L’Homme de neige/1
I
Il y avait un bon quart d’heure que l’on frappait et sonnait à la porte extérieure du gothique manoir de Stollborg ; mais la bourrasque soufflait si fort, et le vieux Stenson était si sourd !… Il était bien servi par son neveu, qui avait l’oreille moins dure ; mais ce neveu, le blond et colossal Ulphilas, croyait aux esprits et ne se souciait pas d’aller leur ouvrir. M. Stenson (l’ancien régisseur du baron de Waldemora), malingre et d’un caractère mélancolique, habitait un des pavillons du vieux castel délabré et délaissé dont il avait la jouissance et la garde. Il lui sembla bien que l’on frappait à la porte du préau ; mais Ulphilas lui fit judicieusement observer que les lutins et les trolls du lac n’en faisaient jamais d’autres. Stenson reprit en soupirant la lecture de sa vieille Bible, et alla se coucher peu d’instants après.
Si bien que ceux qui frappaient s’impatientèrent jusqu’à faire sauter le pêne de la serrure, entrèrent dans le préau, et, trouvant un péristyle étroit au rez-de-chaussée, s’introduisirent avec leur âne jusque dans la salle ci-dessus décrite, et que l’on nommait la chambre de l’ourse, à cause de l’animal couronné sculpté sur l’écusson armorial au-dessus de la fenêtre à l’extérieur.
La porte de cette chambre était fermée ordinairement. Elle ne l’était pas ce jour-là, circonstance particulière dont s’inquiétèrent fort peu les survenants.
Les nouveaux hôtes du Stollborg étaient deux personnages assez étranges. L’un, couvert de peaux de mouton, ressemblait à ces fantômes informes qui servent d’épouvantails contre les oiseaux dans les jardins et chènevières ; l’autre, plus grand et mieux tourné, ressemblait à un brigand italien de bonne humeur.
L’âne était un bel âne, robuste, chargé comme un bœuf, et tellement habitué aux aventures de voyage, qu’il ne fit aucune difficulté pour monter quelques marches, et ne témoigna aucun étonnement de se trouver sur un plancher de sapin au lieu de rencontrer la litière d’une écurie. Pourtant il était malade, le pauvre âne, et ce fut la première préoccupation du plus grand des deux voyageurs qui le conduisaient.
— Puffo, dit-il en posant sa lanterne sur une grande table qui occupait le milieu de la chambre de l’ourse, Jean est enrhumé. Le voilà qui tousse à se fendre les poumons.
— Parbleu, et moi ! répondit Puffo en italien, c’est-à-dire dans la même langue dont s’était servi son compagnon : croyez-vous, patron, que je sois frais et gaillard depuis que vous me promenez dans ce pays du diable ?
— J’ai froid aussi, et je suis las, reprit celui que Puffo appelait son patron ; mais de quoi servirait de nous plaindre ? Nous y voilà, et il s’agit de ne pas s’y laisser mourir de froid. Regarde si c’est bien là la chambre de l’ourse dont on nous a parlé.
— À quoi la reconnaîtrai-je ?
— À ses cartes de géographie et à son escalier qui ne mène à rien. N’est-ce pas ainsi qu’on nous a dit là-bas à la ferme ?
— Je n’en sais rien, répondit Puffo. Je n’entends pas leur chien de patois.
En parlant ainsi, Puffo prit la lanterne, puis l’éleva plus haut que sa tête et dit avec humeur :
— Est-ce que je connais la géographie, moi ?
Le patron leva les yeux et dit :
— C’est bien ça. Voilà les cartes, et ici, ajouta-t-il en enjambant lestement l’escalier de bois et en soulevant la carte de Suède qui se présentait devant lui, voilà l’endroit muré. C’est bien, Puffo, ne nous désolons pas. La chambre est bien close, et nous y dormirons comme des princes.
— Je n’y vois pourtant pas… Ah ! si fait, voilà un lit ; mais il n’y a ni matelas, ni couchette, et on nous avait parlé de deux bons lits !
— Sybarite ! il te faut des lits partout, à toi !… Voyons, regarde s’il y a du bois dans le poêle, et allume le feu.
— Du bois ? Non, il y a de la houille.
— C’est encore mieux. Allume, mon garçon, allume ! Moi, je vais m’occuper de ce pauvre Jean.
Et, prenant un lambeau de tapis qui traînait devant le poêle, le patron se mit à frotter l’âne si résolument, qu’en peu d’instants il se sentit tout réchauffé lui-même.
— On m’avait bien averti, dit-il à Puffo, qui allumait le poêle, qu’au delà du 52e degré les ânes souffraient du froid ; mais je ne le croyais pas. Je me disais que l’âne était moins délicat que le cheval, qui vit en Laponie… et, d’ailleurs, celui-ci est d’une si belle santé et d’un si bon caractère !… Espérons qu’il fera comme nous et qu’il n’en mourra pas pour quelques jours. Il n’a pas encore refusé le service, et la pauvre bête porte docilement sur son dos ce que deux chevaux ne porteraient peut-être pas sans te faire prier !
— C’est égal ! reprit Puffo agenouillé devant le poêle, qui commençait à gronder et à faire mine de se bien conduire, vous auriez dû le vendre à Stockholm, où il faisait envie à tant de gens.
— Vendre Jean ! pour qu’il soit empaillé dans un musée ? Ma foi non ! Voilà une année de bons services qu’il m’a rendus, et je l’aime, moi, ce fidèle serviteur. Qui sait, Puffo, si j’en pourrai dire autant de toi dans un an ?
— Merci, patron Cristiano ! ça m’est égal. Je ne suis pas pour le sentiment, moi, et je me moque bien de l’âne, pourvu que je trouve à boire et à manger quelque part.
— Ça, c’est une idée. Le sentiment n’empêche pas l’appétit, et j’ai aussi une faim de tous les diables. Voyons, Puffo ; soyons judicieux, et récapitulons. On nous a dit au château neuf : « Il n’y a pas de place ici pour vous. Quand vous viendriez au nom du roi, vous ne trouveriez pas un coin grand comme la main pour vous loger. Allez voir à la ferme. » À la ferme, on nous a dit la même chose ; mais on nous a donné une lanterne en nous montrant un chemin frayé sur la glace du lac, et en nous conseillant d’aller au château vieux. Le chemin n’était pas joli, j’en conviens, à travers ces tourbillons de neige ; mais il n’est pas long. Dix minutes de marche tout au plus !
— Il faut pourtant que tu te décides à repasser ce bout de lac, si tu veux souper.
— Et si on nous renvoie de la ferme comme on nous a renvoyés du château neuf ? On nous dira peut-être qu’il y a trop de monde à nourrir, et qu’il ne reste pas un morceau de pain pour des gens faits comme nous.
— La vérité est que nous n’avons pas bonne mine. C’est ce qui me fait craindre d’être reçu à coups de fusil par ce bon M. Stenson, le vieux régisseur qui demeure quelque part ici, et qui est fort maussade, à ce qu’on assure ; mais écoute, Puffo : ou le bonhomme dort serré, puisque nous avons pu enfoncer la porte du préau et arriver jusqu’à cette chambre sans obstacle, ou le vent fait un bruit qui couvre tout. Eh bien, nous allons nous introduire furtivement dans sa cuisine, et c’est bien le diable si nous n’y trouvons pas quelque chose.
— Merci, dit Puffo, j’aime encore mieux repasser le lac et aller à la ferme. Là, les gens, quoique affairés, étaient fort polis, tandis que le vieux Stenson est méchant et rageur, à ce qu’il paraît.
— Suis ton inspiration, mon bon Puffo, et marche ! Apporte, s’il se peut, de quoi nous réchauffer l’estomac ; mais écoute encore, ô mon sublime compagnon ! écoute bien une fois pour toutes…
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Puffo, qui s’était déjà disposé à sortir en resserrant les ficelles au moyen desquelles ses peaux de mouton tenaient à son corps.
— D’abord, reprit Cristiano, tu me donneras le temps d’allumer une des bougies de ce lustre avant d’emporter la lanterne.
— Et le moyen de les atteindre ? Je ne vois pas beaucoup d’échelles dans votre damnée chambre de l’ourse !
— Tiens-toi là, je vais grimper sur tes épaules. Tu es solide ?
— Allez ! Vous n’êtes pas bien lourd !
— Vois-tu, mon camarade, dit le patron debout, les deux pieds sur les larges épaules de Puffo, se tenant d’une main à une des branches du lustre et de l’autre s’efforçant d’arracher une des bougies de la bobèche, sans se faire tomber dans les yeux les toiles d’araignée chargées de poussière ; je n’ai pas précisément l’honneur de te connaître. Il y a trois mois que nous voyageons de compagnie, et, sauf un peu trop de goût pour le cabaret, tu ne me parais pas un méchant garçon ; mais il se peut que tu sois une franche canaille, et je ne suis pas fâché de te dire…
— Eh ! dites donc, vous ! reprit Puffo en se secouant un peu, si vous vous dépêchiez là-haut, au lieu de me faire de la morale ? Vous n’êtes pas si léger que je croyais !
— C’est fait ! répondit Cristiano en sautant lestement par terre, car il lui avait semblé sentir chez son camarade la tentation de le laisser tomber ; j’ai ma bougie et je continue mon discours. Nous sommes pour le moment deux bohémiens. Puffo, deux pauvres coureurs d’aventures ; mais, moi, j’ai coutume de me conduire en homme d’esprit, tandis que tu prends quelquefois plaisir à te comporter comme une bête. Sache donc qu’à mes yeux la plus grande sottise, la plus basse platitude qu’un homme puisse faire, c’est de s’adonner au métier de larron.
— Où m’avez-vous vu larronner ? demanda Puffo d’un air sombre.
— Si je t’avais vu larronner en ma compagnie, je t’aurais cassé les reins, mon camarade ; c’est pourquoi il est bon que je t’avertisse une bonne fois de l’humeur dont je suis. Je t’ai dit tout à l’heure : Tâchons de nous procurer à souper par persuasion ou par adresse. Cela, c’est notre droit. On nous fait venir dans ce paradis de neige pour réjouir de nos talents une nombreuse et illustre société. On nous envoie l’argent du voyage ; si nous ne l’avons plus, ce n’est pas notre faute. On nous promet une bonne somme, dont je prétends te faire part généreusement, bien que tu ne sois qu’apprenti où je suis maître ; nous devons nous tenir pour satisfaits, à la condition toutefois qu’on ne nous laissera pas mourir de froid et de faim. Or, il se trouve que nous arrivons de nuit et dans un moment où l’illustre société soupe, où les recommandables laquais ont envie de souper, et où les voyageurs attardés ont tort de vouloir souper. Avisons donc à souper aussi ce soir, afin d’être en état de tenir demain nos engagements. En faisant main basse sur quelques plats et quelques bouteilles, nous n’offensons pas le ciel, et nous ne sommes pas des imbéciles ; mais, en fourrant des couverts d’argent dans nos poches et du linge sous le bât de notre âne, nous ne ferions que des âneries, vu que les couverts d’argent ne valent rien dans l’estomac, et que le linge se coupe quand on le cache sous un bât. Est-ce entendu, Puffo ? Récolte de vivres, c’est légitime ; mais point de vol, ou cent coups de bâton sur tes côtes ; telle est ma manière de voir.
— C’est entendu, répondit Puffo en levant les épaules ; il y a assez longtemps que j’écoute pour ça ! Vous êtes un fameux bavard, vous !
Et Puffo s’en alla avec la lanterne, assez mécontent de son patron, lequel avait bien quelques motifs de soupçonner sa probité, ayant trouvé parfois, dans son bagage d’artiste ambulant, divers objets dont Puffo lui avait assez mal expliqué la soudaine propriété.
Ce n’était pourtant pas sans raison que, de son côté, Puffo avait accusé Cristiano d’être bavard. Il était du moins grand causeur, comme tous les hommes doués d’une forte vitalité intellectuelle et physique. Puffo subissait l’ascendant d’un esprit et d’un caractère infiniment supérieurs à sa faconde triviale et à ses instincts grossiers. Il était plus robuste du corps, et, lorsque Cristiano menaçait, lui grand et mince, ce Livournais trapu et musculeux, il comptait sur son influence ou sur son agilité plus que sur sa vigueur corporelle, qui, bien que notable, était moindre.
Cristiano, resté seul, s’abandonna à son innocente prédilection pour son âne. Il l’avait débarrassé de son bagage dès son entrée dans la salle de l’ourse. Il rangea dans un coin ce bagage, qui consistait en deux caisses assez grandes, en un faisceau de légers montants de bois blanc avec leurs traverses démontées, enfin en un ballot de toiles et de tapisseries assez fraîches, bien roulées dans un fourreau de cuir. Tout cela, c’était son matériel d’artiste, son industrie, son gagne-pain. Quant à sa garde-robe, il n’en était point embarrassé. Elle consistait en une poignée de linge qui tenait dans un mouchoir, et en une souquenille de gros drap qui servait de couverture à Jean quand elle quittait le dos de son propriétaire. Le reste de ses effets était sur son corps, savoir une sorte de cape vénitienne passablement usée, un haut-de-chausses en étoffe grossière, et trois paires de bas de laine chaussées les unes sur les autres.
Cristiano, pour se livrer à son rangement d’installation, avait dépouillé sa cape, son bonnet de laine et son chapeau à larges bords. C’était un mince et grand garçon, d’une figure remarquablement belle, ombragée d’une masse de cheveux noirs en désordre.
Le poêle commençait à faire sentir sa chaleur, et le jeune homme au sang vif était, d’ailleurs, fort peu sensible au froid. Il allait donc par la chambre en bras de chemise, comme on dit, et prenait ses mesures pour passer la nuit aussi commodément que possible. Ce qui l’inquiétait, ce n’était pas de trouver ou non les lits qu’on lui avait annoncés : c’était de savoir où Jean trouverait le boire et le manger.
— J’ai été bien sot, se disait-il, de ne pas songer à cela en passant au château neuf et à la ferme ; mais le moyen de penser à quelque chose quand le vent vous souffle des aiguilles de glace dans les yeux ! À la ferme, on nous disait (et, à présent que j’y songe, on nous le disait d’un air très-narquois) que nous trouverions de tout en abondance au vieux château, pourvu qu’il plût au vieux Stenson de nous ouvrir ; or, il paraît que la chose ne lui plaisait pas, puisque nous avons été forcés d’ouvrir nous-mêmes. Allons, à tout risque, il faut savoir comment le cerbère de cette masure prendra la chose. Après tout, j’ai ma lettre d’admission dans ma poche, et, si l’on veut me chasser d’ici encore, je montrerai les dents.
Sur ce, Cristiano remisa Jean avec son bagage sous l’enfoncement que formait la saillie de l’escalier de bois, et, comme il cherchait, muni de sa bougie, un clou ou une cheville quelconque pour attacher l’âne, il vit qu’une porte s’ouvrait dans le lambris, juste au fond de cette logette, et pénétrait dans l’angle défectueux de la chambre.
Comme il n’avait guère remarqué cette irrégularité de plan, il ne se rendit pas compte s’il entrait dans un passage pratiqué dans un mur épais ou entre deux murs accolés par le haut. Il avait poussé la porte secrète, car c’en était une, sans s’attendre à la trouver ouverte, et, voyant qu’elle n’était retenue par rien, il s’en allait à l’aventure avec précaution. Il n’eut pas fait trois pas, que sa bougie s’éteignit. Heureusement, le poêle flambait, et il put l’y rallumer, tout en écoutant avec un certain plaisir le sifflement aigu et plaintif du vent engouffré dans le passage secret.
Cristiano avait l’esprit romanesque, et se plaisait aux poétiques fantaisies. Il lui sembla que les esprits enfermés si longtemps dans cette salle abandonnée se plaignaient à lui d’être dérangés dans leurs mystères, et, comme, d’ailleurs, il craignait que le froid n’aggravât le rhume du pauvre Jean, il eut soin, en sortant, de repousser la porte derrière lui, après avoir remarqué qu’elle était extérieurement garnie de forts verrous, mais que son propre poids suffisait pour la faire adhérer à son encadrement.
Nous le laisserons marcher à la découverte, et nous introduirons un autre voyageur dans la chambre de l’ourse.
Celui-ci entre aussi par surprise ; mais il est accompagné d’Ulphilas, qui l’éclaire avec respect, tandis qu’un petit laquais, tout de rouge habillé, les suit en grelottant. Ces trois personnages s’entretiennent en dalécarlien, et sont encore dans le préau, Ulphilas avec une figure effarée, les deux autres d’un air impatient.
— Allons, Ulph, allons, mon garçon, assez de politesse ; éclairez-nous jusqu’à cette fameuse chambre et occupez-vous bien vite de mon cheval. Il est tout en sueur, pour nous avoir hissés en traîneau sur le roidillon de votre rocher. Ah ! le bon cheval ! Pour dix mille rixdallers, je ne voudrais pas le perdre.
Ainsi parlait à Ulphilas le premier avocat de la ville de Gevala, docteur en droit de la faculté de Lund.
— Comment, monsieur Goefle[1], vous voulez passer la nuit ici ? Mais y songez-vous ?…
— Tais-toi, tais-toi. Je sais que ça contrarierait le brave Sten ; mais, quand je serai installé, il faudra bien qu’il en prenne son parti. Prends mon cheval, te dis-je… Moi, je saurai bien trouver mon chemin.
— Comment, monsieur l’avocat, vous venez comme ça de nuit, tout seul, avec votre petit-fils ?…
— Nigaud ! tu sais bien que je n’ai pas d’enfants ! Allons, toi, petit Nils, aide-moi donc à dételer ce pauvre Loki. Tu vois bien qu’ici on babille, et rien de plus. Voyons, remue-toi ; es-tu gelé pour un reste de voyage de trois ou quatre heures, à la nuit tombée ?
— Laissez, laissez, monsieur Goefle, il est trop petit, dit Ulphilas sensible au reproche de l’avocat. Prenez à droite la première porte, mettez-vous à l’abri ; moi, je vous réponds du cheval.
— Bah ! la neige ne tombe plus. C’est une petite bourrasque qui a adouci le temps, reprit M. Goefle, qui, par profession et par goût, n’était pas moins causeur que Cristiano ; je n’ai pas eu froid du tout, et, pourvu que je mange un bon gruau et fume une bonne pipe avant de me coucher… Voyons, Nils, porte donc quelque chose là-bas, dans la chambre ; ça t’occupera, ça te réchauffera. Dors-tu déjà ? Il n’est pas plus de sept heures.
— Ah ! monsieur Goefle, dit le petit laquais en claquant des dents, il y a si longtemps qu’il fait nuit ! et moi, la nuit, j’ai toujours peur !
— Peur ! de quoi donc ? Allons, console-toi : dans cette saison-ci, les jours augmentent d’une minute et demie.
Tout en causant ainsi, M. Goefle, qui était un homme d’environ soixante ans, sec, actif et enjoué, mettait lui-même son cheval à l’écurie, tandis qu’Ulphilas remisait le traîneau, rangeait le harnais garni de clochettes, et que le petit Nils, assis sur les paquets, continuait à grelotter sous la galerie de bois qui entourait le préau.
Quand M. Goefle se fut assuré que son cher Loki, l’élégant et généreux petit cheval auquel il avait donné le nom du Prométhée de la mythologie Scandinave, ne manquerait de rien, il se dirigea d’un pas assuré vers la chambre de l’ourse.
— Attendez, attendez, monsieur l’avocat, lui dit Ulphilas, ce n’est pas ici. La chambre à deux lits, qu’on appelle la chambre de garde…
— Eh ! parbleu ! je la connais bien, répondit M. Goefle, j’y ai déjà couché.
— Peut-être, mais il y a longtemps. Elle est maintenant si délabrée…
— Eh bien, si elle est délabrée, tu me feras un lit dans la chambre de l’ourse.
— Dans la chambre de… ?
Ulph n’osa point achever, tant lui sembla inouïe l’idée de M. Goefle ; mais, reprenant courage :
— Non, monsieur l’avocat, non, dit-il, cela ne se peut pas, vous vous moquez ! Je vais chercher la clef de l’autre chambre, qui est peut-être moins mal tenue que je ne pensais (mon oncle y entre quelquefois), et, puisqu’il y a une autre porte sur la galerie, vous n’aurez pas le désagrément de traverser la chambre… que vous savez.
— Comment ! depuis le temps que la porte de l’escalier est murée, cette pauvre chambre de l’ourse n’a pas encore perdu sa mauvaise réputation ? Allons, Ulph, mon garçon, tu es par trop bête pour ton âge, et je t’ordonne de m’ouvrir par ici, tout de suite. Il fait trop froid pour attendre que tu ailles chercher les autres clefs, et, puisque tu as…
— Je ne l’ai pas ! s’écria Ulphilas. Je vous jure, monsieur Goefle, que je n’ai pas plus la clef de l’ourse que celle de la garde.
En discutant ainsi, M. Goefle, accompagné d’Ulphilas, qui l’éclairait à contre-cœur, et de Nils, qui lui marchait sur les talons, était arrivé à la première porte du donjon, au rez-de-chaussée duquel était située la chambre de l’ourse. Cette porte ne fermant que par un verrou extérieur, l’avocat avait pénétré sans obstacle dans le court vestibule, monté les trois marches et poussé la porte de l’ourse, qui céda à sa main impatiente et s’ouvrit toute grande avec un cri si plaintif, que Nils recula d’épouvante.
— Ouverte ! Elle était ouverte ! s’écria Ulphilas en pâlissant autant que sa face rouge et luisante était susceptible de pâlir.
— Eh bien, après ? dit M. Goefle. C’est M. Stenson qui sera venu s’y promener.
— Il n’y vient jamais, monsieur Goefle. Oh ! il n’y a pas de risque qu’il y vienne !
— Alors, tant mieux. Je peux m’installer sans le gêner et sans qu’il s’en aperçoive. Mais que me disais-tu donc ? on vient ici, puisque le poêle flambe !… Je vois ce que c’est, monsieur Ulphilas Stenson ! tu as loué ou promis cette chambre à quelqu’un que tu attendais. Ma foi, tant pis ! Il n’y a pas de place au château neuf, il faut qu’il s’en trouve ici pour moi ! Mais console-toi, mon pauvre garçon, je te payerai aussi bien que n’importe qui. Allume ces flambeaux… c’est-à-dire va chercher de quoi les garnir, et puis apporte des draps, la bassinoire, tout ce qu’il faut, et n’oublie pas le souper, au moins ! Nils t’aidera, il est très-adroit, très-vif, très-gentil. Voyons, Nils, exerce-toi ; trouve tout seul la chambre où nous devons coucher, la garde, comme dit Ulphilas. Je sais où elle est, mais je ne veux pas te le dire. Cherche, fais-nous voir que tu es intelligent, monsieur Nils !
Le bon M. Goefle parlait dans le désert : Ulph était comme pétrifié au milieu de la chambre, Nils se cuisait les mains le long du poêle, et l’avocat faisait tout seul son installation.
Enfin Ulph poussa un soupir à faire tourner les moulins et s’écria d’un ton emphatique
— Sur l’honneur, monsieur Goefle, sur mon salut éternel, je n’ai loué ni promis cette chambre à personne ; pouvez-vous avoir une pareille idée, sachant les choses qui s’y sont passées et celles qui s’y passent encore ! Ah ! pour rien au monde, mon oncle Stenson ne voudrait consentir à vous laisser ici ! Je vais l’avertir de votre arrivée, et, puisque l’on ne vous a pas gardé votre appartement au château neuf, mon oncle vous donnera le sien au château vieux.
— C’est à quoi je ne consens pas, répondit M. Goefle ; je te défends même de lui dire que je suis là. Il saura demain que je m’y trouve on ne peut mieux : la chambre de garde est un peu petite ; c’est tout ce qu’il faut pour dormir. Celle-ci sera mon salon et mon cabinet de travail. Elle n’est pas gaie ; mais, pour trois ou quatre jours, j’y serai au moins tranquille.
— Tranquille ! s’écria Ulph, tranquille dans une chambre hantée par le diable ?
— À quoi vois-tu ça, mon ami Ulph ? dit en souriant le docteur en droit, tandis qu’au froid de l’hiver le froid de la peur s’unissait pour donner le frisson au petit Nils.
— Je vois ça à trois choses, répondit Ulph d’un air sombre et profond. La première, c’est que vous avez trouvé la porte du préau ouverte, quand, moi, je l’avais fermée après le coucher du soleil ; la seconde, c’est que la porte de cette chambre était ouverte aussi, chose que je n’ai pas vue depuis cinq ans que je suis venu ici soigner et servir mon oncle ; la troisième, et la plus incroyable, c’est qu’on n’a pas allumé de feu ici depuis vingt ans, et peut-être davantage, et que voici le feu qui brille et le poêle qui chauffe !… Enfin… attendez, monsieur le docteur, voilà sur le plancher de la cire tout fraîchement répandue, et pourtant…
— Et pourtant tu viens de la répandre toi-même, car tu tiens ta lanterne tout de travers !
— Non, monsieur Goefle ! non ! ma chandelle est une chandelle de suif, et ce que je vois là sous le lustre… attendez !
Et, levant la tête, Ulph fit un cri d’horreur en s’assurant qu’au lieu de onze bougies et une demie, le lustre n’en avait plus qu’une demie et dix.
L’avocat était d’un naturel bienveillant et optimiste. Au lieu de s’impatienter de la préoccupation d’Ulphilas et de l’effroi de Nils, il ne songea qu’à s’en divertir.
— Eh bien, vive Dieu ! dit-il d’un ton très-sérieux, cela prouve que les kobolds se sont installés ici, et, s’il leur plaisait de se montrer à moi, qui ai désiré toute ma vie de faire connaissance avec eux, sans avoir jamais pu en apercevoir un seul, je m’applaudirais d’autant plus d’avoir choisi cette chambre, où je dormirai sous leur aimable protection.
— Non, monsieur le docteur, non, reprit Ulph, il n’y a point ici de kobolds ; c’est un endroit triste et maudit, vous le savez bien, un endroit où les trolls du lac viennent tout déranger et tout gâter, comme de méchants esprits qu’ils sont, tandis que les petits kobolds sont amis des hommes et ne songent qu’à leur rendre service. Les kobolds conservent et ne gaspillent pas. Ils n’emportent rien…
— Au contraire, ils apportent ! Je sais tout ça, maître Ulph ; mais qui te dit que je n’ai pas à mon service particulier un kobold qui m’a devancé ici ? C’est lui qui aura pris la bougie pour allumer le feu, afin de me faire trouver en arrivant un local réchauffé ; c’est lui qui m’avait ouvert les portes d’avance, sachant que tu es un grand poltron et que tu me ferais longtemps attendre ; enfin c’est lui qui va t’accompagner et t’aider à m’apporter à souper, si tu veux bien en avoir l’intention, car tu sais que les kobolds n’aiment guère les nonchalants et ne servent que ceux qui ont bonne volonté de servir les autres.
Cette explication ramena un peu de calme chez les deux auditeurs ; Nils osa interroger de ses grands yeux bleus les sombres parois de la salle, et Ulph, après lui avoir remis une clef qui ouvrait l’armoire de la chambre de garde, se décida à sortir pour aller préparer le souper.
— Allons, Nils, dit l’avocat à son petit laquais, nous ne voyons guère avec cette méchante lanterne qu’on nous laisse ; tu feras les lits plus tard ; tu vas, en attendant, défaire la malle. Pose-la sur la table.
— Mais, monsieur le docteur, dit l’enfant, je ne pourrai pas seulement la soulever ; elle est lourde !
— C’est vrai, reprit l’avocat ; il y a des papiers dedans, et c’est très-lourd.
Il mit lui-même, avec un peu d’effort, la malle sur une chaise, en ajoutant :
— Prends au moins la valise aux habits. Je n’ai apporté que l’indispensable ; ça ne pèse rien
Nils obéit, mais il ne put jamais ouvrir le cadenas.
— Je te croyais plus adroit que ça ! dit l’avocat un peu impatienté. Ta tante me disait… Je crois qu’elle t’a un peu surfait, la bonne Gertrude !
— Oh ! reprit l’enfant, je sais très-bien ouvrir les malles quand elles ne sont pas fermées… Mais dites-moi donc, monsieur Goefle, est-ce vrai que vous avez un kobold ?
— Un quoi ? un kobold ? Ah ! oui, je n’y étais plus, moi ! Tu crois donc aux kobolds, mon garçon ?
— Oui, s’il y en a. Est-ce qu’ils ne sont jamais méchants ?
— Jamais, d’autant plus qu’ils n’existent pas.
— Ah ! vous disiez pourtant…
— J’ai dit cela pour me moquer de cet imbécile. Quant à toi, Nils, je ne veux pas t’élever dans ces sottises-là. Tu sais, je ne veux pas seulement faire de toi mon domestique, je veux te donner un peu d’éducation et de bon sens, si je peux.
— Pourtant, monsieur Goefle, ma tante Gertrude y croit bien, elle, aux bons et aux méchants esprits !
— Ma gouvernante croit à ça ? Elle ne s’en vante pas devant moi ! Voyez un peu comme les gens nous attrapent ! Elle fait l’esprit fort, quand j’ai le temps de causer avec elle… Mais non, va, elle n’y croit pas ; elle dit ça pour t’amuser.
— Mais ça ne m’amuse pas, moi ; ça me fait peur ! ça m’empêche de m’endormir !
— En ce cas, elle a tort. Mais que fais-tu là ? Est-ce ainsi que l’on défait une valise, en jetant tout par terre ? est-ce ainsi que le pasteur de Falun t’a enseigné le service ?
— Mais, monsieur Goefle, je ne servais pas le pasteur. Il m’avait pris seulement pour jouer avec son petit garçon, qui était malade, et nous nous amusions bien, allez ! Nous faisions toute la journée de petits bateaux de papier ou de petits traîneaux avec de la mie de pain !
— Ah ! ah ! c’est bon à savoir, ça ! dit le docteur en droit d’un air courroucé ; et Gertrude qui me disait que tu t’étais rendu si utile dans cette maison !
— Oh ! monsieur Goefle, j’étais bien utile !
— Oui, pour les bateaux de papier et les traîneaux de mie de pain ! C’est très-utile assurément ; mais si, à l’âge où te voilà, tu ne sais pas faire autre chose…
— Mais, monsieur Goefle, j’en sais bien autant que les autres enfants de dix ans !
— De dix ans, bourreau ? tu n’as que dix ans ? Et ta tante qui t’en donne treize ou quatorze ! Eh bien, qu’est-ce que tu as, imbécile ? Pourquoi pleures-tu ?
— Dame, monsieur le docteur, vous me grondez ! Ce n’est pas ma faute si je n’ai que dix ans.
— C’est juste ! Voilà ta première parole sensée depuis ce matin que j’ai le bonheur de te posséder à mon service. Allons, essuie tes yeux et ton nez ! Je ne t’en veux pas. Tu es grand et fort pour ton âge, c’est toujours ça, et, ce que tu ne sais pas, tu l’apprendras, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, monsieur Goefle. Je ne demande pas mieux !
— Mais tu l’apprendras vite ?… Je suis fort impatient, je t’en avertis !
— Oui, oui, monsieur Goefle, j’apprendrai tout de suite.
— Sais-tu faire un lit ?
— Oh ! je crois bien ! Chez le pasteur, je faisais toujours le mien tout seul !
— Ou tu ne le faisais pas du tout ! N’importe, nous verrons ça.
— Mais, monsieur Goefle, ma tante me disait, quand elle est venue à Falun pour me mettre en route avec vous, ce matin : « Tu n’auras rien à faire au château où tu vas avec ton maître. Il y a dans le château de M. le baron de… de… »
— De Waldemora.
— Oui, oui, c’est ça ! « Il y a de belles chambres toujours propres et un tas de domestiques qui font tout. Ce que M. Goefle veut, c’est qu’on soit là pour commander à sa place, et il ne veut plus emmener François, parce que François ne reste jamais dans sa chambre. Il va boire et se divertir avec les autres laquais, et monsieur est obligé de courir partout et d’appeler pour demander ce qu’il lui faut. Ça le dérange. Monsieur n’aime pas ça du tout. Toi, tu seras bien sage ; tu ne le quitteras jamais, tu entends-bien ? Tu le feras servir, et on te servira aussi. »
— Ainsi, dit le docteur, voilà sur quoi tu as compté ?
— Dame ! je suis bien sage, monsieur Goefle ; je ne vous quitte pas, vous voyez ; je ne vais pas courir avec les grands laquais du château !
— Il vaudrait mieux !… Mais je t’en défierais bien là où nous sommes.
— Il n’y a donc pas, pour aller au château neuf, d’autre chemin que le lac ?
— Non vraiment ; sans quoi, je vois bien que tu serais déjà avec les grands laquais galonnés.
— Oh ! non, monsieur Goefle, puisque vous ne voulez pas ! Mais comme c’était beau là dedans !
— Où donc ? à Waldemora ?
— Oui ; c’est comme ça qu’ils appellent le château neuf… Oh ! monsieur Goefle, c’était bien plus joli qu’ici ! Et il y avait tant de monde ! Je n’y avais pas peur !
— Fort bien, monsieur Nils, ça vous tournait la tête, à vous, ce palais plein de monde, de bruit, de flambeaux, de dorures, de désordre et de mangeaille ! Quant à moi, ce n’est pas mon goût de passer la nuit au bal et d’attendre au lendemain le hasard d’une chambre à partager avec quatre ou cinq jeunes fous pris de vin ou de querelle ! J’aime à manger peu, mais souvent et tranquillement, à dormir quelques heures, mais avec sécurité. Et, d’ailleurs, je ne suis pas venu ici pour me divertir, moi. J’ai des affaires importantes à régler pour le compte du baron ; il me faut ma chambre, ma table, mon écritoire et un peu de silence. Je le trouve maussade, ce cher baron, d’avoir oublié, au milieu de ses fêtes et réjouissances, que je ne suis plus un jeune étudiant avide de musique et de valse ! Je lui en dirai ma façon de penser demain matin. Il eût dû me faire préparer cet appartement-ci, ou tout autre, loin du vacarme et à l’abri des importuns ! Il n’a tenu à rien que je ne reprisse le chemin de Falun, quand j’ai vu l’étonnement des laquais à mon arrivée et leur embarras pour me caser convenablement ; mais la neige m’a fait peur, et, d’ailleurs, Loki avait chaud ! Je me suis rappelé heureusement qu’il y avait au vieux Stollborg une chambre endiablée dont personne ne voulait, et que l’on n’offrait à personne. Nous y voilà, nous y sommes bien. Demain, Nils, tu m’ôteras toute cette poussière et ces toiles d’araignées. J’aime la propreté, moi !
— Oui, monsieur Goefle, je dirai ça à M. Ulph, car je ne suis pas assez grand pour nettoyer là-haut !
— Oui, je vois ça. Nous le dirons à Ulph !
— Mais dites donc, monsieur Goefle, pourquoi est-ce qu’on appelle la chambre de l’ourse, cette chambre-là ?
— C’est un nom comme un autre, répondit M. Goefle, qui, occupé à ranger ses papiers dans le tiroir de la table, jugea bien inutile d’expliquer le blason à M. Nils.
Cependant il s’aperçut bientôt d’un redoublement de frayeur chez l’enfant.
— Voyons, qu’est-ce que tu as ? lui dit-il avec impatience. Tu ne fais que me suivre pas à pas, et tu ne m’aides à rien ?
— C’est que j’ai peur des ours, répondit le brave Nils, et vous avez parlé de la grande ourse à Falun avec M. le pasteur. Je l’ai bien entendu !
— Moi ! j’ai parlé de la grande ourse ? Ah ! oui, c’est vrai ! Le pasteur s’occupe d’astronomie, et nous disions… Mais rassure-toi, vaillant jeune homme ! Nous parlions de la constellation de la grande ourse qui est dans le ciel.
— Ah ! elle est dans le ciel, la grande ourse ! s’écria Nils tout joyeux. Alors elle n’est pas ici ? Elle ne viendra pas dans cette chambre ?
— Non, dit en riant l’avocat. Elle est trop loin, trop haut ! Si elle voulait descendre, elle se casserait les pattes. Donc, tu n’en as plus peur ?
— Oh ! non, plus du tout ! Pourvu qu’elle ne tombe pas !
— Bah ! elle est attachée là-haut par sept clous de diamant d’une belle taille, va !
— C’est donc le bon Dieu qui l’a clouée parce qu’elle était méchante ?
— Probablement ! À présent, tu ne la crains plus ?
— Oh ! non ! fit Nils avec un geste profondément sceptique.
— Alors va-t’en chercher Ulph pour lui dire…
— Monsieur Goefle, vous avez aussi parlé de l’homme de neige !
— Oui. Ah çà ! tu écoutes donc tout ce que l’on dit, toi ?… C’est agréable !
— Oh ! oui, monsieur Goefle, répondit Nils ingénument ! j’écoute tout, moi !
— Et qu’est-ce que c’est, selon toi, que l’homme de neige ?
— Je ne sais pas. M. le pasteur vous disait tout bas en riant : « Vous allez donc voir l’homme de neige.
— Il voulait parler d’une montagne qui s’appelle comme ça, apparemment.
— Oh ! que non ! Vous avez dit : « Est-ce qu’il marche toujours aussi droit ? » Et le pasteur a répondu : « Il chasse toujours sur son lac. » Oh ! je comprends bien le suédois, allez ! aussi bien que le dalécarlien !
— D’où tu conclus… ?
— Qu’il y a, sur le lac où nous avons passé tout à l’heure, un grand homme de neige qui marche !…
— C’est ça ! et qui est suivi d’un grand ours ! Tu as de l’imagination, petit ! Est-ce un ours blanc ou un noir ?
— Je ne sais pas, monsieur Goefle.
— Il faudrait pourtant savoir ça avant de nous décider à souper dans cette chambre. S’ils allaient venir se mettre à table avec nous !
Nils vit bien que M. Goefle se moquait de lui, et il se mit à rire. Le docteur s’applaudissait de son moyen de guérir les enfants de la peur, lorsque Nils, redevenu tout à coup silencieux, lui dit :
— Monsieur Goefle, allons-nous-en d’ici ! C’est un endroit bien laid !
— Très-bien ! s’écria l’avocat avec humeur. Voilà les enfants ! J’ai la bonté d’apprendre à monsieur que l’ourse est une constellation, et il a beaucoup plus peur qu’auparavant !
Nils, voyant son maître fâché, s’en prit encore une fois à ses yeux. C’était un enfant gâté et cependant craintif. M. Goefle, bon par excellence, se persuadait et se plaisait à dire qu’il n’aimait pas l’enfance, et que, si quelque chose le consolait de ne pas avoir songé au mariage en temps utile, c’était la liberté d’esprit assurée à ceux qui n’ont pas l’ennui des marmots et la responsabilité de leur avenir. Cependant la vive sensibilité dont il était doué, et que les enthousiasmes et les excitations du barreau n’avaient fait que développer à son insu, lui rendait insupportables les chagrins et les pleurs des êtres faibles, si bien que, tout en grognant contre la sottise de son petit valet, tout en se confirmant dans sa passion pour les discussions éclairées ou subtiles qui gagnent les causes quand on parle à des hommes et qui les compromettent quand on parle à des enfants, il s’efforça de consoler et de rassurer celui-ci ; il alla même jusqu’à lui promettre que, si la grande ourse se présentait à la porte de la chambre, il lui passerait son épée au travers du corps plutôt que de la laisser entrer.
M. Goefle se pardonna ce qu’il appelait son absurde condescendance en sentant un joli récit de sa soirée au Stollborg s’arranger de lui-même dans sa tête pour le divertissement de ses amis de Gevala.
Cependant Ulph ne revenait pas. Qu’il lui fallût du temps pour trouver de quoi souper dans le modeste ménage de maître Stenson, M. Goefle le concevait ; mais qu’il ne rapportât pas de lumière, c’était un oubli impardonnable.
Le bout de chandelle allait finir dans la lanterne, et l’avocat, qui avait toujours la main blanche et la manchette irréprochable, n’osait toucher à ce vilain ustensile pour s’éclairer autour de la chambre. Il prit pourtant ce parti pour aller voir si, dans la pièce voisine, il ne trouverait pas quelque provision ou quelque reste de bougie dans l’armoire dont Ulph lui avait laissé la clef. Nils le suivit en le tenant doucement par le pan de son habit.
Ces deux chambres, qui pour M. Goefle en ce moment représentaient la jouissance d’un seul appartement, étaient séparées l’une de l’autre par l’épaisseur d’un très-gros mur et par deux portes solides. M. Goefle connaissait bien la localité ; mais il y avait si longtemps qu’il n’avait eu affaire dans l’intérieur, qu’il eut quelque peine à trouver la première de ces deux portes. Il la cherchait en face de celle par laquelle il était entré, et il avait raison ; mais, au lieu d’être sur le même alignement, elle était sur la gauche, et dissimulée dans la boiserie, comme celle que Cristiano avait découverte par hasard sous l’escalier, et dont le docteur ni Ulphilas ne soupçonnaient l’existence. Ce système de portes bien closes et sans serrures apparentes n’était cependant pas une affectation de mystère : c’était tout simplement l’exécution soignée d’un revêtement de menuiserie, exécution qui devient presque un art dans les pays froids.
M. Goefle, une fois en possession d’une chambre à deux lits qui avait été remise à neuf une dizaine d’années auparavant, et qui était assez confortable, n’eut pas la peine de chercher dans l’armoire. Le premier objet que ses yeux rencontrèrent en se portant sur la cheminée fut une paire de lourds flambeaux à trois branches portant chacun trois bougies entières. Il était temps ; le bout de chandelle expirait dans la lanterne.
— Puisque nous voilà sûrs de ne pas rester dans l’obscurité, dit M. Goefle au petit, faisons tout de suite notre ménage ici. Allume le feu, je tirerai les draps de l’armoire.
Les draps étaient placés sur les lits avant que Nils eût réussi à autre chose qu’à remplir la chambre de fumée. Quand il fut question de faire ces lits, qui étaient fort grands, il n’imagina rien de mieux que de monter dessus pour atteindre le milieu du traversin. M. Goefle eut fort envie de se fâcher ; mais, voyant que cela n’amènerait que des pleurs, il se résigna à faire tout seul non-seulement son lit, mais encore celui de son petit laquais.
Il n’avait jamais fait cette besogne, et pourtant il allait en venir à son honneur, lorsqu’il fut interrompu par un bruit formidable partant de la chambre de l’ourse, dont les portes étaient restées ouvertes. C’était comme un hurlement âpre, éclatant, et cependant burlesque. Nils se laissa tomber à quatre pattes et trouva prudent de se cacher sous le lit, tandis que M. Goefle, l’œil écarquillé et la bouche ouverte, se demandait, sans terreur, mais avec un grand étonnement, d’où pouvait provenir un pareil chant.
— Si, comme je le crois bien, pensa-t-il, c’est quelque mauvais plaisant qui veut m’effrayer, il imite d’une singulière façon le grognement de l’ourse. C’est bien plutôt la voix de l’âne qu’il reproduit, et cela dans une rare perfection ; mais me prend-il pour un Lapon de s’imaginer que je n’aie jamais entendu braire un baudet ? — Allons, allons, Nils, dit-il en cherchant son petit laquais, il n’y a point là de magie ; allons voir ce que c’est.
Mais Nils se serait fait tuer plutôt que de bouger ou seulement de répondre ; et M. Goefle, ne sachant ce qu’il était devenu, prit le parti d’aller seul à la découverte.
Il ne fut pas peu surpris de se trouver face à face avec un véritable âne au milieu de la chambre de l’ourse, un bel âne en vérité, tel que jamais il n’en avait vu en Suède, et d’une si honnête figure, qu’il était impossible de lui faire un mauvais accueil et de prendre sa visite en mauvaise part.
— Eh ! mon pauvre ami, lui dit en riant M. Goefle, d’où sors-tu ? Que viens-tu faire en ce pays, et que viens-tu me demander ?
Si Jean eût eu le don de la parole humaine, il eût répondu que, caché sous l’escalier, où personne n’avait eu l’idée de regarder, il avait fait un somme en attendant avec confiance le retour de son maître, mais que, ne le sentant pas revenir, et commençant à avoir grand’faim, il avait perdu patience et pris le parti de défaire la corde, qui l’attachait fort peu, pour venir demander à souper à M. Goefle.
Celui-ci devina sa pensée avec une grande perspicacité, mais ne comprit pas comment Ulph, qu’il supposait chargé de la garde de cet âne, lui avait donné pour écurie la redoutable chambre du Stollborg. Il bâtit un monde de suppositions dans sa tête. Cet animal étant une rareté dans les pays froids, le baron, qui avait un attelage de rennes, autre rareté dans cette région, trop froide pour les ânes et pas assez froide pour les rennes, y tenait probablement beaucoup, et avait dû charger les gardiens de son vieux château de le soigner et de le tenir dans un local bien chauffé.
— Voilà pourquoi, se dit M. Goefle, j’ai trouvé le poêle allumé. Mais pourquoi Ulph, au lieu de me dire tout bonnement la vérité, a-t-il fait semblant de croire la chambre hantée ? Voilà ce que je ne m’explique pas. Peut-être avait-il reçu l’ordre de calfeutrer une écurie ad hoc, et, ne l’ayant pas fait, peut-être a-t-il voulu cacher sa négligence, espérant que je me dégoûterais de la chambre, ou que je ne m’apercevrais pas de la présence de cet étrange compagnon… Quoi qu’il en soit, ajouta M. Goefle en s’adressant gaiement à Jean, dont la figure le divertissait, je t’en demande bien pardon, ô mon pauvre âne, mais je ne suis pas disposé à te garder si près de moi. Tu as la voix très-belle, et j’ai le sommeil fort léger. Je vais te conduire auprès de Loki, dont le voisinage te réchauffera, et dont tu voudras bien pour cette nuit, partager le souper et la litière. Allons, Nils ! ici, mon enfant, il faut m’éclairer jusqu’à l’écurie !
Ne recevant aucune réponse, M. Goefle fut obligé de retourner dans la chambre de garde, de découvrir la cachette de Nils, de l’en tirer par une patte et de l’apporter, bon gré, mal gré, sur le dos de l’âne. D’abord M. Nils, se croyant à cheval sur l’ourse fantastique, fit des cris perçants, d’autant plus qu’il n’avait jamais vu d’âne, et qu’il n’était pas moins effrayé des longues oreilles de Jean qu’il ne l’eût été des cornes du diable ; mais il se rassura peu à peu en voyant la douceur et la tranquillité de sa monture. M. Goefle lui mit en main le flambeau à trois branches, il tira lui-même l’âne par la corde, et ils sortirent tous trois du donjon, se dirigeant vers l’écurie, en suivant, le long du préau couvert de neige, la galerie de bois, à auvent moussu, qui en faisait le tour.
En ce moment, Ulph sortait du pavillon habité par son oncle, et se dirigeait vers le donjon, portant d’une main une lanterne, de l’autre un grand panier rempli des ustensiles nécessaires pour mettre le couvert de M. l’avocat. Cette fois Ulph était aussi désireux de rentrer dans la chambre de l’ourse qu’il avait été naguère contrarié d’y entrer. C’est qu’il éprouvait cet invincible besoin de société qui s’empare d’un homme épouvanté par la solitude. Voici ce qui était arrivé à Ulph.
En vrai Suédois, Ulph était la prévenance et l’hospitalité mêmes ; mais, depuis quelques années qu’il habitait la sombre masure du Stollborg, en compagnie d’un personnage morne et sourd, le pauvre Ulph était devenu si superstitieux et si poltron, qu’après le coucher du soleil il ne manquait jamais de se barricader dans sa chambre, résolu à laisser périr dans les glaces et dans les neiges quiconque lui faisait entendre une voix suspecte. Si M. Goefle n’eût trouvé la porte du manoir ouverte par le vigoureux poignet de Puffo, et si Ulph n’eût pas reconnu la voix de l’avocat dans le préau, l’estimable docteur en droit eût été certainement forcé de retourner au château neuf, dont il redoutait si fort le bruit et l’encombrement.
Après l’avoir introduit dans le donjon, Ulph s’était un peu tranquillisé. Il s’était même dit que tout était pour le mieux, vu que, si M. Goefle voulait affronter le diable, c’était son affaire, et qu’il valait encore mieux le recevoir que d’être forcé de le reconduire au château neuf, ordre qui eût entraîné pour le pauvre guide la fâcheuse nécessité de revenir seul sur le lac, peuplé de gnomes effroyables. Heureusement, le vieux gardien du Stollborg, malingre, frileux, habitué à dormir de bonne heure, s’était enfermé dans son pavillon, situé au fond d’une seconde petite cour, et dont les fenêtres, donnant sur le lac, n’avaient pas vue sur le préau. Il n’y avait donc guère d’apparence qu’endormi ou non, il se doutât de la présence de son hôte avant le lendemain matin. Après mûre réflexion, Ulph avait résolu de ne pas l’avertir et de préparer de son mieux le souper de M. Goefle. Sten était fort sobre ; mais il était l’objet des plus grandes attentions de la part de son maître, le baron de Waldemora (propriétaire, comme on l’a vu, du château neuf et du vieux donjon), qui avait donné, une fois pour toutes, les ordres les plus précis à son nouvel intendant pour qu’il fût pourvu largement au bien-être du vieux et fidèle serviteur de sa maison.
Ulph aimait à bien vivre, et, remarquant que son oncle renvoyait, par discrétion et par esprit d’ordre, le superflu des provisions qu’on lui apportait du château neuf, il s’était arrangé pour tout recevoir sans l’en avertir. Il avait donc un certain coin mystérieux dans la cuisine où il cachait ses richesses gastronomiques, et une certaine petite cave, creusée dans le roc, bien fraîche en été, bien tiède en hiver, où s’amoncelaient, derrière certaines tonnes vides, des bouteilles de vieux vins, objets d’un grand prix, à coup sûr, dans une contrée où la vigne est une plante de serre chaude.
Ulph n’était pas cupide ; c’était un honnête garçon qui, pour rien au monde, n’eût fait argent des présents du baron à son oncle. Même il avait le cœur bon, et, quand il pouvait retenir un camarade, il lui faisait part mystérieusement de ses dives bouteilles, heureux de ne pas être forcé de boire seul, ce qui rend l’ivresse triste. Cependant l’apparition, non pas d’une ourse, comme le croyait Nils, mais d’un fantôme lamentable dans le donjon, était une chose trop avérée pour que le pauvre Ulph pût garder un seul convive après le coucher du soleil. Alors il prenait le parti de s’achever, pour se donner du cœur, et c’est alors que lui apparaissaient les méchants trolls et stroemkarls, qui tâchent d’emmener leurs victimes dans les cascades pour les y précipiter. C’est probablement pour ne pas être tenté de les suivre que le judicieux Ulphilas buvait jusqu’à perdre entièrement l’usage de ses jambes. Il y avait bien, dans la nombreuse suite du baron, des laquais esprits forts et cosmopolites qui ne croyaient à rien ; mais Stenson les haïssait tous plus ou moins, et son neveu Ulph partageait ses antipathies.
Donc, Ulphilas Stenson avait de quoi faire bonne cuisine à M. Goefle, et il n’était pas maladroit pour frire et rôtir. Après tout, la gaieté de l’avocat l’avait un peu ranimé, et il se promettait de faire une bonne petite causerie en le servant ; mais ses idées riantes furent tout à coup troublées par des bruits étranges : c’était comme des frôlements furtifs dans l’épaisseur des murs, comme des craquements dans les boiseries vingt fois la poêle lui tomba des mains, et il y eut un moment où il lui sembla si bien que ses soupirs de terreur avaient un écho moqueur derrière lui, qu’il resta trois bonnes minutes sans oser respirer, et encore moins se retourner.
C’était là la cause de son peu d’activité dans la confection de ce repas tant désiré. Enfin, ayant, tant bien que mal, parachevé son œuvre, il descendit à la cave pour y chercher le vin. Là de nouvelles angoisses l’attendaient. Au moment où, convenablement chargé, il allait sortir de ce sanctuaire, une grande figure noire glissa devant lui. Sa lanterne s’éteignit, et les mêmes pas mystérieux qui l’avaient tant effrayé dans la cuisine montèrent rapidement avant lui les degrés de la cave. Ulph faillit s’évanouir ; mais il reprit encore une fois courage et regagna sa cuisine, où il laissa ses casseroles mijoter leur contenu sur les fourneaux, résolu d’aller, sous prétexte de couvert à mettre, se guérir de son effroi auprès de M. Goefle.
C’est au moment où, chargé de ses ustensiles de service, il suivait la galerie de bois, qu’il se trouva face à face avec la bizarre apparition que présentait le docteur en droit, coiffé de son bonnet de nuit, et tirant par le licol un animal étrange, impossible, une bête qu’en véritable paysan dalécarlien de cette époque, Ulph n’avait jamais vue, dont peut-être il n’avait jamais entendu parler, et sur cette bête, qui projetait le long de la galerie l’ombre de ses oreilles gigantesques, une triple flamme portée par un petit diable rouge, que M. Goefle avait bien voulu faire passer pour son laquais, mais qui ne pouvait être que le kobold en personne, le démon familier que l’avocat s’était vanté d’avoir sous ses ordres.
C’en était trop pour le pauvre Ulph. Il estimait les kobolds, mais ne souhaitait point les voir. Il posa d’une main défaillante son panier par terre, et, virant de bord, il alla s’enfermer dans sa chambre en jurant par son salut éternel qu’il n’en sortirait de la nuit, dût l’avocat mourir de faim et le diable manger le souper destiné à l’avocat.
Aussi ce fut bien en vain que M. Goefle l’appela Il n’en reçut pas de réponse, et prit le parti de mettre l’âne à l’écurie, de s’emparer du panier abandonné, et de retourner mettre son couvert, avec l’aide de Nils, dans la chambre de l’ourse.
— Allons, se dit-il, la philosophie est nécessaire en voyage, et, puisque voici des verres, des couverts et des assiettes, espérons que ce lunatique a l’intention d’y joindre quelque victuaille. Attendons son bon plaisir, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, et débouchons toujours ces bouteilles de bonne mine.
Nils ne mit pas trop mal la nappe, il ne laissa pas ralentir le poêle, et M. Goefle se sentait remis en possession de sa belle humeur naturelle, lorsque Nils commença à prendre des poses molles et brisées qui témoignaient d’une subite invasion de sommeil.
— Secoue-toi un peu, lui dit l’avocat ; il s’agit de manger. Tu dois avoir faim.
— Hélas ! oui, monsieur Goefle, répondit l’enfant ; mais j’ai tant envie de dormir, que je ne pourrai jamais attendre que vous soyez servi et que vous ayez fini de manger. Tenez, voilà du pain et des confitures de mûres sauvages ; laissez-moi en goûter un peu ; après ça, j’aurai la force de vous servir.
M. Goefle ouvrit lui-même le pot de confitures, et Nils s’assit sans façon à la place destinée à son maître, tandis que celui-ci chauffait ses pieds refroidis par le voyage à l’écurie. M. Goefle était aussi actif d’imagination que de paroles. Quand il n’avait plus occasion de causer, il travaillait dans son esprit ou partait joyeusement pour d’agréables rêveries, si bien qu’au bout d’un quart d’heure, la faim le tiraillant de nouveau, il se retourna pour voir si Ulph était enfin de retour avec quelque plat plus solide que les confitures ; mais il ne vit que le petit Nils profondément endormi, la tête sur la table et le nez dans son assiette.
— Allons, allons ! lui dit-il en le secouant. Tu as mangé, tu dormiras plus tard ! Songe à me servir ; va voir si Ulph…
Mais il était inutile à M. Goefle de formuler sa pensée. Accablé par l’impérieux sommeil de l’enfance, Nils était debout, les yeux hagards, et trébuchant comme un homme ivre. M. Goefle en eut pitié.
— Allons, va te, coucher, dit-il, puisque tu n’es bon à rien !
Nils s’en alla vers la chambre de garde, s’appuya contre la porte, et y resta, dormant debout. Il fallut le conduire à son lit. Là, ce fut un autre embarras. Monsieur n’avait pas la force d’ôter ses guêtres. M. Goefle ôta les guêtres de son laquais, ce qui ne fut pas facile, les guêtres étant justes et les jambes amollies par le sommeil.
M. Goefle allait le hisser dans son lit lorsqu’il s’aperçut que le drôle s’y était fourré tout habillé.
— Que le diable t’emporte ! lui dit-il ; t’ai-je fait faire d’avance ces beaux habits neufs pour coucher avec ? Allons, vite, debout, et prends la peine de te déshabiller, c’est bien le moins !
Nils, remis, bon gré, mal gré, sur ses pieds, fit d’inutiles tentatives pour se déboutonner. La tante Gertrude, charmée d’avoir un crédit ouvert pour le faire équiper en petit laquais avant de le présenter à son maître, lui avait fait faire des hauts-de-chausses de peau d’élan et une veste de drap rouge si bien coupés, qu’il y était tassé comme dans une gaine, et que M. Goefle lui-même eut grand’peine à l’en faire sortir. Il lui fallut le prendre sur ses genoux devant la cheminée, car durant cette opération l’enfant grelottait. M. Goefle avait beau enrager et maudire Gertrude de lui avoir donné un pareil serviteur, l’humanité lui défendait de le laisser geler. Et puis Nils le désarmait par sa gentillesse. À chaque reproche de son maître, il répondait naïvement :
— Vous verrez demain, monsieur Goefle, je vous servirai bien, et puis je vous aimerai bien !
— Ce sera toujours ça ! répondait le bon docteur en le bousculant un peu. C’est égal, je préférerais être un peu moins aimé et un peu mieux servi !
Enfin Nils était couché, et M. Goefle se remettait en route vers son problématique souper, lorsque l’enfant le rappela sans façon pour lui dire d’un ton de reproche :
— Eh bien, monsieur, vous me laissez donc là tout seul !
— En voici bien d’une autre ! s’écria l’avocat. Il te faut de la compagnie pour dormir ?
— Mais, monsieur Goefle, je ne dormais jamais seul dans ma chambre chez M. le pasteur de Falun, et surtout ici où j’ai peur… Oh ! non, tenez, si vous me laissez là, j’aime mieux dormir par terre dans la chambre où vous serez !
Et Nils, réveillé maintenant comme un chat, sauta hors du lit, et fit mine de s’en aller en chemise avec son maître dans la chambre de l’ourse. Pour le coup, M. Goefle perdit patience. Il gronda ; Nils se remit à pleurer. Il voulut l’enfermer ; Nils se remit à crier. Le docteur prit un parti héroïque.
— Puisque j’ai fait cette sottise, se dit-il, d’avoir cru qu’un enfant de dix ans en avait quatorze, et de m’imaginer que Gertrude avait un grain de bon sens dans la cervelle, il me faut en porter la peine. Cinq minutes de patience et ce maudit galopin sera endormi, tandis que, si j’excite ses esprits par ma résistance. Dieu sait combien de temps il me faudra l’entendre gémir ou brailler !
Il alla donc chercher un de ses dossiers dans la chambre de l’ourse, non sans maudire l’enfant, qui le suivait pieds nus et voulait à peine lui laisser le temps de trouver ses lunettes ; puis il fut s’asseoir devant la cheminée de la chambre de garde, dont il referma les portes sur lui, vu qu’il n’y faisait pas très-chaud, et, après avoir demandé narquoisement à Nils s’il n’exigeait pas qu’on lui chantât une chanson pour le bercer, il s’ensevelit dans ses paperasses, oubliant le souper, qui n’arrivait pas, et l’enfant, qui ronflait de tout son cœur.
- ↑ Gevala, Gefle, Gesle, Goefle, sont le nom de la même ville, selon la manière d’écrire. Par une coïncidence fortuite, l’avocat dont il est ici question portait le nom de la ville où il exerçait.