièrement distincts, devenaient solidaires dans leurs mouvements ; l’humanité consciente s’était doublée.


masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. Introduction à la Carte géologique.
  2. Carl Ritter, Configuration des continents.
  3. Otto Schrader, Sprachvergleichung und Urgeschichte ; — Salomon Reinach, L’Origine des Aryens.
  4. Les Origines Indo-Européennes.
  5. Vom Aral bis zur Gangâ, p. 14.
  6. Raverty ; — Theobald ; — Masson ; — Vignes ; — Biddulph.
  7. Vacher de Lapouge, L’Aryen, p. 26.
  8. Carl Ritter, West-Asien, vol. IX, p. 216.
  9. Strabon, d’après Néarque, livre XI, chap. xin, 6 ; Arrien, Anabase, VII, 15 ; Perrot et Chipiez, v, 499.
  10. Hermann Brunnhofer, Vom Aral bis zur Gangâ, p. 11.
  11. Voir Carte n° 121, page 91, tome II.
  12. Hermann Brunnhofer, Urgeschichte der Aryer in Vorder und Central-Asien, Erster Band, p., 131.
  13. Terrien de la Couperie, Oriental and Babylonian Record.
  14. Fr. Lenormant, Les Origines de l’Histoire, t. II, p. 509.
  15. Histoire des Perses, tome I, p. 11.
  16. Terrien de la Couperie, Oriental and Babylonian Record.
  17. A. C. Yate, Loralai, Scottish Geographical Magazine, July 1897, p. 360
  18. Lessar, Geographical Journal, Jan. 1883.
  19. Henry Rawlinson, Geographical Journal, 1893, p. 17.
  20. Hermann Brunnhofer, Urgeschichte der Aryer in Vorder-und Central-Asien, Erster Band, p. 109.
  21. Question sumérienne, J. d’Oppert, J. de Morgan, Hommel, etc. — Halévy, Guyard, etc.
  22. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations, tome II, p. 489 et suiv.
  23. Oppert, Le Peuple et la langue des Mèdes ; Lenormant, passim ; J. Halévy, La prétendue langue d’Accad ; Les prétendus mots sumériens, J. de Morgan.
  24. Erân, p. 34.
  25. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  26. Fr. Lenormant, Les premières Civilisations.
  27. Histoire de l’Elam.
  28. Carl Ritter, Asien, vol. IX, pp. 229 et suiv.
  29. Terrien de la Couperie, Babylonian and Oriental Record.
  30. Capitan, Histoire de l’Elam, Revue de l’Ecole d’Anthropologie.
  31. J. de Morgan, Mission archéologique en Perse, préface.
  32. G. Maspero, Histoire ancienne des Peuples de l’Orient, p. 470.
  33. Mohl, Livre des Rois.
  34. Hérodote, Histoires, Livre I, pp. 136, 138.
  35. Nicolas de Damas, cité par Dieulafoy, L’Art antique de la Perse, p. 23.
  36. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, trad. G. Perrot, pp. 53, 54.
  37. Max Müller, Essais de Mythologie comparée, trad. G. Perrot, pp. 65, 67.
  38. James Croll, Climate and Time.
  39. De Gobineau, Histoire des Perses, t. I, p. 24.
  40. Hahn, Demeter und Baubo, Die Haustiere und ihre Bezichungen zur Wirtschaft des Menschen.
  41. D’après A. V. Williams Jackson — Zoroaster, the Prophet of Ancient Iran — Zar-uchtra signifie « le chameau sauvage », mots qu’il serait difficile d’expliquer symboliquement.
  42. De Gobineau, Histoire des Perses, passim.
  43. Id., tome I. p. 106.
  44. Eugène Hins, La Russie dévoilée au moyen de la Littérature populaire. L’Epopée animale, pp. 8 et 9.
  45. De Gobineau, Histoire des Perses, tome I, p. 520.
  46. De Gobineau, Histoire des Perses, tome I, p. 403.
  47. Coste et Flandin, Perrot et Chipiez, Dieulafoy.
  48. Cyropédie, livre I, chap. i.