L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 363-368).
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XV. — D’UN BON SOUPER CHEZ M. ANDRÉ.


Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, M. Pinto, célèbre juif[1], le chapelain de la chapelle réformée de l’ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Gallitzin[2], du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d’esprit.

Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n’en avait jamais eu : tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint à souper de contrister ses frères ! Il n’en est pas ainsi du régent Cogé, et de l’ex-jésuite Nonotte, et de l’ex-jésuite Patouillet, et de l’ex-jésuite Rotalier[3], et de tous les animaux de cette espèce. Ces croquants-là vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agréables et instructives dans un souper de quatre heures ; et, ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’ils n’oseraient dire en face à personne ce qu’ils ont l’impudence d’imprimer.

La conversation roula d’abord sur une plaisanterie des Lettres persanes[4], dans laquelle on répète, d’après plusieurs graves personnages, que le monde va non-seulement en empirant, mais en se dépeuplant tous les jours ; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vérité, le rire sera incessamment banni de la terre.

Le docteur de Sorbonne assura qu’en effet le monde était réduit presque à rien. Il cita le père Petau, qui démontre qu’en moins de trois cents ans un seul des fils de Noé (je ne sais si c’est Sem ou Japhet) avait procréé de son corps une série d’enfants qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidèles, l’an 285 après le déluge universel[5].

M. André demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c’est-à-dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n’y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale ? « C’est que la foi est diminuée, » dit le docteur de Sorbonne.

On parla beaucoup de Thèbes aux cent portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. « Serrez, serrez, disait M. André ; je soupçonne, depuis que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gargantua écrivait autrefois toutes les histoires.

— Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes, et n’existent plus.

— Cela est vrai, répondit le secrétaire de M. le prince Gallitzin ; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d’Allemagne, d’Espagne et du Nord, étaient alors des déserts. »

Le capitaine suisse, homme très-instruit, nous avoua que quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs précipices pour aller s’emparer, comme de raison, d’un pays plus agréable, César, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces émigrants, trouva qu’il se montait à trois cent soixante et huit mille[6], en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd’hui, le seul canton de Berne possède autant d’habitants : il n’est pas tout à fait la moitié de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au delà de sept cent vingt mille âmes, en comptant les natifs qui servent ou qui négocient en pays étrangers. Après cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres.

Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de M. Silhouette.

« Ah ! ceci me regarde, dit M. André. J’ai été longtemps l’homme aux quarante écus ; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines ; mais enfin il y avait des gueux à Rome ; et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l’ai été.

— Savez-vous bien, lui dit un savant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu’il donnait dans le salon d’Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante ; mais qu’Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point par mois, pour sa table, au delà de deux cent trente-cinq livres tournois ?

— Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J’ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote ; mais apparemment que Florus n’avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d’autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l’ami de César et de Pompée, de Cicéron et d’Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d’or par mois.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire[7]. »

Mme André, prenant la parole, dit au savant que, s’il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.

Je suis persuadé que cette soirée de M. André valait bien un mois d’Atticus ; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très-gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d’autrui, ni de l’histoire scandaleuse du jour.

La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c’était le luxe qui avait détruit l’empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d’Occident et d’Orient n’avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n’était occupé que de disputes théologiques ; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l’éternité de la lumière du Tabor, qu’ils voyaient à leur nombril, qu’ils ne défendaient la ville contre les Turcs.

Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup : c’est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d’Horace, et d’Ovide, subsistent.

On ne fit qu’un saut du siècle d’Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d’esprit, on ne faisait plus guère aujourd’hui d’ouvrages de génie ?

M. André répondit que c’est parce qu’on en avait fait dans le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie ; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Écossais, qui s’est avisé de donner des règles de goût de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français[8]. On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré l’Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l’on aime le mieux dans cet ouvrage[9].

Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait pour le Tasse[10]. Quelqu’un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au-dessus d’Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s’éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens d’esprit.

On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plupart des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les conversations, roulent sur l’examen des chefs-d’œuvre du dernier siècle. Notre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes comme des enfants déshérités qui font le compte du bien de leurs pères. On avoua que la philosophie avait fait de très-grands progrès ; mais que la langue et le style s’étaient un peu corrompus.

C’est le sort de toutes les conversations de passer d’un sujet à un autre. Tous ces objets de curiosité, de science, et de goût, disparurent bientôt devant le grand spectacle que l’impératrice de Russie et le roi de Pologne[11] donnaient au monde. Ils venaient de relever l’humanité écrasée, et d’établir la liberté de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l’empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donné à tant de cours qui se croient politiques, fut célébré comme il devait l’être. On but à la santé de l’impératrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d’imitateurs. Le docteur de Sorbonne même les admira : car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d’esprit chez les Béotiens.

Le secrétaire russe nous étonna par le récit de tous les grands établissements qu’on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l’histoire de Charles XII, qui a passé sa vie à détruire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumé la sienne à créer[12]. Nous conclûmes que la faiblesse et la frivolité sont la cause de cette préférence ; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon ; que les esprits superficiels préfèrent l’héroïsme extravagant aux grandes vues d’un législateur ; que les détails de la fondation d’une ville leur plaisent moins que la témérité d’un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques ; et qu’enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s’amuser que de s’instruire. De là vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke.

De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps ! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet éternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu’un bon déclamateur était aussi rare qu’un bon poëte. Le souper finit par une chanson très-jolie qu’un des convives fit pour les dames. Pour moi, j’avoue que le banquet de Platon ne m’aurait pas fait plus de plaisir que celui de M. et de Mme André.

Nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses s’y seraient ennuyés sans doute : ils prétendent être la bonne compagnie ; mais ni M. André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-là.

FIN DE L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

  1. C’est celui qui défendit ses coreligionnaires accusés par Voltaire de rogner les espèces. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire à Pinto, en date du 21 juillet 1762.
  2. Représentant de la Russie à la cour de France.
  3. C’est probablement le docteur Riballier, que Voltaire désigne sous le nom de Rotalier. (B.)
  4. Lettre cxii.
  5. Voyez tome XX, page 246.
  6. Voyez tome XX, page 248.
  7. Vers de Voltaire, dans Charlot, acte Ier, scène vii.
  8. Ce M. Home, grand juge d’Écosse, enseigne la manière de faire parler les héros d’une tragédie avec cet esprit ; et voici un exemple remarquable qu’il rapporte de la tragédie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean Coleville, et qui le présente au roi :

    « Sire, le voilà, je vous le livre ; je supplie Votre Grâce de faire enregistrer ce fait d’armes parmi les autres de cette journée, ou pardieu je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait à la tête ; on verra Coleville me baisant les pieds. Voilà ce que je ferai si vous ne rendez pas ma gloire aussi brillante qu’une pièce de deux sous dorée ; et alors vous me verrez, dans le clair ciel de la renommée, ternir votre splendeur comme la pleine lune efface les charbons éteints de l’élément de l’air, qui ne paraissent autour d’elle que comme des têtes d’épingle. »

    C’est cet absurde et abominable galimatias, très-fréquent dans le divin Shakespeare, que Jean Home propose pour le modèle du bon goût et de l’esprit dans la tragédie. Mais en récompense M. Home trouve l’Iphigénie et la Phèdre de Racine extrêmement ridicules. (Note de Voltaire.)

  9. Charles Denina, dont il est ici question, est mort le 8 décembre 1813. Il était né à Revel, en Piémont, dans l’année 1731.
  10. Boileau, satire IX, 176.
  11. Catherine II et Stanislas Poniatowski ; voyez, dans les Mélanges année 1767, l’Essai historique et critique sur les dissensions de la Pologne.
  12. Allusion au peu de succès que son Histoire de Russie avait obtenu. On préférait de beaucoup celle de Charles XII. Voyez, tome XVI, ces deux ouvrages.