L’Homme de fer (1877)/Chapitre 13

Albin Michel (p. 119-129).


XIII

COURONNE PARTAGÉE


Au midi de l’enceinte, sur la pente douce des gaiets, la cohue était au grand complet, une cohue libre et à l’abri de ce frein que nos polices modernes passent dans la gueule du monstre une cohue sans gêne, la bride sur le cou, livrée à elle-même, bonne fille, mais quinteuse, gaie, mais vive et braillarde, un peu ivre, très querelleuse et naturellement portée vers la dévotion des plaies et bosses. Il y avait des Normands et des Bretons, des jeunes et des vieux, des filles et des gars pêle-mêle. De-ci, de-là des ânes, des bidets, des charrettes attelées, engins de discordes ! En effet, les propriétaires de ces bidets, ânes et carrioles, voulaient monter dessus pour mieux voir ; ceux qui étaient derrière ne voulaient pas. De là d’épiques bagarres qui jonchaient le sol de débris de coiffes, de lambeaux de vestes et de poignées de cheveux. Liberté, liberté chérie ! voilà comme quoi sans le savoir vous enfantâtes les gendarmes !

Après cela, une fête où l’on ne se prend pas aux cheveux est-elle une bonne fête ?

Catiolle, la mareyeuse, et Huguet, l’archer, avaient uni leurs épaules complaisantes. Le nain Fier-à-Bras s’asseyait dessus. Du haut de ce trône, où il achevait de grignotter une tourte d’Ardevon, Fier-à-Bras pérorait

— Voyez ! disait-il, voilà un duc Je suis son échanson. Ceux qui voudront ma protection n’ont qu’à parler ! Est-ce le roi Louis XI qui monterait ainsi à cheval ? Notre duc gagnerait sa vie à être homme d’armes !

Un murmure courait dans la foule, et c’était un murmure d’admiration. Les qualités physiques produisent une grande impression sur le vulgaire. Ce duc François, tel qu’on le voyait ici, était en conscience, le plus beau soldat de son armée.

— Et vous allez voir comme il joue de la lance ! reprenait le nain qui souriait, on ne savait pourquoi ; je suis son échanson, je connais ses talents. Tenez, le sixième chevalier après le duc, c’est le sire de Coëtquen, mon ancien seigneur. Je n’ai point de mal à dire de lui : bel éloge pour un maître. Holà ! Marcou ! Mathurin ! Pélo ! Tous les gens de Kergariou ! Voyez un peu là-bas, maître Jeannin qui a la colique !

Il y eut un grand éclat de rire. En ce moment même, Aubry apportait au pauvre écuyer une coupe pleine de vin.

— Je vis autrefois le duc François à Nantes, dit Mathurin sans dents ; sur ma part de paradis, il n’était pas de moitié si gaillard que cela ! Vous parlez de Jeannin : le duc ressemblait à Jeannin pris de colique, et, ce jourd’hui, le duc ressemble à Jeannin bien portant.

Mathurin sans dents obtint une huée de la foule, et trois bourrades de Goton, sa femme, à qui il faisait honte.

— Voilà ce qui arrive à ceux qui disent la vérité trop vraie, vieil homme ! murmura Fier-à-Bras ; écoutez-moi, vous autres, si vous voulez savoir du nouveau : j’ai occupé un logis dans la salière du roi Louis, et je sais comme il parle à son compère Olivier le Dain. Y en a-t-il un seul qui se puisse vanter d’avoir vu faire la barbe au roi ? Ah ! ah ! j’ai préféré ce matin l’honneur à la fortune, et je ne m’en repens point. Hier, vous me croyiez rôti ; de l’épreuve du feu je suis sorti grand seigneur. Bretagne-Malo ! Bretagne ! criez un peu pour empêcher les Normands de nous assourdir avec leur Montjoie ! Saint-Denis !

Une clameur générale, formée des deux cris de guerre rivaux, s’éleva au-dessus de la foule. Les trois escadrons qui étaient en lice s’ébranlaient à la fois pour faire le tour de l’enceinte. Les sergents d’armes venaient de suspendre aux poteaux les écus de France et de Bretagne. Les trompettes sonnaient des fanfares. C’était enfin la première scène du drame si longtemps attendu. Les trois groupes de chevaliers passèrent tout à tour devant le trône, et Louis XI agita la main bien gracieusement quand les Bretons le saluèrent ; si gracieusement, que le duc de Guyenne dit tout bas à Chabannes, son voisin :

— Mon cousin, il y a vipère sous roche.

Mme  Reine rougissait de plaisir, en voyant la belle mine de son fils Aubry. Le sire du Dayron lui fit son compliment de bon cœur. En vérité, messire Aubry se tenait comme il faut, et il était facile de voir que le duc de Bretagne le remarquait. Le duc s’était déjà retourné plus de quatre fois pour le mieux voir. En revanche, l’écuyer Jeannin, qui restait avec ses pareils au bout de la lice, ne semblait faire aucune attention à son jeune maître.

Mais n’était-ce pas assez de Mme  Reine, de Berthe, de Jeannine et de François de Bretagne, pour s’occuper de messire Aubry ?

On vit tout à coup des pages sortir de la tente du roi. Ils vinrent suspendre, à quinze pieux en terre, quinze écussons, dont les quatorze premiers furent reconnus pour appartenir aux nouveaux chevaliers de saint Michel. Le quinzième était de sable à la croix arrachée d’argent ; un cimier de comte le timbrait et il portait pour devise : À la plus belle !

— Étourneau que je suis ! s’écria Fier-à-Bras, j’avais oublié de vous dire que l’Ogre des Iles était présentement cousin du roi Louis et chevalier de saint Michel, au lieu et place de François de Bretagne. Mais patience ! avant que vienne le flux, s’il plaît à Dieu, vous en verrez bien d’autres !

Après avoir fait parade autour de l’arène, salué le roi, salué les dames, les trois troupes de chevaliers reprirent leurs places premières. La joute commença par cette suite de duels muets et brillants où chaque homme d’armes ne donnait qu’un coup de lance. Messire Olivier courut visière levée et désarçonna son adversaire il fut le premier applaudi ; mais le regard des dames le perdit presque aussitôt dans la foule des champions, et, depuis lors, on le chercha en vain. Quelques minutes après, en revanche, on vit paraître un chevalier couvert d’une armure noire, sur laquelle les clous d’acier poli brillaient comme autant de diamants. Ce chevalier montait un cheval noir du Perche, d’une force extraordinaire. Il avait la visière baissée, et la banderolle rouge qui flottait au bout de sa lance, portait, en lettres d’or, ces mots : À la plus belle ! Le roi Louis XI fit un mouvement à sa vue. Les dames chuchotèrent. Le nain Fier-à-Bras, baissant la voix malgré son effronterie, prononça le nom de l’Homme de Fer. Ce nom courut aussitôt de bouche en bouche dans la foule des bonnes gens échelonnés sur le galet. La cohue se prit à onduler comme une mer.

L’Homme de Fer se mit à la tête des chevaliers des Iles. Son cheval et lui demeurèrent immobiles. Vous eussiez dit une statue équestre coulée en bronze noir.

Le second qui fit un beau coup de lance, fut messire Aubry de Kergariou. Et Dieu sait si Mme  Reine triompha, l’heureuse mère ! Aubry n’ayant pu obtenir réponse de Jeannin, là-bas, au bout de la lice, avait gardé la lance que messire Olivier lui avait fait remettre. Le sort le plaça en face d’un grand gaillard de Flamand qui vint sur lui au trot d’un cheval d’Alsace, lourd comme un éléphant, Aubry, à tout hasard, coucha la fameuse lance. Comme il se souvenait des nombreuses défaites subies par lui dans ses combats malheureux contre la quintaine, il n’espérait pas beaucoup. Sa lance toucha le Flamand ; le Flamand fut enlevé hors des étriers et roula sur le sable, au grand contentement de l’assemblée.

Aubry baissa la tête. L’élément viril naissait en lui, car il n’osa regarder ni Jeannine, qui avait les larmes aux yeux, ni sa mère, qui battait des mains, ivre d’orgueil. Sa lance le brûlait ; il avait honte de sa victoire. On mûrit vite à ces heures solennelles, sous le regard de ce grand juge qui s’appelle le monde. Aubry sentit sa conscience au bruit des applaudissements qu’il n’avait point mérités. Il s’enfuit au dernier rang des chevaliers bretons, et cassa sur son genou l’arme déloyale.

À dater de cette heure, Aubry était homme : son père mort avait un fils digne de lui.

Aubry prit une autre lance et attendit.

Les chevaliers bretons et français continuaient de courir. Dame Josèphe de la Croix-Mauduit saisit ce moment pour travailler d’autant à l’éducation de Bette et de maître Biberel.

— Une chose remarquable et hors de doute, dit-elle, c’est qu’au mois d’août, le soleil du temps jadis éclairait davantage. J’en puis parler puisque je l’ai vu. À quoi sert maintenant de connaître à fond la belle science des honneurs et hommages ? Les souverains dédaignent ce qui fait leur grandeur. M’a-t-on seulement donné l’occasion d’offrir au duc, une pauvre révérence de dignité première ? J’ai grand’pitié de tout cela. Et qu’est-ce que c’est que ces armures qui ne reluisent point ? Je ne vois ici qu’un progrès, c’est en la personne de la dame de Torcy, qui est large comme deux châtelaines d’autrefois. Quant aux chevaliers, ils ont diminué de moitié. Je pense que leurs destriers boitent. Voyez ceux-ci qui courent l’un contre l’autre n’ont-ils point frayeur de s’estropier ? Comment nommez-vous celui qui tient pour Bretagne, maître Biberel ?

— René de Châteaubriant, répondit le vieil écuyer.

— Je l’ai connu je l’ai connu s’écria vivement la douairière il était au mariage du duc François Ier avec Mme Isabelle d’Ecosse un grand brun, manchot du bras gauche, pour la blessure qu’il reçut devers Moncontour.

— Celui-ci a ses deux bras, noble dame.

— Ce sera son fils, peut-être, fit dame Josèphe qui soupira ; je vis son fils au couronnement du duc Pierre plus petit, un peu bossu de naissance.

— Noble dame, celui-ci est droit comme un I.

La douairière laissa échapper un second et plus gros soupir.

— Serait-ce déjà son petit-fils ? murmura-t-elle ; le temps va vite !

— Tant il y a, poursuivit-elle cependant en reprenant courage, qu’à la passe d’armes du 9 juin 1434, donnés en la place des Lices, à Rennes, du temps du duc Jean V, par le grand connétable Arthur de Richement, je fus choisie pour dame de beauté. Je venais d’épouser en secondes noces Jacques Trublet, chevalier, seigneur de la Croix-Mauduit et autres lieux ; j’allais sur ma trente-cinquième année ; mais nous gardions alors, à ce âge-là, tout l’éclat de la première jeunesse. Je me souviens que je fis au connétable trois révérences de dignité seconde, en ajoutant le passe-pied, pour le sang ducal dont il était. J’eus son bras, je dis le bras de M. le connétable, pour aller au château de la Tour-le-Bât où était la collation servie. Et je me souviens qu’au deuxième service, y compris le relevé, j’eus l’occasion…

— Regardez, noble dame, regardez ! s’écria maître Biberel, qui se penchait en avant.

Bette joignit les mains et resta bouche béante.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda la douairière ; on n’y voit presque point ici, et nous aurons bientôt la brune en plein midi !

Hélas ! le soleil ruisselait sur le sable d’or, et les armures partout étincelaient. Ce n’était pas le monde qui vieillissait, mais bien les yeux de dame Josèphe. Heureusement pour les douairières qu’on allait bientôt inventer les besicles.

Ce qui avait motivé le cri de maître Biberel, c’était le choc terrible de deux chevaliers, qui avaient jeté leurs tronçons de lance pour prendre la hache d’armes. On n’en était plus aux bagatelles. La joute sérieuse s’entamait. Les deux chevaliers combattaient pour la couronne d’or émaillé que la dame de Torcy tenait à la main, et, en ce moment même, les hérauts, désignant le prix à haute voix, exhortaient les deux champions à bien faire.

Il n’était pas besoin. L’un des deux champions, dont l’écu n’avait ni armoiries ni devise, avait fourni la course à la lance en hommes d’armes consommé. On disait autour de l’enceinte que c’était Jean, comte de Dunois ; l’autre était l’Homme de Fer. Tous deux y allaient de franc jeu ; leurs armures faisaient feu sous la hache, et les débris de l’acier jonchaient déjà le sol. Un coup de marteau, asséné à deux mains par Dunois, jeta l’Homme de Fer hors des arçons ; Dunois mit pied à terre ; sa hache faussée, lui laissa au coup suivant, son manche dans la main. L’Homme de Fer lança la sienne au loin aussitôt. Cet ogre savait et pratiquait les lois de la courtoisie chevaleresque.

Ils dégainèrent en même temps et vinrent l’un contre l’autre, l’épée haute. Le souffle de la foule s’enflait comme un murmure. Au loin, vers le nord, un autre murmure répondait : c’était la mer qui commençait à monter au bas des grèves.

L’Homme de Fer et Dunois s’attaquèrent de pied ferme. Ce fut une belle lutte, les plus vieux chevaliers en convinrent, et Marcou regretta qu’on ne fît point tirer la Grenouille à ces deux robustes compagnons. Au bout d’un quart d’heure, Dunois tomba sur ses genoux, et ses cheveux blancs s’échappèrent en longues mèches de son casque fendu.

— Jean, mon ami, dit Louis XI en riant méchamment, tu as fait de ton mieux, mais tu n’as pas de bonheur !

L’Homme de Fer avait relevé son épée sans frapper ; les trompettes sonnèrent. Louis XI fit un signe ; le roi d’armes jeta son bâton fleurdelisé entre les deux combattants. Dunois, soutenu par Jean de Plœuc et Coëtivy, regagna l’extrémité occidentale de la lice. La foule applaudissait et criait.

L’Homme de Fer, entouré des chevaliers de France, s’approcha de l’estrade qui fléchissait sous les beautés volumineuses de la dame de Torcy. Il salua le roi et les princes. La dame de Torcy s’appuya contre la balustrade et lui tendit la couronne qu’il reçut genou en terre. Puis il se remit en selle pour faire comme c’était la coutume, le tour de l’enceinte.

— Visière levée ; visière levée ! cria la foule qui était dans son droit.

Cette parade autour de l’enceinte n’était, en effet, que pour montrer le visage du vainqueur.

L’Homme de Fer s’arrêta comme s’il eût hésité.

— Belles dames, dit le roi Louis XI à ses voisines, il nous faut ici votre aide. Le comte Otto Béringhem a fait un vœu. Son casque ne s’ouvre qu’au commandement des dames.

— Visière levée ! seigneur comte ! ordonnèrent aussitôt trois ou quatre douces voix, que domina la voix mâle de la dame de Torcy.

La foule applaudit et cria. L’Homme de Fer leva la visière de son casque.

La foule s’attendait à frémir. Elle avait deviné, derrière cette grille fermée, le visage de l’ogre, c’est-à-dire quelque chose de terrible et de hideux une barbe hérissée, une bouche large, armée de dents de loup, deux charbons ardents au fond de deux orbites caves. Celui-là était le mécréant, le sorcier, qui changeait en or le sang des enfants et des femmes !

Nous faisons-nous bien comprendre ? La fantaisie populaire est pleine d’étranges subtilités. Celui-là pour la foule, était tout ce que nous disons, mais avec la condition du doute qui laisse place à je ne sais quelle admiration au milieu de l’horreur. Un voile mystérieux entourait les crimes du réprouvé. Le monstre faisait peur et non point dégoût, puisque la foule venait de l’applaudir. La foule ne savait pas. Jamais la foule ne sait. Cet homme la mettait en fièvre, et l’incertitude profonde où l’on restait à son égard le grandissait à la taille d’un géant. Depuis une demi-heure son nom circulait de groupe en groupe, son nom redouté ; les femmes frémissaient rien qu’à l’entendre, et le cœur des hommes battait ; mais c’étaient des rumeurs et rien de plus. Sur vingt rumeurs qui glissent ainsi dans la cohue, y a-t-il seulement une vérité ? Pas souvent. Ceux-là mêmes qui affirment ne croient pas.

La parole du roi Louis XI sanctionnant tout à coup les bruits vagues, en donnant raison à l’émoi de chacun, était déjà un coup de théâtre. Le roi Louis XI appelait l’Homme de Fer par son nom : Otto Béringhem. Le casque sombre où se balançait la plume rouge, renversée fièrement, allait-il montrer en s’ouvrant la face sinistre du démon ?

Il y en eut qui fermèrent les yeux ou qui détournèrent la tête. La foule rendit un seul et grand soupir, puis une clameur monta. L’étonnement parlait.

On avait cherché en vain la barbe hérissée, les dents de loup dans la bouche horriblement fendue et les charbons rouges dans le creux des orbites. Les femmes, qui avaient compté sur une paire de cornes, furent également trompées.

C’était un beau jeune homme, si beau qu’on ne se souvenait point d’avoir jamais vu son pareil. On vit un front pur et doux où tombaient, affaisées par la sueur, les boucles d’une chevelure de soie. Une femme eut souhaité ces anneaux brillants, noirs comme le jais, flexibles et se balançant au pas mesuré du cheval, qui allaient se jouant jusque sur les épaules en prison dans l’acier ; une femme eût envié encore l’éclat chatoyant de ces prunelles qui semblaient humides et qu’ombrageaient la courbe hardie des sourcils. On vit une bouche souriante, un teint mat et blanc une beauté, pour tout dire, qui eut paru molle et efféminée sans la mâle audace du regard, et cette nuance d’azur que la barbe rasée mettait à ces joues.

Voilà pourquoi toutes les poitrines rendirent un souffle contenu et prolongé. L’arène s’entourait d’un silence profond.

Jeannine se tourna vers Berthe, qui était plus pâle qu’une morte.

Mme Reine avait le frisson. Le sire du Dayron et tous ceux qui, la veille, avait accepté l’hospitalité en son hôtel, restaient hors de garde comme si un choc les eût frappés.

La seule personne qui ne témoigna aucune émotion, fut la petite Jouanne. Et encore c’était parce que le pâtour mettant le comble à ses caresses champêtres lui avait fourré la tête dans le sable et piétinait dessus. — Ah ! ils ne sont pas embarrassés, là-bas, pour se bien divertir !

— Je le savais bien, moi, s’écria le nain Fier-à-Bras de sa voix perçante ; l’Homme de Fer et messire Olivier mettent leur tête sous le même bonnet.

Ce nom d’Olivier vint aussi à la bouche d’Aubry stupéfait. Les lèvres de Berthe et de Jeannine le murmuraient. Dame Josèphe de la Croix-Mauduit donna son faucon à Bette pour prendre son rosaire. Elle avait respiré, la veille au soir, dans le salon du Dayron, le même air que l’Ogre des îles !

— Le connais-tu, Araignoire, le connais-tu ? demandait-on au nain de toutes parts.

Fier-à-Bras se rengorgea.

— J’ai voyagé ce matin sous son manteau, repliqua-t-il, et, si j’avais voulu, il m’aurait acheté un domaine !

On se tut parce que l’Homme de Fer, ce démon à visage d’ange, passait devant le front de la foule. Les chevaliers de France et ceux de Chaussey l’escortaient en cérémonie.

— Que fait-il donc là ? demanda Fier-à-Bras quand il fut éloigné.

— On dirait qu’il a rompu en deux la couronne, répondit Catiolle la mareyeuse.

C’était vrai. Le comte Otto, soit à dessein, soit par distraction, avait brisé le fil d’or qui retenait les feuilles et les fleurs de la couronne. Sa main tenait encore les deux moitiés réunies, quand il salua le duc de Bretagne et sa suite. Les chevaliers bretons ne se joignirent point au cortège. Aubry tout seul, au grand étonnement de sa mère, mit son cheval au pas de celui du comte Otto.

Aubry avait-il surplis le regard que le comte vainqueur avait lancé vers l’estrade où étaient Berthe et Jeannine ?

Le comte Otto arrivait aux gradins nobles. Quelques dames agitèrent leurs écharpes. C’était le moins qu’on pût faire pour un ogre si merveilleusement beau. L’Homme de Fer se comporta en galant chevalier, mais il ne lâcha point sa couronne et continua d’aller en avant. Il s’arrêta court devant l’estrade où s’asseyaient les hôtes du Dayron. Sa lance s’agita par trois fois, déroulant au vent la devise : À la plus belle !

La foule noble des gredins et la pauvre cohue pressée sur les galets, curieuses l’une autant que l’autre, tendirent à la fois leurs mille têtes. Pour qui parlait la devise du comte ? On allait enfin le savoir. Le comte, en effet, suspendit la couronne à la pointe de sa lance la devise éloquente donnait un sens précis à son hommage. Il s’inclina jusqu’à toucher du front la crinière de son cheval, et la lance, décrivant un demi-cercle gracieux, envoya la couronne à sa destination.

— C’est à Berthe de Maurever ! fit une moitié des bonnes gens.

— C’est à la fillette de Jeannin, l’écuyer, dit l’autre moitié.

— C’est à l’une et à l’autre, s’écria le nain Fier-à-Bras.

La couronne, au moment de tomber, c’était divisée en deux parties égales, dont une s’accrocha au voile de Berthe, tandis que la seconde restait sur les genoux de Jeannine. La banderole parlante ondulait entre les deux jeunes filles.