Libr. Hachette (p. 261-277).


XX


Un coup de foudre dans un ciel pur.


« Mlle Virginie Sambucco a l’honneur de vous faire part du mariage de Mlle Clémentine Sambucco, sa nièce, avec M. Léon Renault, ingénieur civil.

« M. et Mme Renault ont l’honneur de vous faire part du mariage de M. Léon Renault, leur fils, avec Mlle Clémentine Sambucco ;

« Et vous prient d’assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée le 16 septembre 1859, en l’église de Saint-Maxence, leur paroisse, à onze heures précises. »

Fougas voulait absolument que son nom figurât sur les lettres de part. On eut toutes les peines du monde à le guérir de cette fantaisie. Mme Renault le sermonna deux grandes heures. Elle lui dit qu’aux yeux de la société, comme aux yeux de la loi, Clémentine était la petite-fille de M. Langevin ; que d’ailleurs M. Langevin s’était conduit très-honorablement lorsqu’il avait légitimé par le mariage une fille qui n’était pas la sienne ; enfin que la publication d’un tel secret de famille serait comme un scandale d’outre-tombe et flétrirait la mémoire de la pauvre Clémentine Pichon. Le colonel répondait avec la chaleur d’un jeune homme et l’obstination d’un vieillard :

« La nature a ses droits ; ils sont antérieurs aux conventions de la société, et mille fois plus augustes. L’honneur de celle que j’appelais mon Églé m’est plus cher que tous les trésors du monde et je fendrais l’âme en quatre au téméraire qui prétendrait la flétrir. En cédant à l’ardeur de mes vœux, elle s’est conformée aux mœurs d’une grande époque où la brièveté de la vie et la permanence de la guerre simplifiaient toutes les formalités. Enfin, je ne veux pas que mes arrière-petits-fils, qui vont naître, ignorent que la source de leur sang est dans les veines de Fougas. Votre Langevin est un intrus qui s’est glissé frauduleusement dans ma famille. Un intendant, c’est presque un rizpainsel ! Je foule aux pieds la cendre de Langevin ! »

L’obstiné ne céda point aux raisons de Mme Renault, mais il se laissa vaincre aux prières de Clémentine. La jeune créole le câlinait avec une grâce irrésistible.

« Mon bon grand-père par-ci, mon joli petit grand-père par-là ; mon vieux baby de grand-père, nous vous remettrons au collége si vous n’êtes pas raisonnable ! »

Elle s’asseyait familièrement sur les genoux de Fougas et lui donnait de petites tapes d’amitié, sur les joues. Le colonel faisait la grosse voix, puis son cœur se fondait de tendresse, et il se mettait à pleurer comme un enfant.

Ces familiarités n’ajoutaient rien au bonheur de Léon Renault ; je crois même qu’elles tempéraient un peu sa joie. Assurément il ne doutait ni de l’amour de sa fiancée ni de la loyauté de Fougas. Il était forcé de convenir qu’entre un grand-père et sa petite-fille, l’intimité est de droit naturel, et ne peut offenser personne. Mais la situation était si nouvelle et si peu ordinaire qu’il lui fallut un peu de temps pour classer ses sentiments et oublier ses chagrins. Ce grand-père, qu’il avait payé cinq cents francs, à qui il avait cassé l’oreille, pour qui il avait acheté un terrain au cimetière de Fontainebleau ; cet ancêtre plus jeune que lui, qu’il avait vu ivre, qu’il avait trouvé plaisant, puis dangereux, puis insupportable ; ce chef vénérable de la famille qui avait commencé par demander la main de Clémentine et fini par jeter dans les héliotropes son futur petit-fils ne pouvait obtenir d’emblée un respect sans mélange et une amitié sans restriction.

M. et Mme Renault prêchaient à leur fils la soumission et la déférence. Ils lui représentaient M. Fougas comme un parent à ménager.

« Quelques jours de patience ! disait la bonne mère, il ne restera pas longtemps avec nous ; c’est un soldat qui ne saurait vivre hors de l’armée, non plus qu’un poisson hors de l’eau. »

Mais les parents de Léon, dans le fond de leur âme, gardaient le souvenir amer de tant de chagrins et d’angoisses. Fougas avait été le fléau de la famille ; les blessures qu’il avait faites ne pouvaient se cicatriser en un jour. Gothon elle-même lui gardait rancune sans le dire. Elle poussait de gros soupirs chez Mlle Sambucco, en travaillant au festin des noces.

« Ah ! mon pauvre Célestin, disait-elle à son acolyte, quel petit scélérat de grand-père nous aurons là ! »

Le seul qui fût parfaitement à son aise était Fougas. Il avait passé l’éponge sur ses fredaines, lui ; il ne gardait aucune rancune à personne de tout le mal qu’il avait fait. Très-paternel avec Clémentine, très-gracieux avec M. et Mme Renault, il témoignait à Léon l’amitié la plus franche et la plus cordiale.

« Mon cher garçon, lui disait-il, je t’ai étudié, je te connais, je t’aime bien ; tu mérites d’être heureux, tu le seras. Tu verras bientôt qu’en m’achetant pour vingt-cinq napoléons tu n’as pas fait une mauvaise affaire. Si la reconnaissance était bannie de l’univers, elle trouverait un dernier refuge dans le cœur de Fougas ! »

Trois jours avant le mariage, maître Bonnivet apprit à la famille que le colonel était venu dans son cabinet pour demander communication du contrat. Il avait à peine jeté les yeux sur le cahier de papier timbré, et crac ! en morceaux dans la cheminée.

« M. le croque-notes, avait-il dit, faites-moi le plaisir de recommencer votre chef-d’œuvre. La petite-fille de Fougas ne se marie pas avec huit mille francs de rente. La nature et l’amitié lui donnent un million, que voici ! »

Là-dessus, il tire de sa poche un bon d’un million sur la Banque, traverse fièrement l’étude en faisant craquer ses bottes, et jette un billet de mille francs sur le pupitre d’un clerc en criant de sa plus belle voix :

« Enfants de la basoche ! voici pour boire à la santé de l’Empereur et de la grande armée ! »

La famille Renault se défendit énergiquement contre cette libéralité. Clémentine, avertie par son futur, eut une longue discussion devant Mlle Sambucco avec le jeune et terrible grand-père ; elle lui remontra qu’il avait vingt-quatre ans, qu’il se marierait un jour, que son bien appartenait à sa future famille.

« Je ne veux pas, dit-elle, que vos enfants m’accusent de les avoir dépouillés. Gardez vos millions pour mes petits oncles et mes petites tantes ! »

Mais, pour le coup, Fougas ne voulut pas rompre d’une semelle.

« Est-ce que tu te moques de moi ? dit-il à Clémentine. Penses-tu que je ferai la sottise de me marier maintenant ? Je ne te promets pas de vivre comme un trappiste, mais, à mon âge et bâti comme je le suis, on trouve à qui parler dans les garnisons, sans épouser personne. Mars n’emprunte pas le flambeau de l’Hyménée pour éclairer les petites promenades de Vénus ! Pourquoi l’homme forme-t-il des nœuds ?… Pour être père. Je le suis au comparatif, et dans un an, si notre brave Léon se conduit en homme, j’attraperai le superlatif. Bisaïeul ! c’est un joli grade pour un troupier de vingt-cinq ans. À quarante-cinq ou cinquante, je serai trisaïeul. À soixante-dix… la langue française n’a plus de mots pour dire ce que je deviendrai ! mais nous en commanderons un à ces bavards de l’Académie ! Crains-tu que je manque de rien dans mes vieux jours ? J’ai ma solde, d’abord, et ma croix d’officier. Dans l’âge des Anchise et des Nestor, j’aurai ma pension de retraite. Ajoutes-y les deux cent cinquante mille francs du roi de Prusse, et tu verras que j’ai, non-seulement le pain, mais le rata jusqu’au terme de ma carrière. Plus, une concession à perpétuité que ton mari a payée d’avance dans le cimetière de Fontainebleau. Avec cela, et des goûts simples, on est sûr de ne pas manger son fonds ! »

Bon gré, mal gré, il fallut en passer par tout ce qu’il voulut et accepter son million. Cet acte de générosité fit grand bruit dans la ville, et le nom de Fougas, déjà célèbre à tant de titres, en acquit un nouveau prestige.

Tout Fontainebleau voulut assister au mariage de Clémentine. On y vint de Paris. Les témoins de la mariée étaient le maréchal duc de Solferino et l’illustre Karl Nibor, élu depuis quelques jours à l’Académie des sciences. Léon s’en tint modestement aux vieux amis qu’il avait choisis dans le principe, M. Audret, l’architecte, et M. Bonnivet, le notaire.

Le maire revêtit son écharpe neuve. Le curé adressa aux jeunes époux une allocution touchante sur l’inépuisable bonté de la Providence qui fait encore un miracle de temps à autre en faveur des vrais chrétiens. Fougas, qui n’avait pas rempli ses devoirs religieux depuis 1801, trempa deux mouchoirs de ses larmes.

« On perd de vue ceux qu’on estime le plus, disait-il en sortant de l’église, mais Dieu et moi nous sommes faits pour nous entendre ! Après tout, qu’est-ce que Dieu ? Un Napoléon un peu plus universel ! »

Un festin pantagruélique présidé par Mlle Virginie Sambucco en robe de soie puce, suivit de près la cérémonie. Vingt-quatre personnes assistaient à cette fête de famille, entre autres le nouveau colonel du 23e et M. du Marnet, à peu près guéri de sa blessure.

Fougas leva sa serviette avec une certaine anxiété. Il espérait que le maréchal lui aurait apporté son brevet de général de brigade. Sa figure mobile trahit un vif désappointement en présence de l’assiette vide.

Le duc de Solferino, qui venait de s’asseoir à la place d’honneur, aperçut ce jeu de physionomie et dit tout haut :

« Ne t’impatiente pas, mon vieux camarade ! Je sais ce qui te manque ; il n’a pas tenu à moi que la fête ne fût complète. Le ministre de la guerre était absent lorsque j’ai passé chez lui. On m’a dit dans les bureaux que ton affaire était accrochée par une question de forme, mais que tu recevrais dans les vingt-quatre heures une lettre du cabinet.

— Le diable soit des plumitifs ! s’écria Fougas. Ils ont tout, depuis mon acte de naissance jusqu’à la copie de mon brevet de colonel. Tu verras qu’il leur manque un certificat de vaccine ou quelque paperasse de six liards !

— Eh ! patience, jeune homme ! Tu as le temps d’attendre. Ce n’est pas comme moi : sans la campagne d’Italie qui m’a permis d’attraper le bâton, ils me fendaient l’oreille comme à un cheval de réforme, sous le futile prétexte que j’avais soixante-cinq ans. Tu n’en as pas vingt-cinq, et tu vas passer général de brigade : l’Empereur te l’a promis devant moi. Dans quatre ou cinq ans d’ici, tu auras les étoiles d’or, à moins que le guignon ne s’en mêle. Après quoi, il ne te faudra plus qu’un commandement en chef et une campagne heureuse pour passer maréchal de France et sénateur, ce qui ne gâte rien.

— Oui, répondit Fougas, j’arriverai. Non-seulement parce que je suis le plus jeune de tous les officiers de mon grade, parce que j’ai fait la grande guerre et suivi les leçons du maître dans les champs de Bellone, mais surtout parce que le destin m’a marqué de son empreinte. Pourquoi les boulets m’ont-ils épargné dans plus de vingt batailles ? Pourquoi ai-je traversé des océans de bronze et de fer sans que ma peau reçût une égratignure ? C’est que j’ai une étoile, comme lui. La sienne était plus grande, c’est sûr, mais elle est allée s’éteindre à Sainte-Hélène, et la mienne brille encore au ciel ! Si le docteur Nibor m’a ressuscité avec quelques gouttes d’eau chaude, c’est que ma destinée n’était pas encore accomplie. Si la volonté du peuple français a rétabli le trône impérial, c’est pour fournir une série d’occasions à mon courage dans la conquête de l’Europe que nous allons recommencer ! Vive l’Empereur et moi ! Je serai duc ou prince avant dix ans, et même… pourquoi pas ? on tâchera d’être présent à l’appel le jour de la distribution des couronnes ! En ce cas, j’adopte le fils aîné de Clémentine : nous l’appelons Pierre-Victor II, et il me succède sur le trône comme Louis XV à son bisaïeul Louis XIV ! »

Comme il achevait cette tirade, un gendarme entra dans la salle à manger, demanda M. le colonel Fougas et lui remit un pli du ministère de la guerre.

« Parbleu ! s’écria le maréchal, il serait plaisant que ta promotion arrivât au bout d’un pareil discours. C’est pour le coup que nous nous prosternerions devant ton étoile ! Les rois mages ne seraient que de la Saint-Jean, auprès de nous.

— Lis toi-même, dit-il au maréchal, en lui tendant la grande feuille de papier. Ou plutôt, non ! J’ai toujours regardé la mort en face ; je ne détournerai pas mes yeux de ce tonnerre de chiffon, qui me tue.

« Monsieur le colonel, en préparant le décret impérial qui vous élevait au grade de général de brigade, je me suis trouvé en présence d’un obstacle insurmontable qui est votre acte de naissance. Il résulte de cette pièce que vous êtes né en 1789, et que vous avez aujourd’hui soixante-dix ans accomplis. Or la limite d’age étant fixée à soixante ans pour les colonels, à soixante-deux pour les généraux de brigade et à soixante-cinq pour les divisionnaires, je me vois dans l’absolue nécessité de vous porter au cadre de réserve avec le grade de colonel. Je sais, monsieur, combien cette mesure est peu justifiée pour votre âge apparent et je regrette sincèrement que la France soit privée des services d’un homme de votre vigueur et de votre mérite. Il est d’ailleurs certain qu’une exception en votre faveur ne provoquerait aucune réclamation dans l’armée et n’exciterait que des sympathies. Mais la loi est formelle et l’Empereur lui-même ne peut la violer ni l’éluder. L’impossibilité qui en résulte est tellement absolue, que si, dans votre ardeur de servir le pays, vous consentiez à rendre vos épaulettes pour recommencer une nouvelle carrière, votre engagement ne pourrait être reçu dans aucun des régiments de l’armée. Il est heureux, monsieur, que le gouvernement de l’Empereur ait pu vous fournir des moyens d’existence en obtenant de S. A. R. le régent de Prusse, l’indemnité qui vous était due ; car il n’y a pas non plus d’administration civile où l’on puisse faire entrer, même par faveur, un homme de soixante-dix ans. Vous objecterez très-justement que les lois et les réglemente datent d’une époque où les expériences sur la révivifaction des hommes n’avaient pas encore donné des résultats favorables. Mais la loi est faite pour la généralité et ne doit pas tenir compte des exceptions. On verrait sans doute à la modifier si les cas de résurrection se présentaient en certain nombre.

« Agréez, etc. »

Un morne silence accueillit cette lecture. Le Mane, Thécel Pharès des légendes orientales ne produisit pas un effet plus foudroyant. Le gendarme était toujours là, debout, dans la position du soldat sans armes, attendant le récépissé de Fougas. Le colonel demanda une plume et de l’encre, signa le papier, le rendit, donna pour boire au gendarme, et lui dit avec une émotion contenue :

« Tu es heureux, toi ! on ne te défend pas de servir ton pays ! Eh bien ! reprit-il en s’adressant au maréchal, qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Que veux-tu que j’en dise, mon pauvre vieux ; cela me casse bras et jambes. Il n’y a pas à discuter contre la loi ; elle est formelle. Ce qui est bête à nous, c’est de n’y avoir pas songé plus tôt. Mais qui diable, en présence d’un gaillard comme toi, aurait pensé à l’âge de la retraite ? »

Les deux colonels avouèrent que cette objection ne leur était pas venue à l’esprit ; mais, une fois qu’on l’avait soulevée, ils ne voyaient rien à répondre. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu engager Fougas comme simple soldat, malgré sa capacité, sa force physique et sa tournure de vingt-quatre ans.

« Mais alors, s’écria Fougas, qu’on me tue ! Je ne peux pas mettre à peser du sucre ou à planter des choux ! C’est dans la carrière des armes que j’ai fait mes premiers pas, il faut que j’y reste ou que je meure. Que faire ? que devenir ? Prendre du service à l’étranger ? Jamais ! Le destin de Moreau est encore présent à mes à yeux… Ô fortune ! que t’ai-je fait pour être précipité si bas lorsque tu te préparais à m’élever si haut ? »

Clémentine essaya de le consoler par de bonnes paroles.

« Vous resterez auprès de nous, lui dit-elle ; nous vous trouverons une jolie petite femme, vous élèverez vos enfants. À vos moments perdus, vous écrirez l’histoire des grandes choses que vous avez faites. Rien ne vous manque : jeunesse, santé, fortune, famille, tout ce qui fait le bonheur des hommes, est à vous ; pourquoi donc ne seriez-vous pas heureux ? »

Léon et ses parents lui tinrent le même langage. On oubliait tout en présence d’une douleur si vraie et d’un abattement si profond.

Il se releva petit à petit et chanta même au dessert une chanson qu’il avait préparée pour la circonstance.

Époux, épouse fortunée,
Vous allez dans cet heureux jour,

À la torche de l’hyménée,
Brûler les ailes de l’Amour,
Il faudra, petit dieu volage,
Que vous restiez à la maison,
Enchaîné par le mariage
De la Beauté, de la Raison !

Il fera son unique étude
D’allier les plaisirs aux mœurs ;
Il perdra l’errante habitude
De voltiger de fleurs en fleurs.
Ou plutôt non : chez Clémentine
Il a trouvé roses et lis,
Et déjà le fripon butine
Ainsi qu’aux jardins de Cypris.


On applaudit beaucoup cette poésie arriérée, mais le pauvre colonel souriait tristement, parlait peu, et ne se grisait pas du tout. L’homme à l’oreille cassée ne se consolait point d’avoir l’oreille fendue. Il prit part aux divertissements de la journée, mais ce n’était plus le brillant compagnon qui animait tout de sa mâle gaieté.

Le maréchal le prit à part dans la soirée, et lui dit : « À quoi penses-tu ?

— Je pense aux vieux qui ont eu le bonheur de tomber à Waterloo, la face tournée vers l’ennemi. Le vieil imbécile d’Allemand qui m’a confit pour la postérité m’a rendu un fichu service. Vois-tu Leblanc, un homme doit vivre avec son époque. Plus tard, c’est trop tard.

— Ah çà, Fougas, pas de bêtises ! Il n’y a rien de désespéré que diable ! J’irai demain chez l’Empereur ; on verra, on cherchera ; des hommes comme toi, la France n’en a pas à la douzaine pour les jeter au linge sale.

— Merci. Tu es un bon, un vieux, un vrai ! Nous étions cinq cent mille dans ton genre, en 1812 ; il n’en reste plus que deux, ou pour mieux dire un et demi. »

Vers dix heures du soir, M. Rollon, M. du Marnet et Fougas reconduisirent le maréchal au chemin de fer. Fougas embrassa son camarade et lui promit d’être sage. Le train parti, les trois colonels revinrent à pied jusqu’à la ville. En passant devant la maison de M. Rollon, Fougas dit à son successeur :

« Vous n’êtes guère hospitalier aujourd’hui ; vous ne nous offrez pas un petit verre de cette fine eau-de-vie d’Andaye !

— Je pensais que vous n’étiez pas en train de boire, dit M. Rollon. Vous n’avez rien pris dans votre café, ni après. Mais montons !

— La soif m’est revenue au grand air.

— C’est bon signe. »

Il trinqua mélancoliquement et mouilla à peine ses lèvres dans son verre. Mais il s’arrêta quelque temps auprès du drapeau, mania la hampe, développa la soie, compta les trous que les balles et les boulets avaient laissés dans l’étoffe, et ne répandit pas une larme. « Décidément, dit-il, l’eau-de-vie me prend à la gorge ; je ne suis pas un homme aujourd’hui. Bonsoir, messieurs !

— Attendez ! nous allons vous reconduire.

— Oh ! mon hôtel est à deux pas.

— C’est égal. Mais quelle idée avez-vous eue de rester à l’hôtel, quand vous avez ici deux maisons à votre service ?

— Aussi, je déménage demain matin. »

Le lendemain matin, vers onze heures, l’heureux Léon était à sa toilette lorsqu’on lui apporta une dépêche télégraphique. Il l’ouvrit sans voir qu’elle était adressée à M. Fougas, et il poussa un cri de joie. Voici le texte laconique qui lui apportait une si douce émotion :

« À monsieur colonel Fougas, Fontainebleau.

« Je sors cabinet Empereur. Tu général brigade au titre étranger en attendant mieux. Plus tard corps législatif modifiera loi. Leblanc. »


Léon s’habilla à la hâte, courut à l’hôtel du Cadran-Bleu, monta chez le colonel, et le trouva mort dans son lit.

On raconta dans Fontainebleau que M. Nibor avait fait l’autopsie et constaté des désordres graves causés par la dessiccation. Quelques personnes assurèrent que Fougas s’était suicidé. Il est certain que maître Bonnivet reçut par la petite poste une sorte de testament ainsi conçu :

« Je lègue mon cœur à la patrie, mon souvenir à la nature, mon exemple à l’armée, ma haine à la perfide Albion, mille écus à Gothon, et deux cent mille francs au 23e de ligne. Vive l’Empereur, quand même !

« Fougas. »


Ressuscité le 17 août, entre trois et quatre heures de relevée, il mourut le 17 du mois suivant, sans appel. Sa seconde vie avait duré un peu moins de trente et un jours. Mais il employa bien son temps ; c’est une justice à lui rendre. Il repose dans le terrain que le fils de M. Renault avait acheté à son intention. Sa petite-fille Clémentine a quitté le deuil depuis tantôt une année. Elle est aimée, elle est heureuse, et Léon n’aura rien à se reprocher si elle n’a pas beaucoup d’enfants.


Bourdonnel, août 1861.