L’Homme aux quarante écus/Avertissement

L’Homme aux quarante écus
L’Homme aux quarante écusGarniertome 21 (p. 305-308).
I.  ►

AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL.

Après la paix de 1748, les esprits parurent se porter, en France, vers l’agriculture et l’économie politique, et on publia beaucoup d’ouvrages sur ces deux objets. M. de Voltaire vit avec peine que, sur des matières qui touchaient de si près au bonheur des hommes, l’esprit de système vint se mêler aux observations et aux discussions utiles. C’est dans un moment d’humeur contre ces systèmes qu’il s’amusa à faire ce roman. On venait de proposer des moyens de s’enrichir par l’agriculture, dont les uns demandaient des avances supérieures aux moyens des cultivateurs les plus riches, tandis que les autres offraient des profits chimériques. On avait employé dans un grand nombre d’ouvrages des expressions bizarres, comme celle de despotisme légal[1], pour exprimer le gouvernement d’un souverain absolu qui conformerait toutes ses volontés aux principes démontrés de l’économie politique ; comme celle qui faisait la puissance législative copropriétaire de toutes les possessions[2], pour dire que chaque homme, étant intéressé aux lois qui lui assurent la libre jouissance de sa propriété, devait payer proportionnellement sur son revenu pour les dépenses que nécessite le maintien de ces lois et de la sûreté publique.

Ces expressions nuisirent à des vérités d’ailleurs utiles. Ceux qui ont dit les premiers que les principes de l’administration des États étaient dictés par la raison et par la nature ; qu’ils devaient être les mêmes dans les monarchies et dans les républiques ; que c’était du rétablissement de ces principes que dépendaient la vraie richesse, la force, le bonheur des nations, et même la jouissance des droits des hommes les plus importants ; que le droit de propriété pris dans toute son étendue, celui de faire de son industrie, de ses denrées, un usage absolument libre, étaient des droits aussi naturels, et surtout bien plus importants, pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes, que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance législative ; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté, de la liberté personnelle, est moins liée qu’on ne croit avec la liberté de la constitution ; que, sur tous ces points, les lois qui sont conformes à la justice et à la raison sont les meilleures en politique, et même les seules bonnes dans toutes les formes de gouvernement ; qu’enfin, tant que les lois ou l’administration sont mauvaises, le gouvernement le plus à désirer est celui où l’on peut espérer la réforme de ces lois la plus prompte et la plus entière : tous ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hommes, en leur apprenant que le bonheur était plus près d’eux qu’ils ne pensaient ; et que ce n’est point en bouleversant le monde, mais en l’éclairant, qu’ils peuvent espérer de trouver le bien-être et la liberté.

L’idée que la félicité humaine dépend d’une connaissance plus entière, plus parfaite de la vérité, et par conséquent des progrès de la raison, est la plus consolante qu’on puisse nous offrir : car les progrès de la raison sont dans l’homme la seule chose qui n’ait point de bornes, et la connaissance de la vérité, la seule qui puisse être éternelle.

L’impôt sur le produit des terres est le plus utile à celui qui lève l’impôt, le moins onéreux à celui qui le paye, le seul juste parce qu’il est le seul où chacun paye à mesure de ce qu’il possède, de l’intérêt qu’il a au maintien de la société.

Cette vérité a été encore établie par les mêmes écrivains, et c’est une de celles qui ont sur le bonheur des hommes une influence plus puissante et plus directe. Mais si des hommes, d’ailleurs éclairés et de bonne foi, ont nié cette vérité, c’est en grande partie la faute de ceux qui ont cherché à la prouver. Nous disons en partie, parce que nous connaissons peu de circonstances où la faute soit tout entière d’un seul côté. Si les partisans de cette opinion l’avaient développée d’une manière plus analytique et avec plus de clarté ; si ceux qui l’ont rejetée avaient voulu l’examiner avec plus de soin, les opinions auraient été bien moins partagées ; du moins les objections que les derniers ont faites semblent le prouver. Ils auraient senti que les impôts annuels, de quelque manière qu’ils soient imposés, sont levés sur le produit de la terre ; qu’un impôt territorial ne diffère d’un autre que parce qu’il est levé avec moins de frais, ne met aucune entrave dans le commerce, ne porte la mort dans aucune branche d’industrie, n’occasionne aucune vexation, parce qu’il peut être distribué avec égalité sur les différentes productions, proportionnellement au produit net que chaque terre rapporte à son propriétaire.

Nous avons combattu dans les notes quelques-unes des opinions de M. de Voltaire, qui sont contraires à ce principe, parce qu’elles ont pour objet des questions très-importantes au bonheur public, et que son ouvrage était destiné à être lu par les hommes de tous les états dans l’Europe entière. Nous avons cru qu’il était de notre devoir d’exposer la vérité, ou du moins ce que nous croyons la vérité.




Un vieillard, qui toujours plaint le présent et vante le passé, me disait : « Mon ami, la France n’est pas aussi riche qu’elle l’a été sous Henri IV. Pourquoi ? C’est que les terres ne sont pas si bien cultivées ; c’est que les hommes manquent à la terre, et que le journalier ayant enchéri son travail, plusieurs colons laissent leurs héritages en friche.

— D’où vient cette disette de manœuvres ?

— De ce que quiconque s’est senti un peu d’industrie a embrassé les métiers de brodeur, de ciseleur, d’horloger, d’ouvrier en soie, de procureur, ou de théologien. C’est que la révocation de l’édit de Nantes a laissé un très-grand vide dans le royaume ; que les religieuses et les mendiants se sont multipliés, et qu’enfin chacun a fui, autant qu’il a pu, le travail pénible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait naître, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes sensés !

« Une autre cause de notre pauvreté est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer à nos voisins quatre millions d’un article, et cinq ou six d’un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l’Amérique ; le café, le thé, le chocolat, la cochenille, l’indigo, les épiceries, nous coûtent plus de soixante millions par an. Tout cela était inconnu du temps de Henri IV, aux épiceries près, dont la consommation était bien moins grande. Nous brûlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moitié de notre cire de l’étranger, parce que nous négligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu’il n’y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluités argent comptant.

« Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l’Hôtel de Ville aux étrangers ; et que Henri IV, à son avènement, en ayant trouvé pour deux millions en tout sur cet hôtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour délivrer l’État de ce fardeau.

« Considérez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trésors du Mexique, lorsque don Felipe el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-là les guerres étrangères nous ont débarrassés de la moitié de notre argent.

« Voilà en partie les causes de notre pauvreté. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l’artifice des marchandes de modes : nous sommes pauvres avec goût. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des négociants très-riches ; leurs enfants, leurs gendres, sont très-riches ; en général la nation ne l’est pas. »

Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde : car le curé de ma paroisse, qui a toujours eu de l’amitié pour moi, m’a enseigné un peu de géométrie et d’histoire, et je commence à réfléchir, ce qui est très-rare dans ma province. Je ne sais s’il avait raison en tout ; mais, étant fort pauvre, je n’eus pas grand’peine à croire que j’avais beaucoup de compagnons[3].


  1. Expression du marquis de Mirabeau.
  2. Expression de Lemercier de La Rivière.
  3. Mme de Maintenon, qui en tout genre étaie une femme fort entendue, excepté dans celui sur lequel elle consultait le trigaud et processif abbé Gobelin, son confesseur ; Mme de Maintenon, dis-je, dans une de ses lettres, fait le compte du ménage de son frère et de sa femme, en 1680. Le mari et la femme avaient à payer le loyer d’une maison agréable ; leurs domestiques étaient au nombre de dix ; ils avaient quatre chevaux et deux cochers, un bon dîner tous les jours. Mme de Maintenon évalue le tout à neuf mille francs par an, et met trois mille livres pour le jeu, les spectacles, les fantaisies, et les magnificences de monsieur et de madame.

    Il faudrait à présent environ quarante mille livres pour mener une telle vie dans Paris ; il n’en eût fallu que six mille du temps de Henri IV. Cet exemple prouve assez que le vieux bonhomme ne radote pas absolument. (Note de Voltaire.)

    — La question doit se réduire à savoir si le produit réel des terres (les frais de culture prélevés) a augmenté ou diminué depuis le temps de Henri IV, ou depuis celui de Louis XIV ; et il paraît que l’augmentation est incontestable. La nation est donc réellement plus riche qu’elle ne l’était alors. (K.) — Pour le compte fait par Mme de Maintenon, voyez tome XVIII, page 456.