L’HOMME DE 1848[1]

I
COMMENT IL S’EST FORMÉ. — L’INITIATION RÉVOLUTIONNAIRE
(1830-1840)


I

Je suppose un ouvrier parisien, du faubourg Saint-Antoine ou du faubourg Saint-Marceau, arrivé à l’âge d’homme entre 1825 et 1830. Il a fait le coup de feu aux Trois Glorieuses, derrière les bourgeois libéraux de son quartier, un médecin, un notable commerçant, et leurs fils, étudians ou élèves de l’Ecole polytechnique. Deux ans auparavant, en 1828, il lui est tombé sous la main un livre qui l’a troublé : La Conspiration pour l’Égalité, dite de Babeuf, racontée par Philippe Buonarroti. Un peu plus tôt encore, quelques amis, quelques camarades d’enfance, des « jeunes gens du commerce, » tout fiers de se trouver mêlés à « la jeunesse des écoles, » lui avaient assez mystérieusement parlé d’une loge maçonnique, les Amis de la Vérité, d’une grande société secrète qu’on appelait, il ne savait trop pourquoi, la Charbonnerie, et d’autres sociétés par surcroit, l’Union, la Société diablement philosophique, les Francs parleurs, la Société de secours pour les détenus politiques, où, depuis 1820, s’élaborait, parait-il, entre une dissertation sur le meilleur gouvernement et la démonstration de la charge en douze temps, « la science de la justice sociale, destinée à enseigner un jour à toute l’espèce humaine, sans distinction de contrées et de nations, comment elle doit s’agglomérer, s’associer, se partager les dons de la nature et se régler ensuite dans l’intérieur de chaque société. » En outre, on lui avait confié que, rue Taranne, à côté de Saint-Germain des Prés, s’assemblaient régulièrement un petit nombre d’initiés qui confessaient comme un dogme la maxime : « A chacun selon ses œuvres » et voulaient fonder là-dessus, dans le monde transformé, la religion nouvelle de l’ordre et du progrès.

Mais tout cela, loges maçonniques, sociétés, cours ou leçons, sectes ou chapelles, et les journaux ou revues, à tendances libérales et même socialistes, que l’on commençait à imprimer, c’était pour les bourgeois, pour les « propriétaires, » à qui légalement, constitutionnellement, l’Etat appartenait ; cela ne touchait pas le peuple, cela n’allait pas, ne descendait pas jusqu’à lui ; et, s’il s’y rencontrait par hasard, par-ci par-là, un employé, le plus souvent d’ailleurs en rupture de bureau, on n’y voyait point d’ouvriers, ou si peu, si perdus et si ignorés, si isolés que c’était comme s’il n’y en avait point. Ainsi, avant les derniers jours du mois de juillet 1830, notre ébéniste ou notre tanneur, si éveillé, si délié qu’il fût, si inquiet et bouillonnant, ne pouvait penser de lui-même qu’une chose : il était en marge de l’Etat, un « prolétaire, » comme un certain Amar l’avait baptisé en 1817, dans une brochure qui avait fait du bruit, un « non-propriétaire, » comme Benjamin Constant n’avait cessé de le lui répéter ; et, à ce titre, mineur ; et, à ce titre, exclu de la vie politique, ainsi que le sont et doivent l’être les enfans et les étrangers : « ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfans sur les affaires publiques, ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale dont ils ne connaissent pas les élémens et dont ils ne partagent qu’indirectement les avantages. » Telle était la sentence portée par les docteurs, et l’on n’apercevait pas bien dans les deux faubourgs quand et comment elle serait révisée ; mais, après la lecture de l’histoire de Babeuf, au souvenir de 1793 et avec ce qu’il restait on renaissait de mouvement vers l’égalité, on ne dissimulait pas qu’on la trouvait très dure.

Lorsqu’on le pouvait et tant qu’on le pouvait, on fréquentait les réunions. C’étaient, ostensiblement, des réunions patriotiques : les « fourgons de l’étranger » en étaient un des accessoires ordinaires, et la locution, encore aujourd’hui en usage dans la langue banale de nos polémiques, vient peut-être de là. L’ouvrier gainier Brevet, qui, sous le nom de Brevet père, devait jouer un rôle en 1848, comme « président des Délégués à l’Hôtel de Ville, » rapporte que les orateurs finissaient toujours en flétrissant les traités de 1815 et en réclamant le Rhin : « Ce fleuve, disaient-ils, doit seul limiter notre puissance. » Et c’est aussi ce que soutenait pour son compte l’ « ouvrier imprimeur » qui, en 1831, dédiait à ses camarades ses opinions, avec les Étrennes d’un prolétaire : « Nous avons chassé le gouvernement des Bourbons, non pas parce qu’il nous rendait malheureux, car le peuple ne fut jamais plus heureux que de 1816 à 1829, mais parce qu’il nous avait été imposé par de prétendus vainqueurs, par la force étrangère et les traitres de l’intérieur. » Bans ces réunions se coudoyaient donc républicains et bonapartistes, que rapprochait la haine de la Restauration, et qui couvraient leurs dissentimens de l’étiquette commune, et en quelque sorte de l’habit commun, de l’uniforme de patriotes. Ce qui, au surplus, n’empêchait pas, et même rendait possible, pour leur lutte contre l’Europe, d’exalter la Convention, les Jacobins et Maximilien Robespierre, dont l’influence ressuscitée et la pensée un peu forcée, en ce qui touche du moins l’égalité des conditions, allaient le disputer, chez les plus avancés, a la pensée et à l’influence de Babeuf. Mais en somme, à ce moment, au moment où va naître le Gouvernement de Juillet, la position respective des classes, — des deux principales par le nombre, la bourgeoisie et le peuple, — les apparences sociales, telles que des observateurs bien placés les notent, sont celles-ci, d’après le propre témoignage du préfet de police, M. Gisquet :


Tout le monde comprend ce qu’est la bourgeoisie ; elle représente l’immense majorité de la population : c’est là ce qu’on a jadis qualifié de tiers-état ; mais tiers-état dont les rangs se sont considérablement accrus, dont la force et le concours ont décidé et décideront désormais toutes les grandes questions d’intérêt national. La bourgeoisie, par son origine, participe de la classe inférieure ; mais par la richesse, les talens, les arts, les sciences, l’industrie et le commerce, elle s’élève aux sommités sociales, et se confond souvent avec les anciennes illustrations. La bourgeoisie a hérité de tout ce que les titres nobiliaires ont perdu depuis un demi-siècle, sous le rapport de l’influence et de la considération ; aussi la première subdivision de la classe moyenne est-elle devenue dans nos mœurs actuelles une espèce d’aristocratie nouvelle.

Mais elle présente ces différences remarquables avec l’ancienne qu’autant celle-ci pesait sur le pays, autant la première est utile : c’est elle qui donne à tout le mouvement et la vie ; qui, par de vastes entreprises et des œuvres de génie, a doté la France d’une gloire paisible, plus efficace pour le bien-être de nos populations que la gloire acquise par les armes. Elle se distingue encore de l’autre aristocratie en ce sens que, pour y parvenir, il ne faut ni faveurs, ni parchemins ; le travail, la haute intelligence, les grands services rendus à la chose publique, voilà les seuls titres de noblesse estimés de nos jours : il appartient à tous d’y prétendre.


On le voit, Saint-Simon et le saint-simonisme, en tant que glorification de l’industrie, sont venus à leur heure ; quatre ans après la mort du Prophète, il semble que son règne est arrivé :


Toutes les réformes, toutes les améliorations sociales ont profité à la bourgeoisie ; elle est donc attachée par intérêt à la conservation de ses conquêtes. On ne pourrait ni rétrograder vers le passé, ni mettre en vigueur les utopies républicaines, sans porter atteinte aux avantages de sa position ; et l’on ne pourrait non plus adopter une forme de gouvernement militaire sans mettre en péril la fortune dont elle dispose : fortune en partie de nature périssable, qui subit une dépréciation proportionnée à la gravité des événemens politiques : rentes sur l’État, valeur des charges études, fonds de commerce, établissemens industriels, etc.


Mais l’école saint-simonienne, par « la classe industrielle, » n’entendait pas seulement, chacun le sait, la classe bourgeoise ; et il fallait y ajouter beaucoup pour former les vingt-quatre vingt-cinquièmes de la nation. Ici les réflexions du préfet de police se sentent à la fois de leur temps et de sa fonction ; elles ne sont sans doute pas exemptes de quelque optimisme officiel, encore qu’il ne mérite pas le reproche d’avoir été tout à fait aveugle :


La quatrième classe (les ouvriers) se trouve en quelque sorte dans les mêmes conditions que la précédente ; sans jouir des mêmes avantages, elle a un égal besoin d’ordre et de confiance ; elle professe un même attachement pour des institutions qui garantissent son avenir, qui ouvrent une libre carrière aux hommes intelligens et laborieux.

Les ouvriers voient tous les jours sortir de leurs rangs ceux qui, par leur mérite, parviennent dans les régions plus élevées ; ils comprennent que la stabilité de l’état de choses qui nous régit peut favoriser des chances de succès et assurer la juste récompense due à leurs travaux ; mais ils n’ont pas, comme les classes aisées de la bourgeoisie, la crainte de compromettre, par une plus large extension des principes libéraux, une fortune toute faite, une position heureuse ; ils pensent, au contraire, que plus ils auront de chances de concourir à la discussion des intérêts publics, et plus ils verront s’effacer la ligne de démarcation entre eux et la classe moyenne.

De même que le tiers-état a profité de la suppression des privilèges de la noblesse lorsqu’il fut enfin admis à participer, concurremment avec elle, à l’administration des affaires du pays, de même la classe ouvrière profiterait aujourd’hui de tout ce que la bourgeoisie perdrait à son tour, si l’on faisait descendre aux droits politiques quelques degrés de l’échelle sociale.

Ces observations nous disent assez pourquoi, sans être positivement hostiles au gouvernement et à la bourgeoisie, les ouvriers désirent un changement qui mettrait en pratique les théories d’une liberté illimitée, qui soumettrait le personnel et les actes du pouvoir aux caprices de la souveraineté populaire.


Négligeons, comme les vieux juristes dédaignèrent les mendians, ne voulant pas en faire un ordre de l’Etat, la cinquième classe, les « gens sans profession, repris de justice, voleurs, vagabonds, aventuriers, hommes tarés, perdus de dettes et de réputation, habitués de tabagie, de mauvais lieux, mauvais sujets de toute espèce, » fraction minime de la population, mais « où gît la force brutale qui menace de tout bouleverser, » lie sociale qui exploite le vice sous toutes ses formes ; tourbe impure qui, une fois mise en mouvement par les passions politiques, « se grossit vite des hommes à imagination désordonnée, éprouvant le besoin d’émotions fortes » et les trouvant « dans les drames de la rue, dans les commotions populaires ; » élémens permanens de révolution, contre tous les pouvoirs et sous tous les régimes.

La vérité est, pour ne tenir compte que de la portion saine du peuple, de la véritable classe ouvrière, qu’elle éprouva, au lendemain des journées de Juillet, une vive déception. Elle croyait avoir vaincu pour elle-même, et voici qu’elle avait combattu pour d’autres. Pareillement, les bourgeois, à sentimens ou plutôt à idées démocratiques, qui peuplaient les loges et les sociétés, qui faisaient ou suivaient les cours et les leçons, qui adhéraient aux sectes ou assistaient aux chapelles, qui rédigeaient ou alimentaient les journaux, tous ces bourgeois-là, en majorité républicains, étaient fort mécontens d’avoir travaillé pour un roi, si peu roi qu’il fût ou qu’on le fît, et non pas pour la République. Car « la meilleure des Républiques, » ce minimum de monarchie ainsi sacré par La Fayette, n’était pas, ne pouvait pas être à leurs yeux la République ; si bien que, les uns et les autres supportant mal d’avoir été trompés dans leurs espérances, les ouvriers par les bourgeois, et les bourgeois républicains par les orléanistes, quelque chose maintenant les poussait les uns vers les autres. N’avaient-ils pas appris à se connaître dans le coude-à-coude des barricades ? C’est une remarque que la lecture attentive des documens permet de faire ; ils ne s’étaient pas réciproquement « découverts, » durant les Trois Jours, sans un certain étonnement ; et jamais jusqu’alors les vertus du peuple n’avaient aussi fortement frappé la bourgeoisie, même républicaine, même jacobine, même théoriquement égalitaire. Jamais non plus le peuple n’avait senti aussi près de lui la bourgeoisie, au moins une fraction de la bourgeoisie, notable par son importance, sa situation, son instruction, toutes choses dont il peut avoir un respect un peu envieux, mais dont il a le respect. Ce qui est sûr, c’est qu’aussitôt après la révolution de Juillet, les relations s’établissent, se resserrent, la propagande s’organise ; des cours, où l’on enseigne surtout la République, s’efforcent de pénétrer, les journaux de se répandre, les sociétés de recruter dans les milieux populaires.

Au bout de quinze mois à peine, en octobre 1831, le même préfet de police M. Gisquet dresse de la sorte le bilan des sociétés dites secrètes, laissant à part la maçonnerie contre laquelle il ne manifeste nulle part une méfiance antipathique (relevons-le, à cause du formulaire et du cérémonial que les chefs emprunteront parfois aux loges). Il y a d’abord la Société des Amis du peuple, parmi lesquels le procès de janvier 1832 mettra en évidence Raspail, Thouret, Trélat, etc., dont « le désœuvrement forcé d’une portion considérable de la classe ouvrière, la cherté du pain, d’autres motifs encore, augmentèrent progressivement le nombre, » et auxquels devaient s’offrir « pour auxiliaires une certaine quantité de ces gens mal famés appartenant à la dernière classe, qui apportaient à des opinions politiques le dangereux secours de leurs bras. » Il y a, ou il y a eu, puisqu’elle s’est fondue avec les Amis du peuple, après une existence temporaire, la Société de la Liberté, de l’Ordre et du Progrès, dirigée par un étudiant, Sambuc, et composée presque entièrement d’étudians. Il y a la Société des condamnés politiques, où tous les affiliés ne se contenteront pas de conspirations pour rire : Fieschi en fit partie jusqu’en 1834. Il y a la Société des Réclamans de Juillet, fondée par O’Reilly, qui compte jusqu’à 5 000 membres, et qui promet ou menace, selon le point de vue, de se développer encore ; il y a la Société gauloise, de Thielmans, les Amis de la Patrie, les Francs régénérés. Les Droits de l’homme et du citoyen sont alors une simple section des Amis du peuple, mais le titre en est destiné au plus grand avenir. Aide-toi, le ciel t’aidera avait été surtout, avant 1830, un comité électoral, où l’on avait pu voir, auprès de républicains comme Boinvilliers, Carnot, Thomas, Bastide, auprès du constitutionnel de gauche Odilon Barrot, MM. Guizot et de Broglie, qui n’étaient que des conservateurs à l’esprit ouvert.

Voilà pour les sociétés. Quant aux sectes, Saint-Simon était mort le 19 mai 1825 ; mais, quatre mois après, en octobre, ses disciples Olinde Rodrigues, Enfantin et leurs compagnons, avaient créé le Producteur. Eugène Rodrigues, frère d’Olinde, avait publié en 1829 ses Lettres sur la religion et la politique, et, en 1831, une traduction de l’Education du genre humain, de Lessing. Cependant Olinde lui-même, avec Enfantin, Bazard, et Buchez, ouvraient leur « Exposition publique de la doctrine saint-simonienne » (1828-1830). Au nom de ses amis, Bazard faisait connaître le Jugement de la doctrine de Saint-Simon sur les derniers événemens (la révolution de Juillet) ; avec eux, il ressuscitait cet Organisateur, mort misérablement à son deuxième numéro, tué par l’arrêt de la Cour d’assises du 3 février 1820 ; puis il avait la joie de lire, sur la manchette du Globe, ces mots sacramentels : « journal de la doctrine de Saint-Simon » (18 juillet 1831). C’avait été l’apogée ; bientôt étaient venus le déclin, la « séparation, » la « division » « dans le sein de la Société saint-simonienne » (novembre 1831) ; bientôt allaient venir la retraite à Ménilmontant, le procès (27-28 août 1832) ; et la dispersion ne devait pas tarder (fin de 1832, commencement de 1833).

L’émule de Saint-Simon, Charles Fourier, — Charles, comme il signait, par prudence ou pontificat, en 1808, à la dernière page de la première édition de sa Théorie des Quatre mouvemens et des destinées générales, la demande de souscription aux Mémoires sur l’attraction passionnée, — Fourier, qui avait, en 1822, déroulé tout au long, sinon débrouillé tout au clair ses idées dans le Traité de l’Association industrielle et agricole, et qui, constitué depuis 1826 en chef d’école, travaillait à les propager par le livre : Le nouveau Monde (1829), Pièges et charlatanisme (1831), en attendant qu’il eût son journal, le Phalanstère (1832-1834), l’étrange et, par certaines parties, peut-être génial fabricant de systèmes sociaux avait encore six ans à vivre.

Ces deux journaux, le Globe de 1831, le Phalanstère, ne sont ou ne seront guère, — qu’on me pardonne l’irrévérence de la comparaison, — que comme des « Semaines religieuses, « comme des « Bulletins de paroisse, » l’un de l’église saint-simonienne, l’autre de l’église fouriériste. Ce serait pourtant une erreur de croire qu’ils n’ont exercé ni cherché à exercer aucune influence en dehors et au delà d’un milieu très particulier. On a calculé au contraire qu’en deux ans (1830-1832) les saint-simoniens, maîtres et rédacteurs du Globe, avaient, avec leurs brochures, répandu dans le public plus de 18 000 000 de pages. Les prédications de la rue Taitbout, les cérémonies de Ménilmontant, les tentatives d’organisation éducative et médicale des douze arrondissemens de Paris, les missions en province et à l’étranger, prouvent du reste leur souci d’atteindre la masse populaire. Mais les journaux proprement politiques, les deux grands journaux de la démocratie (si le mot n’avance pas un peu), sont, à Paris, depuis 1829, la Tribune, plus radicale, et le National, plus modéré. Vers le même temps paraissaient et disparaissaient, éphémères, la Jeune France du républicain Plagniol, le Patriote de l’avocat Franque, la Révolution d’Antony Thouret. Les départemens avaient, à Lyon, le Précurseur, à Nantes, l’Ami de la Charte ; et encore le Mercure ségusien, l’Album de la Creuse, le Courrier de la Moselle, l’Aviso de la Méditerranée, la Gazette constitutionnelle de l’Allier (juin-juillet 1830)....

Mais je reprends mon ouvrier des faubourgs parisiens, ce combattant, ce héros des Trois Glorieuses, Drevet le victorieux. La tournure des choses, après l’enthousiasme, l’enivrement du bruit, de la course, de la mêlée, de la poudre, du feu et du sang dans la rue, n’est point à sa satisfaction. Elle le mécontente et peu à peu l’aigrit, lui donne vite l’impression qu’il est, — comment dit-il, ne dit-il pas, en son argot, qu’il est « roulé ? » — « En 1828, s’écrie plus tard Drevet, je fréquentais assidûment les réunions des patriotes ; là se faisaient remarquer de grands parleurs... Pauvres sots que nous étions alors ! Nous ajoutions foi à ces belles tirades, nous sortions de ces réunions pleins de confiance en leur patriotisme, et, nous serrant les mains, nous nous disions : Voilà les hommes qu’il nous faut ; ceux-là, au moins, ne nous tromperont pas !

« Le 28 juillet 1830, nous combattions avec acharnement, et notre sang arrosait depuis longtemps de nombreuses barricades. Un soleil ardent, joint à la poudre qui nous restait sur les lèvres, brûlait nos poitrines. Pendant ce temps, nos déchireurs de traités de 1815, réunis dans de beaux salons, se partageaient déjà les pouvoirs, et prenaient le droit de nous donner un chef.

« Pauvre peuple ! Quand donc deviendrons-nous assez sages pour ne pas croire au patriotisme de ces intrigans, qui déjà tant de fois nous ont mis en avant et toujours trompés ? »

Seulement si Brevet, ou son pareil, pensait cela et se le disait parfois dès 1830, il ne l’écrivit qu’après 1848.


II

Du livre de Buonarroti, lu à la hâte et sans préparation, mais non peut-être sans quelque explication tendancieuse, il était resté dans les cervelles ouvrières au moins deux ou trois formules : « Égalité des travaux et des jouissances, but final de la société. — Robespierre fut l’ami de cette égalité. — La Constitution de 1793 était un acheminement à l’égalité. » L’espèce de rythme suivant lequel le nom de Robespierre, le mot d’égalité, et le titre de la Constitution de 1793 reviennent de distance en distance au sommaire des chapitres de ces. deux volumes, autant que le soin de rapprocher l’action des « républicains de Lyon » de la « grande fermentation à Paris, » encore que ce fût historiquement et dans le passé, montre bien que l’ouvrage était fait pour la propagande et qu’il se proposait, sous prétexte de raconter la conspiration de Babeuf, d’agir sur le présent en créant un état d’esprit. Il y réussit, et beaucoup d’imaginations, si elles ne se meublèrent pas des principes mêmes de Babeuf, se peuplèrent du fantôme de Robespierre, des idoles de l’Égalité et de la Constitution de 1793. En même temps ou peu après, le publiciste Achille Roche et l’avocat Laurent, — le futur Laurent (de l’Ardèche), — entreprenaient de leur côté l’apologie de la Montagne. Maintenant, chaque réunion où le brave Drevet assistait se terminait par l’affirmation d’un programme très court et très simple, qui flattait à la fois son patriotisme et son intérêt ou son amour-propre, et dont on lui disait que c’était le fond du programme républicain ; à l’extérieur, la révision des traités de 1815 (ce qui était encore de la politique intérieure et dirigé bien plus contre la monarchie que contre la coalition) ; au dedans, le suffrage universel. Il était donc républicain, d’autant plus que les deux grandes Sociétés où vieillards et jeunes gens, vétérans et pupilles de la Révolution, apportaient les uns leurs souvenirs, les autres leurs espérances, les uns et les autres, leurs haines, leurs préjugés, leurs ambitions, ces deux Sociétés ajoutaient, celle des modérés, Aide-toi, le ciel t’aidera : « On améliorera le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre par l’instruction primaire et par l’extension des droits municipaux et politiques ; » celle des plus purs républicains, la radicale, les Amis du peuple : « Améliorer l’état physique et moral des classes inférieures en réorganisant le crédit et en donnant aux travailleurs des droits politiques. »

Au sortir d’une de ces réunions où il avait accès, Drevet se chantait à lui-même un couplet révolutionnaire ou se répétait machinalement deux vers qu’il avait retenus d’un poème nouveau :


La grande populace et la sainte canaille
Se ruaient à l’immortalité.


Parfois, il se glissait, rue Monsigny, puis rue Taitbout, aux « prédications » saint-simoniennes. C’est ainsi qu’il avait entendu Jean Reynaud, Abel Transon, Edouard Charton, Baud, Rodrigues, Talabot et le Père suprême, Enfantin en personne, et surtout Emile Barrault qui « faisait sangloter la salle, » et ce même Laurent, l’avocat Laurent qui, après s’être appliqué à glorifier Robespierre, annonçait désormais et à l’avance célébrait le parti politique des travailleurs. « Lorsque Sieyès, averti par le malaise de la nation, s’écriait Laurent, lorsque Sieyès comprit que les anciennes relations des diverses classes de la société ne pouvaient plus subsister ; lorsqu’il posa sa fameuse question : Qu’est-ce que le Tiers-État ? le besoin de réforme ne s’était pas fait sentir avec plus de violence, et les signes des temps n’apparaissaient pas avec autant d’éclat que de nos jours. Ayons donc à notre tour le courage de poser cette autre question : Qu’est-ce que les prolétaires ? » L’ouvrier se rappelait mieux encore la suite : « En nous demandant aujourd’hui ce que sont les prolétaires, nous devons apprendre à notre tour à la France, par notre réponse, que cette classe, dont l’oisive bourgeoisie ne parle le plus souvent qu’avec dédain et qu’elle traite comme une humble vassale, compose aussi l’immense majorité de la nation ; qu’elle peuple les champs et les ateliers, donne son sang dans les batailles, cultive les sciences et les arts, fournit aux besoins de l’État, et entretient, charme et embellit sous mille formes diverses l’existence des classes diverses privilégiées qui l’exploitent et la méprisent. »

Bien sûr, se disait Drevet, tous les bourgeois ne sont pas mauvais. Il y en a de bons, comme il y a de bons riches, et même de bons nobles. Qui donc, justement, aime à se qualifier un riche à sentimens populaires ? N’est-ce pas un comte ou un marquis ? Voyer d’Argenson. Et il n’est pas le seul de cette espèce ; les La Fayette, les Corcelle, les Schonen, les Charles de Ludre, et Saint-Simon tout le premier : « Levez-vous, monsieur le comte ; » un descendant de Charlemagne ! C’étaient aussi « des bons, » dans la bourgeoisie, et des républicains, fils pour la plupart de républicains qui avaient connu Robespierre, et avec lui voulu l’égalité, et avec lui déclaré les Droits de l’homme, les vrais, ceux de 1793, — ces accusés du procès d’avril 1831, les Cavaignac, les Trélat, les Sambuc et leurs compagnons. Drevet avait de grand cœur applaudi à leur acquittement ; il avait volontiers prêté ses bras et ses épaules pour les ramener chez eux en triomphe, et même il avait allumé ce soir- là deux lampions au rebord de sa lucarne. Lors de « l’émeute des chiffonniers, » il avait cru, comme d’autres, à l’empoisonnement des puits du faubourg Saint-Antoine, et comme d’autres, en petit comité, il avait fait appel, « pour s’ouvrir un passage, à la torche, à la pique, à la hache ! » Il ne s’en vantait pas trop haut, parce que les éclaireurs de police se faufilent partout, Raspail, qui est un savant, le dit bien ; mais il connaissait quelqu’un qui s’était trouvé sur le parvis, et n’y était peut-être pas venu par hasard, le jour où Considère avait médité de donner le signal de l’émeute, en mettant le feu aux tours de Notre-Dame. Le 5 juin 1832, aux funérailles du général Lamarque, notre vainqueur, qui chômait depuis quelques semaines, flânait entre la place de la Bastille et le pont d’Austerlitz, cherchant à s’approcher le plus possible de l’estrade où les discours devaient être prononcés ; c’est avouer que, lorsque à l’apparition d’un homme à cheval portant un drapeau rouge avec un bonnet phrygien, aux premiers coups de fusil et aux premiers essais de barricades, les dragons chargèrent, il fut enveloppé dans la bagarre, poussant, poussé, roulé par le flot, rejeté de carrefour en carrefour, jusqu’à ce que le lendemain 6, à la nuit, il vînt échouer, sans savoir comment, au coin de la rue Saint-Martin et de la rue Saint-Merri. Encore meurtri du choc, et comme contusionné au moral autant qu’au physique, mais incapable de se tenir chez lui, et toujours entêté d’opinions extrêmes, s’il préférait en secret des émotions plus douces, chaque dimanche de cet été de 1832, il gravit la pente de Ménilmontant pour voir les apôtres de Saint-Simon creuser dans leur jardin les fondations de leur temple, et les écouter chanter leurs hymnes. La belle procession que ce fut, de là-haut au Palais de Justice, le matin du grand procès, le lundi 27 août ! Et le bel homme que c’était, celui vers qui se tournaient tous les yeux, et de qui le regard insoutenable fascinait, Enfantin, s’avançant au milieu de la famille, l’ex-garçon boucher Desloges à sa gauche, et l’ex-courtier de librairie Pennekère à sa droite, étalant sur sa poitrine, comme s’il exposait son cœur, ce mot inscrit en traits ardens : Le Père ! Et puis, il faut le dire, tout en admirant, le gamin de Paris s’amusait de ce qu’avait d’insolite, de sentant un peu la mascarade, ce fameux habit saint-simonien, de ces formes et de ces couleurs, de ces redingotes courtes, bouffantes et si largement échancrées, et si bleues, — pour le Père suprême bleu ciel ! — et de ces ceinturons et de ces pantalons blancs ; la galanterie même y perdait ses droits, et il riait aussi de l’air à la fois triomphant et embarrassé d’Holstein aux deux côtés de qui marchaient Aglaé Saint-Hilaire et Cécile Fournel. Mais tout cela n’empêchait pas les saint-simoniens d’aimer le peuple et de bien parler. Le docteur-médecin Léon Simon, improvisé « conseil » de Michel Chevalier, avait eu un beau mouvement. « Parmi nous, avait-il crié à l’auditoire, il est encore des hommes dont le travail engraisse l’oisiveté de quelques-uns, et ceux-là, dans votre société, c’est le plus grand nombre. Dans leur jeunesse, nulle éducation morale ou professionnelle ne leur est donnée ; la misère, les privations entourent leur virilité, le délaissement ou la réclusion dans un hôpital, voilà l’espoir de leur vieillesse. Moyennant quelques pièces de monnaie qui ne vous ont coûté ni une larme ni une goutte de sueur, vous les envoyez sur le champ de bataille soutenir vos droits et vos prétentions, vous les jetez en avant au jour où un sceptre vous fatigue et, du moment où ils l’ont brisé, vous leur défendez de l’émietter entre eux. » Brevet et ses voisins d’audience, au fond, dans « le public debout, » avaient frémi à ce souvenir qui se ravivait, comme une plaie soudain écorchée, de leur fugitive victoire. Cette dernière phrase surtout : « Vous les jetez en avant au jour où un sceptre vous fatigue... » Oui, oui, répétait-il en s’en allant ; « du moment où ils l’ont brisé... » Et il concluait, avec l’avocat de Michel : « Voilà l’esclave ! »

Ainsi les ouvriers étaient bons seulement pour se battre et souffrir, car on les poursuivait maintenant. Absens du procès d’avril 1831, ils figurent, en novembre 1832, au procès des émeutiers de Juin ; quelques jours après, un des leurs, le tailleur Prospert « lut devant le tribunal un mémoire qui exposait avec force les réclamations de sa classe. » Et, comme les procès succédaient aux procès, mêlant désormais des ouvriers mécontens de leur sort à ces bourgeois mécontens du régime, les Cavaignac, les Raspail, les Trélat, tous ensemble, une fois condamnés, se rapprochaient et fraternisaient dans la communauté de la prison, qui devenait un cercle de propagande » et un foyer d’insurrection, j’allais dire « un catéchisme de persévérance révolutionnaire. » Le préau de Sainte-Pélagie commençait à offrir le curieux spectacle dont Chateaubriand, qui souvent y assista, nous a laissé la description inoubliable : «... Ensuite, nous descendions, M. Carrel et moi ; le serviteur de Henri V se promenait avec l’ennemi des rois dans une cour humide, sombre, étroite, encerclée de hauts murs comme un puits. D’autres républicains se promenaient aussi dans cette cour ; ces jeunes et ardens révolutionnaires, à moustaches, à barbes, aux cheveux longs, au bonnet teuton ou grec, au visage pâle, aux regards âpres, à l’aspect menaçant, avaient l’air de ces âmes préexistantes au Tartare, avant d’être parvenues à la lumière ; ils se disposaient à faire irruption dans la vie. Leur costume agissait sur eux comme l’uniforme sur le soldat, comme la chemise sanglante de Nessus sur Hercule ; c’était un monde vengeur caché derrière la société actuelle et qui faisait frémir. » Légitimistes ou républicains, les couleurs seules différaient, chacun portant en quelque sorte ses opinions à son bonnet, légitimistes avec des casquettes vertes, républicains avec des casquettes rouges. Postérité du club des Jacobins et chevaliers de la Fidélité, d’accord au moins pour réclamer « le suffrage universel » et « la réforme parlementaire, » obligés de vivre côte à côte, apprenaient à se connaître et, à la longue, formaient entre eux des amitiés, nourries comme beaucoup d’affections, de la même haine. Eux-mêmes, les partisans de la monarchie traditionnelle n’échappaient pas à l’influence de leur temps ; peu à peu, ces nobles et ces riches, comme le bon riche sorti de leurs rangs, Voyer d’Argenson, s’imprégnaient des « sentimens populaires, » et le bon noble qui n’était pas ou n’était plus riche, Claude-Henri de Saint-Simon, avait d’abord agi sur eux, sans que peut-être ils l’eussent jamais su, au point qu’ils ajoutaient, dans leur déclaration de principes, que, le trône antique relevé, « chaque province s’administrerait au moyen de propriétaires nommés par le peuple ; qu’ils voteraient les impôts suivant les récoltes bonnes ou mauvaises ; que le Roi changerait sa résidence, toutes les fois que cela lui conviendrait, pour faire revivre le commerce et l’industrie dans les villes manufacturières. » Le soir, dans le dortoir en rumeur, « les ouvriers républicains, avant de se coucher, jouaient la Révolution de 1830, espèce de charade composée par eux ; elle reproduisait toutes les scènes de la glorieuse semaine, depuis la délibération de Charles X et des ministres signant les Ordonnances jusqu’au triomphe du peuple ; on figurait le combat des barricades par une bataille à coups de traversin derrière les lits et les matelas entassés ; enfin les vainqueurs et les vaincus se réconciliaient pour chanter la Marseillaise. » Car on chantait partout et toute la journée ; les jeunes gens, presque les gamins de Paris, enfermés là, ne rendaient pas la maison peu tumultueuse, et l’on chansonnait tout, surtout le Roi et la famille royale, en tête de laquelle le Duc d’Orléans, Poulot. A la face du Père Enfantin, pontife suprême de la religion de l’Industrie, on criblait de pierres Louis-Philippe, « la boutique incarnée, » comme disait Blanqui. Plus d’une de ces pierres tombait d’ailleurs dans les vitres de la bourgeoisie, qui, même par ses représentans à Sainte-Pélagie, se réservait un peu, restait un peu sur son « quant à moi » et qui, condescendante en tant que républicaine, en tant que bourgeoise cependant marquait encore ses distances. Raspail seul faisait exception, « allant aux ouvriers, leur donnant des conseils d’hygiène ou des leçons de science, et les mettant en garde contre les mouchards. » Entre temps, et comme pour l’accomplissement d’un rite, les prisonniers de tout âge et de toute classe se réunissaient dans la chambre d’Armand Carrel ; « ils parlaient, dit Chateaubriand, de ce qu’il y aurait à exécuter à leur arrivée au pouvoir, et de la nécessité de répandre du sang. Il s’élevait des discussions sur les grands citoyens de la Terreur ; les uns, partisans de Marat, étaient athées et matérialistes ; les autres, admirateurs de Robespierre, adoraient ce nouveau Christ... » Mais tous s’exaltaient à l’envi, si ce n’est point profaner les mots, dans une sorte de culte civique et laïcisé, où il traînait d’ailleurs des lambeaux de déisme et même des restes de l’ancienne foi.

Assez rares encore, en 1832, dans les sociétés secrètes, les ouvriers s’y affilièrent en nombre lorsqu’en 1833, les Droits de l’homme eurent hérité des Amis du peuple. Les étudians y furent les premiers inscrits, se firent les racoleurs de l’armée révolutionnaire ; homme par homme, des légions ou du moins des bataillons de faubouriens s’enrôlèrent. Comme dans les églises commençantes, chaque néophyte se croyant tenu en conscience d’amener tout de suite un prosélyte, l’action de proche en proche, à l’atelier et au sortir de l’atelier, devint de plus en plus intense. « Ainsi, un ouvrier maçon, Martin Nadaud, avait l’habitude de lire à haute voix chez le marchand de vins le Populaire de Cabet ; un étudiant en médecine, qui venait parfois dans la salle, s’approcha de lui, le félicita de la manière dont il faisait cette lecture et, finalement, lui serra la main ; le maçon, à qui jamais aucun bourgeois n’avait accordé pareil honneur, en fut très flatté. Peu après, quand l’étudiant lui proposa d’entrer dans la société des Droits de l’homme, il accepta volontiers et fut reçu avec un de ses camarades. » Il y eut du moins cela de bon que, pour ne pas se sentir trop inférieurs à des jeunes gens qui leur paraissaient « instruits et charmans, » les ouvriers admis en leur compagnie voulurent par le plus honorable effort « s’instruire » et se policer ou plutôt « se polir. » Et il y eut, d’autre part, cela de bon encore qu’au lieu de les attirer, en les humiliant, par des services matériels, par des secours ou des dons d’argent, ce fut par des attentions et des égards, par des bals et des fêtes en commun, que les meneurs bourgeois travaillèrent à se les attacher. Comment, je veux dire à quel point ils y réussirent, on le sait par une lettre de Lamennais du 20 novembre 1833 : « Les hommes de 93... ont su prendre à Paris et soumettre à leur discipline la classe ouvrière qui, ne trouvant ailleurs qu’indifférence à ses maux très réels, s’est vue comme réduite à se jeter entre leurs bras. » On le sait mieux encore par le rapport de Girod de l’Ain à la Cour des pairs, dans le procès d’avril 1834. « Toujours est-il qu’en France un nombre sans cesse croissant de citoyens, un parti, en un mot, se meut dans ce cercle d’idées ; qu’il se rallie et s’étend sur le terrain où elles germent, où la plupart d’entre elles ont jeté des racines profondes ; que ce parti conçoit unanimement l’égalité comme but, l’assistance aux prolétaires comme premier devoir ; pour agent, la forme républicaine ; pour principe, la souveraineté du peuple ; enfin qu’il considère le droit d’association comme la conséquence de ce principe et le moyen d’en assurer l’exécution. » En attendant que ce droit lui soit reconnu, le « parti » ne se prive pas de le pratiquer : il le conquiert hardiment par le fait. D’après le même document, — rapport de Girod de l’Ain, — le parti républicain, en 1834, dispose de 70 associations, de plus de 70 journaux ; il répand « une prodigieuse quantité de publications et d’écrits. » Et probablement ces chiffres sont beaucoup trop faibles, si par « associations » il faut entendre « comités locaux » ou « sections. » Dans sa circulaire de « pluviôse an 42 de l’ère républicaine, » la Société des Droits de l’homme peut se dire orgueilleusement « mère de plus de 300 associations, qui se rallient, sur tous les points de la France, aux mêmes principes et à la même direction. » Rien qu’à Paris, elle compte, suivant les registres de son secrétaire Berrier-Fontaine, saisis dans la paillasse de Facconi, 163 sections, aux titres truculens : les Travailleurs (ancien 5e arrondissement), l’Abolition de la propriété mal acquise (6e), l’Organisation du travail (7e), les Prolétaires (8e), le Dévouement social (11e), les Ouvriers (12e ). Et en voici bien d’autres, les litanies de l’admiration : Robespierre, Saint-Just (à tout seigneur tout honneur !) Buonarroti, Montagnards, Jacobins, Caton, Caïus Gracchus, Marcus Brutus, La Boëtie, Masaniello, Manuel, les Gueux, les Truands, les Vengeurs ; en tout, suivant Lucien de la Hodde, dont le témoignage, il est vrai, est suspect, 3 500 membres dispersés dans Paris. L’objet même de la Société, défini comme on vient de le voir par le rapporteur Girod de l’Ain, était hautement proclamé ; et il était non seulement républicain, non seulement démocratique, mais nettement ouvrier et déjà socialiste : républicains et socialistes (quoique l’épithète, prise au sens moderne, avance encore un peu), bourgeois et ouvriers, dans les desseins des sectateurs des Droits de l’homme, ont ouvertement partie liée. « Citoyens, dit l’ordre du jour du 24 novembre 1833, vous avez tous applaudi aux tentatives qu’ont faites les ouvriers pour améliorer leur position et briser le joug des exploiteurs, leurs maîtres. Le Comité central a donc décidé qu’une souscription serait ouverte, dans chaque section, pour venir au secours des associations d’ouvriers poursuivies. » L’Exposé officiel des principes républicains de la Société des Droits de l’homme et du citoyen réclamait : « ... 9° L’établissement de fonctions industrielles qui contribuent à réaliser ces deux grands principes, la meilleure division du travail, la meilleure répartition des produits, qui accélèrent l’émancipation de la classe ouvrière, et fassent intervenir la puissance et l’intelligence sociale dans le développement des intérêts sociaux. » De même, le délégué de la société au banquet offert à Cabet par les ouvriers dijonnais porte un toast « à l’association en général, qui seule peut un jour faire cesser l’esprit d’égoïsme et d’individualisme qui gangrène le monde, qui résoudra les grandes questions qui divisent les travailleurs et ceux qui les exploitent, qui fera cesser la guerre interne et sans cesse menaçante entre le prolétaire et le propriétaire et qui, après avoir conquis les droits politiques, assurera les intérêts matériels et finira par unir les nations, qui ne sont divisées que par les intérêts des princes. » Et voilà un germe d’Internationale !

Mais, en outre, d’autres sociétés, à côté des Droits de l’homme, se disputaient la faveur et l’adhésion des ouvriers. C’est d’abord l’Association libre pour l’éducation du peuple, la même évidemment que le préfet de police Gisquet, au tome III de ses Mémoires, appelle « la Société pour l’instruction libre et gratuite du peuple. » La première réunion, où figurèrent plus de deux mille personnes, eut lieu le 11 février 1832, à l’église de l’abbé Châtel, faubourg Saint-Martin. « Plus de quatre mille ouvriers suivirent les cours qui consistaient surtout, selon M. Gisquet, à leur monter la tête contre leurs exploiteurs. Cabet en fut bientôt le secrétaire général, on le fêta en cette qualité au restaurant du Veau qui tette, place du Châtelet, avec deux cents convives (en ce temps de banquets, nul ne fut honoré de plus de banquets que Cabet), le 19 mai 1833. C’est ensuite la Société pour la défense de la liberté de la presse, constituée vers la fin de 1832, pour contribuer à payer les amendes des journaux et généralement « venir en aide à tous les hommes de lettres condamnés comme auteurs d’écrits séditieux. » C’est encore la Société d’action, que dirigent des hommes de main, le capitaine Kersausio ou Kersosie, Barbès, Sobrier, Blanqui ; la Société de propagande ou Commission de propagande, qui a pour objet principal des coalitions d’ouvriers ; on lui dut en partie la grande grève de la fin de 1833, laquelle s’étendit aux typographes, mécaniciens, tailleurs de pierres, cordiers, cochers de fiacre, cambreurs, gantiers, scieurs de long, ouvriers en papiers peints, bonnetiers, serruriers, et n’intéressa pas moins de « 8 000 tailleurs, 6 000 cordonniers, 5 000 charpentiers, 4 000 bijoutiers, 3 000 boulangers. » Et c’est enfin la Société du Père André, elle aussi plus ou moins filiale des Droits de l’homme, « occupée spécialement de la publication, du colportage et de la vente des écrits démagogiques. » En province, c’est à Lyon, la société des Mutuellistes, antirévolutionnaire à ses débuts et que les agités ou les agitateurs se proposèrent pour tâche de débarrasser de ses « préjugés » et de faire déchoir de sa sagesse ; le Comité invisible..., ce nom seul je pense... la Société du progrès, les Hommes libres, les Francs-Maçons, les Unionistes, les Concordistes, les Ferrandiniers, etc. ; à Aix, à Marseille, la Cougourde, de fâcheuse réputation ; à Chalon-sur-Saône, à Clermont-Ferrand, un peu partout, des succursales de la Société des Droits de l’homme.

L’esprit des ouvriers recevait de tous côtés de continuelles secousses. S’ils étaient malheureux, c’est que la législation n’était faite ni par eux, ni pour eux ; ils n’y pouvaient voir que le reflet de l’égoïsme bourgeois : telle était la leçon que leur donnait la Boutade d’un riche à sentimens populaires. Blanqui l’avait déjà dit, au procès de janvier 1832 : « Ceci est la guerre entre les riches et les pauvres, les riches l’ont voulue, parce qu’ils ont été les agresseurs, les privilégiés vivant grassement de la sueur des pauvres. La Chambre des députés est une machine impitoyable qui broie vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d’ouvriers, pour en tirer la substance qui est transfusée dans les veines des privilégiés. Les impôts sont le pillage des oisifs sur les classes laborieuses. » De même : « Frères et amis, lit-on dans la Lettre d’un républicain sur la misère des ouvriers et les moyens de la faire cesser, je n’ai pas, pour m’exprimer, l’élégante facilité de ceux qui font des livres ou des journaux ; je suis ouvrier ! ce titre honorable me vaudra l’indulgence des ouvriers à qui je m’adresse. Si aujourd’hui les lois protègent davantage les riches que les pauvres, c’est que les lois sont faites par les riches seulement. N’est-il pas vrai qu’une réunion composée de charpentiers ou de boulangers s’occupera plutôt à faire des lois pour les charpentiers et les boulangers que pour les autres corps d’état ? » Or il faut des lois faites pour tout le monde, c’est-à-dire des lois faites par tout le monde ; mais, pour que tout le monde fasse les lois, il faut une nouvelle révolution. Faisons donc la révolution ; préparons-la ; saisissons toutes les occasions de la précipiter.

La conséquence fut tout de suite sensible ; tandis qu’il ne se rencontrait pas, je le répète, ou presque pas d’ouvriers dans les procès de 1831 et de 1832, en voici une longue liste au procès d’avril 1834. J’ai eu la curiosité d’analyser dans le détail le rôle des inculpés retenus en cette affaire. On y relève, à Lyon, outre les « ouvriers en soie » et les « chefs d’atelier, » les canuts qui naturellement dominent, des poèliers, bijoutiers, journaliers, cordonniers, charpentiers, manœuvres, menuisiers, ferblantiers, monteurs de métiers, domestiques, corroyeurs, quincailliers, garçons boulangers, marchands de cirage, cartonniers, crieurs publics, maçons, fumistes, cafetiers, doreurs sur bois, commis, plâtriers, voituriers, tanneurs, tailleurs d’habits, serruriers, fabricans de peignes, veloutiers, mécaniciens, charbonniers, perruquiers, liquoristes, vinaigriers, pris au hasard de l’ordre alphabétique, de l’accusé Adam à l’accusé Yvon ; à Paris, des teinturiers, cuisiniers, commis-marchands, colporteurs ou crieurs publics (cette corporation se distingue avec le terrible Delente), passementiers, tailleurs, horlogers, orfèvres en doublé, bijoutiers, cardeurs de matelas ; de plus, des tisserands et des vignerons, à Arbois, dans le Jura ; à Grenoble, des gantiers, le contraire serait étonnant. A un autre point de vue, voici qu’apparaissent parmi les émeutiers de chez nous, parmi nos émeu- tiers a nous, ces étrangers qui par la suite y joueront un rôle si considérable : un Portugais, Correa, décoré de Juillet, ouvrier en soie ; un autre « soyeux, » Despinas, Italien ; Raggio, veloutier, également Italien ; enfin Rockzinsky (Stanislas), Polonais, sans profession indiquée ; le mandat d’amener le qualifie simplement de « réfugié, » à Lyon ; le Polonais dorénavant inévitable, l’une des deux préoccupations, l’une des deux hantises, généreuses du reste, qui vont s’installer dans les cervelles, envahir et troubler les entendemens, l’une des deux marottes de l’homme de 1848 : « A-t-on appris à lire au peuple ? A-t-on délivré la Pologne ? »

Là dedans, pêle-mêle, à Paris surtout, des représentans des professions libérales, gens sérieux et bohèmes, arrivés, arrivistes et « ratés, » avocats, médecins, vétérinaires, pharmaciens, publicistes. Au contact de ces jeunes hommes aussi « charmans » qu’ « instruits, » et à l’émulation du brave Martin Nadaud, Drevet le victorieux est emporté par une furieuse envie de lire, brûlé (n’en sourions pas) du plus pur feu d’apprendre. Sorti du club et rentré dans sa chambre, il fait succéder, sous la lampe, à l’excitation collective, l’excitation solitaire. Il se crève les yeux à déchiffrer tout un monceau de pamphlets, imprimés grossièrement en têtes de clous, comme on dit, sur du papier à chandelles. Il est très fier de sa » bibliothèque, » dont, récemment, en dépouillant les dossiers du procès d’avril 1834, M. Albert Thomas, avec une patiente sympathie, a reconstitué le catalogue. Regardons bien sur l’étagère de cet ouvrier type : quand nous saurons ce qu’il lit, nous saurons ce qu’il est.

La Révolution française, la grande, l’aïeule, celle de 1789, mais non, pas celle-là, par trop bourgeoise, la vraie, celle de 1793, occupe la planchette du bas. J’y vois, dans un demi-désordre :

Pensées républicaines pour tous les jours de l’année, à l’usage surtout des enfans (Paris, Lepetit, an II de la République). (Exemple de ces pensées : « L’homme qui sait penser ne peut être un esclave. — La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans l’instruction. ») Extraits de Rousseau, chants et poésies.

Catéchisme français, républicain, enrichi de la Déclaration des droits de l’homme, de maximes de morale républicaines et d’hymnes patriotiques, propres à l’éducation des enfans de l’un et de l’autre sexe, le tout conforme à la Constitution républicaine, par Bias-Parent, agent national de Clamecy. A Commune-Affranchie, De l’imprimerie républicaine des représentans du peuple, place de la Raison, an II de la République.

Le Guid’âne des Français (mais ceci est antijacobin), 1799.

Les Crimes des rois de France, depuis Clovis jusqu’à Louis XVI, par Louis La Vicomterie, avec 5 gravures. A Paris, au bureau des Révolutions, 1792.

Laponneraye, Cours d’histoire de France, en 16 pages, en 4 pages, des brochures à un sou. La République, le Consulat, l’Empire, la Restauration, 1789-1834 (Lyon, 1834). — Même titre : par le père André ; suivi des Principes d’un vrai républicain, par un membre de la Société des Droits de l’homme. — Histoire populaire de la Révolution française, par Eug. Lhéritier.

La Révolution de 1830, par Cabet, mérite une mention particulière. Ses deux volumes ne pèsent pour ainsi dire rien, on a une peine extrême à en couper les pages. C’est d’une matière indestructible, d’un tissu indéchirable, et, au surplus, c’est illisible. Mais c’est fait pour circuler, pour être colporté, pour être prêté, pour passer de mains en mains, et ce fut très lu.

Table des Droits de l’homme et du citoyen, par Desjardins, 1832. C’est un résumé, une rédaction systématique des constitutions révolutionnaires. L’auteur y rassemble des « matériaux épars et dispersés depuis le Contrat social jusqu’aux Institutions de Saint-Just, depuis 89 jusqu’à 93, depuis Rousseau jusqu’à Hérault de Séchelles. »

Réimpressions des constitutions révolutionnaires. Non seulement de celle de 1793, en général avec la Déclaration des droits de Robespierre, mais de celle de l’an VIII ; sans négliger les projets plus démocratiques (projet présenté par Saint-Just à la Convention, le 24 avril 1793. Paris, Rion, 1833).

Œuvres et copies de Saint-Just, de Rousseau, de Robespierre.

Des recueils d’hymnes, chants et chansons révolutionnaires, tels que :

Recueil d’hymnes civiques imprimés par ordre de la Commission temporaire de surveillance républicaine à Commune-Affranchie, pour être distribué à leurs frères les Sans-Culottes : Vive la République ! A Commune-Affranchie, l’an II de la République, place du ci-devant Saint-Jean.

Les chansons républicaines de 92 et de 1833, chez Rion.

Les Républicaines, chansons populaires de 1789, 1792, 1830 (la Marseillaise, le Chant du Départ, le Chant civique, la Versaillaise, l’Hymne à la Liberté, à l’Etre suprême).

Des catéchismes civiques, des plans de constitution, des manuels révolutionnaires, notamment :

Le projet de constitution de Charles Teste, 1833. — Le nouveau catéchisme français en 48 articles. — Le manuel des prolétaires d’Achille Roche.

Toute la série des brochures de la Société des Droits de ‘l’homme, celles du Populaire et plusieurs de celles éditées par les libraires démocrates Adolphe Rion et Hadot-Désages, entre autres :

L’étranger et le Juste Milieu, de J. J. Vignerte. — Les principes et les faits, de Napoléon Lebon. — De l’organisation de l’armée selon les principes républicains. — De l’égalité. — Du gouvernement en général. — De l’éducation nationale. — De la légitimité des rois et de la souveraineté des peuples. — Les doctrines républicaines absoutes... de Dufaitelle. — L’Association des travailleurs, par Marc Dufraisse. — Ce qui est et ce qui sera, par Eugène Lhéritier. — Pourquoi nous sommes républicains et ce que nous voulons, par Guérincau, ouvrier (d’après Girod de l’Ain). — Pourquoi le peuple est républicain, et quelle est la république que veut le peuple. — De l’association des ouvriers de tous les corps d’état.

Dans un coin, soigneusement plies, des feuillets de garde ou de couverture, des prospectus annonçant, par exemple, au revers de l’Adresse de Mayeux le républicain, une nouvelle édition, à bon marché, du Discours de Saint-Just pour la défense de Robespierre, et du Discours de Robespierre lui-même sur les idées religieuses ; des Chaînes de l’esclavage, de Marat ; ou la publication prochaine d’une Histoire du prolétaire au XIXe siècle, par des prolétaires, Perret et des ouvriers en soie, chez Perret, à Lyon, histoire qui devait former quatre gros volumes in-8o. Avec la Lettre des indépendans philanthropes à la Société des Droits de l’homme de Lyon, rattachant à la Convention l’ère de l’émancipation des prolétaires.

Quatre autres gros volumes in-8o Paris révolutionnaire, avaient été comme mis à part. Prédilection ou fatigue ? L’introduction de Godefroy Cavaignac n’avait-elle pu paraître au lecteur fort belle, mais un peu obscure ? Peut-être avait-il médiocrement goûté : les Parises ou 52 ans avant Jésus-Christ, par Henri Martin ; les Bagaudes ou la Gaule au troisième siècle, par Duchâtelet ; mais les histoires, toutes récentes, contées par Flottard, par Trélat, par Raspail, l’avaient réchauffé.

À terre, traînaient quelques livraisons dépareillées de la Revue encyclopédique de 1819, quelques numéros de la première série du Globe (1824-1829) et surtout de sa deuxième série (1830-1832) ; du National, du Courrier français, au Républicain, journal d’observation des sciences sociales et revue politique ; le supplément de la Tribune ; le Journal de ï Ecole sociétaire ou le Phalanstère, 1re  série (juin 1832-février 1834) ; un paquet ficelé à la diable, du Réformateur, du Journal du Peuple, du Populaire, du Mouvement, du Bon Sens, du Pilori, du Peuple souverain de Marseille, du Précurseur, de la Glaneuse, de l’Écho de la Fabrique de Lyon, du Dauphinois, des divers Patriotes (Côte-d’Or, Meurthe, Saône-et-Loire, Puy-de-Dôme, Allier) ; du Courrier de la Moselle, de l’Utile, de Metz, de la Sentinelle picarde, du Progrès du Pas-de-Calais, de l’Ami de la Charte et du Breton, de Nantes, de l’Écho du Peuple, de Poitiers, du Patriote de Juillet et de l’Émancipation de Toulouse, de la Sentinelle des Pyrénées de Bayonne, de l’Aviso de la Méditerranée de Montpellier, des 56 journaux républicains qui s’échangeaient de département à département.

De cet amas de déclamations et parfois de divagations, de ce bric-à-brac, de ce capharnaüm de phrases, au milieu duquel il se retrouve et se dirige comme il peut, philosophant et moralisant volontiers, à la façon de Martin Nadaud, — Léonard, compagnon maçon, — ou d’Agricol Perdiguier, — Avignonnais-la-Vertu, — le vainqueur de Juillet extrait lentement, péniblement, ces idées essentielles qu’il va convertir en forces : son malheur, l’infériorité de sa condition sociale, qui tient à l’infériorité de sa condition légale ; la nécessité, pour transformer sa condition et voir la fin de son malheur, de conquérir l’État par le suffrage universel.


III

Est-ce trop insister sur un fait qui n’aurait pas tant d’importance ? Ce n’est qu’après 1832, et beaucoup plus encore après 1834, que les ouvriers parisiens se sont jetés à corps perdu (du moins un assez grand nombre d’entre eux) dans le mouvement révolutionnaire. La révolution de Juillet les avait, par ses résultats, inattendus d’eux, inutiles pour eux, non seulement déçus, mais stupéfîés. Il leur a fallu le temps de s’en remettre. — et de s’y remettre.

Combien y en a-t-il, pendant ces quatre années, qui se signalent à l’attention de la police et à la nôtre ? Le 2 mars 1831, quelques centaines d’ouvriers vont au Palais-Royal crier sous les fenêtres de Louis-Philippe : « De l’ouvrage ou du pain ! « On dépense en un mois sept millions pour leur assurer du travail, et il n’en est pas davantage. En février 1832, un ouvrier bottier, Poncelet, est compromis dans l’affaire de la rue des Prouvaires ; mais de la Hodde (agent secret qui prétend vainement à l’estime, mais de qui les renseignemens sont précieux, à cause de l’impureté même de leur source) note que c’est une intrigue légitimiste. En avril 1832, s’élève l’émeute des chiffonniers, pour des motifs et dans un milieu strictement professionnels, — si l’on osait le dire, à propos de hottes. — Le 8 juin, devant le jury, un ouvrier, lyonnais, je crois, Joseph Beuf, fait une charge violente contre le Roi, qu’il accuse d’avoir « volé la couronne en 1830. » Mais, avant que la Société des Droits de l’homme se soit reconstruite sur les ruines de la Société des Amis du peuple, ce sont là des exceptions ; ce ne sont que des cas isolés. Avec les Droits de l’homme, apparaissent : Grignon, ouvrier tailleur, membre de cette société, et ses Réflexions sur le minimum de salaire et le maximum de travail (10 heures) l’un et l’autre réglementés par la loi ; le cocher de fiacre Millon, chef de section de la même société, bel esprit, parait-il, égalitaire et partageux, à la littérature de qui le préfet Gisquet consacre un long passage, où l’on voit citées des choses de ce goût : « C’est assez ! le flambeau de la liberté a dévoilé le repaire du crime. Plus de roi ! Le temps est venu où nous devons compter avec les vils fainéans qui s’engraissent des produits de nos travaux, et partager égale moitié du bien qu’ils nous ont volé. » Mais ces fainéans engraissés ne sont pas seulement les nobles plus ou moins authentiques. Sus aux bourgeois aussi ! « Il faut poursuivre tous les débris de cette menue aristocratie qui s’est reformée sous la dénomination de bourgeoisie et l’extirper jusque dans ses fondemens. » N’oublions pas ici (quoique déjà nommé) leur supérieur dans la hiérarchie, membre du Comité central de la société des Droits de l’homme, l’un des Onze, Détente, crieur public, le plus remuant et bruyant personnage d’une corporation naturellement bruyante et remuante, et qui s’est donné de la peine, et dont la peine a été récompensée, puisque, par ses soins, « six millions d’imprimés démagogiques, brochures et dessins auraient été répandus depuis trois mois. » Cette honorable corporation, devenue plus tard celle des camelots, fournit aux partis révolutionnaires les figurans de leurs manifestations et les « hommes sandwiches » qui, par file de vingt-cinq, en uniforme tricolore, « lancent » à pleine voix le Populaire de Cabet, le font monter à 27 000 au huitième numéro, et poussent à 20 000 exemplaires la vente de son assommante Révolution de 1830, que la Tribune ne craint pas d’appeler « le manuel des patriotes » et que les feuilles de province ne se lassent pas de découper et de reproduire. A Cabet encore, l’histoire doit d’apercevoir pour la première fois Alexandre Martin de Lyon, débaptisé et rebaptisé dans la gloire « Albert, l’ouvrier, » envoyé auprès de lui comme délégué officiel, en février 1834.

Mais c’est surtout à partir de 1835 que, suivant de la Hodde, la propagande descend et le recrutement s’opère dans un monde inférieur. Peut-être en parle-t-il bien dédaigneusement, et sa moue est plaisante quand il se plaint que la démagogie passe « des mauvaises couches de la bourgeoisie aux bas-fonds de la classe populaire. » Toujours est-il que la manie révolutionnaire s’infiltre dans le peuple, l’imprègne, l’envahit, et que l’obsession, en des cerveaux simples, fait germer le crime. En juin 1836, l’ouvrier Alibaud tire sur le Roi. Le 15 octobre 1840, le cocher Duclos sera arrêté (et devait être acquitté d’ailleurs) comme complice de Darmès. Quénisset, qui, un an après, s’attaquera aux Ducs d’Aumale, d’Orléans et de Nemours, était un scieur de long, « brave ouvrier, s’occupant de gagner sa vie, sans prétendre aucunement à reformer l’Etat ; seulement, il avait l’esprit faible et une tête que le vin portait à l’exaltation. » Il avait par surcroit le tort de boire plus encore de discours que de vin. La terreur sous laquelle on le tint hébété fit le reste.

La répression des émeutes lyonnaises, l’instruction générale ouverte contre les « agissemens » de la Société des Droits de l’homme, la nouvelle loi sur les associations qui dépassait en rigueur l’article 291 du code pénal, les lois dites de Septembre, obligèrent les sociétés secrètes à se transformer. De secrètes, elles sont contraintes de se faire plus secrètes, archi-secrètes., « Désormais, plus de chefs connus, de journaux qui se font les moniteurs des conspirations, de brochures spéciales pour les sectionnaires, de propagandes bruyantes, d’affiliations sans examen ; tout va devenir ténébreux, sévère et enveloppé de précautions. » Les cinq années qui viennent de 1835 à 1840, ou plus exactement les quatre années 1835-1839, vont appartenir aux Légions révolutionnaires, à la Société des familles, à la Société des saisons. C’est le triumvirat de Blanqui, Barbès et Martin-Bernard. L’initiation aux Familles était manifestement copiée dans le rituel maçonnique.


L’adepte, soumis à une enquête préliminaire sur sa vie et ses opinions, recevait avis, quand le résultat lui était favorable, de se tenir prêt. Le sociétaire qui le présentait allait le prendre, le conduisait dans un lieu inconnu et ne l’introduisait qu’après lui avoir bandé les yeux. Là, sans savoir à qui il avait affaire et ce qui allait se passer, il attendait. Trois hommes généralement formaient le jury d’examen : un président, un assesseur et l’introducteur. Le président prenait la parole et prononçait cette formule :

« Au nom du Comité exécutif, les travaux sont ouverts... Citoyen assesseur, dans quel but nous réunissons-nous ? — Pour travailler à la délivrance du peuple et du genre humain. — Quelles sont les vertus d’un véritable républicain ? — La sobriété, le courage, la force, le dévouement. — Quelle peine méritent les traîtres ? — La mort. — Qui doit l’infliger ? — Tout membre de l’association qui en a reçu l’ordre de ses chefs. »

Puis le président interpellait le récipiendaire en ces termes :

« Citoyen, quels sont tes nom et prénoms, ton âge, ta profession, le lieu de ta naissance ? — Mais, avant d’aller plus loin, prête le serment suivant : « Je jure de garder le plus profond silence sur ce qui va se passer dans cette enceinte. » — Tu dois croire qu’avant de t’admettre dans nos rangs, nous avons pris des renseignemens sur ta conduite et ta moralité ! les rapports adressés au Comité te sont favorables. Nous allons t’adresser les questions voulues :

« Est-ce ton travail ou ta famille qui te nourrit ? — As-tu fait partie de quelque société politique ? — Que penses-tu du gouvernement ? — Dans quel intérêt fonctionne-t-il ? — Quels sont aujourd’hui les aristocrates ? — Quel est le droit en vertu duquel il gouverne ? — Quel est le vice dominant dans la société ? — Qu’est-ce qui tient lieu d’honneur, de probité, de vertu ? — Quel est l’homme qui est estimé dans le monde ? — Quel est celui qui est méprisé, persécuté, mis hors la loi ? — Que penses-tu des droits d’octroi, des impôts sur le sol, sur les boissons ? — Qu’est-ce que le peuple ? — Comment est-il traité par les lois ? — Quel est le sort du prolétaire sous le gouvernement des riches ? — Quel est le but qui doit servir de base à une société régulière ? — Quels doivent être les droits du citoyen dans un pays bien réglé ? — Quels sont ses devoirs ? — Faut-il faire une révolution politique ou une révolution sociale ? »

« On devine les réponses, continue de la Hodde : le gouvernement était traître au peuple et au pays ; il fonctionnait dans l’intérêt d’un petit nombre de privilégiés ; les aristocrates, c’étaient les hommes d’argent, banquiers, agioteurs, monopoleurs, gros propriétaires, enfin tous ceux qu’on appelle aujourd’hui les exploitans de l’homme par l’homme. Le droit du gouvernement ne consistait que dans la force ; le vice dominant s’appelait l’égoïsme ; ce qui tenait lieu d’honneur, de probité, de vertu, c’était l’argent ; l’estime ne s’accordait qu’au riche et au puissant ; le mépris, la persécution formaient le lot du pauvre et du faible. Dans les droits d’octroi, impôt sur le sel et les boissons, il ne fallait voir que des moyens odieux d’engraisser le riche aux dépens du pauvre. Le peuple, c’était l’ensemble des citoyens travailleurs ; sa condition, c’était l’esclavage ; le sort du prolétaire n’était autre que celui du serf et du nègre. La base d’une société régulière consistait dans l’égalité. Les droits du citoyen se résumaient ainsi : existence assurée, instruction gratuite, participation au gouvernement ; les devoirs du patriote lui commandaient le dévouement à la société et la fraternité envers les citoyens. Quant à la révolution qu’il fallait faire, c’était une révolution sociale. »


Même cérémonie pour l’initiation aux Saisons, avec accompagnement de poignards, de gestes aveugles, d’expressions féroces : « tigres, cancer, gangrène, échafaud ; » et ce refrain, comme mugi dans un grondement de tonnerre artificiel : « Quels sont maintenant les aristocrates ? — L’aristocratie de naissance a été détruite en juillet 1830 ; maintenant les aristocrates sont les riches, qui constituent une aristocratie aussi dévorante que la première. »

Dans quel état une telle mise en scène devait laisser des têtes moins fragiles que celles de Quénisset ou de Brevet, on peut l’imaginer par l’espèce de délire sacré qui emportait Barbès, condamné à mort, il est vrai, et guettant dans sa cellule l’entrée du bourreau. Il remerciait Dieu de l’avoir fait « Français, républicain, aimé des bons, proscrit par les méchans. » Puis, à des bruits du dehors qui lui semblaient sinistres : « Saint-Just, s’écriait-il, Robespierre, Couthon, Babeuf, et vous aussi, mon père, ma mère qui m’avez porté dans vos entrailles, priez pour moi, voici mon jour de gloire qui vient ! » Cette invocation, ou de toutes pareilles, ne l’avions-nous pas déjà entendue ? C’est le cri de toutes les conjurations, la confession et la profession de foi des grands tyrannicides, la marque de la pensée antique sur des desseins et des actes qu’on voudrait par elle anoblir, depuis Girolamo Olgiato et Pietro Paolo Boscoli, depuis la Renaissance italienne. Mais ceux-là ne prenaient à témoin que les héros de Rome ou n’appelaient à leur aide que les saints du paradis.

Le Victorieux se décida pour les Saisons, où d’emblée on le reconnut Dimanche, c’est-à-dire chef d’une Semaine, d’un peloton de six membres. Il espérait bien monter vite en grade, rejoindre son ami l’emballeur Brocard, qui, lui, était Juillet, chef de quatre pelotons, autrement dit de quatre Semaines, d’un Mois. Qui sait même si, avec du zèle ou de la chance, il n’arriverait pas, après un stage convenable, à être promu Printemps, chef d’une saison de trois Mois, de douze Semaines, de douze pelotons. Quant au degré suprême d’agent révolutionnaire, chef de quatre Saisons, modestement il se persuadait que c’était trop haut pour lui, il s’habituait à n’y point aspirer.

Pourtant les ouvriers, d’abord, rendirent peu, quoique ce ne fût pas faute d’être sollicités. « L’atelier est surtout obsédé d’émissaires ;... car c’est dans la classe ouvrière... que l’armée insurrectionnelle trouvera ses meilleurs soldats. » Mais le contingent des travailleurs se divisait, se dispersait. Tandis que les uns choisissaient les Saisons, — ceux peut-être qui avaient de la poésie dans l’âme, — d’autres suivaient, aux Montagnards, l’ébéniste Louis Guéret, « le grand Louis, » le doreur sur porcelaine Dutertre, et le cuisinier Chaubard. L’échec complet de Barbes et de Blanqui, au 12 mai 1839, sans arrêter le mouvement, changea la direction.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez, dans la Revue, la série d’articles sur la Crise de l’État moderne, et notamment la livraison du 15 janvier 1913.