L’Homme bicycle/02

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Il ne tarda pas à éprouver une sensation étrange. Il avait beau rouler avec une rapidité vertigineuse, il n’avait plus la notion de l’effort ni de la fatigue. Il lui semblait que le bicycle entrait pour ainsi dire en lui, devenait une partie intégrante de son individu. Ses mains dirigeaient le gouvernail machinalement, comme si c’eût été un de ses propres doigts ; ses pieds et les pédales étaient confondus au point qu’il ne savait plus où finissait sa chair et où commençait le bicycle. Ayant heurté un caillou pointu avec une roue, il eut le même mal que s’il avait marché pieds nus sur des pierres.

« Voilà qui est particulier ! » s’êcria-t-il. Il modéra son allure, s’arrêta et essaya de descendre. Mais alors il crut que la folie s’emparait de lui ou qu’il était victime de quelque cauchemar inouï. Il voulut se pincer le bout de l’oreille avec les doigts pour se réveiller, ainsi que c’est la mode en Provence, mais les mains ne purent se détacher du gouvernail. Il voulut retirer ses pieds des pédales : ses pieds restèrent implacablement fixés. Il tenta de hausser son séant ; son séant et le siège du bicycle étaient inséparables l’un de l’autre.

En proie aux plus bizarres pressentiments, tourmenté d’une inquiétude inexprimable, Marius rentra chez lui et expliqua à sa famille le phénomène surnaturel dont il était le jouet. Ses parents se moquèrent d’abord de lui, supposant une de ces farces comme les méridionaux ont l’habitude de s’en faire entre eux.

— Descends de ton bicycle, eh ! feignant ! lui crièrent ses petits frères.

Il fallut que Marius versât d’abondantes larmes pour qu’on commençât à prendre son aventure au sérieux.

— Té ! tu t’es empêtré là-dessus ! lui dit son père. Attends, je vais te retirer de là, nigaud !

Mais, quelque effort que fit le père de Marius, il fut incapable de disjoindre son fils et le bicycle. Alors, comprenant qu’il se passait quelque chose de fantastique, toute la famille se mit à genoux et adressa des prières au ciel en sanglotant. Puis on alla quérir des voisins qui furent épouvantés et firent le signe de la croix. Le bruit s’en répandit bientôt dans tout le quartier et un grand rassemblement eut lieu devant la porte de l’habitation de Marius.

— Il faut l’exorciser, murmura une brave dame qui se précipita chez le curé de la paroisse, lequel vint en toute hâte. Mais il eut beau jeter de l’eau bénite sur le malheureux Marius, lui et le bicycle n’en restèrent pas moins intimement unis.

— Ça ne regarde pas la religion, dit le curé. Je vous conseille d’envoyer chercher un médecin.