Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 244-300).



XX


Quand toute l’assistance fut réunie, le major donna lecture et communication de toute l’affaire relative à l’assassinat projeté sur la personne de Christian, et les prisonniers appelés à comparaître, se voyant perdus par l’emprisonnement de Johan et la mort du baron, se défendirent si mal que leurs dénégations équivalurent à des aveux. Puffo avoua franchement qu’on l’avait chargé de mettre la coupe d’or dans le bagage de son maître, et que, pour ce fait, il avait reçu de l’argent de M. Johan.

— À présent, dit l’avare et orgueilleux baron de Lindenwald, qui était le cousin le plus proche du défunt, nous ne demandons pas mieux que de signer le procès-verbal de tout ce que nous venons d’entendre sur le compte de M. Johan, si l’on veut bien nous tenir quittes de juger la conduite et les intentions du baron, son maître. Il y a quelque chose de barbare et d’impie à instruire ici le procès d’un homme qui n’est pas encore descendu dans la tombe, et qui, couché sur son lit de mort, ne peut plus répondre aux accusations. À mon avis, messieurs, c’est trop tard ou trop tôt, et nous devons refuser d’en entendre davantage. Que nous importe l’individu qui prend de telles précautions pour assurer sa vengeance, devant les tribunaux, contre des valets dont personne ne se soucie, et contre la mémoire d’un homme que chacun ici, j’espère, est libre d’apprécier intérieurement, sans être appelé à le maudire en public ? On nous avait parlé d’un testament dont il n’est plus question, et, comme il est aisé de voir qu’on a voulu nous mystifier, je suis, quant à moi, résolu à me retirer et à ne pas m’incliner devant les usurpations de pouvoir d’un petit officier de l’indelta. Je ne suis pas le seul ici dont les privilèges soient méconnus en cet instant, et, quand de pareilles choses arrivent, vous savez aussi bien que moi, messieurs, ce qu’il nous reste à faire.

En achevant sa phrase, le baron de Lindenwald mit la main sur la garde de son épée, et, les autres héritiers suivant son exemple, un combat allait s’engager, lorsque le ministre, avec une grande vigueur de parole et de fierté ecclésiastique, s’interposa en invoquant l’appui des personnes désintéressées et loyales, lesquelles, par leur attitude et leurs réflexions, condamnèrent tellement la tentative du baron, que les récalcitrants se soumirent et dispensèrent le major du devoir pénible de sévir contre eux.

Il devenait bien évident, pour lui et pour tous les témoins de cette scène, que les héritiers se refusaient à connaître les motifs de haine du baron contre Christian parce qu’ils pressentaient la vérité. M. Goefle l’avait fait placer, sans affectation, au-dessous du portrait de son père, et la ressemblance frappait déjà tous les regards ; mais il n’y avait pas assez de sarcasmes dans la langue suédoise pour exhaler l’aversion des présomptueux contre le bateleur que Johan avait dénoncé, et que M. Goefle (dont il était le bâtard) voulait produire à l’aide d’un roman invraisemblable et de preuves fabriquées.

M. Goefle resta impassible et souriant, Christian eut un peu plus de peine à se contenir ; mais le regard tendre et suppliant de Marguerite produisit ce miracle.

— À présent, dit le ministre, quand le silence fut établi, introduisez M. Adam Stenson, que nous tenons au secret dans son appartement depuis sa sortie de prison.

Adam Stenson comparut. Il s’était habillé avec soin ; sa douce et noble figure, altérée de fatigue, mais digne et sereine, produisit beaucoup d’émotion. M. Goefle le pria de s’asseoir, et lui donna lecture de la déclaration écrite de sa main et confiée à Manassé, à Pérouse. Cette pièce, qui n’avait pas encore été produite à l’assemblée, fut accueillie avec un grand mouvement de surprise et d’intérêt par les uns, avec un silence de stupeur par les autres.

L’ambassadeur de Russie, qui n’avait peut-être pas sur Christian les vues que lui attribuait ou que voulait lui susciter la comtesse Elvéda, mais qui s’intéressait véritablement à sa figure et à son air déterminé, commença à témoigner de son approbation pour la manière dont cette instruction était conduite, à l’effet de prévenir un débat judiciaire, ou d’y apporter, si l’on y était conduit, toutes les lumières de la conscience. Il faut dire aussi que les amis de Christian avaient amené là le personnage par la douceur et la prière. Les égards que lui témoignait adroitement M. Goefle, en dépit de ses préventions contre son rôle politique, flattaient l’ambassadeur, qui aimait à se mêler des affaires particulières comme des affaires publiques de la Suède.

Quand la pièce fut lue, le ministre, s’adressant à Stenson, lui demanda s’il était en état d’entendre les questions qui lui seraient adressées…

— Oui, monsieur le ministre, répondit Stenson ; j’ai l’oreille affaiblie, il est vrai, mais pas toujours, et j’entends souvent des choses auxquelles je ne veux pas répondre.

— Voulez-vous répondre aujourd’hui ?

— Oui, monsieur, je le veux.

— Reconnaissez-vous dans cette pièce votre écriture ?

— Oui, monsieur, parfaitement.

— Les raisons de votre long silence y sont indiquées, reprit le ministre ; mais la vérité exige plus de détails. La manière dont le baron vous a traité jusqu’à ce jour ne semble pas motiver la crainte que vous aviez de lui, ni les terribles intentions que votre déclaration lui attribue envers d’autres personnes.

Pour toute réponse, Stenson releva les manches de son habit, et, montrant, sur ses bras maigres et tremblants, les traces de la corde qui avait serré ses poignets jusqu’à en faire jaillir le sang :

— Voilà, dit-il, quels jeux s’amusait à regarder le baron quand l’agonie a éteint ses yeux et terminé mon supplice ; mais je n’ai rien avoué. On eût pu briser tous mes vieux os ! je n’aurais rien dit. Qu’importe de mourir à mon âge ?

— Vous vivrez encore, Stenson ! s’écria M. Goefle ; vous vivrez pour avoir une grande joie. Vous pouvez parler maintenant, le baron Olaüs a cessé de vivre.

— Je le sais, monsieur, dit Stenson, puisque je suis ici ; mais je n’aurai plus de joie en ce monde, car celui que j’avais sauvé n’existe plus !

— En êtes-vous bien sûr, Stenson ? dit M. Goefle.

Stenson promena ses regards autour de la chambre, qui était très-éclairée. Ses yeux s’arrêtèrent sur Christian, qui se contenait pour ne pas avoir l’air de solliciter son attention, et qui affectait même de ne pas le voir, bien qu’il brûlât de se jeter dans ses bras.

— Eh bien, dit M. Goefle au vieillard, qu’est-ce que vous avez, Stenson ? Pourquoi les larmes couvrent-elles votre figure ?

— Parce que je crains de rêver, dit Stenson, parce que j’ai déjà cru rêver en le voyant ici il y a deux jours, parce que je ne le connais plus, moi, et que je le reconnais pourtant.

— Restez là, M. Stenson ; dit le ministre au vieillard, qui voulait s’approcher de Christian : une ressemblance peut n’être qu’un hasard insidieux. Il faut établir les faits avancés par vous dans la pièce qui vient d’être lue.

— C’est bien facile, dit Stenson, M. Goefle n’a qu’à vous lire l’écrit que je lui ai confié avant-hier, et il pourra ensuite établir l’identité de Cristiano Goffredi avec Christian de Waldemora, au moyen des lettres de Manassé, que je lui ai également remises hier.

— J’avais juré, dit M. Goefle, de n’ouvrir cet écrit qu’après la mort du baron. Je l’ai donc ouvert il y a deux heures, et voici le peu de mots qu’il contient : « Crevez le mur derrière le portrait de la baronne Hilda, au Stollborg, à droite de la croisée de la chambre de l’ourse. »

— Ah ! ah ! dit le major à l’oreille de M. Goefle, pendant que le ministre faisait enlever le portrait et procéder, sous la direction de Stenson, à l’ouverture de la cachette, j’aurais cru que la preuve se trouverait dans la chambre murée.

— Dieu merci, non, répondit du même ton l’avocat, car il eût fallu faire voir que nous y avions pénétré, chose dont, grâce aux grandes mappes remises en place, personne ici ne se préoccupe et ne s’aperçoit, et on eût pu nous accuser d’avoir mis là nous-mêmes de fausses preuves. C’est parce que j’ai pris connaissance, au château neuf, de l’avis mystérieux de Sten, que je vous ai dit d’amener ici sans crainte beaucoup de témoins.

La cachette ouverte, le ministre y prit lui-même un coffret de métal, où se trouvait une pièce décisive dont il donna lecture.

C’était un récit très-net et très-détaillé, écrit en entier de la main de la baronne Hilda, des tristes jours qu’elle avait passés au Stollborg sous la garde de l’odieux Johan, et des persécutions exercées contre elle et contre ses fidèles amis et serviteurs, Adam Stenson et Karine Bœtsoï.

La malheureuse veuve déclarait et jurait, « sur son salut éternel et sur l’âme de son mari et de son premier enfant, tous deux assassinés par l’ordre d’un homme qu’elle ne voulait pas nommer, mais dont les forfaits seraient connus un jour, » qu’elle avait donné naissance à un second fils, fruit de sa légitime union avec le baron Adelstan de Waldernora, le 15 septembre 1746, à deux heures du matin, dans la salle de l’ourse, au Stollborg. Elle racontait, d’une façon à la fois modeste et dramatique, le courage qu’elle avait eu de ne pas faire entendre la moindre plainte à ses geôliers, installés auprès d’elle, dans la chambre dite chambre de garde. Karine l’avait assistée dans ses souffrances, tout en chantant auprès d’elle pour couvrir le bruit des vagissements du nouveau-né. Stenson n’avait pas quitté la chambre pendant la naissance de l’enfant, et, aussitôt après, il avait tenté de l’emporter par la porte secrète ; mais cette porte se trouva fermée en dehors et gardée. (À cette époque, la brèche de l’appartement situé au-dessus de la chambre de l’ourse n’existait pas, puisque Stenson n’avait point essayé d’en profiter.) Stenson, après avoir été fouillé, réussit pourtant à sortir du donjon pour chercher une barque, qu’à la faveur de la nuit il parvint à amener sous les rochers ou galets du lac, et Karine lui descendit l’enfant par la fenêtre au moyen d’une corde et d’une corbeille. Tout cela avait pris du temps, et le jour paraissait. La fenêtre de la chambre de garde s’ouvrit au moment où Stenson recevait l’enfant dans ses mains tremblantes ; mais, heureusement protégé par la voûte de rochers, il avait pu se tenir caché là et attendre que les gardiens se fussent rassurés, pour traverser, en se recommandant à Dieu, le court espace entre le lac et la rive, derrière le gaard.

Christian, en explorant ce site bizarre, avait donc deviné et reconstruit sa propre histoire.

L’enfant avait été confié à Anna Bœtsoï, mère de Karine et du danneman Joë. Il avait été nourri, par une daine apprivoisée, dans les chalets du Blaackdal, et, de temps en temps, la baronne captive recevait de ses nouvelles au moyen de certains signaux de feux allumés à l’horizon.

Rassurée sur le sort de son enfant, la baronne avait espéré pouvoir le rejoindre et s’enfuir avec lui en Danemark ; mais le baron avait mis à sa liberté la condition qu’elle signerait la déclaration d’une grossesse simulée ; et, comme elle s’y refusait, disant qu’elle voulait bien s’accuser d’erreur, mais non d’imposture, on lui avait laissé voir de graves soupçons sur l’événement qu’elle avait tant à cœur de cacher. Dès lors, tremblant qu’on ne vînt à découvrir la naissance et la retraite de son fils et à le faire périr, elle signa cette pièce, rédigée par le pasteur Mickelson.

« Mais, devant Dieu et les hommes, disait-elle dans sa nouvelle déclaration, je proteste ici contre ma propre signature, et fais serment qu’elle m’a été arrachée par la violence et la terreur. Si, en cette circonstance, j’ai, pour la première fois de ma vie, trahi la vérité, toutes les mères comprendront ma faute et Dieu me la pardonnera. »

Une fois en possession de cette terrible pièce, le baron, craignant une rétractation ou la révélation de ses violences, avait formellement refusé la liberté à sa victime, déclarant qu’elle était folle, et faisant son possible pour qu’elle le devînt par un système d’étroite captivité, de privations, d’insultes et de terreurs. Quelques paysans ayant eu le courage de lui témoigner de la sympathie et d’essayer de la délivrer, il les avait fait battre, à la russe, dans la chambre de garde, et elle avait entendu leurs cris. Il avait menacé Stenson et Karine du même traitement, s’ils insistaient encore pour que la liberté fût rendue à la baronne, et ces fidèles amis avaient dû feindre de vouloir lui complaire pour n’être pas séparés de leur infortunée maîtresse.

Enfin la souffrance et la douleur avaient vaincu les forces de la victime. Elle avait décliné rapidement, et, se sentant mourir, elle avait écrit pour son fils le récit de ses maux, en le conjurant de ne jamais chercher à en tirer vengeance, si des circonstances impossibles à prévoir lui faisaient découvrir le mystère de sa naissance avant la mort du baron. Elle était convaincue qu’en quelque lieu de la terre que son fils fût caché, cet homme implacable, riche et puissant, saurait l’atteindre. Elle faisait des vœux pour qu’il vécût longtemps « dans la médiocrité, dans l’ignorance de ses droits, et pour qu’il eût l’amour des arts ou des sciences bien plutôt que celui des richesses et du pouvoir, source de tant de maux et de cruelles passions sur la terre. » La pauvre mère ajoutait néanmoins, dans la prévision de futurs éclaircissements, que son fils, à qui elle avait donné le nom d’Adelstan-Christian, avait, en naissant, les cheveux noirs et les doigts « faits comme ceux de son père et de son aïeul. » Puis, en lui donnant sa suprême bénédiction, elle lui recommandait de regarder comme sacrée la parole de Stenson et de Karine sur la vérité de tous les faits qu’ils pourraient lui transmettre, sur les souffrances de sa captivité et la constante et inaltérable lucidité de son esprit, en dépit des bruits calomnieusement répandus sur son prétendu état d’aliénation et de fureur.

« Mon âme est calme, disait-elle, aux approches de la mort. Je m’en vais, pleine de résignation, d’espoir et de confiance, dans un monde meilleur. Je pardonne à mes bourreaux. Je n’emporte qu’un regret de cette triste vie, celui d’abandonner mon fils ; mais le succès inespéré de son évasion m’a appris à compter sur la Providence et sur la sainte amitié de ceux qui l’ont déjà sauvé. »

La signature était ferme et large, comme si un dernier effort de la vie eût réchauffé le cœur de la pauvre mourante à cette heure suprême. La date portait : « Aujourd’hui, 15 décembre 1746. »

À la date du 28 décembre de la même année, Stenson avait dressé une sorte de procès-verbal des derniers moments et de la mort de son infortunée maîtresse.

« On l’a privée de sommeil jusqu’à sa dernière heure, disait-il ; Johan et sa séquelle, installés dans la chambre voisine, jurant, criant et blasphémant jour et nuit à ses oreilles, et M. le baron, son beau-frère, venant chaque jour, sous prétexte de voir si elle était bien traitée, lui dire qu’elle était folle et l’accabler de reproches outrageants sur la prétendue ruse qu’il avait fait échouer. Toute la ruse, et Dieu l’a protégée ! fut d’amener ce persécuteur, à force de patience et de silence, à croire qu’en effet madame s’était trompée sur son état, et qu’il n’avait rien à craindre de l’avenir.

» De son côté, le pasteur Mickelson, non moins cruel et non moins importun, vint jusqu’au pied du lit de mort de madame, lui dire qu’ayant vécu dans les pays du papisme, elle était imbue de mauvaises doctrines, et il la menaça cent fois de l’enfer, au lieu de lui donner les consolations et les espérances auxquelles a droit toute âme chrétienne.

» Enfin il est sorti une heure avant qu’elle rendît le dernier soupir, et elle a expiré dans nos bras, le quatrième jour de Noël, à quatre heures du matin, en disant ces paroles :

» — Mon Dieu ! rendez une mère à mon fils !

» Nous attestons qu’elle est morte comme une sainte, sans avoir eu un seul instant de colère, de délire, ou seulement de doute religieux.

» Après lui avoir fermé les yeux, nous avons arrêté la pendule et soufflé la bougie de Noël qui brûlait dans le lustre, en demandant à Dieu qu’il nous permît de voir pousser cette aiguille et rallumer cette flamme par la main de notre futur jeune maître.

» Après quoi, nous avons rédigé cet écrit, que nous allons cacher et sceller, avec celui de notre dame bien-aimée, dans le mur de sa chambre, à la place qu’elle-même nous avait désignée, toutes choses étant préparées à cette fin.

» Et, versant bien des larmes, avons signé tous deux ici, faisant encore serment de n’avoir certifié que l’exacte vérité.

» Adam Stenson, Karine Bœtsoï. »


Le pasteur avait lu ces simples pages avec tant de franchise et d’onction, que les femmes pleuraient, et que les hommes, touchés et convaincus, acclamèrent par trois fois le nom de Christian de Waldemora, et s’empressèrent autour de lui pour le féliciter et lui serrer les mains ; mais les héritiers (il faut toujours excepter de cette mauvaise bande le vieux comte de Nora et son fils) déclarèrent qu’ils exigeaient la comparution de Karine Bœtsoï, ayant peut-être recueilli, on ne sait d’où, l’avis que cette femme existait encore et qu’elle était folle. C’était pour eux un témoignage à récuser ; aussi le major redoutait-il beaucoup sa présence, et se hâta-t-il de dire qu’elle était malade et demeurait fort loin. Une voix rude, quoique bienveillante, l’interrompit : c’était celle du danneman Joë Bœtsoï.

— Pourquoi dire ce qui n’est point, monsieur le major ? s’écria le brave homme. Karine Bœlsoï n’est ni si malade ni si loin que tu crois. Elle a dormi ici, et, à présent qu’elle est reposée, son esprit est aussi clair que le tien. Ne crains pas de faire venir Karine Bœtsoï. Il est bien vrai que la pauvre âme a souffert, surtout depuis le jour où il a fallu se séparer de l’enfant ; mais, si elle dit des choses que l’on ne peut pas comprendre, elle n’en a pas moins la tête bonne et la volonté sûre ; car jamais personne n’a pu lui arracher son secret, pas même moi, qui ai connu l’enfant, et qui viens d’apprendre son nom et son histoire pour la première fois de ma vie. Or, une femme qui sait garder un secret n’est pas une femme comme une autre, et, quand elle parle, on doit croire ce qu’elle dit.

Puis, ouvrant la porte de la chambre de garde :

— Viens, ma sœur, dit-il à la voyante ; on a besoin de toi ici.

Karine entra au milieu d’un mouvement de curiosité. Sa pâleur et sa précoce vieillesse, son regard étonné, sa démarche incertaine et brusque causèrent d’abord plus de pitié que de sympathie. Cependant, à la vue de tout ce monde, elle se redressa et s’affermit. Sa physionomie prit une expression d’enthousiasme et d’énergie. Elle avait ôté de dessus ses vêtements de paysanne la pauvre robe grise, ce haillon précieux avec lequel elle ne s’endormait jamais, et ses cheveux, blancs comme la neige, étaient rigidement relevés par des cordons de laine rouge qui lui donnaient je ne sais quel air de sibylle antique.

Elle s’approcha du ministre, et, sans attendre qu’on l’interrogeât, elle lui dit :

— Père et ami des affligés, tu connais Karine Bœtsoï ; tu sais que son âme n’est ni coupable ni trompeuse. Elle te demande pourquoi sonne le beffroi du château neuf ; ce que tu lui diras, elle le croira.

— Le beffroi sonne la mort, répondit le ministre ; tes oreilles ne t’ont pas trompée. Depuis longtemps, Karine, je sais qu’un secret te pèse. Tu peux parler maintenant, et peut-être tu peux guérir : le baron Olaüs n’est plus !

— Je le savais, dit-elle : le grand iarl m’est apparu cette nuit. Il m’a dit : « Je m’en vais pour toujours… » et j’ai senti mon âme renaître. À présent, je parlerai, parce que l’enfant du lac doit revenir. Je l’ai vu aussi en songe !

— Ne nous parle pas de tes songes, Karine, reprit le ministre ; tâche de recueillir tes souvenirs. Si tu veux que l’esprit de lumière et de tranquillité revienne en toi par la grâce du Seigneur, fais un effort pour revenir toi-même à la soumission et à l’humilité ; car, je te l’ai dit souvent, il y a de l’orgueil dans ta démence, et tu prétends lire dans l’avenir, quand tu es incapable peut-être de raconter le passé.

Karine resta interdite et rêveuse un instant ; puis elle répondit :

— Si le bon pasteur de Waldemora, aussi doux et aussi humain que celui d’auparavant était farouche et cruel, m’ordonne de dire le passé, je dirai le passé !

— Je te l’ordonne et je te le demande, dit le pasteur ; dis-le avec calme, et songe que Dieu entend et pèse chacune de tes paroles.

Karine se recueillit encore et dit :

— Nous voici dans la chambre où s’est endormie pour toujours la maîtresse bien-aimée !

— Est-ce Hilda de Waldemora que tu appelles ainsi ?

— C’est elle, c’est la veuve du bon jeune iarl et la mère de l’enfant qui se nomme Christian, et qui doit revenir bientôt pour rallumer la chandelle de Noël au foyer de ses pères. Elle a donné le jour à cet enfant au milieu de la lune de hœst, ici, dans ce lit, où elle est morte à la fin de la lune de jul[1]. Elle l’a béni ici, auprès de cette fenêtre par où il s’est envolé, car il était né avec des ailes ! Et puis elle a menti en disant dans son cœur : « Que Dieu me pardonne de tuer mon fils par ma parole ! mais il vaut mieux qu’il vive parmi les elfes que parmi les hommes. » Elle l’a ensuite chanté sur la harpe, et, quand elle est morte, elle a dit : Que Dieu rende une mère à mon fils !

Ici, Karine, ramenée au souvenir de la réalité, se prit à pleurer ; puis ses idées se troublèrent, et le ministre, voyant qu’elle ne semblait plus comprendre les questions qui lui étaient adressées, fit signe au danneman, qui emmena doucement la pauvre voyante, en jetant sur l’assemblée un regard de triomphe pour la manière dont sa sœur avait répondu.

— Que voulez-vous de plus ? dit M. Goefle à l’assistance ; cette femme enthousiaste ne vous a-t-elle pas dit, en quelques mots de sa poésie rustique, les mêmes choses que Stenson a écrites ici avec la netteté méthodique de son esprit ? Et l’espèce de délire où elle vit n’est-il pas une preuve de ce qu’elle a souffert pour ceux qu’elle a tant aimés ?

L’occasion de plaider était trop belle pour que M. Goefle pût se retenir de la prendre aux cheveux. Il parla d’inspiration, résuma les faits rapidement, raconta en partie la vie de Christian, après avoir établi son identité par les lettres de Manassé à Stenson, éclaircit les circonstances romanesques des deux journées qui venaient de s’écouler, et sut si bien porter la conviction dans les esprits, qu’on oublia l’heure avancée et la fatigue pour lui adresser des questions, afin d’avoir le plaisir de l’entendre encore ; après quoi, chacun apposa sa signature sur le procès-verbal de la séance.

Le baron de Lindenwald fit une dernière tentative pour relever le courage abattu des autres héritiers.

— N’importe, dit-il en se levant, car les portes étaient ouvertes, et l’on était libre de se retirer ; nous aurons raison de toutes ces fictions ridicules : nous plaiderons !

— J’y compte bien, répondit M. Goefle fort animé, et j’attends les arguments de pied ferme.

— Moi, je ne plaiderai pas, dit le comte de Nora ; je suis convaincu, et je signe.

— Ces messieurs ne plaideront pas non plus, dit l’ambassadeur avec intention.

— Si fait, reprit M. Goefle ; mais ils perdront.

— Nous attaquerons la validité du mariage, s’écria le baron ; Hilda de Blixen était catholique ! Christian, irrité, allait répondre ; M. Goefle l’interrompit précipitamment :

— Qu’en savez-vous, monsieur ? dit-il au baron. Où en trouvez-vous la preuve ? Où est cette prétendue chapelle de la Vierge qu’elle avait fait ériger ? À présent que le Stollborg n’a plus de mystères pour personne, soutiendra-t-on encore ce conte ridicule, qui a servi ici de prétexte à plusieurs pour abandonner cette malheureuse femme à la persécution et à la mort ?

— Mais M. Christian Goffredi, élevé en Italie, n’est-il pas catholique lui-même ? murmuraient les héritiers en s’éloignant. Patience ! nous le saurons bien, et nous verrons si un homme qui ne peut siéger à la diète, ni occuper aucun emploi, peut hériter d’un domaine qui comporte tous les privilèges de la noblesse.

— Taisez-vous, Christian, taisez-vous ! disait tout bas M. Goefle en retenant de force Christian, qui voulait suivre dehors ses adversaires et les braver en face. Restez ici, ou tout est perdu ! Soyez dissident, si bon vous semble, quand vous aurez hérité ; mais, à présent, ne relevez pas ce lièvre. Personne n’a remarqué que la chambre où nous sommes est redevenue carrée !

— Que voulez-vous dire ? demanda le major à M. Goefle. On pourrait ouvrir à tout le monde la chambre murée, puisque la prétendue chapelle n’existe pas !

— Sans doute, si nous ne l’eussions point ouverte, répondit M. Goefle, auquel cas on n’eût pas pu nous accuser d’en avoir fait disparaître les signes du culte prohibé.

La comtesse Elvéda s’approcha alors de Christian, et lui dit de son air le plus gracieux :

— À présent, j’espère, monsieur le baron, que j’aurai le plaisir de vous revoir à Stockholm…

— Sera-ce encore à la condition, répondit-il, que je partirai pour la Russie ?

— Non, reprit-elle, je laisse votre cœur libre de choisir l’objet de ses vœux.

— La comtesse Marguerite vous accompagne-t-elle à Stockholm ? dit Christian à voix basse.

— Elle y viendra peut-être quand vous aurez gagné votre procès, si procès il y a. En attendant, elle retourne à son château. C’est décidé, la prudence le veut, et je vous offre toujours une place dans mon traîneau pour vous rendre à Stockholm, où vos affaires vont se décider.

— Je vous en remercie, madame la comtesse ; je suis dans l’entière dépendance de mon avocat, qui a encore besoin de moi ici.

— Au revoir donc, répliqua la comtesse prenant le bras de l’ambassadeur, qui lui dit en sortant :

— J’aime bien autant que ce beau jeune baron ne voyage pas avec vous !

Marguerite fit ses adieux à sa tante à la porte du Stollborg, et partit avec sa gouvernante et la famille Akerstrom pour le bostœlle du ministre, où elle devait prendre du repos avant de songer au départ. Elle n’échangea pas un mot ni même un regard avec Christian ; mais il n’en fut pas moins convenu tacitement entre eux qu’elle ne quitterait pas le pays sans qu’ils se fussent revus.

Le major retourna avec sa troupe et ses prisonniers au château neuf, où il devait attendre l’arrivée d’ordres supérieurs pour continuer ou déposer l’exercice de son autorité. Le danneman et sa famille retournèrent dans leur montagne, sans que Karine eût voulu comprendre qu’elle voyait dans Christian l’enfant du lac. Son esprit ne pouvait admettre aussi vite la notion du présent, et même, par la suite, bien que son état moral fût amélioré, et qu’elle se sentît instinctivement délivrée d’un grand trouble, elle ne le le connut pas toutes les fois qu’elle le vit, et très-souvent elle le confondit avec son père, le jeune baron Adelstan.

Il était quatre heures du matin, et, malgré l’habitude que l’on a de se coucher tard à une époque de l’année où les nuits sont si longues, tant d’émotions avaient brisé de fatigue les personnages principaux de notre histoire, que tous dormirent profondément, excepté peut-être Johan et sa séquelle, enfermés dans la tour du château neuf, où ils avaient enfermé et torturé tant de monde.

Mais, avant que le jour parût, Stenson se glissa doucement près du lit de Christian, et, après l’avoir regardé quelques instants avec ivresse, il l’éveilla sans éveiller M. Goefle.

— Levez-vous, mon maître, lui dit-il à l’oreille, j’ai à vous parler, à vous seul ! Je vous attends dans la chambre murée.

Christian s’habilla sans bruit et à la hâte, et, refermant les portes derrière lui, il suivit Stenson dans la salle déserte et délabrée où il avait déjà pénétré la veille. Alors Stenson, se découvrant, lui dit :

— Ici, monsieur le baron, derrière cette boiserie où vous voyez une colombe sculptée, existe un mystère auquel vous seul devez être initié… C’est là que madame votre mère avait fait ériger en secret un autel à la Vierge ; car elle était catholique, le fait n’est que trop certain. L’exercice de son culte n’étant point autorisé dans le pays de son mari, madame dut s’en cacher, dans la crainte d’attirer des persécutions sur lui.

Le pasteur Mickelson ne put jamais rien constater, l’autel ayant été apporté et posé dans cette cachette par des ouvriers italiens de passage, qui avaient exécuté d’autres travaux en marbre et en bois au château neuf. J’étais seul dans la confidence. Il y avait au château un vieux savant français qui était prêtre catholique à l’insu de tout le monde, et qui disait en secret la messe ici ; mais il était mort, et les ouvriers italiens étaient partis, à l’époque de la persécution de votre pauvre mère. Il faut que vous voyiez l’autel, monsieur le baron, et que, quelle que soit votre religion, vous le regardiez avec respect. Aidez-moi à faire jouer le ressort de la boiserie, qui est probablement bien rouillé.

— C’est-à-dire que vos pauvres bras sont enflés et brisés, dit Christian en portant à ses lèvres les mains torturées du vieillard.

— Ah ! ne me plaignez pas, dit Stenson, mes mains guériront ; je ne les sens pas, et ce que j’ai souffert est bien peu de chose au prix du bonheur que je goûte à présent !

Christian, dirigé par Stenson, ouvrit la boiserie et tira ensuite un rideau de cuir doré, derrière lequel il vit un autel de marbre blanc en forme de sarcophage. Et, comme Stenson, fort ému, s’était agenouillé :

— Êtes-vous donc catholique aussi, mon ami ? lui dit-il.

Stenson secoua la tête négativement, mais sans paraître offensé de ce doute ; des larmes coulaient lentement sur ses joues blêmes.

— Stenson ! s’écria Christian, ma mère repose là ? Cet autel est devenu sa tombe !

— Oui, dit le vieillard, étouffé par les sanglots ; c’est Karine qui l’a ensevelie dans sa robe blanche et couronnée de verdure de cyprès, car ce n’était pas la saison des fleurs. Nous l’avons mise dans un coffre rempli d’aromates, et le coffre, nous l’avons déposé dans ce sépulcre sans tache, qui est comme une représentation de celui du Christ. Je l’ai scellé moi-même, et ensuite j’ai muré la chambre, pour que la tombe de la victime ne fût point profanée. Votre ennemi n’a jamais su pourquoi je tenais à supprimer la porte. Il a cru que j’avais peur des revenants. Il a cru que, d’après son ordre et le refus du ministre d’inhumer religieusement une païenne, j’avais jeté la nuit ce pauvre corps au fond du lac ; mais, quoi qu’en ait pu dire le ministre Mickelson, ce corps était celui d’une sainte. Quel que fût son culte, la baronne aimait Dieu, faisait le bien et respectait la religion des autres. Elle est au ciel et prie pour nous, et son âme se réjouit de voir son fils où il est, et tel qu’il est maintenant.

— Ah ! dit Christian, le bonheur n’est donc pas de ce monde, car je l’aurais rendue heureuse, et elle n’est plus !

Christian baisa le tombeau avec respect et avec foi, et, l’ayant renfermé derrière le rideau et le panneau de boiserie, il redescendit avec Stenson dans la salle de l’ourse. Là, Stenson lui dit :

— Je ne sais pas s’il vous faudra beaucoup de peine et de temps pour faire reconnaître vos droits ; mais autorisez-moi à faire rétablir la cloison de cette chambre. Dès que vous serez le maître, nous transporterons la tombe dans la chapelle du château neuf.

— La tombe de ma mère à côté de celle où l’on va déposer le baron Olaüs ? Non, non, jamais ! Puisque la Suède lui a refusé un coin de terre pour abriter ses os, après lui avoir refusé l’air et la liberté, j’emporterai sous un ciel plus clément ses précieux restes. Riche ou pauvre, je saurai bien me procurer de quoi retourner avec cette relique au bord du lac d’Italie où repose mon autre mère, celle qui a exaucé son dernier vœu, et qui, bien malheureuse aussi, hélas ! a eu du moins un fils pour lui fermer les yeux.

— Agissez avec calme et prudence, répondit Stenson, ou bien vos droits seront méconnus. Vous ferez un jour votre volonté ; mais, à présent, laissez ignorer, même à vos meilleurs amis, même au digne M. Goefle, que votre mère était dissidente. Il plaidera avec plus de conviction qu’elle ne l’était pas, et vous-même, si vous êtes dissident, ne le faites point paraître, ou vous ne pourrez pas triompher de vos ennemis !

— Hélas ! dit Christian, la richesse vaut-elle les peines que je vais prendre, la dissimulation que l’on me recommande, et les indignations qu’il me faudra contenir ? Je n’avais rien, Stenson, pas même une obole en entrant ici, il y a trois jours ! J’avais le cœur léger, j’avais l’esprit libre ! Je ne haïssais personne, personne ne me haïssait, et à présent…

— À présent, vous serez moins libre et moins heureux, je le sais, répondit gravement le doux et austère vieillard ; mais beaucoup de gens qui ont souffert peuvent être consolés et soulagés par vous. Si vous songez à cela, vous aurez le courage de lutter.

— Bien dit, mon cher Stenson ! s’écria M. Goefle, qui venait de se lever et d’entendre les dernières paroles du pieux serviteur : quiconque accepte des devoirs prête ses pieds à des chaînes et son âme à des amertumes. Reste à savoir si l’homme qui s’est trouvé en face du devoir au plus beau moment de sa force, et qui s’est détourné pour le fuir, peut encore être heureux par l’insouciance et se dire content de lui-même.

— Vous avez raison, mon ami, dit Christian, faites de moi ce que vous voudrez. Je vous jure de suivre tous vos conseils.

— Et puis, ajouta M. Goefle en baissant la voix, Marguerite sera, je crois, une compensation assez douce à la vie de grand seigneur !


Il fut décidé par M. Goefle que Christian quitterait Waldemora, où il n’avait aucun droit à faire valoir avant la décision du comité secret de la diète, pouvoir mystérieux, spécial et privilégié, qui s’attribuait le droit d’évoquer les causes pendantes aux cours ordinaires, et spécialement les affaires de la noblesse ; Christian suivrait son avocat à Stockholm pour faire sa demande et solliciter une décision.

Tous deux se rendirent au presbytère, où Christian, après avoir fait ses remercîments affectueux et respectueux au ministre Akerstrom, le nomma curateur de ses biens, autant qu’il dépendait de lui, et dans la prévision très-juste que ce choix serait ratifié par le tribunal de la noblesse. Il ne put être seul un instant avec Marguerite, et, quand même il eût pu lui parler librement, il n’eût pas voulu lui demander de s’engager à lui avant d’être sûr de ne pas redevenir Christian Waldo ; mais Marguerite ne douta ni de ses intentions ni de son succès, et partit pour sa retraite avec les espérances de la jeunesse et la foi d’un premier amour.

Christian refusa d’aller déjeuner au château neuf avec le major et ses amis. Ils comprirent sa répugnance, et vinrent dîner au gaard de Stenson avec lui et M. Goefle. Le soir, ils furent tous invités à souper chez le ministre. Marguerite ne devait partir que le lendemain. Le lendemain, Christian partit de son côté avec M. Goefle, s’amusant à conduire Loki, ce qui permit à M. Nils de dormir et de ne s’éveiller que pour manger tout le long du voyage.

Après deux semaines passées à Stockholm, où Christian ne se montra qu’avec beaucoup de prudence, de réserve et de dignité, M. Goefle, qui était fort impatient de retourner à Gevala, l’invita à le suivre, en attendant la décision du tribunal suprême, qui pouvait bien se faire attendre, la mort du roi et l’avènement du prince Henri (devenu Gustave III) ayant apporté de graves préoccupations dans les hautes régions de l’État ; mais Christian, voyant s’ouvrir devant lui une phase d’incertitude illimitée, ne voulut pas rester tout ce temps à la charge de M. Goefle, et résolut de suivre son projet de rude voyage avec le danneman Bœtsoï dans les régions glacées de la Norvége. Pour n’être pas non plus à la charge de ce brave paysan, il accepta de M. Goefle une très-modeste avance sur son héritage ou sur son travail à venir, et alla embrasser ses amis de Waldemora et du Stollborg ; après quoi, il partit avec Bœtsoï, laissant de nouveau son cher Jean à la garde de Stenson.



CONCLUSION


Christian eut tout le loisir de voyager. La reconnaissance de ses droits, malgré toutes les précautions prises par ses amis et les incessantes démarches de M. Goefle, fut tellement travaillée en sens contraire par le parti des bonnets, auquel appartenait le baron de Lindenwald, qu’un moment vint où l’actif et courageux avocat regarda comme perdue la cause de son client. L’ambassadeur de Russie, qui s’était montré favorable, vira de bord, on ne sait pour quel motif, et la comtesse Elfride fit pour sa nièce d’autres projets de mariage. M. Goefle porta la cause jusque dans les conseils secrets du jeune roi ; mais Gustave III, qui préméditait, avec une incroyable prudence, la grande révolution d’août 1772, fit conseiller la patience, sans s’expliquer sur les espérances qu’il était permis de concevoir. De fait, le roi ne pouvait rien encore.

Après avoir voyagé avec le danneman jusqu’à la fin de février, Christian reçut de M. Goefle des nouvelles qui le décidèrent à poursuivre seul son exploration dans les régions du Nord. M. Goefle, voyant les ennemis de Christian très-appuyés, craignait avec raison que, s’il se montrait à Stockholm, on ne lui cherchât querelle. Il savait Christian facile à exciter, et se disait que, s’il tuait un ou deux champions, il pourrait bien être tué par le troisième. Trop de gens avaient intérêt à lui faire perdre patience et à l’entraîner sur le terrain du duel. Il se gardait bien de lui donner cette raison, mais il l’engageait à ne pas compter sur un prompt succès.

Christian reçut, en même temps que la lettre de M. Goefle, une nouvelle somme qu’il résolut de ne pas ajouter au chiffre de la première dette. Dans la position incertaine où il se trouvait, il s’enrôla pour la pêche aux îles Loffoden, et, au commencement d’avril, il écrivait à M. Goefle :

« Me voici dans une bourgade des Nordlands, où il me semble entrer dans la terre de Chanaan, bien que le torp du danneman Bœtsoï soit un Louvre en comparaison de mon logement actuel, et son kakebroë de la brioche auprès du pain de bois pur dont je fais aujourd’hui mes délices. C’est vous dire que j’ai eu beaucoup de misère, sans parler de la fatigue et des dangers ; mais j’ai vu les plus terribles spectacles de l’univers, les scènes de la nature les plus austères et les plus grandioses, des gouffres sous-marins où les navires et les baleines sont entraînés comme des feuilles d’automne dans un tourbillon de vent, des rivières qui ne gèlent jamais au milieu de la glace qui ne fond jamais, des cascades dont le rugissement s’entend de plusieurs lieues, des abîmes où le vertige s’empare du renne et de l’élan, des neiges plus dures que le marbre de Paros, des hommes plus laids que des singes, des âmes angéliques dans des corps immondes, un peuple hospitalier au sein d’une misère inouïe, patient, doux et pieux, dans une lutte éternelle contre la plus formidable et violente nature qui se puisse imaginer. Je n’ai point éprouvé de déceptions. Tout ce que j’ai vu est plus sublime ou plus surprenant que tout ce que j’avais imaginé.

» Donc, je suis un voyageur heureux ! Ajoutez que ma santé a résisté à tout, que ma bourse s’est remplie si bien, que je suis à même de m’acquitter envers vous, et d’avoir encore de l’argent devant moi ; enfin qu’après avoir pu étudier la formation géologique d’une longue chaîne de montagnes, je rapporte des trésors, en fait d’échantillons rares et précieux, de quoi faire sécher d’envie l’illustre docteur Stangstadius, et des observations utiles, de quoi devenir, avec un peu d’intrigue, si le goût m’en vient, chevalier de l’Étoile polaire.

» Vous me demanderez comment je me suis enrichi de la sorte. C’est en me fatiguant beaucoup, en risquant mille fois de me noyer ou de me casser le cou, en côtoyant beaucoup d’abîmes sur des patins immenses dont j’ai appris à me servir, en pêchant beaucoup de poisson dans l’archipel norvégien, en vendant ma charge de pêche sur place, très-bon marché, à ceux qui ont le génie du trafic, et en risquant pour ce fait de me faire assommer par mes confrères, qui ont renoncé pourtant à cette velléité en voyant que j’avais le bras leste et la main lourde.

» Enfin je pars pour Bergen, où il faut que j’arrive avant le dégel, si je ne veux être enfermé ici pendant six semaines par des tourmentes et des avalanches qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de surmonter.

» Ne vous désolez pas, ô le meilleur des hommes et des amis, si je perds mon procès. Je viendrai à bout d’être quelque chose, et, puisque Marguerite est pauvre, du moment que je suis bien né, je pourrai encore prétendre à elle. Et puis, n’ai-je pas votre amitié ? Je ne demande au ciel que d’être à même de soigner les vieux jours de mon cher Stenson, s’il perd sa place et son asile au château de Waldemora. »

M. Goefle reçut plusieurs autres lettres du même genre durant l’été et l’hiver suivants. Le procès n’avançait pas, bien qu’il n’y eût pas de procès proprement dit, les présomptueux faisant une guerre sourde bien plus funeste et apportant d’insaisissables obstacles à la décision du comité.

Christian commençait cependant à être rassasié de hasards, de fatigues et de durs travaux. Il n’en avouait rien à son ami, mais l’exubérance de sa curiosité était apaisée. Les besoins du cœur, éveillés par des espérances peut-être trompeuses, réclamaient souvent le bonheur entrevu. La vie terrible, comme il l’appelait, ne dépassait pas l’héroïsme de ses résolutions et l’énergie enjouée de son caractère ; mais l’âme souffrait bien souvent en silence, et le moment était venu où, selon les expressions du major Larrson, l’oiseau, fatigué de traverser l’espace, s’inquiétait de trouver un ciel doux et un lieu sûr pour bâtir son nid.

La misère visita plusieurs fois Christian, en dépit de son intelligence et de son activité. La vie du voyageur est un enchaînement de trouvailles et de pertes, de succès inespérés et de désastres désespérants. Il gagna de quoi vivre au jour le jour, en trafiquant de sa chasse, de sa pêche, et d’un échange de denrées transportées à de grandes distances avec un courage et une résolution incroyables ; mais, facile, confiant et généreux, le jeune baron n’était pas né commerçant, et son incognito ne pouvait déguiser l’aristocratique libéralité de son caractère.

Et puis le chapitre des accidents fit souvent échouer ses plus sages prévisions, et, un jour, il fut réduit à réaliser le rêve d’héroïque désespérance dont il avait entretenu le major sur la montagne de Blaackdal, c’est-à-dire qu’il dut, comme Gustave Wasa, travailler dans les mines, et, comme à ce héros d’une épopée romanesque, il lui arriva d’être reconnu pour un ouvrier extraordinaire, moins au collet brodé de sa chemise qu’à l’autorité de sa parole et au feu de ses regards.

Christian était alors dans les mines de Roraas, dans les plus hautes montagnes de la Norvége, à dix lieues de la frontière suédoise. Il travaillait de ses mains, depuis huit jours, avec une adresse et une vigueur qui lui avaient mérité l’estime de ses compagnons, lorsqu’il reçut de M. Goefle une lettre qui lui disait :

« Tout est perdu. J’ai vu le roi, c’est un homme charmant ; mais, hélas ! je lui ai fait savoir qui vous êtes : j’ai mis toutes nos preuves sous ses yeux ; je lui ai dit comment vous pensiez sur l’abus des priviléges nobiliaires, et combien vous pourriez être utile aux desseins d’un prince philosophe et courageux qui voudrait rétablir l’équilibre dans les droits de la nation. Après m’avoir écouté avec une attention et compris avec une lucidité que je n’ai jamais rencontrées chez aucun juge, il m’a répondu :

» — Hélas ! monsieur l’avocat, rendre justice aux opprimés est une grande tâche ; elle est au-dessus de mes forces. J’y serais brisé, comme mon pauvre père, qu’ils ont fait mourir de lassitude et de chagrin !

» Gustave est faible et bon ; il ne veut pas mourir ! Nous nous flattions en vain qu’il porterait de grands coups au sénat. La Suède est perdue, et notre procès aussi !

» Revenez près de moi, Christian. Je vous aime et vous estime. J’ai un peu de fortune et point du tout d’enfants. Dites un mot, et je partage avec vous ma clientèle. Vous parlez le suédois à ravir, vous avez de l’éloquence. Vous apprendrez notre code, et vous me succéderez. Je vous attends. »

— Non ! s’écria Christian en portant à ses lèvres l’écriture de son généreux ami : je connais mieux qu’il ne pense le peu de ressources de ce pays et les sacrifices auxquels une pareille association condamnerait ce digne homme ! Et puis, il faut des années pour apprendre un code, et, pendant des années, il me faudrait vivre, moi, jeune et fort, des bienfaits de celui qui, après tant de luttes et de fatigues, a désormais besoin de bien-être et de repos ? Non, non ! j’ai des bras, et je saurai m’en servir en attendant que la destinée me fasse rencontrer l’emploi de mon intelligence.

Et il rentra dans la galerie où il devait, de l’aube à la nuit, creuser, à la lueur d’une petite lampe, et à travers les émanations sulfureuses de l’abîme, le filon de cuivre ramifié dans les entrailles de la terre.

Mais, au bout de quelques jours, le sort de Christian était amélioré. Les chefs l’avaient remarqué et lui confiaient la direction de certains travaux pour lesquels son instruction et sa capacité s’étaient révélées, à un moment donné, sans aucune affectation de sa part. Savant, modeste et laborieux, il occupait les heures du repos à instruire les ouvriers. Un soir, il ouvrit pour eux un cours gratuit de minéralogie élémentaire, et fut écouté de ces hommes rudes qui voyaient en lui un laborieux camarade en même temps qu’un esprit original et cultivé. La salle de ses séances fut une de ces grandes cavernes métalliques auxquelles les mineurs aiment à donner des noms pompeux. Sa chaire fut un bloc de cuivre brut.

Christian essayait d’être heureux par le travail et le dévouement, car c’est toujours le bonheur que l’homme cherche, même au fond du sacrifice de lui-même. Il soignait les malades et les blessés de la mine. Courant toujours le premier aux accidents avec un courage héroïque, il apprenait, en outre, aux ouvriers à se préserver de ces terribles dangers par le raisonnement et la prudence. Il essayait d’adoucir leurs mœurs et de combattre leur funeste passion pour l’eau-de-vie, mère trop féconde des affreux duels au couteau. On l’aimait, on l’estimait ; mais sa paye passait tout entière au soulagement des estropiés, des orphelins ou des veuves.

— Décidément, se disait-il souvent en entrant dans le tonneau qui le descendait au fond du puits incommensurable, j’étais né seigneur, c’est-à-dire à mon sens, protecteur du faible, et, à cause de cela, je ne pourrai donc pas vivre à la lumière du soleil !

— Christian, lui cria un jour l’inspecteur avec le porte-voix du haut de la gueule effroyable de la mine, laisse là ton marteau un instant, et va recevoir, au bas des pentes, une société qui veut visiter les grandes salles. Fais les honneurs, mon enfant ; je n’ai pas le loisir de descendre.

Comme de coutume, Christian fit allumer les grandes torches de résine dans l’intérieur des excavations, et alla à la rencontre des visiteurs ; mais, en reconnaissant le ministre Akerstrom avec sa famille, et le lieutenant Osburn qui donnait le bras à sa jeune épouse Martina, Christian passa la torche qu’il portait à un vieux mineur de ses amis, en lui disant qu’il était pris d’une crampe et qu’il le priait de promener les visiteurs à sa place. Puis, rabaissant son bonnet goudronné sur ses yeux, il se tint en arrière, repaissant son cœur du plaisir de voir ses amis heureux, mais ne voulant pas être reconnu, dans la crainte de les affliger et de faire savoir à Marguerite dans quelle situation il se trouvait.

Il allait s’éloigner après avoir écouté un instant leur entretien joyeux et animé, lorsque madame Osburn se retourna en disant :

— Mais Marguerite n’arrive donc pas ? La poltronne n’aura jamais osé traverser le petit pont !

— Où vous avez eu grand’peur vous-même, ma chère Martina ! répondit le lieutenant ; mais que craignez-vous ? M. Stangstadius n’est-il pas avec elle ?

Christian, oubliant la crampe qu’il s’était promis d’avoir, s’élança sous les voûtes en pente rapide qui conduisaient au pont de planches, véritablement effrayant, que Marguerite devait franchir en compagnie de M. Stangstadius, l’homme du monde qui savait le mieux tomber pour son compte, mais non pas celui qui était le plus capable de protéger les autres.

Marguerite était là, en effet, hésitante et prise de vertige, avec mademoiselle Potin, qui traversait plus bravement sur les pas de M. Stangstadius, afin d’encourager sa jeune amie. Le lieutenant remontait pour l’aider et pour tranquilliser sa femme ; mais, avant qu’il fût arrivé, Christian s’élançait, prenait Marguerite dans ses bras, et traversait en silence le torrent souterrain.

Certes, Marguerite ne le vit pas, car elle ferma les yeux tant qu’elle put pour ne pas apercevoir l’abîme ; mais, au moment où il la déposait auprès de ses amis, avec l’intention de s’enfuir au plus vite, Marguerite, encore épouvantée, chancela, et il dut lui saisir la main pour l’éloigner du précipice. Ses doigts, noircis par le travail, laissèrent leur empreinte sur le gant vert tendre de la jeune fille, et il la vit l’essuyer avec soin, un instant après, avec son mouchoir, tout en disant à sa gouvernante :

— Donnez donc vite quelque argent à ce pauvre homme qui m’a portée !

Le pauvre homme s’était enfui le cœur un peu gros, n’en voulant point à la jeune comtesse d’avoir le goût des gants propres, mais se disant qu’il ne lui était plus possible, quant à lui, d’avoir les mains blanches.

Il s’en retourna à la forge, où il faisait confectionner des outils perfectionnés d’après ses idées et approuvés par les inspecteurs ; mais, au bout d’une heure de travail, car il mettait souvent la main à l’œuvre, il entendit revenir les promeneurs, et il ne put résister au désir de revoir passer la jeune comtesse. Elle lui avait paru un peu grandie, embellie à rendre fou le plus aveugle et le plus maussade des cyclopes.

Comme il entendait les voix encore éloignées, il approchait sans précaution de la galerie où le groupe devait repasser, lorsqu’il se trouva, dans une salle très-éclairée, face à face avec Marguerite, qui, maintenant rassurée et presque habituée déjà aux bruits formidables et aux aspects grandioses de ce séjour austère, venait seule en avant des autres. Elle tressaillit en le voyant. Elle crut le reconnaître ; il enfonça vite son bonnet ; elle le reconnut tout à fait au soin qu’il prenait de cacher sa figure.

— Christian ! s’écria-t-elle, c’est vous, j’en suis sûre !

Et elle lui tendit la main.

— Ne me touchez pas, lui dit Christian ; je suis tout noir de poudre et de fumée.

— Ah ! cela m’est bien égal, reprit-elle, puisque c’est vous ! Je sais tout maintenant ! Les mineurs qui nous conduisent nous ont longuement parlé d’un Christian qui est grand savant et grand ouvrier, qui ne dit pas son nom, mais qui a la force d’un paysan et la dignité d’un iarl, qui est courageux pour tous et dévoué à tous. Eh bien, nos amis n’ont pas songé que ce pouvait être vous : il y a tant de Christian sous le ciel Scandinave ! mais, moi, je me suis dit : « Il n’y en a qu’un, et c’est lui ! » Voyons, donnez-moi donc la main ; ne sommes-nous pas toujours frère et sœur comme là-bas ?

Comment Christian n’eût-il pas oublié la petite insulte du gant essuyé ? Marguerite lui tendait sa main nue.

— Vous ne rougissez donc pas de me voir ici ? lui dit il ; vous savez donc bien que ce n’est pas l’inconduite qui m’y a amené ? et que, si je travaille aujourd’hui, ce n’est pas pour réparer des jours de paresse et de folie ?

— Je ne sais rien de vous, répondit Marguerite, sinon que vous avez tenu la parole donnée autrefois au major Larrson, d’être mineur ou chasseur d’ours plutôt que de continuer un état qui me déplaisait.

— Et moi, Marguerite, je ne sais rien de vous non plus, reprit Christian, sinon que votre tante doit vouloir vous faire épouser le baron de Lindenwald, contre qui j’ai, à ce qu’il paraît, perdu mon procès,

— C’est vrai, dit Marguerite en riant. Ma tante veut me consoler par là de la mort du baron Olaüs ; mais, puisque vous devinez si bien les choses, vous devez savoir aussi que je ne compte pas me marier du tout.

Christian comprit cette résolution, qui lui laissait son espérance entière. Il jura dans son cœur qu’il ferait fortune, fallût-il devenir égoïste. Quoi qu’il pût dire, Marguerite ne voulut jamais consentir à protéger son incognito auprès du lieutenant et de la famille du ministre, qui arrivaient au milieu de leur tête-à-tête.

— C’est lui ! s’écria-t-elle en courant vers eux ; c’est notre ami du Stollborg, vous m’entendez bien ! c’est ce Christian, cet ami des pauvres, le héros de la mine ; c’est le baron sans baronnie, mais non pas sans honneur et sans cœur, et, si vous n’êtes pas aussi heureux que moi de le revoir…

— Nous le sommes tous ! s’écria le ministre en serrant les mains de Christian. Il donne ici un grand exemple de vraie noblesse et de saine religion.

Christian, accablé de caresses, d’éloges et de questions, dut promettre d’aller souper dans le village avec ses amis, qui comptaient y passer la nuit avant de retourner à Waldemora, où Marguerite était en visite d’une quinzaine au presbytère.

On voulait emmener Christian tout de suite ; mais, d’une part, il n’était pas aussi libre de l’emploi de ses heures qu’on le supposait ; de l’autre, il tenait, plus qu’il ne convenait peut-être à un homme aussi raisonnable, à se revêtir d’un habillement grossier, mais irréprochablement propre. On se donna rendez-vous pour le soir, et Christian, ému et heureux, retourna à ses travaux.

Là, pourtant, des pensées tumultueuses se combattirent en lui-même. Devait-il donc s’obstiner à nourrir l’espoir chimérique d’un amour partagé ? Marguerite avait trop d’élan et de franchise dans son affection pour lui ; ce ne pouvait être là que de l’amitié paisible, sans trouble dans l’âme et sans rougeur au front. L’amour pouvait-il être si spontané, si courageux, si expansif ? Il s’accusait de présomption et de folie. Et puis, tout aussitôt, il s’accusait d’ingratitude : une voix intérieure lui disait que, quel que fût son sort, il trouverait toujours Marguerite résolue à le partager.

Il quittait définitivement son travail, et, préférant de beaucoup le tonneau et la poulie, qui ne lui causaient aucun vertige, au long trajet des escaliers et des pentes, il s’apprêtait à remonter, en un instant du sombre abîme à l’entrée par où l’on apercevait un coin du ciel encadré de sorbiers et de lilas, lorsqu’il se trouva en présence d’un mineur qu’il avait déjà rencontré la veille dans sa circonscription, et qui n’appartenait point à la brigade dont il avait fait partie d’abord et qu’il dirigeait maintenant.

Cet homme n’était pas connu des compagnons de Christian. Noirci avec excès, soit par négligence, soit par affectation, et coiffé d’une guenille de chapeau pendant de tous les côtés autour de sa tête, il n’était pas aisé de se faire une idée de sa figure ; Christian n’avait pas cherché à la voir. Il pouvait être de ceux qu’on appelle les travailleurs honteux (comme on dit les pauvres honteux, pour exprimer précisément le contraire de la honte, qui est la fierté silencieuse). Il respecta donc l’air mystérieux de cet inconnu, et, après avoir donné le coup de sifflet d’usage pour avertir ceux qui manœuvraient la poulie, il se contenta de lui montrer une place à côté de lui dans le tonneau, supposant qu’il voulait remonter aussi ; mais l’inconnu sembla hésiter. Il mit ses mains sur le bord du tonneau, comme s’il eût voulu s’y élancer, puis il s’arrêta en ayant l’air de chercher quelque chose.

— Vous avez perdu un outil ? lui dit Christian, qui remarqua qu’il était assez gros et lourd et qu’il n’avait rien de la tournure dégagée d’un mineur habitué à se servir du tonneau.

À peine eût-il parlé, que l’inconnu, comme s’il eût voulu entendre sa voix avant de prendre un parti, monta auprès de lui avec plus de résolution que d’adresse, et attendit en silence le second coup de sifflet.

Christian supposa que cet homme n’entendait pas le norvégien, et, comme il connaissait désormais presque tous les dialectes du Nord, il essaya de l’interroger, mais en vain ; l’inconnu demeura muet, comme si l’effroi de se voir suspendu à mi-chemin de l’abîme eût paralysé ses facultés. Le tonneau, ou seau des mines, est, comme on le sait, formé de douves épaisses cerclées de fer, et qu’il faut pourtant diriger dans les grandes excavations. Christian, déjà très-habitué à ce mode de transport, manœuvrait très-adroitement. Debout sur le rebord, un bras passé dans la corde, il frappait légèrement du pied les parois du puits quand le balancement menaçait d’y briser le seau, et, renonçant à arracher un mot à son camarade de voyage, il s’était mis à chanter tranquillement une barcarolle vénitienne, quand le seul de ses pieds qui portât en ce moment sur le bord du véhicule fut traîtreusement poussé avec assez de vigueur pour perdre son point d’appui et se trouver lancé dans le vide.

Heureusement, Christian, qui était, par habitude, aussi prudent que hardi, avait le bras gauche solidement passé dans la corde, et il glissa à peu près comme ferait un panier pris par son anse, sans lâcher prise ; mais l’inconnu, élevant son marteau tranchant, se mit en devoir de frapper d’abord sur la main droite de Christian, qui avait assuré son salut en saisissant le bord du tonneau. C’en était fait, sinon de lui, du moins d’une de ses mains, sans le balancement et l’inclinaison subite que le poids de son corps imprima au tonneau. Ses pieds pendants vinrent frapper un second seau qui descendait auprès de lui, et il put donner au premier une telle secousse, que l’assassin fut forcé de se prendre lui-même aux cordes pour n’être pas lancé dehors.

Ce moment d’effroi suffit à Christian pour se cramponner à l’autre corde et sauter dans l’autre tonneau, qui remonta avec rapidité, tandis que celui où l’assassin restait seul disparaissait à ses yeux avec une rapidité plus grande encore. Christian, arrivé au bord du puits, venait de sauter sur les planches qui le surplombent, lorsqu’un sourd rugissement monta vers lui des profondeurs de l’abîme, tandis que la fantastique figure de Stangstadius apparaissait toute souriante à ses côtés pour lui dire :

— Eh ! mon cher baron, venez donc vite ! On ne veut pas souper sans vous là-bas, et je meurs d’inanition !

— Mais que s’est-il donc passé ? s’écria Christian, sans lui répondre, en s’adressant aux ouvriers qui manœuvraient la poulie. Où est l’autre tonneau ? où est l’homme ?…

— La corde s’est cassée, lui répondit l’un d’eux en jurant très-haut et en feignant de déplorer l’événement, tandis que l’autre, se penchant à son oreille, disait à Christian :

— Silence ! nous l’avons lâchée !

— Quoi ! vous avez précipité ce malheureux… ce fou… ?

— Ce malheureux n’était pas fou, répondit le manœuvre. Il cherchait depuis trois jours l’occasion de se trouver seul auprès de toi. Nous le guettions, nous avons vu ce qu’il voulait faire. Nous t’avons descendu à tout hasard un autre tonneau, et, quant à celui où il est, c’est un tonneau gâté, voilà tout !

Christian savait que, dans les mines, à cette époque, on pratiquait la justice expéditive et directe. Il n’en avait que plus de regret et d’inquiétude de ce qui venait de se passer, parce qu’il savait aussi que les gens qui entrent, à un certain âge, dans ce monde souterrain sont quelquefois pris d’accès de fureur involontaire. Il se fit redescendre avec Stangstadius, qui prétendait avec raison connaître ces accidents-là, ex professo. Deux mineurs se firent descendre aussi pour constater le fait, disaient-ils, mais en réalité pour faire disparaître le cadavre sans avoir d’explication à donner aux inspecteurs de la mine.

— Ma foi ! dit Stangstadius dès qu’à la lueur des torches il eut examiné le misérable corps, son affaire est faite ! Il a eu moins de bonheur que moi ; mais, par le ciel ! je jure de dresser un rapport sur l’emploi des cordes dans la descente des tonneaux de mine. Ces accidents-là sont trop fréquents… Quand je songe que moi-même…

— Monsieur Stangstadius ! s’écria Christian, regardez cet homme… Ne le connaissez-vous pas ?

— C’est pardieu vrai ! répondit M. Stangstadius, c’est maître Johan, l’ex-majordome de Waldemora. Voilà une plaisante rencontre, hein ?… Alors, il n’y a pas grand mal. Il avait fait des aveux en prison ; c’est lui qui a assassiné autrefois ce pauvre baron Adelstan… à propos ! oui, votre père, mon cher Christian… Ce Johan est un ancien mineur de Falun, un scélérat. Il paraît qu’il s’était évadé de sa dernière prison ; mais il était écrit dans sa destinée qu’il périrait par la corde.

Enchanté de ce bon mot, M. Stangstadius entraîna Christian hors de la mine, tandis que les mineurs, après avoir jeté le cadavre dans une sorte d’in pace bien connu d’eux, au plus profond des puits, s’occupèrent tranquillement à réparer le tonneau. Christian, qui avait un petit logement dans le village, courut s’habiller. Il trouva chez lui une lettre qu’un exprès venait d’apporter ; elle était de M. Goefle :

« Tout est sauvé, disait-il ; le roi est bon comme je vous le disais, mais non pas faible, comme je le croyais. C’est un gaillard qui… Mais il ne s’agit pas de cela. Accourez ! soyez à Waldemora le 12 ; un de mes amis vous donnera de bonnes nouvelles.

» À bientôt, mon cher baron. »

Christian ne parla pas de cette lettre aux amis qui l’attendaient pour souper chez le ministre de Roraas, où nécessairement celui de Waldemora recevait, pour lui et ses amis, une cordiale hospitalité. Christian put être seul, quelques instants ensuite, avec Marguerite et sa gouvernante. Il fut plus hardi qu’il ne l’avait encore été. Il osa parler d’amour. Mademoiselle Potin voulut l’interrompre ; mais Marguerite à son tour interrompit son amie.

— Christian, dit-elle, je ne sais pas bien ce que c’est que l’amour, et quelle différence vous voulez me faire comprendre entre ce sentiment-là et celui que j’ai pour vous. Ce que je sais, c’est que je vous respecte et vous estime, et que, si jamais je suis libre et que vous le soyez encore, je partagerai votre fortune, quelle qu’elle soit. J’ai beaucoup travaillé depuis que nous nous sommes quittés ; je saurais maintenant donner des leçons, ou tenir des écritures, comme tant d’autres jeunes filles pauvres qui travaillent, et qui ont le bon esprit de n’en pas rougir, comme mademoiselle Potin de Gerville elle-même, qui est de famille noble, et qui, pour avoir été forcée de tirer parti de ses talents, n’a déchu aux yeux de personne et n’a fait que grandir à ceux des gens de cœur… à preuve, ajouta-t-elle avec une tendre malice en regardant sa gouvernante, qu’elle est fiancée en secret avec le digne major Larrson, et qu’elle n’attend que mon mariage pour célébrer le sien.

Mademoiselle Potin fut bien embarrassée de contredire Marguerite. Elle en voulait à Christian d’insister pour être aimé au moment où sa cause était perdue ; elle fut tout à fait fâchée contre lui quand elle vit qu’il se mettait à la suite de la petite caravane pour traverser les montagnes, et rentrer en Suède par Idre et les montagnes du Blaackdal.

Le lendemain, 12 juin 1772, Christian vit venir au-devant de lui, sur la route des montagnes, l’ami que M. Goefle lui avait annoncé, et qui n’était autre que M. Goefle lui-même, escorté du major Larrson. On s’embrassa, on échangea quelques mots d’ivresse affectueuse, et on arriva pour dîner au chalet du danneman, qui était tout pavoisé de fleurs sauvages. Karine était sur le seuil, comprenant à demi ce qui se passait et s’habituant difficilement à voir l’enfant du lac sous les traits du beau jeune iarl.

Le repas fut servi en plein air, sous un berceau de feuillage, en vue de cette magnifique perspective de montagnes dont Christian avait admiré, par un jour de décembre, la mâle et mélancolique beauté. La belle saison est courte dans cette région élevée, mais elle est splendide. La verdure est aussi éblouissante que les neiges, et la végétation prend un si rapide développement, que Christian croyait voir un autre site et un autre pays.

On resta dans la montagne jusqu’à six heures du soir. Il ne fut pas question de chasser l’ours, mais de cueillir sentimentalement des fleurs au bord des eaux courantes, et d’écouter le doux murmure ou les roulades impétueuses de toutes ces voix qui semblaient se hâter de chanter et de vivre avant le retour de la glace, où elles devaient encore être changées en cristal par les elfes du sombre automne.

Christian était bien heureux, et cependant il lui tardait de revoir Stenson : mais M. Goefle ne voulait pas que l’on se remît en route, à cause de la chaleur. Le soleil ne devait se coucher qu’après dix heures, pour reparaître trois heures après, dans un crépuscule étoilé qui ne permet pas aux ténèbres d’envahir le ciel d’été. C’était une surprise que le bon avocat ménageait à Christian. Aussitôt que la fraîcheur commença, on vit arriver en carriole le vieux Stenson triomphant et rajeuni ; grâce à la chaleur de la saison, et peut-être aussi à la joie et à la confiance, il n’était presque plus sourd. Il apportait le décret du comité de la diète qui reconnaissait les droits de Christian, et une lettre de la comtesse Elvéda, qui autorisait secrètement M. Goefle à disposer de la main de sa nièce en faveur du nouveau baron de Waldemora.

En revenant au château avec son oncle Goefle, Christian, qui voyait avec délices la joyeuse réunion de ses dignes amis se dérouler en voiture sur les méandres du chemin pittoresque, fut pris, au milieu de sa joie, d’un accès de mélancolie.

— Je suis trop heureux, dit-il à l’avocat ; je voudrais mourir aujourd’hui. Il me semble que la vie où je vais entrer sera une agression perpétuelle au bonheur simple et pur que je rêvais.

— C’est fort possible, mon enfant, répondit M. Goefle. Il n’y a que des romans qui finissent par l’éternelle formule : « Ils moururent tard et vécurent heureux. » Vous souffrirez au contact de la vie publique, terriblement agitée en ce temps-ci, surtout dans les hautes régions sociales où vous entrez. Je ne sais quels événements étranges se préparent. J’en ai senti comme une révélation dans la dernière entrevue que le roi m’a accordée. Ce jour-là, il m’est apparu à la fois grand et redoutable. Je crois qu’il médite une explosion qui remettra bien des gens à leur place ; mais pourra-t-il et voudra-t-il les y maintenir ? Les révolutions qui devancent le travail du temps et des idées peuvent-elles fonder quelque chose de durable ?

— Pas toujours, dit Christian ; mais elles plantent des jalons dans l’histoire, et, des progrès qui avortent, il reste toujours quelque chose d’acquis.

— Alors, vous seriez véritablement pour le roi contre le sénat ?

— Oui, certes !

— Vous voyez donc bien que votre pensée n’est pas de fuir la tempête, mais de la chercher. Allons, c’est l’instinct de la jeunesse et la fatalité de l’intelligence ! Moi, je dirai amen à tout ce qui nous affranchira de la Russie et de l’Angleterre… Mais comment diable siégerez vous aux états, si vous ne voulez pas reconnaître la religion du pays ?… Ne dites rien ; vous verrez plus tard ce que vous dictera votre conscience, et ce que vous imposeront vos devoirs de père et de citoyen.

— Mes devoirs de père ! s’écria Christian. Ah ! monsieur Goefle, mon bonheur est là, je le sens ! Mon Dieu ! comme je les aimerai, les enfants que me donnera cette brave et loyale créature, qui leur transmettra le désintéressement et la franchise avec la grâce et la beauté !

— Oui, oui, Christian, vous serez heureux par la famille. Cela vous est dû pour les soins que vous avez donnés à la pauvre Sofia Goffredi ! Vous vivrez à la manière suédoise, dans vos terres, au sein du bien-être, en face de la grande et rude nature du Nord ! Vous ferez des heureux de tous ceux dont votre prédécesseur avait fait des misérables. Vous cultiverez la science et les beaux-arts. Vous élèverez vos enfants vous-mêmes. Ces coquins-là seront entourés, en naissant, d’amour et de soins ; ils grandiront avec les enfants d’Osmund et d’Osburn. Moi, je travaillerai le plus longtemps possible, parce que je deviendrais trop bavard et trop nerveux, si je ne plaidais pas ; mais, tous les ans, je viendrai passer avec vous les vacances. Nous gâterons, à l’envi l’un et l’autre, le vieux Sten et la pauvre Karine ; nous ferons en politique des châteaux en Espagne : nous rêverons l’alliance sans nuages avec la France et la résistance à l’ambition russe au moyen de l’union Scandinave. Puis, le soir, nous exhumerons les burattini, et nous donnerons à toute la chère marmaille rassemblée au château des représentations où je prétends devenir l’égal du fameux Christian Waldo, de joyeuse et douce mémoire.


FIN DU TOME TROISIÈME ET DERNIER.



saint-germain. — imprimerie d. bardin et cie
  1. Jul, décembre ; hœst, septembre.