L’Homme aux six montres

Traduction par Louis Labat.
Du mystérieux au tragiquePierre Lafitte, Idéal Bibliothèque (p. 17-31).

L’HOMME AUX SIX MONTRES





Bien des gens ont encore présent à l’esprit l’événement singulier qui, sous la rubrique : « Le Mystère de Rugby », défraya, au printemps de 1892, la presse quotidienne. Survenu dans une période d’exceptionnelle torpeur, il suscita l’attention plus peut-être qu’il ne le méritait ; car il offrait au public ce mélange de bizarre et de tragique toujours si puissant sur l’imagination populaire. Cependant, l’intérêt faillit quand, après des semaines d’une infructueuse enquête, aucun éclaircissement décisif ne se laissa même entrevoir. Le drame parut dès lors avoir pris place une fois pour toutes dans la sombre nomenclature des crimes inexpliqués et inexpiés. Une communication récente, dont l’authenticité ne semble faire aucun doute, a néanmoins jeté sur la question quelque lumière. Avant d’en faire état, peut-être conviendrait-il de rappeler un peu les faits qu’elle concerne. Les voici en deux mots.

Le 18 mars 1892, à cinq heures de l’après-midi, un train allait quitter Euston pour Manchester. Il pleuvait. Il faisait un de ces temps à grains qui empirent à mesure que le jour s’avance, un de ces temps par lesquels on ne voyage que contraint et forcé. Mais le train de cinq heures est très fréquenté par les gens d’affaires de Manchester qui s’en reviennent à la ville, car il accomplit le trajet en quatre heures vingt minutes, avec deux ou trois arrêts seulement : aussi, malgré l’inclémence du temps, se trouvait-il très garni dans la circonstance que je rappelle. Le conducteur était un homme éprouvé, au service de la Compagnie depuis dix ans, et qui n’avait jamais encouru de blâme. Il s’appelait John Palmer.

L’horloge de la gare sonnait huit heures et le conducteur allait donner au mécanicien le signal accoutumé, lorsqu’il vit deux voyageurs en retard se hâter le long du quai. L’un était un homme d’une stature peu commune, vêtu d’un long pardessus noir à parements et col d’astrakan, et qui avait relevé son col pour protéger sa gorge contre le vent aigre. Autant que le conducteur en put juger par une inspection assez hâtive, il paraissait un individu de cinquante à soixante ans, qui gardait encore sensiblement la vigueur et la vivacité de la jeunesse. Il tenait d’une main un sac de voyage en cuir brun. Une dame l’accompagnait, grande et droite, et marchant d’un tel pas qu’elle le laissait en arrière. Elle portait un long cache-poussière de couleur fauve, avec une toque noire très collante, et un voile foncé lui cachait presque entièrement le visage. Les deux voyageurs auraient pu passer pour le père et la fille. Ils longeaient à grands pas la file des voitures quand le conducteur John Palmer les interpella.

— Allons, voyons, Monsieur, dépêchez-vous, le train part !

— Première classe, répondit l’homme.

Le conducteur tourna la poignée de la portière la plus proche. Dans le compartiment qu’il venait d’ouvrir était assis un individu de petite taille, qui avait un cigare à la bouche, et dont l’aspect dut faire impression sur le conducteur puisqu’il se trouva prêt, dans la suite, à le décrire ou à l’identifier. C’était un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, vêtu de gris, l’air vif, le nez très accusé, la figure rougeaude et fatiguée, la barbe mince, noire et taillée court. Il leva les yeux au moment où s’ouvrit la portière. Le grand voyageur, près de gravir le marchepied, s’arrêta.

— C’est ici le compartiment des fumeurs, dit-il en se retournant vers le conducteur, et le tabac incommode Madame.

— Parfait ! Voici votre affaire, Monsieur.

Refermant la portière du compartiment, le conducteur ouvrit celle du compartiment voisin, qui était vide, poussa à l’intérieur les deux voyageurs, siffla, et le train se mit en marche. L’homme au cigare, penché à la portière de son compartiment, jeta quelques mots au conducteur en passant devant lui : mais les mots se perdirent dans le tumulte du départ. Palmer grimpa dans son fourgon et ne pensa plus à l’incident.

Douze minutes plus tard, le train arrivait à Willesden Junction, où il ne fit qu’une halte très brève. L’examen des billets a permis d’établir avec certitude que personne ne prit ou ne quitta le train ; pas un seul voyageur, même, ne descendit sur le quai. À 5 heures 14, le train se remit en route pour Manchester, et il atteignit Rugby à 6 heures 50, avec cinq minutes de retard.

À Rugby, l’attention du personnel de la gare fut mise en éveil par le fait qu’un compartiment de première classe avait sa portière ouverte. On visita le compartiment, puis le voisin, et l’on fit des constatations surprenantes.

Le compartiment des fumeurs, occupé au départ d’Euston par le petit homme à figure rouge et barbe noire, était vide. Sauf un bout de cigare à demi fumé, rien n’y trahissait l’occupation récente. La porte en était fermée à clef. Dans le compartiment d’à-côté, qui avait le premier attiré l’attention, il ne restait trace ni du monsieur au col d’astrakan, ni de sa jeune compagne. Les trois voyageurs avaient disparu. D’autre part, dans le compartiment qu’avaient occupé le grand monsieur et la dame, on découvrit le cadavre d’un jeune homme élégamment vêtu et d’aspect distingué. Il gisait les genoux dressés, la tête contre la portière opposée, un coude sur chacune des deux banquettes. Une balle l’avait frappé au cœur, et la mort avait dû être instantanée. Personne ne l’avait vu monter dans le train ; on ne trouva sur lui aucun billet de chemin de fer ; son linge ne portait pas de marques ; il n’avait dans ses poches ni papiers ni objet personnel permettant de l’identifier. Qui était ce voyageur, d’où il venait, quelles circonstances avaient accompagné sa fin tragique ? tout cela ne constituait pas un moindre mystère que la disparition des trois voyageurs partis, une heure et demie avant, de Willesden Junction, dans les deux compartiments.

On ne trouva, ai-je dit, sur le jeune homme inconnu, aucun objet personnel qui permît de l’identifier. En réalité, un détail particulier donna lieu dans le temps à mille commentaires. Il avait sur lui jusqu’à six montres, et toutes de grand prix : trois dans les poches du gilet, deux dans les poches du veston, une dans la gaine d’un bracelet de cuir enroulé à son poignet gauche. Apparemment, on était en présence d’un pickpocket chargé de son butin. Mais un fait démentait cette hypothèse : l’origine des six montres, toutes de fabrication américaine, et d’un modèle rare en Angleterre. Trois portaient la marque de la Société d’Horlogerie de Rochester ; il y en avait une sans indication d’origine ; une autre venait de chez Mason, d’Elmira ; la plus petite, enrichie de pierreries et très ciselée, sortait de chez Tiffany, de New-York. Quant au reste des objets que contenaient les poches, ils consistaient en un canif d’ivoire avec tire-bouchon, de chez Rodgers, à Sheffield ; un petit miroir rond d’un pouce de diamètre ; une contre-marque du Lycœum-Theatre ; une boîte en argent garnie d’allumettes-bougies ; un étui à cigares brun renfermant deux manilles ; et une somme de deux livres quatorze shillings. Ainsi, selon toute évidence, le meurtre n’avait pas eu le vol pour mobile. J’ai déjà noté que le linge, qui semblait neuf, ne portait pas d’initiales ; et il n’y avait aucun nom de tailleur sur les vêtements. L’homme était jeune d’aspect, court de taille, avec des joues lisses et des traits délicats. Une de ses dents de devant avait été aurifiée.

Sitôt le meurtre constaté, on vérifia le nombre des billets délivrés et celui des voyageurs eux-mêmes ; et l’on constata le manque de trois billets, correspondant à l’absence des trois voyageurs. L’express put alors reprendre sa route, mais avec un nouveau conducteur, John Palmer étant retenu à Rugby comme témoin. Puis arrivèrent l’inspecteur Vane, de Scotland Yard, et M. Henderson, détective particulier de la Compagnie qui procédèrent à une enquête approfondie sur cet événement dramatique.

Qu’il y eut assassinat, impossible d’en douter. La balle était celle d’un revolver de petit calibre ; et l’assassin devait avoir fait feu presque à bout portant, car le vêtement ne montrait pas de brûlure. On ne trouva dans le compartiment aucune arme, ce qui écarta finalement l’hypothèse de suicide et on n’y releva aucune trace du sac de cuir brun que le conducteur avait vu aux mains du grand voyageur ; le seul indice qu’on recueillit du passage des trois disparus, ce fut une voilette de dame dans le filet. En dehors du crime lui-même, la question de savoir comment trois individus, dont une dame, avaient pu quitter le train, et l’un d’eux y monter en pleine marche entre Willesden et Rugby, excita au plus haut point la curiosité du public et souleva de vives discussions dans la presse londonienne.

John Palmer, le conducteur, fournit à l’enquête un renseignement qui jeta là-dessus quelque clarté. Il y avait, déclara-t-il, entre Tring et Cheddington, un endroit où, par suite de réparations effectuées sur la voie, le train avait dû ralentir jusqu’à une vitesse ne dépassant pas huit à dix milles à l’heure. Il se pouvait qu’à cet endroit un homme et même une femme exceptionnellement agiles eussent sauté d’un wagon sans se faire grand mal. À la vérité, une équipe de poseurs occupait la ligne, et ces gens n’avaient rien observé ; mais comme ils se tenaient d’ordinaire dans l’intervalle entre les parties ballastées et que la portière ouverte se trouvait sur le côté opposé, on concevait que quelqu’un eût pu sauter inaperçu, d’autant qu’on était à la nuit tombante. Un remblai en pente raide dérobait immédiatement à la vue quiconque avait échappé à l’attention des ouvriers.

Le conducteur ajouta qu’il régnait une grande animation sur le quai de Willesden Junction, et, si l’on était sûr que personne n’eût quitté ou pris le train dans cette gare, il se pouvait cependant que certains des voyageurs eussent, sans qu’on y prît garde, passé d’un compartiment dans un autre. Il arrivait à chaque instant qu’après avoir fumé un cigare dans le compartiment des fumeurs, un voyageur cherchât une atmosphère plus respirable. Supposé que l’homme à la barbe noire eût fait ainsi à Willesden — et le cigare à demi fumé autorisait cette supposition, — il avait dû gagner le compartiment le plus proche, et se rencontrer ainsi avec les deux autres acteurs du drame. L’affaire, à son début, se laissait reconstituer avec quelque vraisemblance. Comment elle avait tourné ensuite, comment elle avait abouti à son dénouement, ni le conducteur ni les officiers de la sûreté, en dépit de leur expérience, ne parvinrent, là-dessus, à formuler le moindre avis.

Une visite minutieuse de la ligne entre Willesden et Rugby, amena une découverte qui pouvait avoir — ou ne pas avoir — un rapport avec le drame. Près de Tring, à l’endroit même où le train avait ralenti de vitesse, on ramassa au bas du remblai une petite Bible de poche, vieille et fatiguée. Elle sortait des presses de la Société Biblique de Londres et portait plusieurs inscriptions. Sur la feuille de garde : « De John à Alice, 13 janvier 1856. » Au-dessous : « James, 4 juillet 1859 ». Plus bas encore : « Édouard, 1er novembre 1869. » Tout cela tracé de la même main. Ce fut la seule indication — si c’en était une — que recueillit, tout compte fait, la police ; et le verdict du coroner : « Assassinat par un ou plusieurs inconnus » termina sans rien conclure cette étrange affaire. Annonces dans les journaux, promesses de récompense, recherches, tout resta également infructueux : on ne trouva rien pour servir de base utile et solide à l’enquête.

Ce serait pourtant une erreur


grossière de croire qu’il manqua des théoriciens pour expliquer les faits à leur manière. En Amérique aussi bien qu’en Angleterre, la presse émit toutes sortes d’hypothèses, la plupart franchement absurdes. Le fait que les montres étaient d’origine américaine, et aussi certaines particularités se rattachant au détail de la dent aurifiée, semblaient désigner le mort comme citoyen des État-Unis, malgré la provenance indubitablement anglaise de son linge, de son costume et de ses bottines. Quelques-uns supposèrent qu’il avait dû se cacher sous les banquettes et être tué par ses compagnons de voyage pour un motif quelconque, peut-être pour avoir surpris chez eux de redoutables secrets. Rapprochée des notions courantes sur l’astucieuse férocité de certaine groupements occultes, et notamment des sociétés anarchistes, cette théorie avait l’air aussi plausible qu’une autre.

Le mort n’avait sur lui aucun billet de chemin de fer, ce qui s’accordait avec un départ en cachette ; et l’on savait le rôle important joué par les femmes dans la propagande nihiliste. Mais, d’autre part, il ressortait nettement des déclarations du conducteur que l’homme avait dû se cacher dans le wagon avant l’arrivée des autres voyageurs : et par quelle invraisemblable coïncidence des conspirateurs seraient allés choisir pour voyager le compartiment même où se cachait un espion ! La théorie en question ignorait, en outre, l’homme du compartiment des fumeurs, et n’expliquait pas sa disparition simultanée. La police n’eut pas de peine à démontrer que les faits débordaient un pareil système, auquel, du reste, elle se trouva impuissante à en opposer un autre, faute de données.

Un spécialiste bien connu de recherches en matière criminelle publia, dans la Daily Gazette, une lettre qu’on discuta beaucoup à l’époque. Elle se recommandait tout au moins par son ingéniosité. Je ne saurais mieux faire que de la reproduire.

« Quelle que soit la vérité, disait-il, elle doit tenir à une combinaison d’événements rares et bizarres. Par conséquent, inutile, dans notre explication d’hésiter à supposer des événements de cet ordre. En l’absence de données, force nous est d’abandonner la méthode d’investigation analytique ou scientifique pour la méthode synthétique. Autrement dit, au lieu de prendre des faits connus et d’en déduire le reste, nous avons à construire de toutes pièces un système fantaisiste qui n’aura besoin que de s’adapter aux faits connus. Tous faits nouveaux qui viendront à se produire nous aideront à éprouver le bien-fondé de notre système. S’ils se mettent d’eux-mêmes en place, c’est que nous sommes probablement dans le vrai ; et à chaque fait nouveau, cette probabilité s’accroîtra selon une progression géométrique, jusqu’à l’évidence concluante et définitive.

« Dans le cas actuel, un fait digne de remarque et très suggestif n’a pas attiré l’attention autant qu’il le mérite. Il existe un train omnibus, passant à Harrow et à King’s Langley, donc l’horaire est tel que l’express dut le rejoindre vers le moment où les travaux exécutés sur la ligne l’obligèrent à ralentir jusqu’à une vitesse de huit milles à l’heure. Les deux trains, à ce moment, durent circuler dans la même direction et à une vitesse égale sur des lignes parallèles. Tout le monde sait qu’en pareille circonstance chaque voyageur aperçoit distinctement de sa place les voyageurs des wagons vis-à-vis. L’express avait ses lampes allumées depuis Willesden, de sorte que tous les compartiments étaient en pleine lumière et on ne peut plus visibles pour l’observateur du dehors.

« D’après mon système, les faits se reconstituent comme suit. Le jeune homme porteur d’un nombre anormal de montres occupait seul, un compartiment du train omnibus. Nous supposerons que son billet, ses papiers, ses gants et d’autres objets se trouvaient auprès de lui sur la banquette. Ce devait être un Américain, sans doute un homme de faible mentalité : le port d’un trop grand nombre de bijoux caractérise certaines formes de folie commençante.

« Comme il regardait l’express qui, en raison de l’état de la voie, marchait à la même allure, il aperçut tout à coup dans un compartiment des personnes de sa connaissance. Nous admettrons, pour les besoins de notre système, que, de ces deux personnes, l’une était une femme qu’il aimait, l’autre un homme qu’il détestait et qui le payait de retour. Irritable et impulsif, le jeune homme ouvrit la portière de son wagon, passa de son marchepied sur le marchepied de l’express, ouvrit la portière, et fit irruption devant les deux personnes, ce qui, en supposant à l’express et à l’omnibus une vitesse pareille, offre moins de danger qu’on ne pourrait le croire.

« Une fois le jeune homme entré, sans son billet, dans le compartiment que le voyageur plus âgé occupait avec la jeune femme, on imagine aisément qu’il s’ensuivit une scène violente. Il se peut que le couple fût américain, d’autant que l’homme portait une arme, ce qui n’entre guère dans les mœurs anglaises. Si notre hypothèse d’une folie commençante ne nous trompe pas, le plus jeune des deux hommes dut assaillir l’autre. Celui-ci mit fin à la querelle en abattant son agresseur ; après quoi il s’enfuit du wagon, en emmenant avec lui la jeune dame. Nous conviendrons que tout cela dut se passer très vite, et que le train marchait assez lentement pour qu’il fût facile d’en descendre. Une femme pourrait très bien être descendue d’un train marchant à huit milles. Positivement, nous savons très bien qu’une femme en descendit.

« Reste l’homme du compartiment des fumeurs. En présumant que jusqu’ici nous ayons fidèlement reconstitué le drame, nous ne trouverons rien, dans le cas de cet homme, qui nous oblige à revenir sur nos conclusions. D’après notre théorie, le voyageur en question vit le jeune homme passer d’un train dans l’autre, il entendit le coup de feu, il vit ensuite les deux fugitifs sauter sur la voie, et, comprenant qu’un meurtre venait de se commettre, il s’élança sur leurs traces. Pourquoi l’on n’entendit plus parler de lui, et s’il trouva la mort dans la poursuite, ou si, plutôt, il se rendit compte qu’il n’avait pas à se mêler de la poursuite, — autant de points que nous n’avons, pour l’instant, aucun moyen d’élucider. Je reconnais que certaines difficultés se présentent. À première vue, il semblerait improbable que dans une minute pareille un meurtrier en fuite s’embarrassât d’un sac de cuir brun. Mais le meurtrier savait que la découverte du sac révélerait son identité ; il ne pouvait se dispenser de le prendre. L’équilibre de mon système porte tout entier sur un point : et je fais appel à la Compagnie du chemin de fer pour vérifier si l’on trouva un billet perdu dans le train omnibus de Harrow et King’s Langley, le 18 mars. Si oui, je tiens une preuve. Si non, ma théorie se justifie encore, étant concevable en effet qu’ou bien le voyageur n’avait pas


de billet, ou bien il l’avait perdu. »

À cette laborieuse et plausible hypothèse, la réponse de la police et de la Compagnie fut, premièrement, qu’on n’avait pas trouvé de billet ; deuxièmement, que le train omnibus n’avait escorté l’express sur aucun point de son parcours ; troisièmement, que l’omnibus stationnait en gare de King’s Langley quand l’express l’avait franchie dans un éclair à la vitesse de cinquante milles à l’heure. Ainsi se détruisit la seule explication acceptable, et cinq années se sont passées sans en apporter une autre. Mais voici venir aujourd’hui une déclaration qui, elle, englobe tous les faits, et que l’on doit considérer comme authentique. Elle a pris la forme d’une lettre à l’expert criminel dont j’exposais plus haut le système. Je la cite intégralement, exception faite de deux paragraphes offrant un caractère personnel et servant de préambule :

« Vous m’excuserez si, en ce qui concerne les noms, je me crois tenu à quelque réserve, bien que je n’aie plus pour cela les mêmes motifs qu’il y a cinq ans, alors que ma mère vivait encore. Ils ont fait, ces motifs, que je me suis appliqué jusqu’ici à dépister les soupçons. Mais je vous dois une explication ; car la vôtre était sinon exacte, du moins ingénieuse. Il faut, pour que vous compreniez tout, que je fasse un retour en arrière.

« Ma famille, originaire de Bucks, en Angleterre, émigra aux États-Unis dans ces cinquante dernières années. Elle s’établit dans l’État de New-York, à Rochester, où mon père créa un grand magasin de mercerie. Nous n’étions que deux fils : Édouard et moi, James. J’avais dix ans de plus que mon frère, et quand notre père mourut je fis mon devoir d’aîné en prenant sa place. Mon frère était un garçon ardent et brillant, et l’un des êtres les plus beaux que l’on vit jamais. Malheureusement, il y avait en lui une petite tare ; et, pareille à la moisissure dans le fromage, elle s’étendait, s’étendait, sans que rien en arrêtât les progrès. Ma mère s’en apercevait comme moi ; mais elle continuait de le gâter ; car il savait s’y prendre de telle sorte qu’on ne pouvait rien lui refuser. J’essayai de tout pour le retenir. Alors, il me prit en haine.

« Un beau jour, malgré mes efforts, il en fit à sa tête : il partit pour New-York, où il dégringola rapidement du mauvais au pire. Cela commença par la dissipation et finit par le crime. Au bout d’une année, il était devenu l’un des jeunes aigrefins notoires de la cité. Il s’était lié d’amitié avec le plus fieffé des gredins, une sorte de courtier véreux nommé MacCoy. Tous deux se mirent à vivre du jeu et à fréquenter les premiers hôtels de New-York. Excellent acteur, et capable, s’il l’eût voulu, de se faire un nom au théâtre, mon frère tenait à volonté tous les rôles, — jeune noble anglais, simple gars de l’Ouest, pauvre étudiant, — selon qu’il convenait aux desseins de Sparrow MacCoy. Il eut une fois l’idée de se travestir en jeune fille : il se tira si bien de son personnage, et avec tant de profit, que cela devint bientôt une de leurs occupations favorites. Tammany et la police s’y laissèrent prendre. Et il semblait donc qu’ils ne dussent jamais rencontrer d’obstacle. Car ceci se passait avant la Lexow Commission, en un temps où il suffisait qu’on fût un peu lancé pour faire à peu près tout ce qu’on voulait.

« Et rien ne les eût arrêtés s’ils n’avaient fait que battre les cartes à New-York. Mais ils durent venir


à Rochester et imiter une signature sur un chèque. Ce fut mon frère qui commit le faux ; personne n’ignora d’ailleurs qu’il agit à l’instigation de Sparrow MacCoy. Je rachetai le chèque, — et il m’en coûta une jolie somme. Puis, j’allai trouver mon frère, mis le chèque sous ses yeux, et lui jurai que je le poursuivrais en justice s’il ne quittait pas le pays. Il commença par rire. Je ne pouvais le poursuivre, disait-il, sans briser le cœur de notre mère, et j’y regarderais à deux fois. Mais je lui fis comprendre que le cœur de notre mère n’avait plus à être brisé, et que j’avais pris mon parti de voir mon frère dans une prison de Rochester plutôt que dans un hôtel de New-York. Il céda. Il me promit solennellement de ne plus revoir MacCoy, de passer en Europe et de se vouer honnêtement au commerce. Je l’aidai à trouver une position. Je le recommandai à un vieil ami de notre famille, Joe Wilson, exportateur de montres et pendules américaines, et j’obtins qu’il lui confiât une agence à Londres, avec de petits émoluments et une commission de 15 pour 100 sur toutes les affaires. L’aspect et les manières de mon frère plaidaient si bien en sa faveur qu’il gagna d’emblée le cœur du vieillard et qu’au bout d’une semaine il partait pour Londres avec toute une caisse d’échantillons.

« Il me semblait que dans cette affaire de chèque il avait eu peur, et que je pouvais espérer le voir rentrer dans la bonne voie. Notre mère lui avait parlé ; et ses paroles avaient eu quelque effet sur lui, car elle s’était toujours montrée à son égard la meilleure des mères, et il avait fait le chagrin de sa vie. Mais je savais que le MacCoy exerçait sur Édouard une grande influence, et que ma seule chance de le voir persévérer dans le bien c’était de couper toutes relations entre eux. J’avais un ami dans le service de la sûreté à New-York, et par lui je tenais MacCoy en surveillance. Quand, une quinzaine de jours après le départ de mon frère, j’appris que MacCoy retenait une cabine à bord de l’Etruria, je fus certain, autant que s’il me l’eût dit, qu’il passait en Angleterre pour tâcher de reprendre le faible Édouard et de le ramener dans les voies d’où je l’avais tiré. Incontinent, je résolus de faire, moi aussi, le voyage, et d’opposer mon pouvoir à celui de MacCoy. Je considérais la partie comme perdue par avance ; mais j’estimais, et ma mère pensait de même, que je faisais mon devoir. Elle et moi, nous passâmes notre dernière nuit à prier ensemble pour mon succès ; et elle me remit une bible que mon père lui avait donnée lors de leur mariage au vieux pays, afin que je l’eusse toujours sur mon cœur.

« Je fis la traversée avec Sparrow MacCoy et m’offris du moins le plaisir de troubler son jeu durant le voyage. Dès le premier soir, quand j’entrai au fumoir, je l’y trouvai présidant une table de jeu, devant une demi-douzaine de jeunes écervelés qui allaient en Europe, la bourse garnie et le crâne vide. Il organisait la partie et s’en promettait des bénéfices. J’eus vite fait de mettre ordre à tout cela.

« — Messieurs, dis-je, savez-vous avec qui vous jouez ?

« — De quoi vous mêlez-vous ? Occupez-vous de vos affaires ! hurla-t-il avec un blasphème.

« — Nommez-le toujours, cria l’une des dupes.

« — C’est Sparrow MacCoy, le plus illustre fripon des États-Unis !

« Il se dressa d’un bond et saisit une bouteille. Mais il se souvint qu’il naviguait sous le pavillon du vieux pays où règnent l’ordre et la loi et où Tammany n’a rien à faire. La prison et les travaux forcés y attendent la violence et le meurtre ; et pas moyen de filer par une porte dérobée à bord d’un transatlantique.

« — Je prouverai ce que j’avance, repris-je. Retournez vos manches jusqu’à l’épaule ; et que mes paroles me rentrent dans la gorge si j’ai menti !

« Il devint blême et ne répliqua pas. Je connaissais, on le voit, la plupart de ses tours, et savais que, comme la plupart des gens qui trichent aux cartes, il devait avoir le long du bras un élastique avec, au-dessus du poignet, une pince servant à faire disparaître les mauvaises cartes, pour leur en substituer d’autres qu’il tenait cachées. Je ne me trompais pas. Il s’enfuit en vomissant contre moi des imprécations et nous ne le vîmes plus de toute la traversée. Pour une fois du moins, je fus à la hauteur de M. Sparrow MacCoy.

« Mais il tenait sa revanche ; et quand il s’agit de me disputer mon frère, il eut, à tout coup, raison de moi. Durant les premières semaines, Édouard avait mené à Londres une conduite irréprochable, et il commençait à faire quelques affaires avec ses montres d’Amérique, quand le misérable se mit en travers de son chemin. Je fis de mon mieux, ce qui n’était guère. La première chose dont on me parla fut un scandale qui avait eu pour théâtre l’un des hôtels de Northumberland Avenue : un voyageur s’y était vu « refait » d’une grosse somme par deux compères ; et Scotland Yard instruisait. Je lus l’information dans un journal du soir : pas un instant je ne doutai que mon frère et MacCoy ne fussent revenus à leurs anciennes pratiques. Je courus chez Édouard. On me dit qu’accompagné d’un grand monsieur, en qui je reconnus MacCoy, il avait quitté son logement en emportant ses affaires. La logeuse les avait entendus donner au cocher plusieurs adresses, notamment, en dernier lieu, celle d’Euston Station, et elle avait accidentellement surpris dans la bouche du grand monsieur quelque chose à propos de Manchester. Elle supposait qu’ils se rendaient dans cette ville.

« Un regard sur l’indicateur me montra qu’ils avaient dû prendre le train de cinq heures, bien qu’il y en eût, à quatre heures trente-cinq, un autre qu’ils auraient pu prendre. Je n’eus que juste le temps d’arriver pour le deuxième ; mais ni au dépôt ni dans le train je ne vis trace de l’un ou de l’autre. Ils devaient avoir filé par le train précédent ; et je décidai de les suivre à Manchester, où je les chercherais dans les hôtels. Un suprême appel à Édouard, par tout ce qu’il devait à notre mère, pouvait encore le sauver. J’avais les nerfs tendus à rompre. J’allumai un cigare pour les détendre. Le train allait s’ébranler quand, la portière s’étant ouverte toute grande, j’aperçus MacCoy avec mon frère sur le quai.

« Tous les deux portaient un déguisement, et non sans raison, car ils savaient à leurs trousses la police de Londres. MacCoy avait un grand col d’astrakan relevé, de sorte qu’on ne voyait que son nez et ses yeux. Mon frère avait pris un vêtement de femme, et un voile noir lui masquait à demi le visage. Mais je ne m’y trompai pas une seconde, et ne m’y serais pas trompé même si je n’avais su qu’il avait eu recours d’autres fois à pareil subterfuge. Je bondis sur mes pieds, et MacCoy me reconnut. Il dit quelque chose au moment où le conducteur fermait la portière, et le conducteur les fit passer dans le compartiment voisin. J’essayai, pour les suivre, de retarder le départ. Trop tard : nous étions en marche.

« À l’arrêt de Willesden, je me hâtai de changer de compartiment. Il semble bien que personne ne m’aperçut, ce qui n’a rien d’étonnant, car il y avait affluence dans la gare. MacCoy, naturellement, m’attendait de pied ferme, ayant passé le temps, entre Euston et Willesden, à raffermir le cœur de mon frère et à l’armer contre moi. C’est du moins ce que je suppose, car je n’ai jamais trouvé mon frère aussi rebelle à l’émotion. J’essayai de tous les moyens : je lui représentai l’avenir dans une geôle anglaise et le chagrin de notre mère quand je lui rapporterais des nouvelles ; je lui dis tout ce qui devait lui toucher le cœur. Peine perdue. Il restait là, un sourire de dédain sur son beau visage, tandis que de temps à autre MacCoy me lançait un brocard ou jetait un mot à mon frère pour l’encourager dans ses résolutions.

— « Pourquoi, me disait-il, ne fondez-vous pas une école du dimanche ?

Et s’adressant à mon frère :

— « Il vous considérait comme le petit frère qu’on mène à la baguette ; et voilà qu’il s’aperçoit que vous êtes, tout comme lui, un homme !

« De l’entendre tenir ce langage, il me vint aux lèvres des paroles amères. Nous avions, naturellement, quitté la station de Willesden ; car tout ceci avait pris un certain temps. Je finis par céder à la colère, et mon frère vit de moi un aspect qu’il ne connaissait pas. Sans doute aurais-je dû le lui montrer plus vite — et plus souvent.

— « Un homme ! dis-je. Charmé que votre ami veuille bien m’en donner l’assurance. On ne se douterait guère que vous soyez un homme à vous voir ainsi travesti en petite pensionnaire. Je ne crois pas qu’il y ait au monde une créature plus digne de pitié que vous, tel que vous voilà, dans cet accoutrement de poupée !

« Il rougit, car il était vaniteux de sa personne et craignait le ridicule.

« — Ce n’est qu’un cache-poussière, dit-il, en se dépouillant de son enveloppe. On peut vouloir éviter la curiosité. Et je n’avais pas d’autre moyen.

« Il enleva sa toque et son voile, qu’il mit dans le sac brun, avec son manteau.

« — En tout cas, je n’ai pas besoin de cela jusqu’à ce que le contrôleur passe.

« — Vous n’en avez pas besoin davantage à ce moment-là, dis-je.

« Et m’emparant du sac, je le lançai de toute ma force par la portière.

« — À présent, ajoutai-je, vous cesserez de faire de vous, tant que je pourrai vous en empêcher, une espèce de Marie-Jeanne ! Si, pour vous préserver de la prison il n’y a que ce déguisement, eh bien, vous irez en prison !

C’était la vraie façon de le mener. J’en sentis tout de suite l’avantage. Sa nature cédait plus à la violence qu’aux prières. Il devint pourpre de honte et ses yeux s’emplirent de larmes. MacCoy, cependant, sentit que je gagnais du terrain. Il résolut de ne pas me laisser poursuivre.

« — C’est mon copain, dit-il, et vous n’allez pas venir faire avec lui le matamore !

« — C’est mon frère, et je n’entends pas que vous l’entraîniez à sa perte, répondis-je ; s’il vous faut un petit tour de prison pour vous écarter de lui, vous l’aurez, ou ce ne sera pas ma faute.

« — Auriez-vous donc l’intention de jeter les hauts cris ?

Il avait à peine proféré ces paroles que je lui vis dans la main un revolver. Je voulus m’élancer pour lui arracher l’arme ; mais je compris qu’il était trop tard et je me jetai vivement de côté. Au même instant, il pressait la détente : la balle qu’il me destinait alla frapper mon frère en plein cœur.

« Le malheureux s’écroula sans un soupir, sur le parquet de la voiture. Alors, saisis d’une horreur pareille, nous nous trouvâmes à genoux près de lui, MacCoy et moi, et nous tentâmes de ramener en lui un peu de vie. MacCoy tenait encore son revolver chargé ; mais sa colère et mon ressentiment avaient fondu dans la soudaineté du drame. Il fut le premier à concevoir exactement la situation. Le train, pour une raison quelconque, avait à ce moment une très faible vitesse. MacCoy y vit une chance de fuite. Instantanément, il ouvrit la portière. Mais je le prévins, je sautai sur lui, et, tombant du marchepied, nous roulâmes enlacés le long d’un talus en pente raide. En arrivant au fond, je donnai de la tête contre une pierre et perdis connaissance. Quand je revins à moi, je me trouvai couché dans des broussailles, à quelque distance de la voie ferrée, et quelqu’un m’épongeait le front avec un mouchoir humide. Je reconnus Sparrow MacCoy.

« — Je ne pouvais franchement vous abandonner, fit-il. Je ne voulais pas avoir sur les mains, en un seul jour, son sang et le vôtre. Sans doute vous aimiez votre frère ; mais vous ne l’aimiez pas plus que moi, si étrange que fût ma façon de le lui témoigner. Le monde me paraît vide à présent qu’il n’est plus là, et peu me chaut que vous m’envoyiez ou non à la potence.

Comme, en tombant, il s’était tordu la cheville, nous restions là tous les deux, lui incapable de mouvoir son pied, moi la tête en feu ; et nous nous mîmes à causer, à causer, si bien que, peu à peu, ma colère, s’apaisant, finit par faire place à de la sympathie. À quoi bon venger la mort de mon frère sur un homme qu’elle affectait autant que moi-même ? Puis, à mesure que je reprenais mes esprits, j’en venais à me rendre compte que je ne pouvais rien faire contre MacCoy qui ne retombât sur ma mère et sur moi. Comment accabler cet homme sans rendre publique la honte de mon frère, ce qu’avant tout je voulais éviter ? Aussi bien notre intérêt nous commandait-il de jeter un voile sur l’affaire : en sorte que moi, le vengeur, je conspirai contre la justice ! L’endroit où nous nous trouvions était un de ces parcs à faisans comme il y en a tant en Angleterre. Tandis que nous nous y frayions un chemin, je discutais avec le meurtrier de mon frère les moyens de prévenir un scandale !

« Il eut vite fait de me convaincre que, si mon frère n’avait pas dans ses poches des papiers que nous ignorions, la police ne pouvait ni l’identifier ni expliquer sa présence dans le train. Son billet était dans la poche de MacCoy, avec la feuille de bagages. Comme la plupart des Américains, il avait trouvé plus avantageux de se faire un trousseau à Londres que d’en apporter un d’Amérique ; son linge et ses vêtements étaient donc neufs et sans marques. Le sac contenant le cache-poussière, quand je le lançai par la fenêtre, alla peut-être tomber dans un fourré où des ronces le cachent encore ; peut-être quelque vagabond l’aura-t-il ramassé ; peut-être aussi la police, l’ayant découvert, n’en aura-t-elle parlé à personne. En tout cas, je n’ai rien vu à ce sujet dans les journaux de Londres. Quant aux montres, elles constituaient un assortiment d’échantillons pour la


vente : peut-être avait-il quelque affaire en vue en les emportant à Manchester… Mais que servirait aujourd’hui de se livrer aux conjectures ?

« Je n’accuse pas la police d’insuffisance. Comment eût-elle fait davantage ? Un seul indice aurait pu la guider, mais bien faible : je veux dire le petit miroir rond qu’on trouva dans la poche de mon frère. Ce n’est pas là, n’est-ce pas ? un article d’usage courant chez un jeune homme. Pour un joueur, il eût signifié tricherie. Assis à peu de distance d’une table de jeu, le miroir sur vos genoux, vous distinguez tout en donnant les cartes, celles que vous donnez à votre adversaire ; et vous le tenez à merci quand vous connaissez les siennes aussi bien que les vôtres. Un miroir est l’accessoire indispensable du tricheur professionnel, tout comme la pince élastique pendue au bras de MacCoy. Pour peu qu’elle eût rattaché la découverte du miroir aux faits de tricherie qui s’étaient produits récemment dans des hôtels, la police eût tenu l’un des bouts de l’affaire.

« Me voici au terme de mes explications. Nous arrivâmes le soir dans un petit village du nom d’Amersham, où nous nous donnâmes pour deux excursionnistes ; puis nous gagnâmes tranquillement Londres, d’où MacCoy se rendit en Angleterre, tandis que je retournais à New-York. Ma mère mourut six mois plus tard, et je suis heureux de dire que jusqu’à sa mort elle ne sut rien du drame. Elle demeura persuadée qu’Édouard gagnait bravement sa vie à Londres, et je n’eus jamais le cœur de lui avouer la vérité. Sans doute, elle ne recevait pas de lettres de mon frère ; mais en aucun temps, il ne lui avait écrit, et de ce côté il n’y eut pas pour elle de différence. Ce qui n’empêchait pas qu’elle ne cessât de prononcer son nom.

« À présent, il y a une chose, une seule, que je voudrais vous demander, Monsieur, et qui, si vous pouviez satisfaire à mon désir, me payerait aimablement des explications que je vous donne. Vous vous rappelez la petite bible recueillie dans le train. Je l’avais toujours portée dans une poche intérieure, d’où elle aura probablement glissé lors de ma chute. Elle a pour moi un très grand prix, car elle était chez nous le livre de famille ; et mon père y avait consigné sur la première feuille ma naissance et celle de mon frère. J’aimerais que par vous elle retrouvât sa vraie place et que vous prissiez la peine de me l’envoyer. Elle ne peut avoir de valeur pour personne. En l’adressant à Monsieur X…, Bassano’s Library, New-York, vous êtes sûr qu’elle me parviendra. »