L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 347-352).
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X. — DES PROPORTIONS.


Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens ; mais deux sacs de blé volés ne sont pas à ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l’est à l’intérêt de la personne volée.

Le prieur de D***, à qui deux de ses domestiques de campagne avaient dérobé deux setiers de blé, vient de faire pendre les deux délinquants. Cette exécution lui a plus coûté que toute sa récolte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets.

Si les lois avaient ordonné que ceux qui voleraient le blé de leur maître laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attachée à un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagné.

Il faut effrayer le crime : oui, sans doute ; mais le travail forcé et la honte durable l’intimident plus que la potence.

Il y a quelques mois qu’à Londres un malfaiteur fut condamné à être transporté en Amérique pour y travailler aux sucreries avec les nègres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d’autres pays, sont reçus à présenter requête au roi, soit pour obtenir grâce entière, soit pour diminution de peine. Celui-ci présenta requête pour être pendu : il alléguait qu’il haïssait mortellement le travail, et qu’il aimait mieux être étranglé une minute que de faire du sucre toute sa vie.

D’autres peuvent penser autrement, chacun a son goût ; mais on a déjà dit[1], et il faut répéter, qu’un pendu n’est bon à rien, et que les supplices doivent être utiles.

Il y a quelques années que l’on condamna dans la Tartarie[2] deux jeunes gens à être empalés, pour avoir regardé, leur bonnet sur la tête, passer une procession de lamas. L’empereur de la Chine[3], qui est un homme de beaucoup d’esprit, dit qu’il les aurait condamnés à marcher nu-tête à la procession pendant trois mois.

Proportionnez les peines aux délits, a dit le marquis Beccaria ; ceux qui ont fait les lois n’étaient pas géomètres.

Si l’abbé Guyon, ou Cogé, ou l’ex-jésuite Nonotte, ou l’ex-jésuite Patouillet, ou le prédicant La Beaumelle, font de misérables libelles où il n’y a ni vérité, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de D*** a fait pendre ses deux domestiques ; et cela, sous prétexte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs ?

Condamnerez-vous Fréron même aux galères, pour avoir insulté le bon goût, et pour avoir menti toute sa vie dans l’espérance de payer son cabaretier ?

Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu’il a été très-pesant, parce qu’il a entassé erreur sur erreur, parce qu’il n’a jamais su distinguer aucun degré de probabilité, parce qu’il veut que, dans une antique et immense cité renommée par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, où les femmes étaient gardées par des eunuques, toutes les princesses allassent par dévotion donner publiquement leurs faveurs dans la cathédrale aux étrangers pour de l’argent ? Contentons-nous de l’envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes ; soyons modérés en tout ; mettons de la proportion entre les délits et les peines.

Pardonnons à ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu’il n’écrit que pour se contredire, lorsqu’après avoir donné une comédie sifflée[4] sur le théâtre de Paris, il injurie ceux[5] qui en font jouer à cent lieues de là ; lorsqu’il cherche des protecteurs[6], et qu’il les outrage ; lorsqu’il déclame contre les romans, et qu’il fait des romans dont le héros est un sot précepteur qui reçoit l’aumône d’une Suissesse à laquelle il a fait un enfant, et qui va dépenser son argent dans un bordel de Paris[7] ; laissons-le croire qu’il a surpassé Fénelon et Xénophon, en élevant un jeune homme de qualité dans le métier de menuisier : ces extravagantes platitudes ne méritent pas un décret de prise de corps[8] ; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignée, et du régime.

Je hais les lois de Dracon, qui punissaient également les crimes et les fautes, la méchanceté et la folie. Ne traitons point le jésuite Nonotte, qui n’est coupable que d’avoir écrit des bêtises et des injures, comme on a traité les jésuites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jésuite Le Tellier[9], qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procès, dans toute contention, dans toute querelle, l’agresseur de l’outragé, l’oppresseur de l’opprimé. La guerre offensive est d’un tyran ; celui qui se défend est un homme juste.

Comme j’étais plongé dans ces réflexions, l’homme aux quarante écus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec émotion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, était mort. « Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi ; mais j’ai été appelé en témoignage contre un meunier à qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s’est trouvé innocent ; je l’ai vu s’évanouir dans les tortures redoublées ; j’ai entendu craquer ses os ; j’entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent ; je pleure de pitié, et je tremble d’horreur. » Je me mis à pleurer et à frémir aussi, car je suis extrêmement sensible.

Ma mémoire alors me représenta l’aventure épouvantable des Calas : une mère vertueuse dans les fers, ses filles éplorées et fugitives, sa maison au pillage ; un père de famille respectable brisé par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes ; un fils chargé de chaînes, traîné devant les juges, dont un lui dit : « Nous venons de rouer votre père, nous allons vous rouer aussi. »

Je me souvins de la famille des Sirven[10], qu’un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu’elle fuyait la persécution d’un juge aussi inique qu’ignorant. « Ce juge, me dit-il, a condamné toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le père et la mère, aidés de deux de leurs filles, avaient égorgé et noyé la troisième, de peur qu’elle n’allât à la messe. » Je voyais à la fois, dans des jugements de cette espèce, l’excès de la bêtise, de l’injustice et de la barbarie.

Nous plaignions la nature humaine, l’homme aux quarante écus et moi. J’avais dans ma poche le discours d’un avocat général du Dauphiné[11], qui roulait en partie sur ces matières intéressantes ; je lui en lus les endroits suivants :


« Certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osèrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s’imposer le fardeau de la félicité publique ; qui, pour le bien qu’ils voulaient faire aux hommes, s’exposèrent à leur ingratitude, et, pour le repos d’un peuple, renoncèrent au leur ; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu’elle semblait leur avoir refusé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Quel magistrat, un peu sensible à ses devoirs, à la seule humanité, pourrait soutenir ces idées ? Dans la solitude d’un cabinet pourra-t-il, sans frémir d’horreur et de pitié, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l’innocence ? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes sortir de ces fatales écritures, et le presser de décider du sort d’un citoyen, d’un époux, d’un père, d’une famille ? Quel juge impitoyable (s’il est chargé d’un seul procès criminel) pourra passer de sang-froid devant une prison ? C’est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon égal, mon concitoyen, un homme enfin ! c’est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes ! Peut-être le désespoir s’est emparé de son âme ; il pousse vers le ciel mon nom avec des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole ; il veut interroger par les supplices : impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des leviers, et tous ces instruments inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commencé par la liberté.

« Douce philosophie ! toi qui ne cherches la vérité qu’avec l’attention et la patience, t’attendais-tu que, dans ton siècle, on employât de tels instruments pour la découvrir ?

« Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette méthode inconcevable, et que l’usage la consacre ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Leurs lois imitent leurs préjugés ; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulières, et les actes de leur raison ne sont guère moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition ? C’est que nos préjugés sont anciens, et que notre morale est nouvelle ; c’est que nous sommes aussi pénétrés de nos sentiments qu’inattentifs à nos idées ; c’est que l’avidité des plaisirs nous empêche de réfléchir sur nos besoins, et que nous sommes plus empressés de vivre que de nous diriger ; c’est, en un mot, que nos mœurs sont douces, et qu’elles ne sont pas bonnes ; c’est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains. »


Ces fragments, que l’éloquence avait dictés à l’humanité, remplirent le cœur de mon ami d’une douce consolation. Il admirait avec tendresse. « Quoi ! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d’œuvre en province ! on m’avait dit qu’il n’y a que Paris dans le monde.

— Il n’y a que Paris, lui dis-je, où l’on fasse des opéras-comiques ; mais il y a aujourd’hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la même vertu, et qui s’expriment avec la même force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n’étaient que ridicules. Le docteur Balouard déclamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit : « Ne parlez en public que pour dire des vérités neuves et utiles, avec l’éloquence du sentiment et de la raison.

« Mais si nous n’avons rien de neuf à dire ? se sont écriés les parleurs. Taisez-vous alors, a répondu la philosophie ; tous ces vains discours d’appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la Saint-Jean, allumé le jour de l’année où l’on a le moins besoin de se chauffer : il ne cause aucun plaisir, et il n’en reste pas même la cendre.

« Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgré les progrès de l’esprit humain, on lit très-peu ; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s’instruire, la plupart lisent très-mal. Mes voisins et mes voisines jouent, après dîner, un jeu anglais, que j’ai beaucoup de peine à prononcer, car on l’appelle whisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de bonnes têtes, vous disent avec un air d’importance que les livres ne sont bons à rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n’êtes gouvernés que par des livres ? Savez-vous que l’ordonnance civile, le code militaire, et l’Évangile, sont des livres dont vous dépendez continuellement ? Lisez, éclairez-vous ; ce n’est que par la lecture qu’on fortifie son âme ; la conversation la dissipe, le jeu la resserre.

— J’ai bien peu d’argent, me répondit l’homme aux quarante écus ; mais, si jamais je fais une petite fortune, j’achèterai des livres chez Marc-Michel Rey[12]. »


  1. Voyez tome XIX, page 626 ; tome XX, page 456 ; et dans les Mélanges, année 1766, le paragraphe x du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
  2. À Abbeville. (K.) — Voyez, dans les Mélanges, année 1766, la Relation de la mort du chevalier de La Barre.
  3. Le roi de Prusse. (K.) — Voyez, dans la Correspondance, sa lettre du 7 d’auguste 1766.
  4. Narcisse, ou l’Amant de lui-même, comédie en un acte et, en prose, jouée une seule fois au Théâtre-Français, le 18 décembre 1752.
  5. Voltaire.
  6. Hume.
  7. Voyez les Lettres sur la Nouvelle Héloïse.
  8. J.-J. Rousseau venait de rentrer en France, mais sous un faux nom, à cause de ce décret.
  9. Sur Malagrida, voyez, tome XV, le chapitre xxxviii du Précis du Siècle de Louis XV ; — sur Oldcorn et Garnet, voyez tome XIII, page 53 ; — sur Gueret et Guignard, voyez tome XII, page 557 ; — sur Le Tellier, voyez, tome XV, le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV ; et tomes XVI, page 68 ; XVII, page 177 ; XVIII, pages 47 et 379.
  10. Voyez tome XVIII, page 281 ; et dans les Mélanges, année 1766, l’Avis au public.
  11. Servan. Discours sur l’administration de la justice criminelle.
  12. À Amsterdam. Cette librairie était l’officine de tous les ouvrages anticatholiques.