Libr. Hachette (p. 39-49).


V


Rêves d’amour et autres.


Léon apprit à ses dépens qu’il ne suffit pas d’une bonne conscience et d’un bon lit pour nous procurer un bon somme. Il était couché comme un sybarite, innocent comme un berger d’Arcadie, et, par surcroît, fatigué comme un soldat qui a doublé l’étape : cependant une lourde insomnie pesa sur lui jusqu’au matin. C’est en vain qu’il se tourna et retourna dans tous les sens, comme pour rejeter le fardeau d’une épaule sur l’autre. Il ne ferma les yeux qu’après avoir vu les premières lueurs de l’aube argenter les fentes de ses volets.

Il s’endormit en pensant à Clémentine ; un rêve complaisant ne tarda pas à lui montrer la figure de celle qu’il aimait. Il la vit en toilette de mariée, dans la chapelle du château impérial. Elle s’appuyait sur le bras de M. Renault père, qui avait mis des éperons pour la cérémonie. Léon suivait, donnant la main à Mlle Sambucco ; la vieille demoiselle était décorée de la Légion d’honneur. En approchant de l’autel, le marié s’aperçut que les jambes de son père étaient minces comme des baguettes, et, comme il allait exprimer son étonnement, M. Renault se retourna et lui dit : « Elles sont minces parce qu’elles sont sèches ; mais elles ne sont pas déformées. » Tandis qu’il donnait cette explication son visage s’altéra, ses traits changèrent, il lui poussa des moustaches noires, et il ressembla terriblement au colonel. La cérémonie commença. Le fond du chœur était rempli de tardigrades et de rotifères grands comme des hommes et vêtus comme des chantres : ils entonnèrent en faux bourdon un hymne du compositeur allemand Meiser, qui commençait ainsi :


Le principe vital
Est une hypothèse gratuite !


La poésie et la musique parurent admirables à Léon ; il s’efforçait de les graver dans sa mémoire, lorsque l’officiant s’avança vers lui avec deux anneaux d’or sur un plat d’argent. Ce prêtre était un colonel de cuirassiers en grand uniforme. Léon se demanda où et quand il l’avait rencontré : c’était la veille au soir, devant la porte de Clémentine. Le cuirassier murmura ces mots : « La race des colonels a bien dégénéré depuis 1813 ! » Il poussa un profond soupir, et la nef de la chapelle, qui était un vaisseau de ligne, fut entraînée sur les eaux avec une vitesse de quatorze nœuds. Léon prit tranquillement le petit anneau d’or et s’apprêta à le passer au doigt de Clémentine, mais il s’aperçut que la main de sa fiancée était sèche ; les ongles seuls avaient conservé leur fraîcheur naturelle. Il eut peur et s’enfuit à travers l’église, qu’il trouva pleine de colonels de tout âge et toute arme. La foule était si compacte qu’il lui fallut des efforts inouïs pour la percer. Il s’échappe enfin, mais il entend derrière lui le pas précipité d’un homme qui veut l’atteindre. Il redouble de vitesse, il se jette à quatre pattes, il galope, il hennit, les arbres de la route semblent fuir derrière lui, il ne touche plus le sol. Mais l’ennemi s’approche aussi rapide que le vent ; on entend le bruit de ses pas ; ses éperons résonnent ; il a rejoint Léon, il le saisit par la crinière et s’élance d’un bond sur sa croupe en labourant ses flancs de l’éperon. Léon se cabre ; le cavalier se penche à son oreille et lui dit en le caressant de la cravache : « Je ne suis pas lourd à porter ; trente livres de colonel ! » Le malheureux fiancé de Mlle Clémentine fait un effort violent, il se jette de côté ; le colonel tombe et tire l’épée. Léon n’hésite pas ; il se met en garde, il se bat, il sent presque aussitôt l’épée du colonel entrer dans son cœur jusqu’à la garde. Le froid de la lame s’étend, s’étend encore et finit par glacer Léon de la tête aux pieds. Le colonel s’approche et dit en souriant : « Le ressort est cassé ; la petite bête est morte. » Il dépose le corps dans la boîte de noyer, qui est trop courte et trop étroite. Serré de tous côtés, Léon lutte, se démène et s’éveille enfin, moulu de fatigue et à demi étouffé dans la ruelle du lit.

Comme il sauta vivement dans ses pantoufles ! Avec quel empressement il ouvrit les fenêtres et poussa les volets ! « Il fit la lumière et il vit que cela était bon, » comme dit l’autre. Brroum ! Il secoua les souvenirs de son rêve comme un chien mouillé secoue les gouttes d’eau. Le fameux chronomètre de Londres lui apprit qu’il était neuf heures ; une tasse de chocolat servie par Gothon ne contribua pas médiocrement à débrouiller ses idées. En procédant à sa toilette dans un cabinet bien clair, bien riant, bien commode, il se réconcilia avec la vie réelle. « Tout bien pesé, se disait-il en peignant sa barbe blonde, il ne m’est rien arrivé que d’heureux. Me voici dans ma patrie, dans ma famille et dans une jolie maison qui est à nous. Mon père et ma mère sont bien portants, moi-même je jouis de la santé la plus florissante. Notre fortune est modeste, mais nos goûts le sont aussi et nous ne manquerons jamais de rien. Nos amis m’ont reçu hier à bras ouverts ; nous n’avons pas d’ennemis. La plus jolie personne de Fontainebleau consent à devenir ma femme ; je peux l’épouser avant trois semaines, s’il me plaît de hâter un peu les événements. Clémentine ne m’a pas abordé comme un indifférent ; il s’en faut. Ses beaux yeux me souriaient hier soir avec la grâce la plus tendre. Il est vrai qu’elle a pleuré à la fin, c’est trop sûr. Voilà mon seul chagrin, ma seule préoccupation, la cause unique du sot rêve que j’ai fait cette nuit. Elle a pleuré, mais pourquoi ? Parce que j’avais été assez bête pour la régaler d’une dissertation et d’une momie. Eh bien ! je ferai enterrer la momie, je rengainerai mes dissertations, et rien au monde ne viendra plus troubler notre bonheur ! »

Il descendit au rez-de-chausée en fredonnant un air des Nozze. M. et Mme Renault, qui n’avaient pas l’habitude de se coucher après minuit, dormaient encore. En entrant dans le laboratoire, il vit que la triple caisse du colonel était refermée. Gothon avait posé sur le couvercle une petite croix de bois noir et une branche de buis béni. « Faites donc des collections ! » murmura-t-il entre ses dents, avec un sourire tant soit peu sceptique. Au même instant, il s’aperçut que Clémentine, dans son trouble, avait oublié les présents qu’il avait apportés pour elle. Il en fit un paquet, regarda sa montre et jugea qu’il n’y aurait pas d’indiscrétion à pousser une pointe jusqu’à la maison de Mlle Sambucco.

En effet, la respectable tante, matinale comme on l’est en province, était déjà sortie pour aller à l’église, et Clémentine jardinait auprès de la maison. Elle courut au-devant de son fiancé, sans penser à jeter le petit râteau qu’elle tenait à la main ; elle lui tendit avec le plus joli sourire du monde ses belles joues roses, un peu moites, animées par la douce chaleur du plaisir et du travail.

« Vous ne m’en voulez pas ? lui dit-elle. J’ai été bien ridicule hier soir ; aussi ma tante m’a grondée ! Et j’ai oublié de prendre les belles choses que vous m’aviez rapportées de chez les sauvages ! Ce n’est pas par mépris au moins. Je suis si heureuse de voir que vous avez toujours pensé à moi comme je pensais à vous ! J’aurais pu les envoyer chercher aujourd’hui, mais je m’en suis bien gardée. Mon cœur me disait que vous viendriez vous-même.

— Votre cœur me connaît, ma chère Clémentine.

— Ce serait assez malheureux, si l’on ne connaissait pas son propriétaire.

— Que vous êtes bonne, et que je vous aime !

— Oh ! moi aussi, mon cher Léon, je vous aime bien ! »

Elle appuya le râteau contre un arbre et se pendit au bras de son futur mari avec cette grâce souple et langoureuse dont les créoles ont le secret.

« Venez par là, dit-elle, que je vous montre tous les embellissements que nous avons faits dans le jardin. »

Léon admira tout ce qu’elle voulut. Le fait est qu’il n’avait d’yeux que pour elle. La grotte de Polyphème et l’antre de Cacus lui auraient semblé plus riants que les jardins d’Armide si le petit peignoir rose de Clémentine s’était promené par là.

Il lui demanda si elle n’aurait point de regret à quitter une retraite si charmante et qu’elle avait embellie avec tant de soins.

« Pourquoi ? répondit-elle sans rougir. Nous n’irions pas bien loin, et, d’ailleurs, ne viendrons-nous pas ici tous les jours ? »

Ce prochain mariage était une chose si bien décidée qu’on n’en avait pas même parlé la veille. Il ne restait plus qu’à publier les bans et à fixer la date. Clémentine, cœur simple et droit, s’exprimait sans embarras et sans fausse pudeur sur un événement si prévu, si naturel et si agréable. Elle avait donné son avis à Mme Renault sur la distribution du nouvel appartement, et choisi les tentures elle-même ; elle ne fit pas plus de façons pour causer avec son mari de cette bonne vie en commun, qui allait commencer pour eux, des témoins qu’on inviterait au mariage, des visites de noce qu’on ferait ensuite, du jour qui serait consacré aux réceptions, du temps qu’on réserverait pour l’intimité et pour le travail. Elle s’enquit des occupations que Léon voulait se créer et des heures qu’il donnait de préférence à l’étude. Cette excellente petite femme aurait été honteuse de porter le nom d’un oisif, et malheureuse de passer ses jours auprès d’un désœuvré. Elle promettait d’avance à Léon de respecter son travail comme une chose sainte. De son côté, elle comptait bien aussi mettre le temps à profit et ne pas vivre les bras croisés. Dès le début, elle prendrait soin du ménage, sous la direction de Mme Renault qui commençait à trouver la maison un peu lourde. Et puis, n’aurait-elle pas bientôt des enfants à nourrir, à élever, à instruire ? C’était un noble et utile plaisir qu’elle ne voudrait pas partager avec personne. Elle enverrait pourtant ses fils au collége pour les former à la vie en commun et leur apprendre de bonne heure les principes de justice et d’égalité qui sont le fond de tout homme de bien. Léon la laissait dire ou l’interrompait pour lui donner raison, car ces deux jeunes gens, élevés l’un pour l’autre et nourris des mêmes idées, voyaient tout avec les mêmes yeux. L’éducation, avant l’amour, avait créé cette douce harmonie.

« Savez-vous, dit Clémentine, que j’ai senti hier une palpitation terrible au moment d’entrer chez vous ?

— Si vous croyez que mon cœur battait moins fort que le vôtre !…

— Oh ! mais moi, c’est autre chose : j’avais peur.

— Et de quoi ?

— J’avais peur de ne pas vous retrouver tel que je vous voyais dans ma pensée. Songez donc qu’il y avait plus de trois ans que nous nous étions dit adieu ! Je me souvenais fort bien de ce que vous étiez au départ, et l’imagination aidant un peu à la mémoire, je reconstruisais mon Léon tout entier. Mais si vous n’aviez plus été ressemblant ! Que serais-je devenue en présence d’un nouveau Léon, moi qui avais pris la douce habitude d’aimer l’autre ?

— Vous me faites frémir. Mais votre premier abord m’a rassuré d’avance.

— Chut ! monsieur. Ne parlons pas de ce premier abord. Vous me forceriez à rougir une seconde fois. Parlons plutôt du pauvre colonel qui m’a fait répandre tant de larmes. Comment va-t-il ce matin ?

— J’ai oublié de lui demander de ses nouvelles, mais si vous en désirez…

— C’est inutile. Vous pouvez lui annoncer ma visite pour aujourd’hui. Il faut absolument que je le revoie au grand jour.

— Vous seriez bien aimable de renoncer à cette fantaisie. Pourquoi vous exposer encore à des émotions pénibles ?

C’est plus fort que moi. Sérieusement, mon cher Léon, ce vieillard m’attire.

— Pourquoi vieillard ? Il a l’air d’un homme qui est mort entre vingt-cinq et trente ans.

— Êtes-vous bien sûr qu’il soit mort ? J’ai dit vieillard, à cause d’un rêve que j’ai fait cette nuit.

— Ah ! vous aussi ?

— Oui. Vous vous rappelez comme j’étais agitée en vous quittant. Et puis, j’avais été grondée par ma tante. Et puis, je me rappelais des spectacles terribles, ma pauvre mère couchée sur son lit de mort… Enfin, j’avais l’esprit frappé.

— Pauvre cher petit cœur !

— Cependant, comme je ne voulais plus penser à rien, je me couchai bien vite et je fermai les yeux de toutes mes forces, si bien que je m’endormis. Je ne tardai pas à revoir le colonel. Il était couché comme je l’avais vu, dans son triple cercueil, mais il avait de longs cheveux blancs et la figure la plus douce et la plus vénérable. Il nous priait de le mettre en terre sainte, et nous le portions, vous et moi, au cimetière de Fontainebleau. Arrivés devant la tombe de ma mère, nous vîmes que le marbre était déplacé. Ma mère, en robe blanche, au fond du caveau, s’était rangée pour faire une place à côté d’elle et elle semblait attendre le colonel. Mais toutes les fois que nous essayions de le descendre, son cercueil nous échappait des mains et restait suspendu dans l’air, comme s’il n’eût rien pesé. Je distinguais les traits du pauvre vieillard, car sa triple caisse était devenue aussi transparente que la lampe d’albâtre qui brûle au plafond de ma chambre. Il était triste, et son oreille brisée saignait abondamment. Tout à coup il s’échappa de nos mains, le cercueil s’évanouit, je ne vis plus que lui, pâle comme une statue et grand comme les plus hauts chênes du bas Bréau. Ses épaulettes d’or s’allongèrent et devinrent des ailes, et il s’éleva dans le ciel en nous bénissant des deux mains. Je m’éveillai, tout en larmes, mais je n’ai pas conté ce rêve à ma tante, elle m’aurait encore grondée.

— Il ne faut gronder que moi, ma chère Clémentine. C’est ma faute si votre doux sommeil est troublé par des visions de l’autre monde. Mais tout cela finira bientôt : dès aujourd’hui je vais m’enquérir d’un logement définitif à l’usage du colonel. »