XIV.

Le traîneau du danneman, moins léger que celui dont le major s’était servi pour conduire Christian au chalet, était heureusement plus solide, car le jeune Dalécarlien ne daignait éviter aucune roche ni aucun trou. Au lieu de laisser au cheval, plus intelligent que lui, le soin de se diriger selon son instinct, il le frappait et le contrariait au point de rendre la course stupidement téméraire. Christian, couché au milieu des quatre ours, les deux morts et les deux vivans, se disait qu’il tomberait assez mollement, s’ils n’étaient pas lancés d’un côté et lui de l’autre. Impatienté enfin de voir maltraiter le cheval du danneman sans aucun profit pour personne, il prit les rênes et le fouet assez brusquement, en disant au jeune garçon qu’il voulait s’amuser à conduire, et d’un ton qui ne souffrait guère de réplique.

Olof était assez doux, il ne faisait le terrible que par amour-propre, pour se poser en homme. Il se mit à chanter en suédois, autant pour se désennuyer que pour montrer à son compagnon qu’il prononçait la langue mère plus purement que les autres membres de sa famille. Cette circonstance détermina Christian à le faire causer. — Pourquoi, lui dit-il, n’es-tu pas venu avec nous quand nous sommes partis pour la chasse ? N’as-tu encore jamais vu l’ours debout ?

— La tante ne l’a jamais voulu, répondit le jeune gars en soupirant.

— La tante Karine ?

— Il n’y en a pas d’autre chez nous.

— Et on fait tout ce qu’elle veut ?

— Tout.

— Elle avait fait sur toi quelque mauvais pronostic ?

— Elle dit que je suis trop jeune.

— Et elle a raison peut-être ?

— Il faut bien qu’elle ait raison, puisqu’elle le dit.

— C’est une femme qui en sait plus long que les autres, à ce qu’il paraît ?

— Elle sait tout, puisqu’elle cause avec…

— Avec qui cause-t-elle ?

— Il ne faut pas que je parle de cela ; mon père me l’a défendu.

— Dans la crainte que l’on ne se moque de sa sœur ; mais il n’a pas craint cela de moi, puisqu’il m’a dit de lui demander mon destin à la chasse.

— Et elle vous l’a dit ?

— Elle me l’a dit. Où a-t-elle pris sa science ?

— Elle l’a prise où elle la prend encore : dans les cascades où pleurent les filles mortes d’amour, et sur les lacs où les hommes du temps passé reviennent.

— Elle marche donc encore ?

— Elle n’est pas vieille, elle a cinquante ans.

— Mais je la croyais infirme ?

— Elle marcherait plus vite et plus loin que vous.

— Alors elle est malade dans ce moment-ci, puisqu’elle reste couchée pendant que l’on se met à table ?

— Elle n’est pas malade. Elle est fatiguée souvent comme cela, quand elle a été debout pendant trop longtemps.

— Je croyais qu’elle ne travaillait pas ?

— Elle ne travaille pas ; elle parle ou elle marche, elle chante ou elle prie, et, que ce soit la nuit ou le jour, elle veille jusqu’à ce que la fatigue la fasse tomber. Alors elle dort si longtemps qu’on la croirait morte ; mais quelquefois on est bien étonné le matin, quand on va à son lit, de ne plus la trouver ni là, ni dans la maison, ni sur la montagne, ni nulle part où l’on puisse aller.

— Et où pensez-vous qu’elle soit quand elle disparaît ainsi ?

— Les mauvaises gens disent qu’elle va à Blaakulla ; mais il ne faut pas les croire !

— Qu’est-ce donc que Blaakulla ? Le rendez-vous des sorcières ?

— Oui, la montagne noire où ces méchantes femmes portent les petits enfans qu’elles enlèvent pendant qu’ils dorment, et qu’elles mènent à Satan sur le cheval Skjults, qui est fait comme une vache volante. Alors Satan les prend et les marque en les mordant, soit au front, soit aux petits doigts, et ils conservent cette marque toute leur vie. Mais je sais bien pourquoi on dit cela de ma tante Karine.

— Pourquoi donc ?

— Parce que dans le temps, avant que je sois venu au monde, il paraît qu’elle avait apporté à la maison un petit enfant qui avait eu les doigts mordus par le diable, et que mon père ne voulait pas regarder ; mais mon père s’est mis à l’aimer plus tard, et il dit que ma tante est une bonne chrétienne, et que tout ce que l’on raconte est faux. Le pasteur de la paroisse ne trouve rien de mauvais en elle, et dit que, puisqu’elle a besoin de courir en dormant, il faut la laisser courir. D’ailleurs elle a dit elle-même qu’elle mourrait, et qu’il arriverait de grands malheurs si on la renfermait. Voilà pourquoi elle va où elle veut, et mon père dit encore qu’il vaut mieux ne pas savoir où elle va, parce qu’elle a des secrets qu’on lui ferait manquer, si on la suivait et si on la regardait.

— Et il ne lui est jamais arrivé d’accidens quand elle court ainsi dehors tout endormie ?

— Jamais, et peut-être ne dort-elle pas en courant ; comment le saurait-on ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on est quelquefois trois jours et trois nuits sans savoir si elle reviendra ; mais elle revient toujours, quelque temps qu’il fasse, et aussitôt qu’elle a dormi et rêvé, elle n’est plus malade, et prophétise des choses qui arrivent. Tenez, ce matin… Mais mon père m’a défendu de le répéter !

— Si tu me le dis, Olof, c’est comme si tu le disais à ces pierres.

— Jurez-vous sur la Bible de ne pas le répéter ?

— Je le jure sur tout ce que tu voudras.

— Eh bien ! reprit Olof, qui, peu habitué dans la solitude de sa montagne à trouver à qui parler, était heureux d’être écouté par une personne sérieuse, voilà ce qu’elle a dit en s’éveillant au point du jour : « Le grand iarl va partir pour la chasse. Pour la chasse, le iarl et sa suite vont partir. » Le iarl ! vous savez bien ? c’est le baron de Waldemora.

— Ah ! ah ! il a été à la chasse en effet ; mais votre tante pouvait l’avoir appris.

— Oui, mais le reste, vous allez voir : « Le iarl laissera son âme à la maison ; à la maison, il laissera son âme. » Attendez,… attendez que je me rappelle le reste,… elle chantait cela,… je sais l’air, l’air me fera retrouver les mots.

Et Olof se mit à chanter sur un air à porter le diable en terre. « Et quand le iarl reviendra à la maison pour reprendre son âme, l’âme du iarl ne sera plus à la maison. »

Au moment où le jeune Dalécarlien achevait ces mots mystérieux, un traîneau lancé à fond de train venait derrière le sien, et la voix retentissante d’un cocher criait : « Place ! place ! » d’un ton impérieux, tandis que sa main fouettait ses quatre chevaux, que l’odeur des ours emportés par Christian épouvantait de loin. On était sorti de la montagne, et on se trouvait sur le chemin étroit qui se dirigeait vers le lac. Christian, pressentant qu’on le culbuterait s’il ne se rangeait pas, et ne voyant aucun moyen de se ranger sans se culbuter lui-même dans le talus qui bordait l’Elf, fouetta le cheval du danneman pour le lancer en avant, et parvint ainsi à un endroit où il lui était possible de faire place ; mais, au, moment où il réussissait à prendre sa droite, le traîneau de derrière, conduit par des chevaux impétueux et par un cocher brutal, le rasa de si près que les deux traîneaux furent culbutés simultanément.

Christian se trouva par terre avec Olof et ses quatre ours, et si bien enfoncé dans la neige amoncelée au bord du chemin, qu’il lui fallut quelques instans pour savoir où et avec qui il se trouvait enterré de la sorte. La première voix qui frappa son oreille, le premier visage qui réjouit son regard furent le visage et la voix de l’illustre professeur Stangstadius. Le savant n’avait aucun mal, mais il était furieux, et, s’en prenant à tout hasard à Christian, qui n’était pas masqué et avec qui, en se relevant, il se trouvait face à face, il l’accabla d’injures et le menaça de la colère céleste et des malédictions de l’univers.

— Là, là, tout doux ! lui répondit Christian en l’aidant à se remettre sur ses jambes inégales : vous n’avez rien de cassé, monsieur le professeur. Dieu soit loué ! L’univers et le ciel sont témoins du plaisir que j’en ressens ; mais si c’est vous qui conduisiez si follement l’équipage, vous n’êtes guère aimable pour les gens qui n’ont pas d’aussi bons chevaux que les vôtres. Ah çà, laissez-moi, ajouta-t-il en repoussant doucement le géologue, qui faisait mine de le prendre au collet, ou bien, la première fois que je vous rencontrerai sur le lac, je vous y laisserai geler, au lieu de me meurtrir les épaules à vous rapporter.

Le professeur, sans chercher à reconnaître Christian, continuait à déclamer pour lui prouver que l’accident était arrivé par sa faute, lorsque Christian, qui ne songeait qu’à ramasser son gibier avec Olof, aperçut, au milieu des quatre ours, un homme de haute taille, étendu sans mouvement, la face tournée contre terre. En même temps un jeune homme vêtu de noir et pâle de terreur arrivait du talus opposé, où il avait été lancé, et accourait en s’écriant : — M. le baron ! où est donc M. le baron ?

— Quel baron ? dit Christian, qui venait de relever l’homme évanoui et qui le soutenait dans ses bras.

En ce moment, le fils du danneman poussa l’épaule de Christian avec la sienne, en lui disant tout bas : — Le iarl ! voyez le iarl ! — Et tandis que le jeune médecin du baron s’empressait d’ôter le bonnet de fourrure que la chute avait enfoncé sur le visage de son malade de manière à l’étouffer, Christian faillit ouvrir ses bras robustes et laisser retomber le moribond dans la neige, en reconnaissant avec une horreur insurmontable, dans l’homme auquel il portait secours, le baron Olaüs de Waldemora.

On l’étendit sur le monceau d’ours : c’était le meilleur lit possible dans la circonstance, et le médecin épouvanté supplia Stangstadius, lequel avait été autrefois reçu docteur en médecine, de l’aider de ses conseils et de son expérience dans un cas qui lui paraissait extrêmement grave. Stangstadius, qui était en train d’éprouver toutes ses articulations pour s’assurer qu’il n’était pas plus endommagé que de coutume, consentit enfin à s’occuper de la seule personne que la chute semblait avoir sérieusement compromise. — Eh ! parbleu ! dit-il en regardant et en touchant le baron, c’est bien simple : le pouls inerte, la face violacée, les lèvres tuméfiées, un râle d’agonie,… et point de lésion pourtant… C’est clair comme le jour, c’est une attaque d’apoplexie. Il faut saigner, saigner vite, et abondamment.

Le jeune médecin chercha sa trousse et ne la trouva pas. Christian et Olof l’aidèrent dans sa recherche et ne furent pas plus heureux. Le traîneau du baron, emporté par ses chevaux fougueux, était loin ; le cocher, pensant que son maître le ferait périr sous le bâton pour sa maladresse, courait après son attelage, la tête perdue, et remplissait le désert de ses imprécations.

Comme le docile cheval du danneman s’était arrêté court, on parla de mettre le malade dans le traîneau du paysan et de le transporter au château le plus vite possible. Stangstadius protesta que le malade arriverait mort. Le docteur, hors de lui, voulait courir après l’équipage du baron pour chercher sa trousse dans le traîneau. Enfin il la retrouva dans sa poche, où, grâce à son trouble, il l’avait touchée dix fois sans la sentir ; mais quand vint le moment d’ouvrir la veine, la main lui trembla tellement, que Stangstadius, parfaitement indifférent à tout ce qui n’était pas lui-même, et satisfait d’ailleurs d’avoir à prouver sa supériorité en toutes choses, dut prendre la lancette et pratiquer la saignée.

Christian, debout et fort ému intérieurement, contemplait ce tableau étrange et sinistre, éclairé des reflets livides du soleil couchant : cet homme aux formes puissantes et à la physionomie terrible, qui s’agitait convulsivement sur les cadavres des bêtes féroces bizarrement entassés ; ce bras gras et blanc d’où coulait pesamment un sang noir qui se figeait sur la neige ; ce jeune médecin à la figure douce et pusillanime, à genoux auprès de son redoutable client, partagé entre la crainte de le voir mourir entre ses mains et la terreur puérile que lui causait le grognement des oursons vivans à côté de lui ; le traîneau renversé, les armes éparses, la mine effarée et pourtant malignement satisfaite du jeune danneman ; le maigre cheval fumant de sueur qui mangeait la neige avec insouciance, et par-dessus tout cela la fantastique figure de Stangstadius, illuminée d’un sourire de triomphe passé à l’état chronique, et sa voix aiguë pérorant sur la circonstance d’un ton tranchant et pédantesque. C’était une scène à ne jamais sortir de la mémoire, un groupe à la fois bouffon et tragique, peut-être incompréhensible à première vue.

— Mon pauvre docteur, disait Stangstadius, il ne faut pas vous le dissimuler, si votre malade en réchappe, il aura une belle chance ! Mais ne vous imaginez pas que la chute soit pour beaucoup dans son état, le coup de sang était imminent depuis vingt-quatre heures. Comment n’aviez-vous pas prévu cela ?

— Je l’avais tellement prévu, répondit le jeune médecin avec quelque dépit, que je vous le disais, il y a une heure, monsieur Stangstadius, quand il a reçu au pavillon de chasse cette lettre qui a bouleversé ses traits. Si vous l’avez oublié, ce n’est pas ma faute. J’ai fait tout au monde pour empêcher M. le baron d’aller à la chasse ; il n’a rien voulu écouter, et tout ce que j’ai pu obtenir, c’est de l’accompagner dans son traîneau.

— Pardieu ! c’est une belle ressource qu’il s’était assurée là ! Si je ne me fusse offert à rentrer avec vous deux, quand j’ai vu qu’il n’était pas en état de chasser, il aurait bien pu étouffer ici. Vous n’auriez pas eu la présence d’esprit…

— Vous êtes très dur pour les jeunes gens, monsieur le professeur, reprit le médecin, de plus en plus piqué. On peut manquer de présence d’esprit, quand on vient d’être lancé à dix pas, et que, à peine relevé, on se voit appelé à juger du premier coup d’œil un cas peut-être désespéré.

— La belle affaire qu’une chute dans la neige ! dit M. Stangstadius en haussant celle de ses épaules qui voulut bien se prêter à ce mouvement. Si vous étiez tombé comme moi au fond d’un puits de mine ! Une chute de cinquante pieds, sept pouces et cinq lignes, un évanouissement de six heures cinquante-trois…

— Eh ! mordieu ! monsieur le professeur, il s’agit de l’évanouissement de mon malade, et non pas du vôtre ! Ce qui est passé est passé. Veuillez soutenir le bras, pour que je cherche une ligature.

— Non, c’est qu’il y a des gens qui se plaignent de tout, poursuivit Stangstadius en allant et venant, sans écouter son interlocuteur. Puis, oubliant qu’il venait de se mettre dans une terrible colère contre Christian, le bonhomme, vif, mais sans rancune, ajouta gaiement, en s’adressant à lui : — Ai-je seulement pâli tout à l’heure, quand je me suis trouvé sous ces quatre animaux… sans compter les deux autres, vous et votre camarade ? Deux insignes maladroits ! Mais qu’est-ce, au bout du compte, que quelques contusions de plus ou de moins ? Je n’ai pas seulement songé à moi ! Je me suis trouvé tout prêt à juger l’état du malade, à faire la saignée. Le coup d’œil rapide et sûr, la main ferme !… Ah çà ! où diable vous ai-je vu ? continua-t-il en s’adressant toujours à Christian, sans songer davantage au malade. Est-ce vous qui avez tué toutes ces bêtes ? Voilà une belle chasse, une ourse de la grande espèce, l’espèce bise aux yeux bleus ! Quand on pense que cet imbécile de Buffon… Mais où avez-vous rencontré cela ? C’est rare dans le pays !

— Permettez que je vous réponde une autre fois, dit Christian, le docteur réclame mon aide.

— Laissez, laissez le sang couler, reprit tranquillement le géologue.

— Non, non, c’est assez ! s’écria le médecin. La saignée fait bon effet, venez, venez voir, monsieur le professeur ; mais il ne faut pas abuser du remède : il est en ce moment aussi sérieux que le mal.

Christian avait pris dans ses mains, non sans une mortelle et inexplicable répugnance, le bras pesant et froid du baron, tandis que le médecin fermait la saignée. Le malade ouvrait les yeux, et il chercha bientôt à se reconnaître. Son premier regard fut pour l’étrange lit où il était couché, le second pour son bras ensanglanté, et le troisième pour son médecin tremblant. — Ah ! lui dit-il d’une voix faible et d’un ton méprisant, vous m’ôtez du sang ! Je vous l’avais défendu.

— Il le fallait, monsieur le baron ; vous voilà beaucoup mieux, grâce au ciel, répondit le docteur.

Le baron n’avait pas la force de discuter. Il promenait avec effort autour de lui des regards éteints où se peignait une sombre inquiétude. Il rencontra la figure de Christian, et ses yeux dilatés s’arrêtèrent sur lui comme hébétés ; mais, au moment où Christian se penchait vers lui pour aider le médecin à le soulever, il le repoussa d’un geste convulsif, et la faible coloration qui lui était revenue fit place à une nouvelle pâleur bleue.

— Rouvrez la saignée, s’écria Stangstadius au docteur. Je voyais bien que vous la fermiez trop tôt. Ne l’ai-je pas dit ? Et puis, laissez ensuite cinq minutes de repos au malade !

— Mais le froid, monsieur le professeur, dit le médecin en obéissant machinalement à Stangstadius : ne craignez-vous pas que le froid ne soit un agent mortel en de pareilles circonstances ?

— Bah ! le froid ! reprit Stangstadius ; je me moque bien du froid de l’atmosphère ! Le froid de la mort est bien pire ! Laissez saigner, vous dis-je, et ensuite laissez reposer. Il faut faire ce qui est prescrit, advienne que pourra.

Et il ajouta en se tournant vers Christian : — Il est dans de mauvais draps, tenez, le gros baron ! Je ne voudrais pas être dans sa peau pour le moment… Ah çà ! où diable vous ai-je donc vu ?

Puis, ramassant quelque chose sur la neige et changeant d’idée : — Qu’est-ce, dit-il, que cette pierre rouge ! Un fragment de porphyre ? Dans une région de gneiss et de basaltes ? Vous avez apporté cela de là-haut ? ajouta-t-il en montrant les cimes de l’ouest. C’était dans vos poches ? Ah ! vous voyez que je ne serais pas facile à égarer, moi ! Je connais toutes les roches à la forme, et à deux lieues de distance !

Le traîneau du baron était enfin de retour, et, quelques momens après, une nouvelle amélioration dans son état s’étant manifestée, on put arrêter le sang et remettre le malade dans son équipage, qui le ramena au pas jusqu’au château, tandis que Christian partait en avant avec le fils du danneman.

— Eh bien ! lui dit le jeune garçon quand ils eurent dépassé l’équipage lugubre, qu’est-ce que je vous disais quand la chose est arrivée ? Qu’est-ce qu’elle avait dit, la tante Karine ?

— Je n’ai pas bien compris la chanson, répondit Christian, absorbé dans ses pensées. Elle n’était pas gaie, ce me semble.

— « Il laisse son âme à la maison, repartit Olof, et quand il viendra la reprendre, il ne la retrouvera plus. » N’est-ce pas bien clair cela, herr Christian ? Le iarl était malade, il a voulu secouer le mal ; mais l’âme n’a pas voulu aller à la chasse, et peut-être bien qu’à présent elle est en route pour un vilain voyage !

— Vous haïssez le iarl ? dit Christian. Vous pensez que son âme est destinée à l’enfer ?

— Cela, Dieu le sait ! Quant à le haïr, je ne le hais pas plus que ne font tous les autres. Est-ce que vous l’aimez, vous ?

— Moi ? Je ne le connais pas, répondit Christian, frémissant intérieurement de sentir cette haine en lui-même plus vive peut-être que chez tout autre.

— Eh bien ! s’il en réchappe, reprit l’enfant, vous le connaîtrez ! Il apprendra bien par qui il a été culbuté, et vous serez sage si vous quittez le pays.

— Ah ! c’est donc l’opinion de tout le monde qu’il ne faut pas lui déplaire ?

— Dame ! il a fait mourir son père par le poison, son frère par le poignard et sa belle-sœur par la faim, et tant d’autres personnes que ma tante Karine sait bien, et que tout le monde saurait, si elle voulait parler ; mais elle ne veut pas !

— Et vous ne craignez pas que la colère du baron ne se tourne contre vous, quand il apprendra que c’est le traîneau de votre père qui l’a fait verser ?

— Ce n’est pas la faute du traîneau, et encore moins la mienne. Vous avez voulu conduire ! Si j’avais conduit, ça ne serait peut-être pas arrivé ; mais ce qui doit arriver arrive, et quand le mal tombe sur les méchans hommes, c’est que Dieu le veut ainsi !

Christian, toujours obsédé de la supposition qui l’avait frappé si cruellement, frissonna encore à l’idée qu’il venait d’être l’instrument parricide de la destinée. — Non, non ! s’écria-t-il en se répondant à lui-même plus qu’il ne songeait à répondre au fils du danneman, ce n’est pas moi qui suis la cause de son mal ; les médecins ont dit qu’il était condamné depuis vingt-quatre heures !

— Et ma tante Karine aussi, elle l’a dit ! reprit Olof. Soyez donc tranquille, allez, il n’en reviendra pas.

Et Olof se remit à chanter entre ses dents son triste refrain, qui de plus en plus rappelait à Christian l’air monotone entendu la veille dans les galets du lac.

— Est-ce que la tante Karine ne va pas quelquefois au Stollborg ? demanda-t-il à Olof.

— Au Stollborg ! dit le jeune garçon. Je ne le croirais que si je le voyais.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle n’aime pas cet endroit-là ; elle ne veut pas seulement qu’on le nomme devant elle.

— D’où vient cela ?

— Qui peut savoir ? Elle y a pourtant demeuré autrefois, du temps de la baronne Hilda ; mais je ne peux pas vous en dire davantage, parce que je n’en sais que ce que je vous dis là : on ne parle jamais chez nous du Stollborg ni de Waldemora !

Christian sentit qu’il y aurait quelque chose d’indélicat à questionner le jeune danneman sur les rapports que sa tante pouvait avoir eus avec le baron. D’ailleurs son esprit devenait si triste et si sombre qu’il ne se sentait plus le courage de chercher à en savoir davantage pour le moment.

Le changement brusque survenu dans l’atmosphère ne contribuait pas peu à sa mélancolie. Le soleil, couché ou non, avait entièrement disparu dans un de ces brouillards qui enveloppent parfois soudainement son déclin ou son apparition dans les jours d’hiver. C’était un voile lourd, morne, d’un gris de plomb, qui s’épaississait à chaque instant, et qui bientôt ne laissa plus rien de visible que le fond de la gorge, où il n’était pas encore tout à fait descendu. À mesure qu’il en approchait, il se développait en ondes plus ou moins denses, et refusait de se mêler à la fumée noire qui partait de grands feux allumés dans les profondeurs pour préserver quelques récoltes ou pour conserver libre quelque mince courant d’eau.

Christian ne demanda même pas à Olof quel était le but de ces feux ; il se laissait aller au morne amusement de regarder poindre leurs spectres rouges, comme des météores sans rayonnement et sans reflet, sur les bords du stream, et à suivre la lutte lente et triste de leurs sombres tourbillons avec la brume blanchie par le contraste. Le torrent glacé se montrait encore ; mais, par d’étranges illusions d’optique, tantôt il paraissait si près du chemin, que Christian s’imaginait pouvoir le toucher du bout de son fouet, tantôt il s’enfonçait à des profondeurs incommensurables, tandis qu’en réalité il était infiniment moins loin ou infiniment moins près que les jeux du brouillard ne le faisaient paraître.

Puis vint la nuit avec son long crépuscule des régions du Nord, ordinairement verdâtre, et ce soir-là incolore et livide. Pas un être vivant dans la nature qui ne fût caché, immobile et muet. Christian se sentit oppressé par ce deuil universel, et peu à peu il s’y habitua avec une sorte de résignation apathique. Olof avait mis pied à terre pour descendre, en tenant le cheval par la bouche, presque à pic au bord du lac, lequel ne présentait qu’une masse de vapeurs sans limites. Christian s’imaginait descendre d’un versant escarpé du globe dans les abîmes du vide. Deux ou trois fois le cheval glissa jusqu’à s’asseoir sur ses jarrets, et Olof faillit lâcher prise et l’abandonner à son destin avec le traîneau et le voyageur. Celui-ci se sentait envahi par une mortelle indifférence. Le fils du baron ! ces quatre mots étaient comme écrits en lettres noires dans son cerveau, et semblaient avoir tué en lui tout rêve d’avenir, tout amour de la vie. Ce n’était pas du désespoir, c’était le dégoût de toutes choses, et dans cette disposition il ne se rendait compte que d’un fait immédiat : c’est qu’il se sentait accablé de sommeil, et qu’il consentait à s’endormir pour jamais en roulant sans secousse au fond du lac. Il s’était même assoupi au point de ne plus savoir où il était, lorsqu’une voix aussi faible que le crépuscule, aussi voilée que le ciel et le lac, chanta près de lui des paroles qu’il écouta et comprit peu à peu.

« Voilà le soleil qui se lève, beau et clair, sur la prairie émaillée de fleurs. Je vois les fées toutes blanches, couronnées de saule et de lilas, qui dansent là-bas sur la mousse argentée de rosée. L’enfant est au milieu d’elles, l’enfant du lac, plus beau que le matin.

« Voilà le soleil au plus haut du ciel. Les oiseaux se taisent, les moucherons bourdonnent dans une poussière d’or. Les fées sont entrées dans un bosquet d’azalées pour trouver la fraîcheur au bord du stream. L’enfant sommeille sur leurs genoux, l’enfant du lac, plus beau que le jour.

« Voilà le soleil qui se couche. Le rossignol chante à l’étoile de diamant qui se mire dans les eaux. Les fées sont assises au bas du ciel, sur l’escalier de cristal rose ; elles chantent pour bercer l’enfant qui sourit dans son nid de duvet, l’enfant du lac, plus beau que l’étoile du soir. »

C’était encore la voix des galets qu’entendait Christian, mais plus douce qu’il ne l’avait encore entendue, et chantant cette fois, sur un air agréablement mélodieux, des paroles correctes. Ceci était une chanson moderne que la sibylle pouvait avoir comprise et retenue exactement. C’est en vain cependant que Christian essaya de voir une figure humaine. Il ne voyait même pas le cheval qui le conduisait, ou qui, pour mieux dire, ne le conduisait plus, car le traîneau restait immobile, et Olof n’était plus là. Loin de songer à s’inquiéter de sa situation, Christian écouta jusqu’au bout les trois couplets. Le premier lui parut chanté à quelques pas derrière lui, le second plus près, et le troisième plus loin, en se perdant peu à peu en avant du lieu où il se trouvait.

Le jeune homme avait failli s’élancer hors du traîneau pour saisir au passage la chanteuse invisible ; mais, au moment de poser le pied à terre, il n’avait trouvé que le vide, et l’instinct de la conservation lui étant revenu avec les suaves paroles de la chanson, il avait allongé les mains pour savoir où il était. Il sentit la croupe humide du cheval et appela Olof à voix basse à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse. Alors, comme il lui sembla que la chanteuse s’éloignait, il l’appela aussi en lui donnant le nom de Vala Karina, mais elle ne l’entendit pas ou ne voulut pas répondre. Il se décida alors à sortir du traîneau par le côté opposé à celui qu’il avait tâté d’abord, et se trouva sur le chemin rapide, qu’il explora pendant une vingtaine de pas, appelant toujours Olof avec une vive inquiétude. Pendant le court sommeil de Christian, l’enfant avait-il roulé dans le précipice ? Enfin il vit poindre, dans le brouillard, un imperceptible point lumineux qui venait à sa rencontre, et bientôt il reconnut Olof portant une lanterne allumée.

— C’est vous, herr Christian ? dit l’enfant effrayé en se trouvant face à face avec lui tout à coup, sans l’avoir entendu approcher. Vous êtes sorti du traîneau sans voir clair, et vous avez eu tort ; l’endroit est bien dangereux, et je vous avais dit de ne pas bouger pendant que j’irais allumer ma lanterne au moulin qui est par là. Vous ne m’avez donc pas entendu ?

— Nullement ; mais vous, n’avez-vous pas entendu chanter ?

— Oui, mais je n’ai pas voulu écouter. On entend souvent des voix au bord du lac, et il n’est pas bon de comprendre ce qu’elles chantent, car alors elles vous emmènent dans des endroits d’où l’on ne revient jamais.

— Eh bien ! moi, j’ai écouté, dit Christian, et j’ai reconnu la voix de votre tante Karine. Elle doit être par ici. Cherchons-la, puisque vous avez de la lumière, ou appelez-la, elle vous répondra peut-être.

— Non, non, s’écria l’enfant, laissons-la tranquille. Si elle est dans son rêve, et que nous venions à la réveiller, elle se tuera !

— Mais elle risque également de se tuer en courant ainsi au bord de ce ravin qu’on ne voit pas !

— Ce que nous ne voyons pas, elle le voit, soyez en paix, à moins que vous ne vouliez lui porter malheur et l’empêcher de rentrer à la maison, où je suis bien sûr qu’elle sera de retour avant moi, comme à l’ordinaire.

Christian dut renoncer à chercher la voyante, d’autant plus que la clarté de la lanterne perçait si peu le brouillard, qu’à peine servait-elle à voir où l’on posait les pieds. Il aida Olof à descendre le traîneau avec précaution jusqu’au bord du lac, et là l’enfant, qui se dirigeait fort habilement au juger, lui demanda s’il voulait remonter en traîneau pour aller au bostœlle du major.

— Non, non, lui dit Christian, c’est au Stollborg que je dois aller. N’est-ce pas à droite qu’il faut prendre ?

— Non, répondit Olof, tâchez de marcher droit devant vous en comptant trois cents pas. Si vous en faites deux de plus sans trouver le rocher, c’est que vous vous serez trompé.

— Et alors que faudra-t-il faire ?

— Regarder de quel côté marchent les bouffées du brouillard. Le vent est du midi, et il fait presque chaud. Si le brouillard passe à votre gauche, il faudra marcher sur votre droite. Au reste, il n’y a pas de danger sur le lac, la glace est bonne partout.

— Mais vous, mon enfant, vous tirerez-vous d’affaire tout seul ?

— Pour aller au bostœlle ? j’en réponds. Le cheval reconnaît son chemin à présent, et vous voyez qu’il s’impatiente.

— Mais vous ne retournerez pas ce soir chez votre père ?

— Si fait ! le brouillard ne tiendra peut-être pas, et d’ailleurs la lune se lèvera, et comme elle est pleine, on verra à se conduire.

Christian donna une poignée de main avec un daler au jeune danneman, et, se conformant à ses instructions, il arriva au Stollborg sans faire fausse route et sans rencontrer personne.
XV.

M. Goefle était en présence des apprêts de son quatrième repas, sérieusement occupé à donner une leçon de bonne tenue à M. Nils, qui, debout, la serviette sous le bras, ne montrait pas trop de mauvaise volonté. — Eh ! arrivez donc, Christian ! s’écria le docteur en droit, j’allais prendre mon café tout seul ! Je l’ai fait moi-même pour nous deux. Je le garantis excellent, et vous devez avoir besoin de vous réchauffer l’estomac.

— J’arrive, j’arrive, mon cher docteur, répondit Christian en se débarrassant de sa veste déchirée et en se disposant à laver ses mains couvertes de sang.

— Eh ! bon Dieu ! reprit M. Goefle, n’êtes-vous pas blessé ? ou bien auriez-vous par hasard égorgé tous les ours du Sevenberg ?

— Il y a un peu de cela, répondit Christian, mais je crois qu’il y a aussi du sang humain sur moi. Ah ! monsieur Goefle, c’est toute une histoire !

— Vous êtes pâle ! s’écria l’avocat ; il vous est arrivé quelque chose de plus grave qu’un exploit de chasse… Une querelle,… un malheur ?… Parlez donc vite… Vous m’ôtez l’appétit !

— Il ne m’est rien arrivé qui doive avoir ce résultat pour vous. Mangez, monsieur Goefle, mangez. J’essaierai de vous tenir compagnie, et je parlerai français à cause de…

— Oui, oui, répondit M. Goefle en français, à cause des oreilles rouges de ce petit imbécile ; dites, j’écoute.

Pendant que Christian racontait avec détail et précision à M. Goefle ses aventures, ses imaginations, ses commentaires et ses émotions, on entendait au loin les sons des bruyantes fanfares. La disparition du baron s’était accomplie dans la forêt comme elle s’accomplissait si fréquemment dans ses salons. Après avoir tué un daim, se sentant réellement incapable de résister au froid et à la fatigue, et surtout à l’impatience de donner suite à l’affaire dont l’entretenait la missive de Johan, il était remonté en traîneau, sous prétexte d’aller se poster plus loin, en faisant dire aux autres chasseurs qu’ils n’eussent pas à s’occuper de lui, mais à poursuivre leur divertissement comme ils l’entendraient. Larrson et le lieutenant étaient venus se joindre à cette chasse, où, conformément à leurs prévisions, on n’avait pas aperçu la moindre trace d’ours, mais où l’on avait abattu quelques daims et force lièvres blancs de grande taille.

À l’approche du brouillard, les gens prévoyans s’étaient hâtés de reprendre le chemin du château ; mais une partie de la jeunesse, escortée de tous les paysans des environs, employés comme traqueurs, s’attarda en descendant les collines, et dut s’arrêter au pied du högar, où Larrson émit le conseil d’attendre que la lune se montrât ou que les vapeurs du lac fussent enlevées par le coup de vent qui précède souvent son apparition. Quelques personnes firent allumer le fanal de leurs traîneaux et préférèrent rentrer tout de suite ; une douzaine seulement demeura. Les paysans reçurent une abondante distribution d’eau-de-vie, et se dispersèrent dans la campagne. Les valets et piqueurs sonnèrent de la trompe et allumèrent un grand feu sur le tumulus, à côté des débris informes de la statue de neige, et la brillante jeunesse rassemblée dans la grotte, devant laquelle s’élevait une pyramide de gibier, se livra à des conversations animées, entremêlées de récits et de discussions sur les divers épisodes de la chasse.

Mais les narrations du major l’emportaient si bien sur toutes les autres en ce jour, que bientôt tout le monde fit silence pour l’écouter. Au nombre des auditeurs des deux sexes se trouvaient Olga, Martina et Marguerite, à qui sa tante avait permis de rester sur le högar en compagnie de Mlle  Potin et de la fille du ministre.

— Ainsi, messieurs, disait Olga au major et au lieutenant, vous avez été en sournois faire des exploits périlleux dont vous promettez de nous montrer la preuve demain, si nous acceptons une promenade à votre demeure ?

— Dites les preuves ! répondit le major : une pièce énorme, une ourse blanchâtre aux yeux bleus, un assez grand ours noir et deux oursons, que nous avons l’intention de faire élever pour avoir le plaisir de les lâcher et de les chasser quand ils seront grands.

— Mais qui a tué ou pris tout cela ? demanda Martina Akerström la blonde fiancée du lieutenant.

— Le lieutenant a pris un ourson, répondit le major avec un sourire expressif adressé à son ami. Le caporal Duff et moi avons pris l’autre, le paysan qui nous conduisait a blessé la grosse ourse et attaqué l’ours noir ; mais ces deux bêtes furieuses l’auraient infailliblement mis en pièces, si un autre de nos amis, arrivant là tout seul, n’eût éventré la première et cassé d’une balle la tête de l’autre à un demi-pouce de la tête du pauvre diable.

On voit que, si le coup de fusil de Christian eût été raconté une troisième fois, la distance entre sa balle et la tête du danneman eût été inappréciable. Certes le major ne croyait pas mentir ; cependant les auditeurs se récrièrent, mais le lieutenant frappa du poing sur la table en faisant serment que, si le major exagérait la distance, c’était en plus, et non en moins. Le lieutenant ne croyait certainement pas mentir non plus : son cher Osmund pouvait-il se tromper ?

— Quoi qu’il en soit, dit Marguerite, le tueur de monstres dont vous parlez a beaucoup de courage et de présence d’esprit, à ce qu’il paraît, et je serais aise de lui en faire mon sincère compliment. Est-ce par excès de modestie qu’il garde l’anonyme, ou n’est-il point ici ?

— Il n’est point ici, répondit le major.

— Est-ce bien vrai ? reprit Martina Akerström en regardant naïvement son fiancé.

— Ce n’est que trop vrai, répondit le gros garçon avec un soupir non moins ingénu.

— Mais a-t-il exigé, reprit Marguerite, que son nom fût un mystère pour nous ?

— Nous n’aurions pas consenti à le lui promettre, répondit le major, nous l’aimons trop pour cela ; mais quand on tient un petit secret qui, par bonheur, excite la curiosité des dames, on se fait valoir, et nous ne dirons rien, n’est-ce pas, lieutenant, si l’on ne fait pas quelques efforts pour deviner le nom de notre héros ?

— C’est peut-être M. Stangstadius ! dit en riant Mlle  Potin.

— Non, répondit quelqu’un ; le professeur était à notre chasse, et il l’a quittée avec le baron de Waldemora.

— Eh bien ! dit Olga, c’était peut-être pour se rendre à la chasse de ces messieurs. Qui sait si ce n’est pas le baron en personne ?…

— Ces exploits-là ne sont plus de son âge, dit avec affectation un jeune homme qui eût volontiers fait la cour à Olga.

— Eh ! pourquoi donc ? reprit-elle.

— Je ne dis pas, observa Larrson, que de tels exploits ne seraient plus de son âge, mais je crois qu’ils n’ont jamais été de son goût. Je n’ai jamais ouï dire que le baron eût chassé l’ours à la nouvelle mode, c’est-à-dire sans être retranché derrière un filet de cordes solides et bien tendues.

— Comment, reprit Marguerite, vous avez chassé sans filets ?

— À la manière des paysans de la montagne, répondit le major ; c’est la bonne manière.

— Mais alors c’est très dangereux !

— Le danger n’a pas été aujourd’hui pour nous, mais pour notre ami, dont nous vous montrerons demain le caftan de cuir de renne ; la façon dont les griffes de l’ours ont fait de cette espèce de cuirasse une espèce de dentelle vous prouvera de reste qu’il a vu l’ennemi de près.

— Mais s’exposer ainsi est une chose insensée ! s’écria Marguerite. Pour rien au monde je ne voudrais voir un pareil spectacle !

— Et le nom de ce Méléagre ! reprit Olga ; on ne pourra donc pas le savoir ?

— Avouez, dit le major, que vous n’avez pas fait beaucoup d’efforts pour le deviner.

— Si fait ; mais je vois ici tous ceux des hôtes du château que je crois capables des plus hautes prouesses, et vous dites que votre héros n’est point parmi nous ?

— Vous avez oublié quelqu’un qui était du moins au château hier soir, reprit le lieutenant.

— J’ai beau chercher, répondit Olga, j’y renonce, et à moins que ce ne soit le masque noir, l’homme mystérieux, le bouffon lettré, Christian Waldo !…

— Eh bien ! pourquoi ne serait-ce pas lui ? dit le major en regardant à la dérobée Marguerite, qui avait beaucoup rougi.

— Est-ce lui ? s’écria-t-elle avec une vivacité candide.

— Eh ! mon Dieu ! lui dit la jeune Russe avec plus de brutalité que de malice, car ce n’était point une méchante personne, on dirait, ma chère enfant, que cela vous intéresse beaucoup…

— Vous savez bien, répondit avec à-propos la bonne Potin, que la comtesse Marguerite a peur de Christian Waldo.

— Peur ? dit le major avec surprise.

— Eh ! mais sans doute, reprit la gouvernante, et j’avoue que je suis un peu dans le même cas ; un masque me fait toujours peur.

— Mais vous n’avez pas même vu le masque de Christian.

— Raison de plus, répondit-elle en riant. On n’a réellement peur que de ce que l’on n’a jamais vu. Tous les récits que l’on fait sur ce spirituel comédien sont si étranges… Et la tête de mort qu’on lui attribue ! croyez-vous qu’il n’y ait pas là de quoi rêver la nuit et trembler quand on entend son nom ?

— Eh bien ! dit le major, ne tremblez plus, mesdames ; nous avons vu toute la journée la figure de Christian Waldo, et quoi qu’en ait dit hier soir M. le baron, sa prétendue tête de mort est la tête du jeune Antinoüs. N’est-il pas vrai, lieutenant, que c’est le plus beau jeune homme qu’on puisse imaginer ?

— Aussi beau qu’il est aimable, instruit et brave, répondit le lieutenant. Et le caporal Duff, qui se tenait dehors, la pipe à la bouche, écoutant la conversation, éleva la voix, comme malgré lui, pour vanter la cordialité, la noblesse et la modestie de Christian Waldo.

Marguerite ne fit ni questions, ni réflexions ; mais, tout occupée qu’elle semblait être d’agrafer sa pelisse, car on s’était levé pour partir, elle ne perdit pas un mot des éloges décernés à son ami de la veille.

— D’où vient donc, dit Olga, qui s’apprêtait à la suivre, qu’un homme instruit et distingué fasse un métier, je ne veux pas dire honteux, mais frivole, et qui, après tout, ne doit guère l’enrichir ?

— Ce n’est pas un métier qu’il fait, répondit le major avec vivacité, c’est un amusement qu’il se donne.

— Ah ! permettez, on le paie !

— Eh bien ! nous autres militaires, on nous paie aussi pour servir l’état. Est-ce que nos terres et nos revenus ne sont pas le salaire de nos services ?

— Il y a salaire et récompense, dit Marguerite avec une mélancolique douceur ; mais le froid se fait bien sentir : est-ce que nous ne partons pas ? Il me semble qu’il n’y aurait aucun danger sur le lac.

Le major comprit ou crut comprendre que Marguerite avait un grand désir de causer avec lui, et il lui offrit le bras jusqu’à son traîneau, où il demanda à Mlle  Potin de lui permettre de prendre place pour retourner au château. Quelques mots rapidement adressés au lieutenant firent comprendre à celui-ci qu’il serait agréable au major de voir Olga monter dans un autre traîneau avec lui et Martina Akerström, et le bon lieutenant, sans s’inquiéter de savoir pourquoi, obéissant comme à une consigne, fit accepter son offre à sa fiancée et à la jeune Russe.

Osmund put donc en toute liberté disculper chaudement Christian Waldo de la mauvaise opinion que Marguerite et Mlle  Potin, sa discrète confidente, semblaient avoir de lui. Pour y parvenir, il n’eut qu’à raconter sa conversation avec Waldo et la résolution excentrique et généreuse que celui-ci avait prise d’embrasser une vie rude et misérable plutôt que de continuer une vie d’aventures qu’il condamnait lui-même. Marguerite écoutait avec une apparence de tranquillité, comme s’il se fût agi d’une appréciation générale sur une situation quelconque ; mais elle n’était pas habile comédienne, et le major, qui eut la délicatesse de prendre la chose comme elle désirait qu’elle fût prise, ne se trompa guère sur l’intérêt qu’elle y portait dans le secret de son âme.

Cependant le baron Olaüs avait été porté dans son lit, où il paraissait calme ; le médecin, interrogé par les héritiers, avait, selon sa coutume et conformément à sa consigne, éludé les questions. On savait bien que le respectable et cher oncle était arrivé si faible, qu’il avait fallu le porter, le déshabiller et le coucher comme un enfant ; mais, selon le médecin, ce n’était qu’un nouvel accident, passager comme les autres. Johan donnait des ordres pour que les ris et les jeux allassent leur train. La comédie de marionnettes était annoncée pour huit heures. Le docteur Stangstadius eût pu révéler la gravité de la situation ; mais il n’était rentré de la chasse que pour monter dans l’observatoire du château, afin d’étudier à loisir le phénomène du brouillard sec, qu’il attribuait, peut-être avec raison, à un passage d’exhalaisons volcaniques venant du lac Wettern.

La seule personne réellement inquiète, c’était Johan. Resté seul avec son maître, que le médecin avait bien recommandé de laisser reposer, pendant que lui-même allait changer de toilette et prendre quelque nourriture, Johan résolut de savoir à quoi s’en tenir sur l’état mental du baron.

— Voyons, mon maître, lui dit-il avec sa familiarité accoutumée, privilége exclusif dont il ne craignait jamais d’abuser, et pour cause ; sommes-nous mort cette fois ? Et votre vieux Johan ne réussira-t-il pas à vous arracher un de ces bons petits sourires qui signifient : Je nargue la maladie, et j’enterrerai tous les sots qui voudraient me voir au diable ?

Le baron essaya en vain ce victorieux sourire, qui n’aboutit qu’à une grimace lugubre accompagnée d’un soupir profond.

— Vous m’entendez ? reprit Johan ; c’est déjà quelque chose.

— Oui, répondit le baron d’une voix faible ; mais je suis bien mal cette fois ! Cet âne de docteur…

Et il essaya de montrer son bras.

— Il vous a saigné ? reprit Johan. Il dit vous avoir sauvé par là. Espérons-le ; mais il faut que vous le vouliez… Vous savez bien que votre seul remède à vous, c’est votre volonté, qui fait des miracles !

— Je n’en ai plus !

— De volonté ?… Allons donc ! Quand vous dites cela, c’est que vous voulez fortement quelque chose, et ce que vous voulez, je vais vous le dire : c’est que ces deux ou trois Italiens…

— Oui, oui, tous ! reprit le baron avec un éclair d’énergie.

— À la bonne heure ! reprit Johan : je savais bien que je vous ferais revenir !… Vous avez vu la preuve ?…

— Sans réplique !

— L’écriture de Stenson ?

— Et sa signature… tous les détails !… C’est étrange, étrange ! mais cela est.

— Où est-elle donc, cette preuve ?

— Dans mon habit de chasse.

— Je ne la trouve pas.

— Tu ne cherches pas bien. Elle y est. N’importe ! écoute : la fatigue m’accable… Stenson à la tour !

— Tout de suite ?

— Non, pendant les marionnettes.

— Et les autres ?

— Après.

— Dans la tour aussi ?

— Oui, un prétexte ?

— Bien facile. Un plat de vermeil glissé dans le bagage de ces bateleurs… Ils l’auront volé.

— Bien.

— Mais s’ils se méfient ? si le vrai et le faux Christian ne viennent pas ?

— Où sont-ils ?

— Qui peut le savoir par ce brouillard ? J’ai donné des ordres ; mais on n’avait encore vu rentrer personne, il y a une heure, au Stollborg, qui est épié et cerné de tous côtés.

— Alors… que feras-tu ?

— Morte la preuve, c’est-à-dire le portefeuille et l’homme qui vous l’a livré, mort est le secret. Puisque Christian Waldo ignore tout…

— Est-ce bien sûr ?

— Quand nous le tiendrons, nous le confesserons.

— Mais nous ne le tenons pas !

— Peut-être,… à présent. Je vais moi-même au Stollborg m’en assurer.

— Va vite… Mais s’il refuse de venir ce soir au château ?

— Alors le capitaine Chimère ira là-bas, avec…

— Très bien. Et l’avocat ?

— Je lui dirai d’avance que vous le demandez. Seulement il faut tout prévoir… S’il n’obéit pas ?

— Ce sera la preuve…

— Qu’il s’entend avec vos ennemis. Et alors…

— Tant pis pour lui !

— C’est grave ; un homme si connu !

— Qu’on ne lui fasse rien ; qu’on l’empêche de s’en mêler.

— Oui, si c’est possible. N’importe, j’essaierai. Je vais tout de suite au Stollborg glisser votre gobelet d’or dans le bât de l’âne. Ce sera le prétexte pour là-bas ; mais tout cela fera peut-être du bruit, le Christian est batailleur, et le Stollborg est bien près.

— Tant mieux ! on fera taire plus vite…

— Le major et son lieutenant ont pris ce bateleur en amitié. Il s’agit de bien saisir le moment. On va faire beaucoup de musique de cuivre dans le château ; on tirera des pétards et des boîtes dehors à chaque instant.

— Bien vu !

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux… et même je crois me rappeler… Attends donc, Johan, j’ai revu aujourd’hui cette figure… Où donc ? Attends, te dis-je !… Ai-je rêvé cela ?… Malheur !… Je ne puis, Johan, ma tête refuse… mon cerveau se trouble comme avant-hier.

— Eh bien ! ne vous tourmentez pas, je trouverai, moi, c’est mon affaire. Allons, soyez calme, vous surmonterez encore cette crise-là. Je vous envoie Jacob.

Johan sortit. Le baron, épuisé de l’effort qu’il venait de faire, perdit connaissance dans les bras de Jacob, et le médecin, précipitamment rappelé, eut beaucoup de peine à le faire revenir. Puis le malade recouvra une énergie fébrile.

— Ôtez-vous de là, docteur, dit-il, votre figure m’ennuie… Vous êtes laid ! tout le monde est laid !… Il est beau, lui, à ce qu’on prétend ; mais cela ne lui servira de rien… Quand on est mort, on devient vite affreux, n’est-ce pas ?… Si je meurs avant lui pourtant,… j’ai envie de lui léguer ma fortune… Ce serait drôle ! mais si je vis, il faut bien qu’il meure, il n’y a pas à dire ! Répondez-moi donc, docteur ! est-ce que vous me croyez fou ?

Le baron, après avoir encore divagué quelques instans, tomba dans une somnolence brûlante. Il était alors six heures du soir. La société du château venait de se mettre à table pour l’aftonward, ce léger repas qui précède le souper.

Nous sommes désolé de faire passer nos lecteurs par tant de repas, mais nous ne serions point dans la réalité si nous en supprimions un seul. Nous sommes forcé de leur rappeler que c’est l’usage général du pays de manger ou de boire de deux en deux heures, et qu’au siècle dernier personne ne s’en écartait, surtout à la campagne et dans la saison froide. Les jolies femmes ne perdaient rien de leur poésie, aux yeux de leurs admirateurs, pour montrer un excellent appétit. La mode n’était pas d’être pâle et d’avoir les yeux cernés. L’éclatante et fine carnation des belles Suédoises n’ôtait rien à leur empire sur les cœurs et sur les imaginations, et, pour n’être pas romantique, la jeunesse des deux sexes n’en était pas moins romanesque. Donc la petite Marguerite et la grande Olga, la blonde Martina et plusieurs autres nymphes de ces lacs glacés, après avoir pris le café dans la grotte du högar, mangèrent du fromage à la crème dans la grande salle dorée du château, chacune rêvant l’amour à sa manière, aucune n’admettant le jeûne comme une condition du sentiment.

Les hôtes du château neuf n’étaient déjà plus aussi nombreux que dans les premiers jours de Noël. Plusieurs mères avaient emmené leurs filles en voyant que le baron Olaüs n’y faisait aucune attention. Les diplomates des deux sexes qui avaient avec lui des relations d’intérêt, et les héritiers présomptifs, que le baron avait coutume d’appeler, quand il plaisantait en français sur leur compte, ses héritiers présomptueux, tenaient bon, en dépit de la tristesse qui se répandait autour de lui. La comtesse Elvéda s’impatientait de ne pouvoir avancer aucune affaire avec le mystérieux amphitryon ; mais elle s’en dédommageait en établissant l’empire de ses charmes sur l’ambassadeur de Russie. Quant aux dames âgées, les matinées et les après-midi se passaient pour elles en visites reçues et rendues dans les appartemens respectifs avec beaucoup de cérémonie et de solennité. Là, on s’entretenait toujours des mêmes choses, du beau temps de la saison, de la magnifique hospitalité du châtelain, de son grand esprit un peu malicieux, de son indisposition, qu’il supportait avec un si grand courage pour ne pas troubler les plaisirs de ses convives, et en disant cela on étouffait d’homériques bâillemens. Et puis on parlait politique et on se disputait avec aigreur, ce qui n’empêchait pas que l’on ne parlât religion d’une manière édifiante. Le plus souvent on disait aux personnes qui venaient d’entrer tout le mal possible de celles qui venaient de sortir.

Les seuls esprits qui pussent lutter avec succès contre le froid de cette atmosphère morale, c’était une vingtaine de jeunes gens des deux sexes, qui, avec ou sans l’agrément de leurs familles, avaient vite noué entre eux des liaisons de cœur plus ou moins tendres, et qui, par leur libre réunion à presque toutes les heures du jour, se servaient de chaperons ou de confidens les uns aux autres. À cette bonne jeunesse se joignaient quelques personnes plus âgées, mais bienveillantes et d’un caractère gai, les gouvernantes comme Mlle  Potin, la famille du pasteur, groupe choyé et considéré dans toutes les réunions champêtres, quelques vieux campagnards sans prétention et sans intrigue, le jeune médecin du baron, quand il pouvait s’échapper des griffes de son tyrannique et rusé malade ; enfin l’illustre Stangstadius, quand on pouvait s’emparer de lui et le retenir par des taquineries sous forme de complimens hyperboliques, dont il ne suspectait jamais la sincérité, même quand ils s’adressaient aux agrémens de sa personne.

La collation de l’aftonward fut donc aussi enjouée que les autres jours, bien que le géologue n’y parût pas, et le jeune monde, comme disaient les matrones, ne s’aperçut pas de la figure soucieuse et agitée des valets, lesquels n’étaient pas aussi dupes de la légère indisposition de leur maître qu’ils voulaient bien le laisser croire à ceux d’entre eux qui faisaient métier d’espionner les autres.

Après la collation, on déclara que c’était assez écouter les exploits des chasseurs, et Martina proposa de reprendre un amusement qui avait eu beaucoup de succès la veille, et qui consistait à se cacher et à se chercher les uns les autres dans une partie des bâtimens du château. Instinctivement on fuyait certain pavillon réservé aux appartemens isolés du châtelain, et peut-être, sans en rien faire paraître, n’était-on pas fâché d’avoir le prétexte de respecter son repos pour s’éloigner également des appartemens de cérémonie occupés par les grands parens. Dans les longues galeries sombres et peu fréquentées qui couronnaient les bâtimens d’enceinte, et qui ouvraient diverses communications avec les étages inférieurs, consacrés à divers usages domestiques, celliers, blanchisseries, etc., on avait un libre parcours pour se chercher et beaucoup de recoins pour se cacher. On tira au sort les groupes qui devaient se donner la chasse les uns aux autres à tour de rôle ; Marguerite se trouva avec Martina et son fiancé le lieutenant.

XVI.

Pendant que le jeune monde du château neuf se livrait à d’innocens ébats, M. Goefle et Christian se livraient à tous les commentaires imaginables sur les découvertes que ce dernier croyait avoir faites relativement à sa naissance. M. Goefle ne partageait pas les idées de son jeune ami. Il les disait écloses dans une imagination plus ingénieuse que logique, et il paraissait plus que jamais tourmenté d’une idée sur laquelle il avait à la fois envie et crainte de s’expliquer. — Christian, Christian, dit-il en secouant la tête, ne vous affligez pas à creuser ce cauchemar. Non, non ! vous n’êtes pas le fils du baron Olaüs, j’en mettrais ma main au feu !

— Et pourtant, reprit Christian, est-ce qu’il n’y a pas des traits de ressemblance entre lui et moi ? Pendant qu’il était évanoui et que son sang coulait sur la neige, je le regardais avec effroi ; sa figure cruelle et sardonique avait pris l’expression de calme suprême que donne la mort. Il me semblait, il est vrai, que nul homme, à moins qu’il n’ait passé sa vie devant une glace, ou qu’il ne soit peintre de portraits, ne se fait une idée certaine de sa propre physionomie ; mais enfin il me semblait que ce type était vaguement tracé dans ma mémoire, et que c’était précisément le mien. J’ai éprouvé la même chose en regardant cet homme pour la première fois. Je ne me suis pas dit : Je l’ai vu quelque part ; je me suis dit : Je le connais, je l’ai toujours connu.

— Eh bien ! eh bien ! dit M. Goefle, moi aussi, parbleu ! en vous voyant pour la première fois, et en vous regardant encore en ce moment-ci, où vous avez la figure sérieuse et absorbée, je trouve, sinon une ressemblance, du moins un rapport de type extraordinaire, frappant ! Et c’est justement là, mon cher, ce qui me fait vous dire : Non, vous n’êtes pas son fils !

— Pour le coup, monsieur Goefle, je ne vous comprends pas du tout.

— Oh ! vous n’êtes pas le seul ! je ne me comprends pas moi-même. Et pourtant j’ai une idée, une idée fixe ! … Si ce diable de Stenson avait voulu parler ! mais c’est en vain que je l’ai tourmenté aujourd’hui pendant deux heures, il ne m’a rien dit que d’insignifiant. Ou il commence à divaguer par momens, ou il fait résolument le sourd et le distrait quand il ne veut pas répondre. Si j’avais su que cette Karine existât et qu’elle fût mêlée à nos affaires, j’aurais peut-être tiré quelque chose de lui, au moins à propos d’elle. Vous dites que le fils du danneman prétend qu’elle dirait bien des secrets si elle voulait ? Malheureusement c’est encore, à ce qu’il paraît, une tête fêlée, ou un esprit terrifié qui ne veut pas se confesser ! Pourtant il faut que nous venions à bout d’éclaircir nos doutes, car ou je suis fou, mon cher Christian, ou vous êtes ici dans votre pays, et peut-être sur le point de découvrir qui vous êtes. Voyons, voyons ! cherchons donc, aidez-moi, c’est-à-dire écoutez-moi. Votre figure est également un grand sujet de trouble et d’inquiétude au château neuf, et il faut que vous sachiez…

En ce moment, on frappa à la porte, après avoir essayé d’entrer sans frapper ; mais le verrou était poussé en dedans, précaution que M. Goefle avait prise sans que Christian y fît attention. Christian allait ouvrir, M. Goefle l’arrêta. — Mettez-vous sous l’escalier, lui dit-il, et laissez-moi faire.

Christian, préoccupé, obéit machinalement, et M. Goefle alla ouvrir, mais sans laisser le survenant entrer dans la chambre. C’était Johan.

— C’est encore vous ? lui dit-il d’un ton brusque et sévère. Que voulez-vous, monsieur Johan ?

— Pardon, monsieur Goefle, je désirerais parler à Christian Waldo.

— Il n’est pas ici.

— Il est rentré pourtant, je le sais, monsieur Goefle.

— Cherchez-le, mais non pas chez moi. Je travaille et je veux être tranquille. C’est la troisième fois aujourd’hui que vous me dérangez.

— Je vous demande mille pardons, monsieur Goefle ; mais, comme vous partagez votre chambre avec lui, je croyais pouvoir m’y présenter pour transmettre à ce comédien les ordres de M. le baron.

— Les ordres, les ordres ! Quels ordres ?

— D’abord l’ordre de préparer son théâtre, ensuite celui de se rendre au château neuf à huit heures précises, comme hier, enfin celui de jouer quelque chose de très gai.

— Vous vous répétez, mon cher ; vous m’avez déjà dit deux fois aujourd’hui la même chose, dans les mêmes termes… Mais êtes-vous certain de bien savoir ce que vous dites ? Le baron n’est-il pas gravement malade ce soir, et pendant que vous rôdez comme une ombre dans le vieux château, savez-vous bien ce qui se passe dans le château neuf ?

— Je viens de voir M. le baron il y a un instant, répondit Johan avec son éternel sourire d’impertinente humilité. M. le baron est tout à fait bien, et c’est parce qu’il m’envoie ici que je me vois forcé, à mon grand regret, d’être excessivement importun. Je dois cependant ajouter que M. le baron désire vivement causer avec l’honorable monsieur Goefle pendant la comédie des marionnettes.

— J’irai, c’est bien. Je vous souhaite le bonsoir.

Et M. Goefle ferma la porte au nez de Johan désappointé.

— Pourquoi donc ces précautions ? lui dit Christian, sortant de sa retraite, d’où il avait écouté ce dialogue.

— Parce qu’il se passe ici quelque chose que j’étais en train de vouloir vous dire, et que je ne comprends pas, répondit le docteur en droit. Toute la journée, ce Johan, qui est bien, si j’en juge par sa mine et par l’opinion de Stenson, la plus détestable canaille qui existe, n’a fait autre chose que de rôder dans le Stollborg, et c’est vous qui êtes l’objet de sa curiosité. Il a interrogé sur votre compte d’abord Stenson, qui ne vous connaît pas, et qui ne sait que d’aujourd’hui (précisément par ce Johan) que nous demeurons ici, vous et moi. Ledit Johan a ensuite causé longtemps dans l’écurie avec votre valet Puffo, et dans la cuisine du gaard avec Ulphilas. Il eût fait causer Nils, si je ne l’eusse tenu près de moi toute la journée. Je crois même que ce mouchard a essayé de confesser votre âne !

— Heureusement ce brave Jean est la discrétion même, dit Christian. Je ne vois pas ce qui vous inquiète dans les manœuvres de ce laquais pour voir ma figure : je suis habitué à exciter cette curiosité depuis que j’ai repris le masque ; mais je vais me débarrasser pour toujours de ce mystère puéril et de ces puériles persécutions. Puisqu’il faut retourner ce soir au château, j’y retourne à visage découvert.

— Non, Christian, ne le faites pas, je vous le défends. Encore deux ou trois jours de prudence ! Il y a ici un gros secret à découvrir : je le découvrirai, ou j’y perdrai mon nom ; mais il ne faut pas qu’on voie votre figure. Il ne faut même plus la montrer à Ulf. Je ne vous quitte pas, je vous garde à vue. Un danger vous menace très certainement. L’oblique regard de Johan n’est pas le seul que j’aie vu briller dans les couloirs du Stollborg. Aujourd’hui, à la nuit tombée, ou je me trompe fort, ou j’ai aperçu un certain escogriffe, décoré par le baron son maître du nom fantastique de capitaine Chimère, qui se promenait autour du donjon sur la glace. Avec notre comédie d’hier soir, nous avons peut-être mis, sans nous en douter, le feu aux poudres. Le baron se doute de quelque chose relativement à vous, et si vous m’en croyez, vous allez vous faire malade, et vous n’irez pas au château neuf.

— Oh ! pour cela, je vous demande pardon, monsieur Goefle, mais rien de la part du baron ne saurait m’effrayer. Si j’ai le bonheur de ne point lui appartenir, je me sens tout disposé à le braver et à tordre vigoureusement la main qui se permettrait de soulever seulement la tapisserie de mon théâtre pour me voir, s’il me plaît de garder encore l’incognito. Songez donc que j’ai tué deux ours aujourd’hui, et que cela m’a un peu excité les nerfs. Allons, allons, pardon, cher oncle, mais il se fait tard, j’ai à peine deux heures pour préparer ma représentation. Je vais chercher un canevas dans ma bibliothèque, c’est-à-dire au fond de ma caisse, et vous me ferez bien le plaisir de le jouer tel quel avec moi.

— Non, Christian, je n’y ai pas la tête aujourd’hui. Je ne me sens plus fabulalor, mais avocat, c’est-à-dire chercheur de faits réels jusqu’à la moelle des os ! Votre valet Puffo n’est pas trop gris, à ce qu’il m’a semblé ; il doit être par là dans le gaard. Tenez, je sors, et je vais en passant l’appeler pour qu’il vous aide. Puisque vous voulez encore fabulare aujourd’hui,… il n’y a peut-être pas de mal,… ça vous occupera, et ça peut détourner les soupçons. Puffo vous est dévoué, n’est-ce pas ?

— Je n’en sais rien.

— Mais si l’on vous cherchait querelle, il ne vous planterait pas là ? Il n’est pas lâche ?

— Je ne crois pas ; mais soyez donc tranquille, monsieur Goefle. J’ai là le couteau norvégien que l’on m’a prêté pour la chasse, et je vous réponds que je me ferai respecter sans l’aide de personne.

— Méfiez-vous d’une surprise. Je ne crains que cela pour vous ; moi, je ne peux plus rester en place ! Depuis que vous m’avez parlé d’un enfant élevé en secret chez le danneman,… d’un enfant qui avait les doigts faits comme les vôtres…

— Bah ! dit Christian, j’ai peut-être rêvé tout cela, et il faut à présent que tout cela se dissipe. Je vois au fond de leur boîte mes pauvres petites marionnettes que je vais faire parler pour la dernière ou l’avant-dernière fois, car il n’y a que cela de réel et de sage dans les réflexions de ma journée, monsieur Goefle. Je quitte la marotte, je prends le marteau du mineur, la cognée du bûcheron, ou le fouet de voyage du paysan forain. Je me moque de tout le reste ! Que je sois le fils d’un aimable sylphe ou celui d’un méchant iarl, peu importe ! Je serai le fils de mes œuvres, et c’est trop se creuser la cervelle pour arriver à un résultat aussi simple et aussi logique.

— C’est bien, Christian, c’est bien ! s’écria M. Goefle. J’aime à vous entendre parler ainsi ; mais, moi, j’ai mon idée, je la garde, je la creuse, je la nourris,… et je vais lui faire prendre l’air. Qu’elle soit absurde, c’est possible ; je veux toujours voir Stenson, je lui arracherai son secret ; cette fois je sais comment m’y prendre. Je reviendrai dans une heure au plus, et nous irons ensemble au château. J’observerai le baron, j’irai chez lui savoir ce qu’il me veut. Il se croit fin ; je le serai plus que lui. C’est cela, courage ! À revoir, Christian. Allons, Nils, éclairez-moi. Ah ! tenez, Christian, voilà maître Puffo, à ce qu’il me semble.

M. Goefle en effet se croisa en sortant avec Puffo. — Voyons, toi ! dit Christian à son valet. Ça va-t-il mieux aujourd’hui ?

— Ça va très bien, patron, répondit le Livournais d’un ton plus rude encore que de coutume.

— Alors, mon garçon, à l’œuvre ! Nous n’avons pas une minute à perdre. Nous jouons le Mariage de la Folie, la pièce que tu sais le mieux, que tu sais par cœur ; tu n’as pas besoin de répétition.

— Non, si vous n’y mettez pas trop de votre cru nouveau.

— Pour cela, je ne te réponds de rien ; mais je serai fidèle aux répliques, sois tranquille. Cours au château neuf avec l’âne et le bagage ; monte le théâtre, place le décor. Tiens, le choix est fait : emporte ce ballot ; moi, j’habille les personnages, et je te suis. S’il faut absolument relire le canevas, nous aurons encore le temps là-bas. Tu sais bien que le beau monde met un quart d’heure à se placer et à faire silence.

Puffo fit quelques pas pour sortir, et s’arrêta hésitant. Johan, tout en le retenant prisonnier à son insu au Stollborg, l’avait, en causant avec lui, excité contre son maître, et Puffo était impatient de chercher querelle à celui-ci ; mais il le savait agile et déterminé, et peut-être aussi que, dans un recoin très inexploré de son âme grossière et corrompue, il s’était glissé un sentiment d’affection involontaire pour Christian. Cependant il prit courage. — Ce n’est pas tout, patron Cristiano, dit-il ; mais je voudrais bien savoir quel est le maroufle qui a tenu les marionnettes hier soir avec vous ?

— Ah ! ah ! répondit Christian, tu commences à t’en inquiéter ? Je croyais que tu ne soupçonnais pas qu’il y eût eu hier soir une représentation ?

— Je sais qu’il y en a eu une, et que je n’en étais pas !

— En es-tu bien sûr ?

— J’étais un peu gris, dit Puffo, élevant la voix, j’en conviens ; mais on m’a dit la vérité aujourd’hui, et je la sais, la vérité !

— La vérité ! dit Christian en riant ; ne dirait-on pas que je l’ai cachée à votre excellence ? Je n’ai pas eu l’honneur de vous voir aujourd’hui, signor Puffo, et, quand je vous aurais vu, je ne sache pas avoir à vous rendre compte…

— Je veux savoir qui s’est permis de toucher à mes marionnettes !

Vos marionnettes, qui sont à moi, vous avez l’air de l’oublier, vous le diront peut-être ; questionnez-les.

— Je n’ai pas besoin de les questionner pour savoir qu’un individu s’est permis de me remplacer, et de gagner apparemment mon salaire à ma place.

— Quand cela serait ? Étiez-vous en état de dire un mot hier soir ?

— Il fallait au moins m’essayer ou me prévenir.

— C’est un manque d’égards dont je me confesse, répondit Christian impatienté, mais je l’ai fait exprès pour résister à la tentation de vous corriger, comme vous le méritiez, de votre ivrognerie.

— Me corriger ! s’écria Puffo en s’avançant sur lui d’une manière menaçante. Allons-y donc un peu ! Voyons ! — Et en même temps il brandit sur la tête de son patron une marionnette en guise de massue. L’arme, pour être comique, n’en était pas moins dangereuse, la tête du burattino étant faite d’un bois très dur, pour résister aux batailles de la scène. En tenant la figurine par son jupon de peau et en la faisant voltiger comme un fléau, Puffo, en colère, pouvait et voulait peut-être briser le crâne de son adversaire. Christian saisit la marionnette au vol, et, de l’autre main, prenant Puffo à la gorge, il le renversa à ses pieds.

— Maudit ivrogne, lui dit-il en le tenant sous son genou, tu mériterais un solide châtiment ; mais il me répugne de te frapper. Va-t’en, je te donne ton congé, je ne veux jamais plus entendre parler de toi. Je t’ai payé ta semaine d’avance et ne te dois rien ; mais comme tu l’as peut-être déjà bue, je vais te donner de quoi retourner à Stockholm. Lève-toi, et n’essaie plus de faire le méchant, ou je t’étrangle.

Puffo, un peu meurtri, se releva en silence. Ce n’était pas une nature d’assassin. Il était humilié et abattu. Peut-être sentait-il son tort ; mais il avait surtout une préoccupation qui frappa Christian : c’était de ramasser une douzaine de pièces d’or qui s’étaient échappées de sa ceinture, et qui avaient roulé avec lui sur le plancher.

— Qu’est-ce que cela ? dit Christian en lui saisissant le bras : de l’argent volé ?

— Non ! s’écria le Livournais en élevant la main avec un geste héroïque assez burlesque, je n’ai rien volé ici ! Cet argent-là est à moi, on me l’a donné !

— Pourquoi faire ? Allons, parle, je le veux !

— On me l’a donné, parce qu’on a voulu me le donner. Ça ne regarde personne.

— Qui te l’a donné ? N’est-ce pas ?… Christian s’arrêta, craignant de montrer des soupçons qu’il était prudent de cacher, — Va-t’en, dit-il, va-t’en vite, car si je découvrais que tu es quelque chose de pis qu’un ivrogne, je t’assommerais sur la place. Va-t’en, et que je ne te revoie jamais, ou malheur à toi !

Puffo, effrayé, se retira précipitamment. Christian, pour le tenir à distance, avait mis exprès la main sur le large couteau norvégien du major. La vue de cette arme terrible suffit pour effrayer le bohémien, qui craignait surtout de voir Christian lui arracher son or, pour se livrer à une enquête sur la source de cette richesse inexpliquée.

Le Livournais sortit très indécis du donjon. Johan, qui outre-passait quelquefois de son chef les intentions secrètes du baron, ne lui avait pas précisément donné de l’argent pour faire ce qu’en style de grands chemins, Puffo appelait, un peu en tremblant, un mauvais coup, mais pour le décider à se tenir tranquille si son maître était provoqué et entraîné dans une rixe fâcheuse. Johan l’avait confessé ; il savait par lui que Christian était bouillant et intrépide. Il lui avait fait entendre, sans compromettre le baron, que Christian avait déplu au château à quelqu’un de très puissant, qu’on avait découvert en lui un espion français, un personnage dangereux, que sais-je ? Puffo n’avait pas compris un mensonge qui n’était peut-être point encore assez grossier pour lui. Ce qu’il avait compris, c’était la somme glissée dans sa poche. Son intelligence s’était élevée jusqu’au raisonnement suivant : Si on me paie pour laisser faire, on me paierait bien plus pour agir. Il avait donc eu l’idée de prendre les devants ; il avait cru trouver Christian sans armes et sans méfiance : le courage lui avait manqué, et un peu aussi la scélératesse. Christian était si bon que la main avait tremblé au misérable : à présent qu’il était vaincu et humilié, qu’allait-il faire ?

Tandis que Puffo se livrait à la somme très minime de réflexion dont il était capable, Christian, ému et fatigué au moral plus qu’au physique, s’était assis sur son coffre, perdu dans une rêverie mélancolique : « Triste vie ! se disait-il en contemplant machinalement la marionnette étendue par terre, qui avait été si près de lui entamer le crâne. Triste société que celle des hommes sans éducation ! Il faut pourtant, plus que jamais, que je m’y habitue : si je rentre dans les derniers rangs du peuple, d’où je suis probablement sorti, et dont j’ai vainement essayé de me séparer, il me faudra certainement plus d’une fois avoir raison, par la force du poignet, de certaines natures grossières que la douceur et le sentiment ne sauraient convaincre. Ô Jean-Jacques ! avais-tu prévu cela pour ton Émile ? Non, sans doute, et pourtant tu as été assailli à coups de pierres dans ton humble chalet, et forcé de fuir la vie champêtre pour n’avoir pas su te faire craindre de ceux dont tu ne pouvais te faire comprendre !

« Voyons, qui es-tu, toi qui as failli me tuer ? dit encore Christian en parlant tout haut cette fois, pour se mettre en verve, et en ramassant la marionnette, qui gisait la face contre terre. Jupiter ! c’est toi, mon pauvre petit Stentarello ? toi, mon favori, mon protégé, mon meilleur serviteur ? toi, le plus ancien de ma troupe, toi, perdu à Paris et retrouvé si miraculeusement dans les sentiers de la Bohême ? Non, c’est impossible, tu ne m’aurais pas fait de mal, tu te serais plutôt retourné contre les assassins. Tu vaux mieux que bon nombre de ces grandes marionnettes stupides et méchantes qui prétendent appartenir à l’espèce humaine, et dont le cœur est plus dur que la tête. Viens, mon pauvre petit ami, viens mettre une collerette blanche et recevoir un coup de brosse sur ton habit couvert de poussière. Toi, je jure de ne plus t’abandonner ! … Tu voyageras avec moi, en cachette, pour ne pas faire rire les gens sérieux, et quand tu t’ennuieras trop de ne plus voir les feux de la rampe, nous causerons tous les deux tête à tête ; je te confierai mes peines, ton joli sourire et tes yeux brillans me rappelleront les folies de mon passé… et les rêves d’amour éclos et envolés dans les sombres murs du Stollborg ! »

Un rire d’enfant fit retourner Christian : c’était M. Nils qui était rentré sur la pointe du pied, et qui sautait de joie en battant des mains à la vue de la marionnette animée et comme vivante dans les doigts agiles de Christian, qui s’exerçait avec elle.

— Oh ! donnez-moi ce joli petit garçon ! s’écria l’enfant enthousiasmé ; prêtez-le-moi un moment, que je m’amuse avec lui !

— Non, non, dit Christian, qui se hâtait d’arranger la toilette de Stentarello ; mon petit garçon ne joue qu’avec moi, et puis il n’a pas le temps. Est-ce que M. Goefle ne revient pas ?

— Oh ! faites-moi voir tout ça ! reprit Nils avec transport en jetant un regard ébloui dans la boîte que Christian venait d’ouvrir, et où brillaient pêle-mêle les chapeaux galonnés, les épées, les turbans à aigrette et les couronnes de perles de son monde en miniature. Christian essaya de se débarrasser de Nils par la douceur ; mais l’enfant était si acharné dans son désir de toucher toutes ces merveilles, qu’il fallut lui parler fort et rouler de gros yeux pour l’empêcher de s’emparer des acteurs et de leur vestiaire. Il se mit alors à faire la moue, et s’en alla auprès de la table en disant qu’il se plaindrait à M. Goefle de ce que personne ne voulait l’amuser. Sa tante Gertrude lui avait promis qu’il s’amuserait en voyage, et il ne s’amusait pas du tout. — Mais je me moque de toi, grand vilain ! dit-il en faisant la grimace à Christian ; je sais faire de jolis bateaux en papier, et tu ne verras pas ceux que je vais faire !

— C’est bien, c’est bien ! répondit Christian, qui, comptant sur l’aide de M. Goefle, continuait lestement sa besogne de costumier ; fais des bateaux, mon garçon, fais-en beaucoup, et laisse-moi tranquille.

Tout en clouant les chapeaux et les manteaux sur la tête et autour du cou de ses petits personnages, Christian regardait la pendule, et s’impatientait de ne pas voir revenir M. Goefle. Il essaya d’envoyer Nils au gaard pour le prier de se hâter ; Nils boudait et faisait semblant de ne pas entendre. — Pourvu, se dit Christian, que nous ayons le temps de lire le canevas !… C’est tout au plus si je me le rappelle, moi ! J’ai eu tant d’autres soucis aujourd’hui… Ah ! j’ai promis au major une scène de chasseurs… Où la placerai-je ? N’importe où ! Un intermède pillé de la scène de Moron avec l’ours dans la Princesse d’Élide. Stentarello fera le brave ; il sera charmant ; … il se moquera des gens qui tuent l’ours à travers un filet, … comme M. le baron ! Mais pourvu que Puffo n’ait pas emporté le canevas de la pièce ?… Je le lui avais mis dans les mains !…

Christian se mit à chercher son manuscrit autour de lui. En faire un autre, c’était encore une demi-heure de travail, et sept heures sonnaient à la pendule. Il fouilla dans la boîte qui contenait tout son petit répertoire. Il dérangea et retourna tout ; il avait la fièvre. L’idée de ne pas aller au château neuf à l’heure dite et de paraître vouloir se soustraire à la haine du baron lui était insupportable. Il se sentait pris de rage contre son ennemi, et l’amour se mettait peut-être aussi de la partie. Il brûlait de braver ouvertement l’homme de neige en présence de Marguerite, et de lui montrer qu’un histrion avait plus de témérité que beaucoup des nobles hôtes du château.

En ce moment il regarda Nils, qui faisait avec beaucoup de gravité et d’attention ce qu’il lui plaisait d’appeler des petits bateaux, c’est-à-dire des papillotes de diverses formes avec du papier plié, replié, déchiré, puis chiffonné, roulé et jeté par terre quand l’objet n’était pas réussi à son gré. — Ah ! maudit bambin, s’écria Christian en lui arrachant des mains une poignée de paperasses, tu mets mon répertoire en bateaux !

Nils se mit à pleurer et à crier en jurant que ces papiers n’étaient pas à Christian et en essayant de lutter avec lui pour les ravoir.

Tout à coup Christian, qui dépliait précipitamment les bateaux pour tâcher de rassembler les feuillets de son manuscrit, devint sérieux et s’arrêta immobile. Ces papiers en effet n’étaient pas les siens, cette écriture n’était pas la sienne ; mais son nom, ou plutôt un de ses noms, tracé par une main inconnue, lui avait, pour ainsi dire, sauté aux yeux, et cette phrase écrite en italien : Cristiano del Lago a aujourd’hui quinze ans,… éveillait vivement sa curiosité.

— Tiens, tiens, dit-il à l’enfant qui continuait à le tirailler en réclamant ce qu’il appelait son papier ; joue avec les marionnettes, et laisse-moi en paix !

Nils, voyant une poignée de petits hommes sur la table, se plongea avec délices dans l’occupation de les regarder et de les toucher, tandis que Christian, prenant la chaise que l’enfant venait de quitter et attirant à lui la bougie, se mit à déchiffrer une écriture détestable, avec un style italien et une orthographe à l’avenant, mais dont chaque mot, lu ou deviné, était pour lui une surprise extraordinaire.

— Où as-tu pris ces papiers-là ? dit-il à l’enfant tout en continuant de déchiffrer et de rassembler les fragmens déchirés et chiffonnés.

— Ah ! monsieur, que vous êtes donc beau avec vos grandes moustaches ! disait Nils à la marionnette qu’il contemplait avec extase.

— Répondras-tu ? s’écria Christian ; où as-tu trouvé ces papiers-là ? Sont-ils à M. Goefle ?

— Non, non, répondit enfin Nils après avoir été sourd à plusieurs questions réitérées. Je ne les ai pas pris à M. Goefle ; c’est lui qui les a jetés, et les papiers qu’on jette, c’est pour moi. C’est pour faire des bateaux, M. Goefle l’a dit ce matin.

— Tu mens ! M. Goefle n’a pas jeté ces papiers-là ! Ce sont des lettres, on ne jette pas des lettres, on les brûle. Tu as pris ça dans les tiroirs de cette table ?

— Non !

— Ou dans la chambre à coucher ?

— Dame non !

— Dis la vérité ! vite !

— Non !

— Je te tire les oreilles !

— Eh bien ! moi, je vais me sauver !

Christian arrêta Nils, qui voulait fuir avec les marionnettes.

— Si tu veux dire la vérité, lui dit-il, je te donne un beau petit cheval avec une housse rouge et or.

— Voyons-le !

— Tiens, dit Christian en cherchant le jouet qui faisait partie de son matériel ; parleras-tu, coquin ?

— Eh bien ! dit l’enfant, voici ce qui est arrivé. J’ai été tout à l’heure éclairer M. Goefle chez M. Stenson, vous savez bien, le vieux qui n’entend pas ce qu’on lui dit, et qui demeure dans l’autre cour ?

— C’est bon, je sais ; dis vite, et ne mens pas, ou je reprends mon cheval.

— Eh bien ! je suis resté à attendre M. Goefle dans la chambre de M. Stenson, où il y avait du feu, pendant que M. Goefle parlait fort avec lui dans le cabinet qui est à côté.

— Que se disaient-ils ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas écouté ; je jouais à arranger le feu dans la cheminée. Et puis tout d’un coup il est venu dans le cabinet des hommes qui disaient comme ça : « Monsieur Stenson, il y a une heure que M. le baron vous attend. Pourquoi est-ce que vous ne venez pas ? Il faut venir avec nous tout de suite. » Et puis on s’est disputé. M. Goefle disait : « M. Stenson n’ira pas, il n’a pas le temps. » Et M. Stenson disait : « Il faut que j’y aille, je ne crains rien. Je vais y aller. » Et puis M. Goefle a dit : « J’irai avec vous. » Alors je suis entré dans le cabinet, parce que j’avais peur qu’on ne fît du mal à M. Goefle, et il y avait là trois… ou six hommes bien habillés en domestiques.

— Trois… ou six ?

— Ou quatre, je n’ai pas pu compter, j’avais peur ; mais M. Goefle m’a dit : Va-t’en, et il m’a poussé dans l’escalier en me jetant dans les jambes ce paquet de papiers sans que personne le voie. Peut-être qu’il ne voulait pas qu’on sache qu’il me donnait cela, et moi j’ai ramassé ; je me suis sauvé, et puis voilà tout !

— Et tu ne me dis pas, imbécile, si M. Goefle…

Christian, jugeant bien inutile de formuler sa pensée, rassembla les papiers à la hâte, les enferma dans sa caisse, dont il prit la clé, et s’élança dehors, inquiet de la situation de l’avocat, au milieu des événemens incompréhensibles qui se pressaient autour de lui.

Nils criait déjà en se voyant seul avec les marionnettes, qui l’effrayaient un peu malgré l’attrait qu’elles avaient pour lui, lorsque M. Goefle arrêta Christian au passage et rentra avec lui dans la salle de l’ourse. Il était pâle et agité.

— Oui, oui, dit-il à Christian, qui le pressait de questions, fermons les portes. Il se passe ici des choses graves. Où est Nils ? Ah ! te voilà, petit ! Où as-tu mis les papiers ?

— Il les mettait en bateaux, répondit Christian ; je les ai sauvés, ils sont là, tout déchirés, mais rien ne manque. J’ai tout ramassé. Qu’est-ce donc, monsieur Goefle, que ces lettres singulières qui me concernent ?

— Elles vous concernent ? Vous en êtes sûr ?

— Parfaitement sûr.

— Vous les avez lues ?

— Je n’ai pas eu le temps. M. Nils a rendu la besogne difficile, outre que l’écriture est d’un maître chat ; mais je vais les lire. Monsieur Goefle, le secret de ma vie est là !

— En vérité ? Oui, je m’en doutais, j’en étais sûr, Christian, qu’il s’agissait de vous ! Mais j’ai donné ma parole à Stenson, en recevant ce dépôt, de ne pas en prendre connaissance avant la mort du baron ou la sienne.

— Mais moi, monsieur Goefle, je n’ai rien promis. Le hasard a mis les papiers dans mes mains, je les ai sauvés de la destruction : ils sont à moi.

— Vraiment ? s’écria en souriant M. Goefle. Eh bien ! moi, au bout du compte, je n’avais pas achevé mon serment quand on est entré… Non, non, j’ai bien juré hier quant à un autre dépôt ; mais quant à celui-ci, je n’avais pas fini de jurer, je m’en souviens. J’allais d’ailleurs obtenir toute la confiance de Sten. J’écrivais mes questions pour ne pas avoir à élever la voix avec le pauvre sourd. Je lui parlais de vous, de mes doutes, et je sentais que nous étions espionnés. Vous avez dû trouver des fragmens de mon écriture au crayon sur des feuilles volantes ?

— Oui, il m’a semblé que ce devait être cela. Lisez donc les lettres alors.

— Ce sont des lettres ? Donnez… Mais non, il faudrait plutôt les cacher. Nous sommes entourés, surveillés, Christian. En ce moment, je suis sûr qu’on fouille et pille le cabinet de Stenson. On a emmené Ulphilas. Qui sait si on ne va pas nous attaquer ?

— Nous attaquer ? Eh bien ! au fait, c’est possible ! Puffo vient de me chercher une querelle d’Allemand. Il a levé la main sur moi, et il avait de l’or dans ses poches. J’ai été obligé de jeter ce manant à la porte.

— Vous avez eu tort. Il fallait le lier et l’enfermer ici. Il est peut-être maintenant avec les coupe-jarrets du baron. Voyons, Christian, une cachette avant tout pour ces papiers !

— Bah ! une cachette ne sert jamais de rien.

— Si fait !

— Cherchez, monsieur Goefle ; moi, j’apprête mes armes, c’est le plus sûr. Où sont-ils, ces coupe-jarrets ?

— Ah ! qui sait ? J’ai vu sortir Johan et ses acolytes avec Stenson, et j’ai fermé la porte du préau ; mais on peut venir par le lac, qui est une plaine solide en ce moment ; on est peut-être déjà venu. N’entendez-vous rien ?

— Rien. Pourquoi donc viendrait-on chez vous ? Raisonnons, monsieur Goefle, raisonnons la situation avant de nous alarmer.

— Vous ne pouvez pas raisonner, vous, Christian, vous ne savez rien !… Moi, je sais… ou je crois savoir que le baron veut absolument découvrir qui vous êtes, et, quand il l’aura découvert,… qui peut dire ce qui lui passera par la tête ? Il est possible qu’on nous retienne prisonniers jusqu’à nouvel ordre. On vient d’arrêter Stenson, oui, arrêter est le mot. C’était d’abord comme une invitation polie par la bouche de cette canaille de Johan, et puis, comme le vieillard effrayé hésitait, comme je voulais le retenir, d’autres laquais sont entrés et l’eussent emmené de force, s’il eût résisté. Alors j’ai voulu le suivre. Je me disais qu’en ma présence, on n’oserait rien contre lui, que je l’accompagnerais même devant le baron, que j’ameuterais, s’il le fallait, tous ses hôtes contre lui. J’étais même parti en avant ; mais, à la faveur du brouillard, je suis revenu sur mes pas, parce que, d’un autre côté, vous laisser seul,… je n’ai pu m’y décider. Je me suis dit que si le baron voulait arracher quelque révélation à Stenson, il commencerait par l’amadouer, et que nous aurions le temps d’aller à son secours. Donc,… allons-y, Christian ; mais comme il nous faut savoir absolument le mot de l’énigme avant d’agir,… eh bien ! faites le guet, gardez la porte, on n’osera pas l’enfoncer, que diable ! Je suis chez moi ici ; vous aviez raison. On n’a pas le droit de me conduire devant le maître, comme ce pauvre vieux intendant. Quel prétexte pourrait-on prendre ?

— Soyez donc tranquille, monsieur Goefle. Cette grande porte est solide, celle de la chambre à coucher ne l’est pas moins. Je vous réponds de celle de l’escalier dérobé, j’y veille. Lisez, lisez vite. Nous aurons toujours un prétexte, nous autres, pour aller au château : on n’a pas décommandé les marionnettes.

— Oui, oui, certainement, il faut savoir où nous en sommes et qui nous sommes ! s’écria M. Goefle, exalté par l’esprit d’investigation qui est la question d’art dans le métier de l’avocat. J’aurai plus tôt fait que vous, Christian, pour rassembler ces fragmens et déchiffrer ce grimoire : c’est mon état. Cinq minutes de patience, je ne vous demande que cela. Quant à vous, monsieur Nils, silence, parlez bas avec les marionnettes.

Et M. Goefle, avec une promptitude remarquable, se mit à rajuster les déchirures, à ranger les lettres par ordre de date, lisant à mesure, et complétant le sens avec un véritable coup d’œil d’aigle, explorant chaque sillon, chaque détour de ce mystérieux dossier, tantôt questionnant Christian, tantôt s’interrogeant lui-même comme pour se rappeler certains faits.

« … Le jeune homme est fort heureux dans la maison Goffredi ; … on l’aime beaucoup… » J’espère que c’est bien de vous qu’il s’agit. Pourtant en de certains endroits il est dit : « Mon neveu, » et c’est de vous qu’il s’agit encore, « mon neveu est parti pour la campagne, sur le lac de Pérouse, avec les Goffredi. Le jeune homme a aujourd’hui quinze ans… Il est grand et fort… Il ressemble à son père… » Oh ! oui, certes, Christian, vous lui ressemblez !

— Mon père ? Qui donc est mon père ? s’écria Christian. Vous le savez donc ?

— Tenez, dit M. Goefle ému en lui tendant un médaillon qu’il tira de sa poche, regardez ! Voilà ce que Stenson vient de me confier. Ceci est un portrait ressemblant, authentique… N’est-ce pas vous à s’y méprendre ?

— Ciel ! dit Christian effrayé en regardant une fort belle miniature ; je n’en sais rien, moi ! Mais ce jeune homme richement habillé, n’est-ce pas là le baron Olaüs dans sa jeunesse ?

— Non, non, vive Dieu ! ce n’est pas lui !… Mais ne me dites rien, Christian, je lis, je commence à comprendre ! Dans une autre lettre, vous êtes désigné sous le nom de votre neveu, et non plus mon neveu ; dans une autre encore, notre neveu. Il devient évident pour moi que c’est une précaution pour détourner les soupçons dans le cas où les lettres seraient interceptées, car vous n’avez de parenté ni avec l’homme qui a écrit ces lettres, ni avec Stenson, à qui elles sont adressées.

— Stenson ! c’est donc à lui que l’on rendait ainsi un compte sommaire de ma santé, de mes progrès, de mes voyages ? car j’ai vu cela en feuilletant. On parle de mon duel, voyez, à la date de Rome, juin mil sept cent…

— Attendez !… Oui, oui, j’y suis. Il y a une lettre par année. « Il a eu le malheur de tuer Marco Melfi, qui était… » Des réflexions ! … « Le cardinal ne voudra pas se venger… J’espère découvrir ce que notre pauvre enfant est devenu… » Ah ! voici une lettre de Paris… « Impossible de le retrouver… Je pourrais vous tromper, mais je ne le veux pas. Je crains qu’il n’ait été arrêté en Italie. Pendant que je le cherche ici, il est peut-être enfermé au château Saint-Ange !… » Attendez, Christian ; ne vous impatientez pas. Voici une lettre qui doit être la plus récente ! Elle est datée du six août dernier, de Troppau, en Moravie. « J’étais bien cette fois sur sa trace… C’est lui qui avait pris le nom de Dulac à Paris ; mais il est parti pour un voyage, où malheureusement il a péri tout dernièrement. Je viens de dîner à l’auberge avec un nommé Guido Massarelli, que j’ai connu à Rome, qui le connaissait, et qui m’a dit qu’on l’avait assassiné dans la forêt de… » Illisible ! « Je renonce donc à le chercher, et comme mon petit commerce me rappelle en Italie, je vais partir demain avant le jour. Ne m’envoyez plus d’argent pour m’aider dans mes voyages. Vous n’êtes pas riche… pour avoir été honnête homme. C’est comme moi, votre serviteur et ami, Ma… Mancini… Manucci ? »

— Inconnu ! dit Christian.

— Manassé ! s’écria M. Goefle, celui que Guido a nommé hier, le petit Juif qui prenait à vous un intérêt inexplicable ?

— Il ne s’appelait pas ainsi, reprit Christian.

— C’est le même, j’en suis certain, dit M. Goefle. Il s’appelait Taddeo Manassé. Stenson me l’a dit aujourd’hui. C’est la première fois que, dans cette correspondance, il a signé en entier un de ses noms, et c’est peut-être la dernière fois que le pauvre malheureux a trempé une plume dans l’encre, car il est mort, au dire de Massarelli, et je mettrais ma main au feu que Massarelli l’a assassiné… Attendez ! ne dites rien, Christian ! En annonçant cette mort à Stenson, Massarelli se disait en possession d’une preuve terrible qu’il voulait lui vendre, et qu’il menaçait de porter au baron ; nul doute que… Se laissait-il aller à boire, ce pauvre Juif ?

— Non pas, que je sache.

— Eh bien ! Guido l’aura assassiné pour lui prendre le peu d’argent qu’il pouvait avoir, et aura trouvé sur lui quelque lettre de Stenson, dont la signature et la date l’auront amené ici tout droit pour exploiter l’aventure. D’ailleurs ce Massarelli aura pu verser au Juif quelque narcotique lorsqu’il a dîné avec lui à l’auberge… Non, pourtant, puisque Manassé a écrit depuis… Mais le soir ou le lendemain…

— Qu’importe, hélas ! monsieur Goefle. Il est bien certain que Massarelli a tout découvert et tout révélé au baron ; mais, moi, je ne découvre encore rien sur mon compte, sinon que M. Stenson s’intéressait à moi, que Manassé ou Taddeo était son confident, et lui a donné assidûment de mes nouvelles, enfin que mon existence est fort désagréable au baron Olaüs. Qui suis-je donc, au nom du ciel ? Ne me faites pas languir davantage, monsieur Goefle !

— Ah ! patience, patience, mon enfant, répondit l’avocat, tout en cherchant une cachette pour les précieuses lettres. Je ne puis vous le dire encore. J’ai une certitude depuis vingt-quatre heures, une certitude d’instinct, de raisonnement ; mais il me faut des preuves, et celles-ci ne suffisent pas. Il faut que j’en acquière… Où ? comment ? Laissez-moi réfléchir… si je peux ! car il y a ici de quoi perdre la tête… Des papiers à cacher, Stenson en danger… Nous aussi peut-être ! Pourtant… Ah ! oui, tenez, Christian, je voudrais bien être sûr que c’est à vous que l’on en veut, car alors je saurais bien positivement qui vous êtes.

— Il est facile de s’assurer des intentions que vous supposez au baron. Je vais sortir, comme si de rien n’était, pour ma représentation, et si l’on m’attaque, comme aujourd’hui je suis bien armé, je tâcherai de confesser mes adversaires.

— Je crois en effet, dit M. Goefle, qui avait enfin réussi à cacher les lettres, qu’il vaut mieux courir la chance d’une mauvaise rencontre sur le grand espace du lac que d’attendre ici qu’on nous prenne au gîte. Il est déjà neuf heures ; nous devions être là-bas à huit ! Et on ne vient pas savoir pourquoi nous sommes si en retard ! C’est singulier ! Attendez, Christian ! Votre fusil est-il chargé ? Prenez-le. Moi, je prends mon épée. Je ne suis ni un Hercule, ni un spadassin ; mais j’ai su autrefois me servir de cela comme tout autre étudiant, et si on nous cherche noise, je ne prétends pas me laisser saigner comme un veau ! Promettez-moi, jurez-moi d’être prudent, c’est tout ce que je vous demande.

— Je vous le promets, répondit Christian ; venez.

— Mais ce maudit enfant qui s’est endormi là en jouant, qu’allons-nous faire de lui ?

— Portez-le sur son lit, monsieur Goefle ; ce n’est pas à lui qu’on en veut, j’espère !

— Mais on assomme un enfant qui crie, et celui-ci criera, je vous en réponds, s’il est réveillé par quelque figure inconnue.

— Eh bien ! que le diable soit de lui ! Il nous faut donc l’emporter ? Rien de plus facile, si nous ne rencontrons pas de gens malintentionnés ; mais, s’il faut se battre, il nous gênera fort, et il pourra bien attraper quelque éclaboussure.

— Vous avez raison, Christian ; il vaut encore mieux le laisser dans son lit. Si on surveille nos mouvemens, on saura bien que nous sortons, et on n’aura que faire d’entrer ici. Gardez toujours la porte. Cette fois, le petit coucher de M. Nils ne sera pas long. Il dormira tout habillé.

XVII.

M. Goefle venait à peine de porter son valet de chambre sur son lit qu’il appela Christian. — Écoutez ! lui dit-il. C’est par notre chambre que l’on vient. On frappe à cette porte.

— Qui va là ? dit Christian en armant son fusil et en se plaçant devant la porte de la chambre de garde, qui donnait, on s’en souvient, sur la galerie intérieure du préau.

— Ouvrez, ouvrez, c’est nous ! répondit en dalécarlien une grosse voix.

— Qui, vous ? dit M. Goefle.

Et, comme on ne répondait plus, Christian ajouta : — Avez-vous peur de vous nommer ?

— Est-ce vous, monsieur Waldo ? répondit alors une voix douce et tremblante.

— Marguerite ! s’écria Christian en ouvrant la porte et en voyant la jeune comtesse et une autre jeune personne qu’il avait vue au bal, mais dont il ne se rappelait pas le nom, escortées du fidèle domestique Péterson.

— Où sont-ils ? demanda Marguerite en tombant oppressée et défaillante sur un fauteuil.

— Qui donc ? De qui parlez-vous ? lui dit-il, effrayé de sa pâleur et de son émotion.

— Du major Larrson, du lieutenant et des autres militaires, répondit l’autre jeune fille, tout aussi essoufflée et non moins émue que Marguerite. Est-ce qu’ils ne sont pas arrivés ?

— Non… Ils doivent venir ici ?

— Ils sont partis du château il y a plus de deux heures.

— Et… vous craignez qu’il ne leur soit arrivé quelque accident ?

— Oui, répondit Martina Akerström, car c’était elle ; nous avons craint… Je ne sais pas ce que nous avons craint pour eux, puisqu’ils sont partis tous ensemble ; mais…

— Mais pour qui craignez-vous alors ? dit M. Goefle.

— Pour vous, monsieur Goefle, pour vous, répondit avec vivacité Marguerite. Nous avons découvert que vous couriez ici de grands dangers. Ne vous en doutiez-vous pas ? Si fait, je vois que vous êtes armés. Est-on venu ? Vous a-t-on attaqués ?

— Pas encore, répondit M. Goefle. Il est donc certain que l’on doit nous attaquer ?

— Oh ! nous n’en sommes que trop sûres !

— Comment ! on me menace aussi, moi ? reprit M. Goefle sans aucune intention malicieuse. Répondez donc, chère demoiselle : vous en êtes sûre ? Cela devient fort étrange !

— Je ne suis pas sûre de ce dernier point, dit Marguerite, dont la pâleur se dissipa tout à coup, mais dont les yeux évitèrent ceux de Christian.

— Alors, reprit M. Goefle, sans vouloir remarquer l’embarras de la jeune fille, c’est à lui, c’est bien à lui qu’on en veut ?

Et il montrait Christian, que Marguerite s’obstinait à ne pas voir et à ne pas nommer, ce qui ne l’empêcha pas de répondre : — Oui, oui, c’est bien à lui, monsieur Goefle. On veut se défaire de lui.

— Et le major avec ses amis, en sont-ils sûrs aussi ? Comment ne viennent-ils pas ?

— Ils en sont sûrs, dit Martina, et s’ils n’arrivent pas, c’est qu’ils auront fait comme nous, ils se seront perdus dans le brouillard, qui va toujours en augmentant.

— Vous vous êtes perdues dans le brouillard ? dit Christian, ému de la sollicitude généreuse de Marguerite.

— Oh ! pas bien longtemps, répondit-elle : Péterson est du pays, il s’est vite retrouvé ; mais il faut que ces messieurs aient pris une rive du lac pour l’autre.

— Mettons une lumière sur la fenêtre de la salle de l’ourse, dit M. Goefle, cela servira à les diriger.

— Oh ! oui-da, dit Péterson, ils ne la verront pas plus qu’on ne voit les étoiles.

— N’importe, essayons toujours, dit Martina.

— Non, ma chère, répondit Marguerite ; les assassins sont probablement égarés aussi, puisqu’ils ne sont pas encore venus. Ne les aidons pas à se retrouver avant que MM. les officiers…

— MM. les officiers seront les bienvenus, à coup sûr, reprit M. Goefle ; mais à présent, nous voilà trois hommes bien armés : je connais Péterson, c’est un vigoureux compère… Et puis, chères demoiselles, n’auriez-vous pas pris des curieux pour des assassins ? Où les avez-vous vus ?

— Racontez, Martina, dit Marguerite, racontez ce que nous avons entendu !

— Oui, oui, écoutez, monsieur Goefle, reprit Martina en prenant un petit air d’importance plein d’ingénuité. « Il y a deux heures, … deux heures et demie peut-être, le jeune monde du château, comme on nous appelle là-bas, jouait à se cacher dans les bâtimens de l’enceinte du château neuf. J’étais avec Marguerite et le lieutenant ; on avait tiré au sort, et puis deux femmes, nous eussions eu trop peur pour courir dans des corridors sombres et dans des chambres que nous ne connaissions pas ; il nous fallait bien un cavalier pour nous accompagner ! Le lieutenant ne connaissait pas plus que nous la partie du château où nous nous étions aventurés. C’est si grand ! Nous avions traversé une longue galerie déserte et descendu au hasard un petit escalier presque tout noir. Le lieutenant marchait le premier, et, ne trouvant rien d’assez embrouillé dans cet endroit-là pour nous bien cacher, il allait toujours, si bien qu’on ne voyait plus du tout, et que nous commencions à craindre de tomber dans quelque précipice, quand il nous dit : « Je me reconnais, nous sommes devant la grosse tour qui sert de prison. Il n’y a pas de prisonniers, car voici la porte ouverte. Si nous descendions dans les cachots, je vous réponds qu’on aurait de la peine à nous trouver là. » Mais l’idée de s’enfoncer dans les souterrains, qu’on dit si grands et si affreux, fit peur à Marguerite : « Non, non, n’allons pas plus loin, dit-elle ; restons à l’entrée. Voilà une petite embrasure masquée par des planches, restons là et ne parlons plus, car vous savez bien qu’il y a des joueurs qui trichent et qui rôdent pour avertir les autres. » Nous avons fait comme voulait Marguerite ; mais à peine étions-nous là, que nous avons entendu venir, et, pensant qu’on était déjà sur nos traces, nous nous retenions de rire et même de respirer. Alors nous avons entendu les propres paroles que je vais vous redire. C’étaient deux hommes qui sortaient de la tour et qui s’en allaient par la galerie qui nous avait amenés là. Ils parlaient bas, mais quand ils ont passé devant nous, ils ont dit :

— Est-ce que je vais encore être de faction pour garder l’Italien ? Ça m’ennuie.

— Non, tu viens avec nous au vieux château. À présent l’Italien est des nôtres.

— Ah ! qu’est-ce qu’il y a donc à faire ?

« Alors l’autre a répondu des mots que nous n’avons pas compris et que je ne pourrais pas vous redire, des mots de brigand, à ce qu’il paraît ; mais on a dit le nom de Christian Waldo à plusieurs reprises, et on a parlé aussi de l’avocat, en disant : « L’avocat, ça ne fait rien ; un avocat, ça se sauve ! »

— C’est ce que nous verrons ! s’écria M. Goefle. Et après ?

— Après, on a parlé d’un âne, d’une coupe d’or, d’une querelle à engager, c’était de plus en plus incompréhensible. Et puis ces deux hommes, qui s’étaient arrêtés pour s’expliquer, s’en allaient en disant : — C’est à huit heures, sur le lac, le rendez-vous.

— Mais s’il ne passe pas ? disait l’autre.

— Eh bien ! on ira au Stollborg ; nous aurons des ordres.

« Aussitôt que ces deux coquins ont été partis, le lieutenant nous a fait sortir de notre cachette en nous disant tout bas : « Pas un mot ici ! » Et avec précaution il nous a ramenées dans la grande galerie des chasses, en nous disant alors : « Permettez-moi de vous quitter et de courir chercher le major. » Le lieutenant avait compris l’argot de ces bandits : on devait attaquer M. Christian Waldo en l’accusant d’avoir volé quelque chose, l’emmener à la tour, le tuer même s’il se défendait, et on avait ajouté : « Ce serait le mieux ! » Le lieutenant était indigné. Il nous disait en nous quittant : « Tout cela vient peut-être de plus haut qu’on ne pense. Il y a de la politique là-dessous, il faut que Christian Waldo ait quelque secret d’état. »

— Ah ! je vous jure que non, répondit Christian, que la simplicité du lieutenant fit sourire.

— Je ne vous le demande pas, monsieur Christian, reprit l’ingénue et bonne Martina : ce que je sais, c’est que le lieutenant et le major, ainsi que le caporal Duff, ont juré de faire leur devoir et de vous protéger, quand même cela déplairait beaucoup à M. le baron ; mais ils ont pensé qu’il fallait agir avec beaucoup de prudence, et, nous recommandant le plus profond secret, ils sont partis à pied, bien armés, sans bruit, et séparément, en se donnant rendez-vous ici, afin de se cacher et de s’emparer des assassins et de leur secret. « Continuez les jeux, nous ont-ils dit, tâchez que l’on ne s’aperçoive pas de notre absence. » En effet, nous avons fait semblant de les chercher, Marguerite et moi, jusqu’au moment où l’on s’est séparé pour aller faire la toilette du soir ; mais, au lieu de songer à nous faire belles, nous n’avons pensé qu’à regarder par la fenêtre de ma chambre, et à tâcher de voir à travers le brouillard ce qui se passait sur le lac. Hélas ! c’était bien impossible ; on ne distinguait pas seulement la place du Stollborg. Alors nous écoutions de toutes nos oreilles : dans le brouillard épais, on entend quelquefois les moindres bruits ; mais on faisait, au château et autour des fossés, un vacarme de fanfares et de boîtes d’artifice, comme si on eût voulu justement nous empêcher d’entendre les bruits d’une querelle ou d’une bataille. Et le temps s’écoulait, … lorsque tout à coup la peur a pris Marguerite…

— Et vous aussi, chère Martina, dit Marguerite confuse.

— C’est vous, chère amie, qui m’avez communiqué cette peur-là, reprit la fiancée du lieutenant avec candeur. Enfin, comme deux folles, nous voilà parties avec Péterson, persuadées que nous rencontrerions le major et ses amis qui nous rassureraient, et que, grâce à Péterson, qui ne se perd jamais, nous les remettrions sur la route du vieux château, s’ils l’avaient perdue. Nous sommes donc venues à pied, et nous n’avons pas trop erré au hasard, si ce n’est que nous nous sommes trouvées arriver par le côté du gaard, au lieu de pouvoir marcher droit par celui du préau. Péterson nous a dit : « C’est égal, nous entrerons bien par ici. » Et en effet nous voilà, sans trop savoir par où nous sommes entrées ; mais dans tout cela nous n’avons rencontré personne, et rassurées sur votre compte, nous devons, je crois, commencer à nous inquiéter sérieusement du major… et des autres officiers.

— Ah ! Marguerite ! dit Christian, bas à la jeune comtesse, pendant que M. Goefle, Martina et Péterson se consultaient pour savoir ce qu’il y avait à faire, vous êtes venue ainsi…

— Devais-je, répondit-elle, laisser assassiner un homme comme M. Goefle, sans essayer de lui porter secours ?

— Non, certes, reprit Christian, dont la reconnaissance était trop sincère et trop vive pour manquer à la délicatesse par un mouvement de fatuité : vous ne le deviez pas ; mais votre courage n’en est pas moins grand. Vous pouviez les rencontrer, ces bandits ! Bien peu de femmes auraient poussé le dévouement, l’humanité, … jusqu’à venir elles-mêmes…

— Martina est venue avec moi, répondit vivement Marguerite.

— Martina est la fiancée du lieutenant, reprit Christian. Elle n’aurait peut-être pas pu se résoudre à venir pour… M. Goefle ?

— Je vous demande pardon, monsieur Christian, elle serait venue pour… n’importe qui, du moment qu’il s’agit de la vie de son semblable ! Mais occupez-vous donc de savoir si ces messieurs arrivent, car enfin je ne vois pas que le danger soit passé.

— Oui, oui, dit Christian, rassemblant ses idées, il y a du danger. J’y songe, à présent que vous êtes ici. Mon Dieu ! pourquoi êtes-vous venue ?

Et le jeune homme, en proie à des sentimens contraires, était à la fois bien heureux qu’elle fût venue et bien tourmenté de la voir exposée à quelque scène fâcheuse. D’ailleurs la présence de ces deux jeunes filles au Stollborg n’était-elle pas faite pour aggraver la situation sous un autre rapport ? Ne pouvait-elle pas précisément servir de prétexte à une invasion déclarée ? La comtesse d’Elvéda, toute mauvaise gardienne qu’elle était de sa nièce, pouvait bien s’apercevoir ou s’être déjà aperçue de son absence, la faire chercher, ou l’avoir fait suivre. Que savait-on ? — Ce qu’il y a de certain, se disait Christian, c’est qu’il ne faut pas qu’elle soit vue ici.

Il pensa bien à la conduire avec sa compagne au gaard de Stenson, où personne n’aurait sans doute l’idée de la chercher ; mais la demeure de Stenson servait peut-être, en ce moment, de poste d’observation à l’ennemi… Au milieu de toutes ces perplexités, Christian, qui ne répondait qu’avec distraction aux interpellations agitées de M. Goefle, prit une résolution dont il ne fit part à personne. Ce fut de sortir de l’appartement et d’aller, soit dans les cours du vieux château, soit sur le lac, affronter des périls dont, en somme, il était l’unique point de mire. Dans ce dessein, il se munit d’une lumière afin de se faire voir autant que possible dans le brouillard, et sortit sans rien dire, espérant que M. Goefle ne ferait pas attention tout de suite à son absence ; mais avant qu’il eût franchi la porte principale de la chambre de l’ourse, Marguerite se leva en s’écriant : — Où allez-vous donc ?

— Où allez-vous, Christian ? s’écria aussi M. Goefle en s’élançant vers lui ; ne sortez pas seul !

— Je ne sors pas, répondit Christian en se glissant rapidement dehors, je vais voir si la seconde porte, celle qui ouvre par ici, sur le préau, est fermée.

— Que fait-il ? dit Marguerite à M. Goefle ; vous ne craignez pas…

— Non, non, répondit l’avocat, il m’a promis d’être prudent.

— Mais je l’entends qui tire les verroux de la seconde porte ; il les ouvre !

— Il les ouvre ? ah ! nos amis arrivent !

— Non, non, je vous jure qu’il s’en va !

Et Marguerite fit le mouvement involontaire de suivre Christian. M. Goefle l’arrêta, et, faisant signe à Péterson de ne pas quitter les femmes, il voulut s’élancer sur les traces de Christian. Déjà celui-ci avait fermé la porte en dehors pour l’empêcher de le suivre, et il courait vers la porte extérieure du préau, appelant Larrson à haute voix, et se tenant prêt à se défendre, s’il réussissait à attirer à lui les assassins, lorsqu’une balle dirigée sur lui vint faire sauter de sa main le flambeau qu’il tenait, et le replonger dans les blanches ténèbres que ne pouvait percer l’éclat de la lune, et qui dormaient comme un linceul sur la terre.

Au bruit du coup de pistolet, M. Goefle, épouvanté pour son jeune ami, laissa échapper un juron terrible ; Martina fit un cri, Marguerite tomba sur une chaise ; Péterson courut à M. Goefle. Leurs efforts combinés eussent peut-être réussi à ouvrir la porte ; mais ils ne s’entendirent pas. Péterson, tout dévoué à sa jeune maîtresse, ne songeait qu’à empêcher les malfaiteurs d’entrer, et ne soupçonnait pas que M. Goefle voulût au contraire sortir, pour voler au secours de Christian.

Durant ce malentendu, où le bon avocat se donnait à tous les diables, Christian, enchanté d’avoir enfin la liberté d’agir, s’était élancé sur le premier qui s’était trouvé devant lui ; mais celui-ci, qui, trompé par le brouillard, ne le croyait pas sans doute si près, prit la fuite, et Christian le poursuivit en le bravant et en l’injuriant, tandis qu’un autre bandit le suivait rapidement sans rien dire. Christian entendit derrière lui le bruit sec des pas de l’assassin sur la neige durcie, et il lui sembla entendre aussi, à travers le sang que la colère faisait gronder dans ses oreilles, d’autres pas et d’autres voix venant sur lui à droite et à gauche. Il comprit rapidement qu’il était traqué, et conservant assez de présence d’esprit pour savoir ce qu’il faisait, il s’acharna à la poursuite du premier assaillant, jugeant qu’il ne devait pas se retourner avant de s’être débarrassé de celui-ci, qui pouvait venir l’attaquer par derrière lorsqu’il aurait à faire face aux autres. En outre, il ne perdait pas de vue la résolution d’éloigner l’affaire du Stollborg.

Christian descendit ainsi le roidillon du préau, dont il trouva la porte ouverte, et, à vrai dire, la pente rapide que ses pieds rencontrèrent fut le seul indice certain qu’il put avoir de la direction qu’il prenait. Mais, au moment où il se sentit sur la glace unie du lac, d’autres détonations partirent de derrière lui, des balles sifflèrent à ses oreilles, et il vit tomber à deux pas devant lui l’homme qu’il poursuivait. Ce fugitif avait été pris pour lui par ses complices, ou bien ceux-ci avaient tiré au hasard sur tous deux, sans se soucier d’atteindre celui qui avait lâché pied.

L’homme que les balles venaient d’atteindre était Massarelli ; Christian reconnut sa voix, qui exhalait un rugissement d’agonie au moment où il enjamba son cadavre. Il courut encore afin de se donner le temps de se reconnaître pendant que les assassins ramasseraient ou tout au moins regarderaient Massarelli pour savoir qui ils avaient abattu. Puis il s’arrêta pour écouter, et il entendit seulement ces mots : « Laissez-le là ; il est bien. »

De quoi s’agissait-il ? Prenait-on Massarelli pour lui, et les assassins allaient-ils se retirer ? ou bien avait-on reconnu la méprise et allait-on continuer la poursuite ? En faisant de rapides zigzags dans le brouillard, Christian espérait se défaire d’eux un à un. Il essayait de compter les voix et les pas. Il avait un immense avantage, qui était d’avoir gardé, sans y songer, les bottes de feutre sans couture et sans semelles qu’on lui avait prêtées le matin pour la chasse. Cette souple chaussure ne gênait pas plus ses mouvemens que s’il eût couru nu-pieds, et lui permettait en outre de ne faire sur la neige qu’un bruit extrêmement léger, tandis qu’il entendait le moindre pas de ses adversaires, chaussés avec moins de luxe et de précaution.

Il écouta encore. On venait à lui, mais on ne le voyait pas ; la marche était incertaine. Il entendit, à dix pas de lui, ces mots rapides : « Hé ! c’est moi ! » Les bandits se rencontrant inopinément dans le brouillard, leur ordre était rompu. Rien de plus facile désormais que de leur échapper. Christian n’y songea pas. Il avait la rage au cœur, il ne voulait pas que ces scélérats pussent retourner le chercher au Stollborg. Il les appela d’une voix forte en se nommant et en les défiant, reculant peu, mais courant comme des bordées pour les irriter et les désunir, espérant en joindre un, puis un autre, sans se laisser envelopper par tous. Sa présence d’esprit était si complète qu’il pût bientôt les compter ; ils étaient encore trois, Massarelli avait été le quatrième.

Malgré cette étonnante possession de lui-même, Christian éprouvait une surexcitation violente, mais qui n’était pas sans mélange d’un plaisir âpre comme l’ivresse de la vengeance. Aussi fut-il presque désappointé lorsque d’autres pas se firent entendre derrière lui, des pas aussi moelleux que les siens, et qui lui firent tout de suite reconnaître les bottes de feutre dont étaient chaussés ses compagnons de chasse. Il craignait que les bandits ne prissent la fuite sans combattre. Il courut au-devant de ses amis et leur dit bas et rapidement : « Ils sont là, ils sont trois, il faut les prendre !… Suivez-moi et taisez-vous ! »

Et aussitôt, retournant en droite ligne à la rencontre des ennemis, il s’arrêta au lieu où il les jugea à peu près rassemblés en se nommant de nouveau et en raillant leur maladresse et leur poltronnerie. À l’instant même, un des bandits l’atteignit au bras d’un coup de poignard, et tomba à ses pieds, étourdi et suffoqué par un coup du manche du couteau norvégien que Christian lui porta en pleine poitrine. Christian n’avait été que blessé légèrement, grâce à sa veste de peau de renne ; il remercia le ciel de n’avoir pas cédé au désir d’éventrer le bandit comme il avait éventré l’ours de la montagne. Il était très important de prendre vivant un des bravi du baron. Les deux autres, le croyant mort, jugèrent qu’avec leur chef, ils avaient perdu la partie, et, se rapprochant l’un de l’autre à l’instant même, ils échangèrent, en un seul mot de leur argot, la formule désespérée du sauve-qui-peut ; mais ils avaient compté sans le major et le lieutenant, qui les guettaient et qui s’emparèrent de l’un, tandis que l’autre prenait la fuite.

— Pour l’amour du ciel ! êtes-vous blessé, Waldo ? dit le major, que Christian aidait à désarmer les bandits.

— Non, non, répondit Christian, qui ne sentait sa blessure qu’à la chaleur du sang qui remplissait sa manche. Avez-vous des cordes ?

— Oui, certes, de quoi les pendre tous, si nous en avions le droit. Nous avions bien compté les faire prisonniers, ces beaux messieurs ! Mais, si vous n’êtes pas trop essoufflé, Christian, donnez donc un son de trompe pour tâcher d’amener ici nos autres amis que nous attendons et cherchons depuis une heure. Tenez, voici l’instrument.

— Mieux vaut décharger vos armes, dit Christian.

— Non pas, il y a eu assez de coups de feu comme cela ; sonnez la trompe, vous dis-je.

Christian fit ce qu’on lui demandait ; mais on ne fut rejoint que par le caporal.

— Voyez-vous, dit le major à Christian, il faut que ceci ait l’air d’une partie de promenade durant laquelle nous nous serions perdus et retrouvés.

— Je ne vous comprends pas.

— Il faut qu’il en soit ainsi, vous dis-je, pendant quelques heures, afin que le baron ne se doute pas trop tôt de l’issue de l’affaire et ne soit pas en mesure de mettre sur pied, contre nous, les autres coquins qu’il a sans doute en réserve. Quant à lui, ajouta-t-il en baissant la voix, son tour viendra, soyez tranquille !

— Son tour est tout venu, répondit Christian, je m’en charge.

— Doucement, doucement, cher ami ! vous n’avez pas mission pour cela. Ce soin me regarde, et je suis bien décidé à sévir, maintenant que nous avons une certitude et des preuves. Seulement nous ne pouvons agir contre un noble et un membre de la diète qu’en vertu d’ordres supérieurs ; nous les obtiendrons, n’en doutez pas. Ce que nous avons à faire pour le moment, c’est que vous m’obéissiez, mon ami, car je vous requiers, au nom des lois et au nom de l’honneur, de me prêter main-forte comme je l’entends et selon les ordres que j’aurai à vous donner.

En ce moment, M. Goefle accourait tête nue, le flambeau d’une main, l’épée de l’autre. Il avait fait le tour par la porte de la chambre à coucher, après avoir décidé, non sans peine, les deux femmes à se tenir enfermées sous la garde de Péterson, car toutes deux montraient un égal courage pour elles-mêmes et une égale sollicitude pour les absens.

— Christian ! Christian ! s’écria-t-il, est-ce ainsi que vous gardez votre parole ?

— J’ai tout oublié, monsieur Goefle, répondit Christian à voix basse : c’était plus fort que moi… Pouvais-je attendre que l’on vînt enfoncer les portes et tirer sur les femmes ? … Tenez, nous sommes délivrés ; retournez auprès de Marguerite, rassurez-la.

— J’y cours, répondit l’avocat en éternuant, d’autant plus que je m’enrhume affreusement… J’espère, ajouta-t-il tout haut, que ces messieurs vont venir nous voir ?

— Oui certes, c’était convenu, répondit le major ; mais il nous faut d’abord vaquer à nos devoirs.

M. Goefle alla rassurer les dames, et les autres hommes procédèrent à l’enlèvement du cadavre de Massarelli, que l’on fit transporter par les deux prisonniers, le pistolet sur la gorge, dans un des celliers du gaard. Ceux-ci, bien liés, furent conduits ensuite dans la cuisine de Stenson, où le lieutenant et le caporal rallumèrent le feu et s’installèrent pour les garder à vue, tandis que le major se préparait à les interroger en confrontation avec Christian.

Christian s’impatientait de voir procéder si régulièrement dans une affaire que le major paraissait connaître mieux que lui-même ; mais le major, qui lui parlait en français, lui fit comprendre qu’avec un adversaire comme le baron, il n’était pas aussi facile qu’il le pensait de prouver même un fait patent et avéré.

— Et puis, ajouta-t-il, je vois avec regret que nous manquons un peu de témoins. M. Goefle n’a rien vu que le résultat de l’affaire. On ne trouve ici ni M. Stenson, ni son neveu, ni votre valet. J’espérais que nous serions plus nombreux pour vous défendre à temps et constater les faits de visu. Le sous-lieutenant et les quatre soldats que j’avais envoyé chercher n’ont pas encore paru. Malgré le rapprochement de nos bostœlles et des torps des soldats, il se passera peut-être, grâce au brouillard, plusieurs heures avant que nous ayons ici huit hommes sous les armes.

— Mais qu’est-il besoin de huit hommes pour en garder deux ?

— Croyez-vous donc, Christian, que le baron, en voyant, pour la première fois, échouer une de ses diaboliques combinaisons, va se tenir tranquille ? Je ne sais pas ce qu’il pourra imaginer, mais à coup sûr il imaginera quelque chose, dût-il essayer de faire mettre le feu au Stollborg. C’est pourquoi je suis résolu à y passer la nuit, afin de m’emparer, avec votre aide, des autres bandits qui nous seront probablement dépêchés soit avec des offres de service, soit autrement. C’est toute une bande de voleurs et d’assassins que la majeure partie de cette valetaille étrangère, et il faut tâcher de les prendre tous en flagrant délit. Alors je vous réponds que la magistrature osera sévir contre le seigneur, réduit à invoquer en vain l’assistance de ses paysans. Si nous ne procédons pas ainsi, soyez sûr que c’est nous qui perdrons la partie. Tout le monde aura peur, le baron trouvera moyen de désavouer la responsabilité de l’événement, ou de nous faire enlever les prisonniers. Vous passerez pour un assassin, et nous passerons pour des visionnaires, ou tout au moins pour de jeunes officiers sans expérience, prenant parti pour le coupable et arrêtant les honnêtes gens, car vous pouvez bien compter que les deux bravi que nous tenons sont bien stylés. Je vais les interroger, et vous verrez qu’ils sauront arranger leur affaire. Je parie bien que la leçon leur est faite on ne peut mieux.

En effet, les deux bandits répondirent avec impudence qu’ils étaient venus, par l’ordre du majordome, avertir l’homme aux marionnettes, qui était en retard pour la représentation, que celui-ci, en voyant parmi eux un de ses anciens camarades, à qui il en voulait, s’était élancé à sa poursuite, et l’avait tué. Il avait ensuite injurié et provoqué les autres, et celui qui avait blessé Christian jura qu’il l’avait blessé par mégarde en voulant s’emparer d’un furieux, — tellement furieux, ajoutait-il, qu’il m’a enfoncé la poitrine et que je crache le sang !

— Vous verrez, dit Christian au major, que c’est moi qui ai manqué d’égards envers monsieur en ne me laissant pas assassiner !

— Et vous verrez, répondit Larrson, que les assassins se sauveront de la corde ! Nos lois n’appliquent la peine capitale qu’aux criminels qui avouent. Ceux-ci le savent bien, et, quelque absurde que soit leur défense, ils s’y tiendront. Votre cause sera peut-être moins bonne que la leur. Voilà pourquoi, de notre côté, nous tiendrons ferme pour vous et auprès de vous, Christian, n’en doutez pas.

— Oh ! la cause de Christian est très bonne ! dit M. Goefle, qui était venu écouter l’interrogatoire, et qui ramenait ses hôtes vers ce qu’il appelait son manoir de l’ourse. Nous aurons bien des armes contre le baron, si nous pouvons venir à bout de délivrer le vieux Stenson, qui a été emmené, bon gré mal gré, au château. Il faut, messieurs, que vous en trouviez le moyen avec nous.

— Quant à cela, monsieur Goefle, dit le major, il n’y faut pas songer. Le châtelain est justicier sur son domaine, et par conséquent dans sa propre maison. J’ignore ce que l’affaire de M. Stenson peut avoir de commun avec celle de Christian, mais mon avis n’est pas de compliquer celle-ci. Avant tout, je voudrais savoir si en effet Christian a trouvé dans le bât de son âne un gobelet d’or, que le baron avait ordonné de glisser là, comme autrefois Joseph voulant éprouver ses frères, mais, je suppose, dans des intentions beaucoup moins pacifiques.

— Ma foi, dit Christian, je n’en sais rien. Venez avec moi vous en assurer.

On se porta à l’écurie, où l’on trouva Puffo dans un coin, pâle et demandant grâce. On le fouilla ; le gobelet d’or était sur lui. Il se confessa à sa manière. Il avait vu, une heure auparavant, maître Johan apporter là cet objet précieux dans des intentions qu’il avait devinées, et, ne se croyant pas surveillé, il avait résolu de s’en emparer pour le reporter au château, disait-il, et empêcher que l’on n’accusât son maître d’un vol dont il était innocent ; mais, au moment où il allait fuir, il s’était trouvé enfermé dans l’écurie, dont la porte avait résisté à tous ses efforts, lorsqu’au bruit du combat il avait essayé d’aller porter secours à Christian. En raison de ces aveux fort suspects, le major fit lier maître Puffo comme les autres, et on le conduisit au gaard, où Péterson, requis de prêter main-forte, fut chargé de seconder le caporal dans le soin de garder les trois prisonniers. La coupe d’or fut portée en triomphe par M. Goefle sur la table de la salle de l’ourse.

Cependant Martina Akerström était accourue au-devant de son fiancé, sans la moindre crainte du « qu’en dira-t-on ? » et sans éprouver aucun embarras de la présence du major et du caporal. La bonne et candide personne ne se tourmentait plus que de deux choses : l’inquiétude que son absence devait commencer à inspirer à ses parens, et le manque de sucre pour offrir le thé « à ces pauvres messieurs qui devaient avoir si froid ! » Elle demandait à envoyer quelqu’un au château neuf pour rassurer les auteurs de ses jours et pour rapporter du sucre.

Quant au dernier point, Nils, que le mouvement fait autour de lui avait réveillé, et que la présence des officiers rassurait, put satisfaire la bonne Martina, vu qu’il savait très bien, et pour cause, où se trouvait la provision de sucre apportée par Ulphilas le matin ; mais, quant au premier, on manquait de courriers, et le major tenait d’ailleurs à enregistrer, séance tenante, la déposition de Martina avec celle du lieutenant Osburn, relativement aux paroles des bandits, entendues, deux heures auparavant, à l’entrée de la tour du château neuf. Comme pour lui tout le nœud de l’affaire était là, il se fit rendre un compte détaillé du fait, écrivant à mesure, et regrettant que le troisième témoin, la comtesse Marguerite, ne fût pas présente pour y apposer sa signature.

Marguerite était dans la chambre de garde, où Christian l’avait à la hâte priée de rentrer, pour qu’elle ne fut pas vue des jeunes officiers, vis-à-vis desquels elle n’avait pas l’excuse, plausible et sacrée en Suède, d’être venue par sollicitude pour les jours d’un fiancé ; mais la comtesse, qui se tenait près de la porte, entendit que l’on réclamait son concours, et s’étant assurée, à l’audition des voix, qu’elle n’avait rien à craindre de la médisance des personnes présentes, elle ouvrit vivement et se montra. Elle avait à cœur de jurer et de signer, elle aussi, que le vol infâme imputé à Christian, dans les conseils et desseins du baron, avait été annoncé d’avance devant elle.

En la voyant, le major et le lieutenant ne purent retenir une exclamation de surprise ; mais M. Goefle, avec sa présence d’esprit accoutumée, se chargea de tout expliquer. — Mlle  Akerström, dit-il, n’eût pas pu venir seule. Elle n’avait personne pour l’accompagner, et vous lui aviez tellement recommandé le silence, qu’elle ne pouvait choisir d’autre escorte que le domestique de la comtesse Marguerite, initiée au même secret. Naturellement la comtesse Marguerite a voulu accompagner son amie, à laquelle Péterson eût peut-être fait quelques objections sur le mauvais temps… M. Goefle trouva encore de bonnes raisons pour démontrer combien le fait s’était naturellement accompli. Martina eût pu dire, avec sa simplicité primitive, que les choses ne s’étaient pas absolument passées comme les expliquait M. Goefle, et elle était si loin de soupçonner la prédilection de Marguerite pour Christian, qu’elle n’y eût même pas manqué, si elle n’eût été absorbée par le soin de servir le thé et même le gruau avec Nils, qui avait en outre découvert au gaard les mets destinés par Ulphilas absent au souper de son oncle et des hôtes du Stollborg. La lugubre salle de l’ourse offrait donc en ce moment une de ces scènes tranquilles que, par suite des nécessités de la nature et des éternels contrastes de la destinée, notre vie présente à chaque instant : tout à l’heure des angoisses, des luttes, des périls ; l’instant d’après, un intérieur, un repas, une causerie. Cependant M. Goefle et Martina furent les seuls qui s’assirent pour manger. Les autres ne firent qu’avaler debout et à la hâte, attendant avec impatience, ou de nouveaux événemens, ou un renfort qui leur permît de prendre de nouvelles résolutions.

Certes chacun des personnages d’une réunion si insolite avait un vif sujet d’inquiétude. Marguerite se demandait si, à la suite du changement nécessité dans le programme des plaisirs du château neuf par l’absence des burattini, sa tante ne se mettrait pas à sa recherche, et si Mlle  Potin elle-même ne partagerait pas son étonnement et sa frayeur en constatant l’absence de Martina, avec qui elle l’avait laissée. Martina se tourmentait moins des angoisses de sa famille. Positive en ses raisonnemens, elle se disait que le château était bien grand, que sa mère, parfaitement sûre d’elle et aimant le jeu, n’avait pas l’habitude de la chercher quand elle courait avec ses jeunes compagnes de salle en salle, qu’enfin d’un instant à l’autre l’arrivée des autres officiers allait la délivrer ; mais quand elle songeait au petit nombre des défenseurs du Stollborg, elle s’inquiétait pour son fiancé et trouvait le secours bien lent à venir.

Christian s’inquiétait pour Marguerite, sans trop songer désormais à sa propre destinée. Le major s’inquiétait pour Christian et pour lui-même ; il ne cessait de répéter tout bas au lieutenant qu’il trouvait l’affaire mal engagée pour être portée devant un tribunal. Le lieutenant s’inquiétait de voir le major inquiet. Quant à M. Goefle, il s’alarmait pour le vieux Stenson, et cela le conduisait à retomber dans ses commentaires intérieurs sur la naissance et la destinée de Christian.

La situation n’était en somme rassurante pour personne, lorsque enfin on entendit sonner et frapper à la porte du préau. Ce pouvait être l’officier avec les soldats attendus ; mais ce pouvait être aussi une nouvelle bande, dépêchée par Johan pour assister ou délivrer la première. Le major et le lieutenant armèrent leurs pistolets et s’élancèrent dehors, en ordonnant à Christian, avec le droit et l’autorité dont ils étaient revêtus en cette circonstance, de rester derrière eux, et de n’attaquer qu’à leur commandement. Puis Larrson, ayant ouvert lui-même résolument la porte du préau sans faire de questions, et au risque de tomber sous les coups de ceux dont il voulait s’emparer, reconnut avec joie le sous-lieutenant son ami et les quatre soldats les plus voisins de son cantonnement. Dès lors pour lui tout était sauvé. Il était bien impossible que le baron, ne recevant pas de nouvelles de l’événement, dont il devait attendre l’issue avec impatience, n’envoyât pas une partie de son mauvais monde à la découverte.

Le sous-lieutenant fit son rapport, qui ne fut pas long. Il s’était perdu avec ses hommes ; il n’avait trouvé le Stollborg que par hasard, après avoir longtemps erré dans la brume. Il n’avait rencontré personne, ou s’il avait rencontré quelqu’un, il n’en savait absolument rien. — Cependant, ajoutait-il, le brouillard commence à s’éclaircir sur les bords du lac, et avant un quart d’heure il sera possible de faire une ronde. Le bruit des fanfares et des boîtes avait entièrement cessé du côté du château. On pourra désormais se rendre compte des moindres bruits du dehors.

— La ronde sera d’autant plus possible, répondit le major, que nous avons ici un homme du pays, un certain Péterson, qui a le sens divinatoire des paysans, et qui dès à présent saurait vous mener partout ; mais attendons encore un peu. Postez-vous autour des deux entrées, dans le plus profond silence et en vous cachant bien. Fermez les portes du pavillon du gaard. Que les prisonniers soient toujours gardés à vue et menacés de mort s’ils disent un seul mot, mais que ce soit une simple menace ! Nous n’avons que trop d’un mort, qui nous sera peut-être bien reproché !…

XVIII.

Le brave et prudent major venait à peine de prendre ces dispositions qu’une ombre passa près de lui, au moment où il retournait à tâtons à la salle de l’ourse pour continuer son instruction, à laquelle manquait l’avis très important de M. Goefle sur tout ce qui s’était passé relativement à Christian. Cette ombre semblait incertaine, et le major se décida à la suivre jusqu’à ce que, rencontrant le mur du donjon, elle se mit à jurer d’une voix assez douce, que Christian, alors sur le seuil du vestibule, reconnut aussitôt pour celle d’Olof Bœtsoi, le fils du danneman.

— À qui en avez-vous, mon enfant ? lui dit-il en lui prenant le bras. Et comment se fait-il que vous veniez ici au lieu de retourner chez vous ?

— Entrez, entrez, dit à voix basse le major ; ne causez pas dans la cour.

Et ils entrèrent tous trois dans la salle de l’ourse.

— Ma foi, si vous ne vous étiez pas trouvé là, dit Olof à Christian, j’aurais cherché longtemps la porte. Je connais bien le dehors du Stollborg, j’y viendrais les yeux fermés ; mais le dedans, non ! je n’y étais jamais entré. Vous pensez bien que par ce temps maudit je ne pouvais pas retourner tout de suite dans la montagne. Enfin j’ai vu un peu d’éclaircie, et, après deux heures passées au bostœlle de M. le major, j’y ai laissé mon cheval, et me voilà parti à pied pour ne pas causer de crainte à mon père ; mais auparavant j’ai voulu vous rapporter un portefeuille que vous avez oublié dans le traîneau, herr Christian. Le voilà. Je ne l’ai pas ouvert. Ce que vous avez mis dedans y est comme vous l’avez laissé. Je n’ai voulu le confier à personne, car mon père m’a dit que les papiers, c’était quelquefois plus précieux que de l’argent.

En parlant ainsi, Olof remit à Christian un portefeuille de maroquin noir qu’il ne reconnut en aucune façon.

— C’est peut-être à vous ? dit-il au major. Dans les habits que vous m’aviez prêtés ? …

— Nullement, je ne connais pas l’objet, répondit Larrson.

— Alors c’est au lieutenant ?

— Oh ! non, certainement, dit Martina ; il n’a pas d’autres portefeuilles que ceux que je brode pour lui.

— On peut toujours s’en assurer, dit le major ; il est par là dans le gaard.

— Attendez donc ! s’écria M. Goefle, qui était toujours sur la brèche devant son idée fixe ; ne m’avez-vous pas dit, Christian, que vous aviez fait verser le baron ce soir au moment de la chasse ?

— C’est-à-dire que le baron m’a culbuté et s’est culbuté lui-même par contre-coup, répondit Christian.

— Eh bien ! reprit l’avocat, tous les objets que contenaient vos voitures ont roulé pêle-mêle sur le chemin, depuis les ours jusqu’aux portefeuilles, et celui-ci est…

— La trousse de son médecin, je le parierais ! dit Christian. Laissez-la ici, Olof, nous la lui renverrons.

— Donnez-moi cela ! reprit M. Goefle d’un ton décidé et absolu. La seule manière de savoir à qui appartient un portefeuille anonyme, c’est de l’ouvrir, et je m’en charge.

— Vous prenez cela sur vous, monsieur Goefle ? dit le scrupuleux major.

— Oui, monsieur le major, répondit M. Goefle en ouvrant le portefeuille, et je vous prends à témoin de la chose, vous qui êtes ici pour instruire les faits d’un procès que j’aurai peut-être mission de plaider. Tenez, voici une lettre de M. Johan à son maître. Je connais l’écriture, et du premier coup j’y vois… l’homme aux marionnettes… Guido Massarelli… la chambre des roses ?… Ah oui ! le baron se permet, comme le sénat, d’avoir la sienne ! Major, cette pièce est fort grave, et peut-être l’autre, car il y en a deux, est-elle plus grave encore ; votre mandat exige que vous en preniez connaissance.

— Puis-je m’en aller ? dit le jeune danneman, qui, comprenant confusément l’instruction d’une affaire judiciaire, éprouvait, comme les paysans de tous les pays, la crainte d’avoir à se compromettre par un témoignage quelconque.

— Non, répondit le major ; il faut rester et écouter. — Et s’adressant à Marguerite et à Martina, qui se consultaient à voix basse sur la possibilité de s’en retourner au château : — Je vous prie et vous demande, leur dit-il, d’écouter aussi. Nous avons affaire à forte partie, et nous serons peut-être accusés d’avoir fabriqué de fausses preuves. Or en voici une qui nous est remise en votre présence, et dont il est nécessaire que vous ayez connaissance en même temps que nous.

— Non, non ! s’écria Christian, il ne faut point que ces dames soient mêlées à un procès…

— J’en suis désolé, Christian, répondit le major ; mais les lois sont au-dessus de nous, et je ferai ici très rigoureusement mon devoir. Il a été tué ce soir un homme qu’il vaudrait mieux certes tenir vivant. Je sais bien que vous n’y êtes pour rien et que vous avez été blessé… Vous êtes vif, vous êtes brave et généreux, mais vous n’êtes pas prévoyant quand il s’agit de vous-même. Moi, je dis que cette affaire-ci peut vous mener à l’échafaud, parce que vous avouerez loyalement le fait de provocation à vos ennemis, tandis que les drôles nieront tout effrontément !… Lisons donc, et ne négligeons aucun moyen de faire triompher la vérité.

— Oui, oui, major, lisez, j’écoute, s’écria Marguerite, qui était devenue pâle en regardant la manche ensanglantée de Christian ; je témoignerai, dussé-je y perdre l’honneur !

Christian ne pouvait accepter le dévouement de cette noble fille, et il supportait impatiemment l’autorité que le major s’arrogeait sur elle. Le major avait pourtant raison, et Christian le sentait, puisqu’en cette affaire l’honneur de l’officier n’était pas moins en jeu que le reste. Il s’assit brusquement, et couvrit sa figure de ses mains pour cacher et retenir les mouvemens impétueux qui l’agitaient, tandis que le major faisait lecture à haute voix du journal de maître Johan, écrit par lui-même et envoyé au baron durant la chasse.

— Cette pièce est très mystérieuse pour moi, dit le major en finissant ; elle prouve un complot bien médité contre Christian, mais…

— Mais vous ne pouvez comprendre, dit M. Goefle, qui, pendant la lecture de cette pièce, avait rapidement parcouru l’autre, tant de haine contre un inconnu sans nom, sans famille et sans fortune, de la part du haut et puissant seigneur le baron de Waldemora ? Eh bien ! moi, je comprends fort bien, et, puisque nous avons la preuve de l’effet, il est temps de connaître la cause ; la voici. — Relève la tête, Christian de Waldemora, ajouta M. Goefle en frappant la table avec énergie, le ciel t’a conduit ici, et le vieux Stenson avait raison de le dire : « Les richesses du pécheur sont réservées au juste ! »

Un silence de stupeur et d’attente permit à M. Goefle de lire ce qui suit :

« Déclaration confiée par moi, Adam Stenson, à Taddeo Manassé, commerçant natif de Pérouse,

« Pour être remise à Cristiano le jour où les circonstances ci-dessous mentionnées le permettront.

« Adelstan Christian de Waldemora, fils de noble seigneur Christian Adelstan, baron de Waldemora, et de noble dame Hilda de Blixen, né le 15 septembre 1746, au donjon du Stollborg, en la chambre dite de l’ourse, sur le domaine de Waldemora, province de Dalécarlie ;

« Secrètement confié aux soins d’Anna Bœtsoï, femme du danneman Karl Bœtsoï, par moi soussigné Adam Stenson, et par Karine Bœtsoï, fille des ci-dessus nommés, et femme de confiance de la défunte baronne Hilda de Waldemora, née de Blixen.

« Ledit enfant nourri par une daine apprivoisée en la maison dudit danneman Karl Bœtsoï, sur la montagne de Blaakdal, jusqu’à l’âge de quatre ans, passant pour le fils de Karine Bœtsoï, laquelle, par dévouement à sa défunte maîtresse, a consenti à se laisser croire ensorcelée et mise à mal par un inconnu, et a ainsi préservé l’enfant, dont elle se disait mère, de la recherche de ses ennemis ;

« Ledit enfant, emmené par moi, Adam Stenson, pour le soustraire à des soupçons qui commençaient à le compromettre, en dépit des précautions prises jusqu’alors ;

« A été conduit par moi soussigné en Autriche, où j’ai une sœur mariée, laquelle pourra témoigner de m’avoir vu arriver chez elle avec un enfant nommé Christian, parlant la langue dalécarlienne ;

« Et sur l’avis du très fidèle ami et confident Taddeo Manassé, de la religion de l’Ancien Testament, autrefois bien connu en Suède sous le seul nom de Manassé, et très estimé de feu M. le baron Adelstan de Waldemora pour homme de parole, de discrétion et de probité dans son commerce d’objets d’art dont était fort amateur ledit baron ;

« Je soussigné me suis rendu en la ville de Pérouse en Italie, où résidait alors mondit ami Taddeo Manassé, et où, me présentant aux jours du carnaval, sous un masque, aux très honorables époux Silvio Goffredi, professeur d’histoire ancienne en l’université de Pérouse, et Sofia Negrisoli, sa femme légitime, de la famille de l’illustre médecin de ce nom,

« Leur ai remis, confié et comme qui dirait donné ledit Cristiano de Waldemora, sans aucunement leur faire connaître son nom de famille, son pays, et les raisons particulières qui me déterminaient à me séparer de lui.

« En donnant cet enfant bien-aimé aux susdits époux Goffredi, j’ai cru remplir le vœu de la défunte baronne Hilda, laquelle désirait qu’il fût élevé loin de ses ennemis, par des gens instruits et vertueux, lesquels, sans aucun motif d’intérêt, l’aimeraient comme leur propre fils, et le rendraient propre à soutenir un jour dignement le nom qu’il doit porter et le rang qu’il doit recouvrer après la mort de ses ennemis, laquelle mort, d’après l’ordre de la nature, doit précéder de beaucoup la sienne.

« Et dans le cas où la mort du soussigné arriverait avant celle desdits ennemis, le soussigné a chargé le susdit Taddeo Manassé de prendre telles informations qui conviendraient pour que, à la mort de ses ennemis, Christian de Waldemora en fût averti et mis en possession de la présente déclaration… En foi de quoi, — après avoir fait contrat de bonne amitié avec Taddeo Manassé, lequel doit ne jamais perdre de vue ledit Christian de Waldemora, résider où il résidera, et lui venir en aide si autre protection venait à lui manquer, mettre en sa propre place à cette fin, en cas de maladie grave et danger de mort, une personne sûre comme lui-même ; enfin donner une fois par an de ses nouvelles au soussigné : — le soussigné, voulant conserver sa place d’intendant au château de Waldemora, afin de ne pas éveiller de soupçons et de gagner l’argent nécessaire aux déplacemens présumés de Taddeo ou aux besoins éventuels de l’enfant, a quitté, non sans douleur, la ville de Pérouse pour retourner en Suède le 16 mars 1750, croyant et espérant avoir fait son possible pour préserver de tout danger et placer dans une situation heureuse et digne le fils de ses défunts maîtres.
« Adam Stenson.

« Contre-signé Taddeo Manassé, gardien juré des peintures del Cambio, à Pérouse. »

— Parlez, Christian, dit M. Goefle à son jeune ami stupéfait et silencieux. Tout doit être vérifié. Ce Manassé était-il réellement un honnête homme ?

— Je le crois, répondit Christian.

— Ne vous offrit-il pas une fois des secours de la part de votre famille ?

— Oui. Je refusai.

— Connaissez-vous sa signature ?

— Très bien. Il fit plusieurs affaires avec M. Goffredi.

— Regardez-la ; est-ce son écriture ?

— C’est son écriture.

— Quant à moi, reprit M. Goefle, je reconnais parfaitement dans le corps de la pièce la main et le style d’Adam Stenson. Veuillez ouvrir ce carton, monsieur le major, et constater la similitude. Ce sont des comptes de gestion dressés et signés par le vieux intendant, à peu près à la même époque, c’est-à-dire en 1751 et 52. Au reste son écriture n’a pas changé, et sa main est toujours ferme. En voici la preuve : trois versets de la Bible écrits hier, et dont le sens, appliqué à la situation de son esprit, est ici fort clair et fort utile à constater.

Le major fit la constatation ; mais pour lui l’énigme restait, sinon entière, du moins assez obscure encore. Le baron avait-il fabriqué de fausses pièces pour établir que sa belle-sœur n’avait pas laissé d’héritier à lui opposer ? Il en était fort capable ; mais M. Goefle les avait vues, ces pièces. Il devait même les avoir encore entre les mains, comme un dépôt confié à son père, auquel il avait succédé.

— J’ai ces pièces chez moi, à Gœvala, en effet, répondit M. Goefle. Elles ont été examinées par des experts, elles sont authentiques ; mais ne tombe-t-il pas maintenant sous le sens qu’elles ont été arrachées au consentement de la baronne Hilda par la contrainte ou par la terreur ? Calmez-vous, Christian, tout s’éclaircira. Tenez, major, voici une autre découverte faite hier dans un vêtement que je vais vous montrer : une lettre du baron Adelstan à sa femme ; lisez, et supputez les dates. L’espérance de la maternité était confirmée le 5 mars, après deux ou trois mois d’incertitude peut-être ! L’enfant naissait le 15 septembre ; la baronne s’était réfugiée ici dans les premiers jours dudit mois. Elle y était probablement retenue prisonnière, et elle y mourait le 28 décembre de la même année. Encore une preuve : voyez ce portrait en miniature ! Regardez-le, Marguerite d’Elvéda. C’est le comte Adelstan, qui certes n’a pas été peint pour les besoins de la cause ; le peintre est célèbre, et il a daté et signé son œuvre. Ce portrait est pourtant celui de Christian Waldo ! La ressemblance est frappante. Enfin regardez le portrait en pied du même personnage. Ici même ressemblance, bien que ce soit l’œuvre d’un artiste moins habile ; mais les mains ont été rendues naïvement, et vous voyez bien ces doigts recourbés : montrez-nous les vôtres, Christian !

— Ah ! s’écria Christian, qui marchait dans la chambre avec exaltation, et qui laissa M. Goefle saisir ses mains tremblantes, si le baron Olaüs a martyrisé ma mère, malheur à lui ! Ces doigts crochus lui arracheront le cœur de la poitrine !

— Laissez parler la passion italienne, dit M. Goefle au major, qui s’était levé, craignant que Christian ne s’élançât dehors. L’enfant est généreux ; je le connais, moi ! Je sais toute sa vie. Il a besoin d’exhaler sa douleur et son indignation, ne le comprenez-vous pas ? Mais attendez, mon brave Christian. Peut-être le baron n’est-il pas aussi criminel dans le passé qu’il nous semble. Il faut connaître les détails, il faut ravoir Stenson. Délivrer Stenson et l’amener ici, major, voilà ce qu’il faudrait, et ce que vous ne voulez pas faire.

— Vous savez bien que je ne le peux pas, s’écria le major, très ému et très animé. Je n’ai aucun droit devant l’autorité seigneuriale, surtout en matière de répression domestique, et si le baron veut faire souffrir ce vieillard, il ne manquera pas de prétextes.

Ici le major fut interrompu par Christian, qui ne pouvait plus contenir son impétuosité. Il voulait aller seul au château neuf, il voulait délivrer Stenson ou y laisser sa vie. — Quoi ! disait-il, ne voyez-vous pas que dans ce repaire on ne recule devant rien ? Je comprends trop ce que, par une amère et horrible dérision, on appelle ici la chambre des roses ! Et ce pauvre vieillard qui n’a plus que le souffle, ce fidèle serviteur qui m’a sauvé de mes ennemis, comme il le dit dans sa déclaration, et qui, après les fatigues d’un long voyage, m’a consacré une longue vie de silence et de travail ; c’est pour moi encore qu’à l’heure où nous sommes il expire peut-être dans les tourmens ! Non, cela est impossible ; vous ne me retiendrez pas, major ! Je ne reconnais pas votre autorité sur moi, et s’il faut se frayer un passage ici l’épée à la main,… eh bien ! tant pis, c’est vous qui l’aurez voulu.

— Silence ! s’écria M. Goefle en arrachant des mains de Christian son épée que le jeune homme venait de saisir sur la table, silence ! Écoutez ! on marche au-dessus de nous dans la chambre murée.

— Comment cela serait-il possible, dit le major, si elle est murée en effet ? D’ailleurs je n’entends rien, moi.

— Ce ne sont point des pas que j’entends, répondit M. Goefle ; mais taisez-vous et regardez le lustre.

On regarda et on fit silence, et non-seulement on vit trembler le lustre, mais encore on entendit le léger bruit métallique de ses ornemens de cuivre, ébranlés par un mouvement quelconque à l’étage supérieur.

— Ce serait donc Stenson ? s’écria Christian. Nul autre que lui ne peut connaître les passages extérieurs…

— Mais en existe-t-il ? dit le major.

— Qui sait ! reprit Christian. Moi, je le crois, bien que je n’aie pu m’en assurer, et que l’ascension par les rochers m’ait paru impossible. Mais… n’entendez-vous plus rien ?

On écouta encore, on entendit ou on crut entendre ouvrir une porte et frapper ou gratter de l’autre côté de la partie murée de la salle de l’ourse. Stenson s’était-il échappé des mains de ses ennemis, et, n’osant revenir par le gaard ou par le préau, qu’il pouvait supposer gardés par eux, était-il entré dans le donjon par un passage connu de lui seul ? Appelait-il ses amis à son aide, ou leur donnait-il un mystérieux avertissement pour qu’ils eussent à se méfier d’une nouvelle attaque ? Le major trouvait ces suppositions chimériques, lorsque le lieutenant entra avec le danneman Bœtsoï, en disant : Voici un de nos amis qui arrive de nos bostœlles où il cherchait son fils. N’est-il point ici ?

— Oui, oui, mon père ! répondit Olof, qui était fort effrayé de tout ce qu’il venait d’entendre et qui fut très content de voir arriver le danneman. Étiez-vous inquiet de moi ?

— Inquiet, non ! répondit le danneman, qui venait de faire la route par un temps affreux pour retrouver son enfant, mais qui trouvait contraire à la dignité paternelle de lui avouer sa sollicitude. Je pensais bien que nos amis ne t’auraient pas laissé partir seul ; mais à cause du cheval, qui pouvait s’estropier !…

Tandis que le danneman expliquait ainsi son inquiétude, le lieutenant faisait au major une communication dont celui-ci parut très frappé.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demanda M. Goefle.

— Il y a, répondit Larrson, que nous sommes tous sous l’empire d’idées noires qui nous rendent fort ridicules. Le lieutenant, en faisant sa ronde, a entendu comme une plainte humaine traverser les airs, et nos soldats sont si effrayés de tout ce que l’on raconte de la dame grise du Stollborg, que, sans le respect de la discipline, ils auraient déjà déguerpi. Il est temps d’en finir avec ces rêveries, et, puisqu’il n’y a pas moyen de pénétrer par ici dans cette chambre murée, il faut explorer le dehors avec attention, et voir si cette fantasmagorie ne sert pas de prétexte aujourd’hui aux bandits de là bas pour nous tendre un piège. Venez avec nous, Christian, puisque vous avez cru découvrir un moyen de grimper…

— Non, non ! répondit Christian ; ce serait trop long et peut-être impossible. Je trouve bien plus sûr et plus prompt d’ouvrir ce mur. Il ne s’agit que d’avoir la première brique.

En parlant ainsi, Christian arrachait de ses anneaux la grande carte de Suéde, et, armé de son marteau de minéralogiste, il entamait la cloison avec une vigueur désespérée, tantôt frappant avec le bout carré de l’instrument sur la brique retentissante, tantôt passant la pointe aiguë et tranchante dans les trous qu’il avait pratiqués, et amenant avec violence de larges fragmens liés ensemble par le mortier, qui tombaient avec fracas sur l’escalier sonore. Il eût été bien inutile de vouloir s’opposer à son dessein. Une sorte de rage le poussait à sortir de l’inaction à laquelle on voulait le réduire. Les idées étranges qu’il avait conçues sur la présence d’une personne enfermée dans cette mystérieuse masure lui revenaient dans l’esprit comme un cauchemar. Il était même tellement surexcité qu’il était prêt à admettre les idées superstitieuses que M. Goefle avait subies en ce lieu, et à penser qu’un avertissement surnaturel l’appelait à découvrir le secret infernal qui pesait sur les derniers momens de sa mère.

— Ôtez-vous, ôtez-vous de là ! criait-il à M. Goefle, qu’une anxiété analogue, mêlée d’une vive curiosité, poussait à chaque instant au pied de l’escalier ; si le travail s’écroule en bloc, je ne pourrai pas le retenir.

En effet, la cloison artificielle, qui s’étendait sur une assez grande surface, et que Christian attaquait avec fureur, s’en allait de plus en plus en ruines, couvrant de poussière l’intrépide démolisseur, qui semblait protégé par miracle au milieu d’une pluie de pierres et de ciment. Personne n’osait plus lui parler ; personne ne respirait, croyant à chaque instant le voir enseveli sous les débris, — ou frappé mortellement par la chute de quelque brique. Un nuage l’enveloppait lorsqu’il s’écria : J’y suis ! voilà la continuation de l’escalier. De la lumière, M. Goefle ! … Et sans l’attendre, il s’élança dans les ténèbres. Mais le peu de temps qu’il lui fallut pour chercher des mains une porte qui se trouva entr’ouverte devant lui avait suffi au major pour le rejoindre.

— Christian, lui dit-il en le retenant, si vous avez quelque amitié pour moi et quelque déférence pour mon grade, vous me laisserez passer le premier. M. Goefle suppose qu’il y a ici des preuves décisives de vos droits, et vous ne pouvez témoigner dans votre propre cause. D’ailleurs prenez-y garde ! ces preuves sont peut-être de nature à vous faire reculer d’horreur !

— J’en supporterai la vue, répondit Christian, exaspéré par cette pensée qui était déjà la sienne. Je veux savoir la vérité, dût-elle me foudroyer ! Passez le premier, Osmund, c’est votre droit ; mais je vous suis, c’est mon devoir.

— Eh bien ! non ! s’écria M. Goefle, qui avec le danneman et le lieutenant, venait de monter rapidement l’escalier derrière le major, et qui se jeta résolument devant la porte. Vous ne passerez pas, Christian ; vous n’entrerez pas sans ma permission ! Vous êtes violent, mais je suis obstiné. Porterez-vous la main sur moi ?

Christian recula vaincu. Le major entra avec M. Goefle ; le lieutenant et le danneman restèrent sur le seuil entre eux et Christian.

Le major fit quelques pas dans la chambre mystérieuse, que n’éclairait guère la lueur de la bougie apportée par M. Goefle. C’était une grande pièce boisée, comme celle de l’ourse, mais entièrement vide, délabrée, et cent fois plus lugubre. Tout à coup le major recula, et baissant la voix pour n’être pas entendu de Christian, qui était si près de l’entrée : — Voyez ! dit-il à M. Goefle, voyez, là ! par terre !

— C’était donc vrai ! répondit M. Goefle du même ton : voilà qui est horrible ! Allons, major, courage ! il faut tout savoir.

Ils s’approchèrent alors d’une forme humaine qui gisait au fond de l’appartement, le corps plié et comme agenouillé par terre, la tête appuyée contre la boiserie, du moins autant qu’on en pouvait juger sous les voiles noirs et poudreux dont cette forme ténue était enveloppée.

— C’est elle, c’est le fantôme que j’ai vu, dit M. Goefle en reconnaissant sous ces voiles la robe grise avec ses rubans souillés et traînans. C’est la baronne Hilda, morte ou captive !

— C’est une personne vivante, reprit le major fort ému en relevant le voile ; mais ce n’est pas la baronne Hilda. C’est une femme que je connais. Approchez, Joë Bœtsoï ; entrez, Christian. Il n’y a rien ici de ce que vous imaginiez. Il n’y a que la pauvre Karine, évanouie ou endormie.

— Non, non, dit le danneman en s’approchant doucement de sa sœur, elle ne dort pas, elle n’est pas évanouie, elle est en prières, et son esprit est dans le ciel. Ne la touchez pas, ne lui parlez pas, avant qu’elle se relève.

— Mais comment est-elle entrée ici ? dit M. Goefle.

— Oh ! cela, répondit le danneman, c’est un don qu’elle a d’aller où elle veut et d’entrer, comme les oiseaux de nuit, dans les fentes des vieux murs. Elle passe, sans y songer, par des endroits où je l’ai quelquefois suivie en recommandant mon âme à Dieu. Aussi je ne m’inquiète plus quand je ne la vois point à la maison ; je sais qu’il y a en elle une vertu, et qu’elle ne peut pas tomber ; mais voyez ! la voilà qui a fini de prier en elle-même : elle se lève, elle s’en va vers la porte. Elle prend ses clés à sa ceinture. Ce sont des clés qu’elle a toujours gardées comme des reliques, et nous ne savions pas d’où elles lui venaient…

— Observons-la, dit M. Goefle, puisqu’elle ne paraît pas nous voir, ni nous entendre. Que fait-elle en ce moment ?

— Ah ! cela, dit le danneman, c’est une habitude qu’elle a de vouloir trouver une porte à ouvrir, quand elle rencontre certains murs. Voyez ! elle y pose sa clé, et elle la tourne, et puis elle voit qu’elle s’est trompée, elle va plus loin.

— Ah ! dit M. Goefle, voilà qui m’explique les petits cercles tracés sur le mur, dans la salle de l’ourse.

— Puis-je lui parler ? dit Christian, qui s’était approché de Karine.

— Vous le pouvez, répondit le danneman, elle vous répondra si votre voix lui plaît.

— Karine Bœtsoï, dit Christian à la voyante, que cherches-tu ici ?

— Ne m’appelle pas Karine Bœtsoï, répondit-elle, Karine est morte. Je suis la vala des anciens jours, celle qu’il ne faut point nommer !

— Où veux-tu donc aller ?

— Dans la chambre de l’ourse. Ont-ils déjà muré la porte ?

— Non, dit Christian ; je vais t’y conduire. Veux-tu me donner la main ?

— Marche ! dit Karine, je te suivrai.

— Tu me vois donc ?

— Pourquoi ne te verrais-je pas ? Ne sommes-nous pas dans le pays des morts ? N’es-tu pas le pauvre baron Adelstan ? Tu me redemandes la mère de ton enfant ?… Je viens de prier pour elle et pour lui. Et à présent,… viens, viens,… je te dirai tout !

Et Karine, qui sembla tout à coup se reconnaître, franchit la porte et descendit l’escalier, non sans causer une vive terreur à Marguerite et à Martina, bien que le jeune Olof, qui s’était approché de l’escalier et qui avait tout entendu, les eût prévenues qu’elles n’avaient rien à craindre de la pauvre extatique.

— N’ayez pas peur, leur dit Christian, qui suivait Karine, et que suivaient les deux officiers, M. Goefle et le danneman ; examinez tous ses mouvemens ; tâchez, avec moi, de deviner la pensée de son rêve. Ne fait-elle pas le simulacre de rendre les derniers devoirs à une personne qui vient de mourir ?

— Oui, répondit Marguerite, elle lui ferme les yeux, elle lui baise les mains et les lui croise sur la poitrine. Et maintenant elle tresse une couronne imaginaire, qu’elle lui pose sur la tête. Attendez, elle cherche quelqu’un…

— Est-ce moi que tu cherches, Karine ? dit Christian à la voyante.

— Es-tu Adelstan, le bon iarl ? répondit Karine. Eh bien ! écoute et regarde : voilà qu’elle a cessé de souffrir, ta bien-aimée ! Elle est partie pour le pays des elfes. Le méchant iarl avait dit : « Elle mourra ici, » et elle y est morte ; mais il avait dit aussi : « Si un fils vient à naître, il mourra le premier. » Il avait compté sans Karine. Karine était là, elle a reçu l’enfant, elle l’a sauvé, elle l’a donné aux fées du lac, et l’homme de neige n’a jamais su qu’il fût né. Et Karine n’a jamais rien dit, même dans la fièvre et dans la douleur ! À présent elle parle, parce que le beffroi du château sonne la mort. Ne l’entendez-vous pas ?

— Serait-il vrai ? s’écria le major en ouvrant précipitamment la fenêtre : non, je n’entends rien. Elle rêve.

— S’il ne sonne pas, il ne tardera guère, répondit le danneman. Elle l’a déjà entendu ce matin, de notre montagne. Nous savions bien que cela ne se pouvait pas, mais nous savions bien aussi qu’elle entendait d’avance, comme elle voit d’avance les choses qui doivent arriver.

Karine, sentant la fenêtre ouverte, s’en approcha. — C’est ici ! dit-elle, c’est par ici que Karine Bœtsoï a fait envoler l’enfant.

Et elle se mit à chanter le refrain de la ballade que Christian avait entendue dans le brouillard : « L’enfant du lac, plus beau que l’étoile du soir. »

— C’est une chanson que votre maîtresse vous a apprise ? lui demanda M. Goefle.

Mais Karine ne semblait entendre que la voix de Christian.

Martina Akerström se chargea de la réponse. — Oui, oui, dit-elle, je la connais, moi, cette ballade : elle a été composée autrefois par la baronne Hilda. Mon père l’a trouvée dans des papiers saisis au Stollborg, et laissés au presbytère par son prédécesseur. Il y avait aussi des poésies Scandinaves, traduites en vers et mises en musique par cette pauvre dame, qui était fort savante et très grande artiste en musique. On avait voulu faire de cela des preuves contre elle, comme si elle eût pratiqué le culte des dieux païens. Mon père a blâmé la conduite de l’ancien ministre, et il a précieusement gardé les manuscrits.

— À présent, Karine, dit M. Goefle à la voyante, qui était retombée dans une sorte d’extase tranquille, ne nous diras-tu plus rien ?

— Laissez-moi, répondit Karine, qui était entrée dans une autre phase de son rêve, laissez-moi, il faut que j’aille sur le högar, au-devant de celui qui va revenir.

— Qui te l’a dit ? lui demanda Christian.

— La cigogne qui perche sur le haut du toit, et qui apporté aux mères assises sous le manteau de la cheminée des nouvelles de leur fils absent. C’est pourquoi j’ai mis la robe que la bien-aimée m’a donnée, afin qu’il vît au moins quelque chose de sa mère. Il y a trois jours que je l’attends et que je chante pour l’attirer ; mais le voici enfin, je le sens près de moi. Cueillez des bluets, cueillez des violettes, et appelez le vieux Stenson, afin qu’il se réjouisse avant de mourir. Pauvre Stenson ! …

— Pourquoi dites-vous pauvre Stenson ? s’écria Christian effrayé. Vous apparaît-il dans votre vision ? …

— Laissez-moi, répondit Karine. J’ai dit, et à présent la vala retombe dans la nuit !

Karine ferma les yeux et chancela.

— Cela signifie qu’à présent elle veut dormir, dit le danneman en la recevant dans ses bras. Je vais l’asseoir ici, car il faut qu’elle dorme où elle se trouve.

— Non, non, dit Marguerite, nous allons la conduire dans l’autre chambre, où il y a un grand sofa. Elle paraît brûlée de fièvre et brisée de fatigue, cette pauvre femme. Venez ?

— Mais que faisait-elle là-haut ? dit M. Goefle en retournant vers l’escalier et en s’adressant au major, pendant que les deux jeunes filles conduisaient la famille du danneman vers la chambre de garde. Rien ne m’ôtera de l’idée qu’il y a dans cette chambre, murée avec tant de soin par Stenson, un secret plus grave encore, une preuve plus irrécusable que les souvenirs de Karine et la déclaration de Stenson. Voyons, Christian, il faut… Mais où êtes-vous donc ?

— Christian ? s’écria Marguerite en revenant précipitamment de la chambre de garde : il n’est pas avec nous ; où est-il ?

— Il est donc déjà remonté là-haut ? dit le major en s’élançant sur l’escalier de bois.

— Malédiction ! s’écria M. Goefle, qui remonta avec Osmund dans la chambre murée ; il est parti ! Il a passé par cette brèche comme une couleuvre ! N’est-ce pas lui que je vois courir sur ce mur ? Christian !…

— Pas un mot, dit le major. Il court sur le bord d’un abîme !… Laissez-le tranquille… À présent je ne le vois plus, il est entré dans le brouillard. Je voudrais le suivre ; mais je suis plus gros que lui, je ne passerai jamais là.

— Écoutez ! reprit M. Goefle. Il a sauté !… Il parle !… Écoutez !… On entendit la voix de Christian qui disait aux soldats : — C’est moi ! c’est moi ! Le major m’envoie au château !

— Ah ! le fou ! le brave enfant ! s’écria M. Goefle. Il ne prend conseil que de lui-même ; il s’en va, seul contre tous, à la recherche de Stenson !

En effet, Christian s’était envolé, selon l’expression du danneman, comme l’oiseau de nuit à travers la fente du vieux mur. Le nom de Stenson, prononcé par Karine, lui avait déchiré le cœur. — Qu’il se réjouisse avant de mourir ! avait-elle dit en achevant son rêve prophétique. Stenson allait-il mourir en effet sous les coups de ses bourreaux, ou bien y avait-il dans ces navrantes paroles une de ces cruelles dérisions que nous apporte l’espérance ?

Christian se voyait enfermé et paralysé par la prudence du major. Une querelle entre eux à ce sujet était imminente, et, bien qu’il sût combien était dangereuse l’évasion par la brèche, Christian aima mieux se mesurer avec l’abîme qu’avec un des excellens amis que la Providence lui avait envoyés. Il n’avait vu cette issue fortuite de la tour que de trop loin et avec trop de préoccupation pour l’étudier. Le brouillard se dissipait lentement, et les objets étaient encore assez confus ; mais Karine y avait passé.

— Mon Dieu ! dit-il, donnez au dévouement les facultés surnaturelles que vous donnez quelquefois au délire !

Et, bien convaincu qu’ici l’adresse et la précaution ne lui serviraient de rien, puisqu’il ne voyait pas à trois pieds au-dessous de lui, l’enfant du lac, se confiant au miracle permanent de sa destinée, descendit en courant l’abîme qu’il n’avait pas osé gravir durant le jour.