L’Homme à l’Hispano/Chapitre VI

Émile-Paul Frères (p. 43-47).

VI


Dewalter n’était pas un homme que sir Meredith Oswill pouvait juger. Il n’avait rien dit de sa jeunesse, parcourue de langueurs et de frissons, secouée de ce vent mystérieux qui souffle, on ne sait d’où venu, sur les destinées romanesques.

Il était né, vers 1884, aux environs de Poissy, dans l’une de ces villas dont la Seine mouille les jardins. Elles voient passer le rêve interminable des chalands ; elles entendent rire les canots qui reviennent du bain ; elles assistent à la prise des fritures du samedi soir. Elles ont de grands chiens qui se fâchent la nuit d’apercevoir la lune entre les peupliers. Georges, grandissant, prit l’habitude de supporter, le dimanche, la présence d’un homme gai dont il avait le nom. Ce mari, dans la semaine, faisait, à Paris, des affaires et la noce. Tandis qu’il les faisait, Georges rencontrait chaque jour, dans la villa, un autre homme. Moins gai, il caressait les cheveux de l’enfant et regardait sa mère avec tendresse, de ses yeux doux et passionnés. Auprès de cet inconnu, Georges riait moins qu’auprès de l’étranger du dimanche. Cependant il l’aimait davantage. Tous les trois, sa mère, cet homme et lui, ils allaient en barque vers Triel. Une fois, ils rencontrèrent un monsieur hargneux et pensif, l’air d’un vieux chien dressé sur ses pattes de derrière. On dit à Georges que c’était M. Zola, qui avait écrit : Une Page d’amour. C’est un titre qu’il n’oublia plus. Quand il eut dix ans, son grand ami de la semaine s’en alla, après l’avoir pris dans ses bras et l’avoir embrassé en pleurant. La mère en larmes regardait son fils et elle lui dit qu’il s’agissait d’un long voyage indispensable dans un pays du côté de Pékin. Deux années après, elle préparait en secret de grandes malles pour aller rejoindre l’exilé, quand elle reçut une dépêche. Elle l’ouvrit et demeura quelques instants inanimée. Ils étaient seuls dans la maison. Une servante était au marché ; une autre, au bout du jardin, faisait une lessive. Georges eut le sang-froid de ne pas appeler. Il comprit que la dépêche venait de leur ami. Il y jeta les yeux et vit qu’il était mort. C’était le lacet de soie de la destinée. On dispersa les malles inutiles ; une femme, désormais triste, vécut, n’ayant plus que son fils, souvenir vivant, et le spectre de son bonheur, étranglé méchamment par les dieux obscurs de la Chine.

Le mari passa au travers de ce drame, comme un étourneau dans une toile d’araignée, sans en ressentir aucun choc. Il vivait heureux, puisqu’il gagnait beaucoup d’argent, à peine moins qu’il en dépensait. Georges connut par lui le luxe, le désordre. Sa mère à son tour disparut. Elle avait conservé, pour y faire des pèlerinages, quelques arpents du temps passé. C’étaient des photographies, des reliques du mort et toutes les lettres de l’amour. M. Dewalter, stupéfait, apprit tout d’un coup qu’il n’avait jamais eu d’enfant ; il retourna courir les filles. Georges s’en alla chez les spahis. Quand il revint, il fut seul devant la vie, comme Daniel chez les lions.

Ce qu’il advint de lui jusqu’au jour de sa rencontre avec Stéphane, c’est l’histoire d’un malheureux pendant quatorze années, son voyage sur des routes obscures. Où sont les amis pour organiser les étapes ? Où les relais ? Nulle part. Il s’en va comme un indigent. Des travaux, il en trouve, mais de ceux qui restent des tunnels inachevés et au bout desquels rien ne luit. Il arrive même qu’on lui refuse des places modestes. On lui répond avec une politesse sincère : « Je ne peux pas vous offrir cela, à vous ». Avoir l’air d’un prince, quelle aubaine pour un escroc ! Mais pour un pauvre honnête, quel handicap ! Pourtant il gagne son pain courageusement. Il essaie d’écrire : il a trop de noblesse et pas assez d’habileté ; il est peut-être un grand poète, mais personne ne le saura. Il lutte. Les années passent. Il rencontre des filles faciles ; il se repose quelques soirs entre leurs bras et puis, trop pur, pas de leur race, il s’éloigne sans qu’elles le retiennent. D’aucunes pensent avec bassesse que c’est dommage, un si bel être et sans argent ! Si elles osaient ? Mais elles n’osent pas. Sa fierté le protège des déchéances. Enfin, il en trouve une qui veut le suivre. Il tente avec elle ce qui toujours sollicitera l’honnête homme irrégulier : il se crée un humble foyer. Il a un but, mais l’éternelle Manon reparaît, fatale, au bout de sept ans. Pour ne pas s’avilir, il est contraint de la quitter. Seul derechef, orphelin de son premier amour, il devient de plus en plus un exilé.

Son destin se ressent du départ déséquilibré. Il a toutes les soifs et, sur la route, pas une source. Il s’entête, s’enfièvre, essaye, recommence. Un escroc habile lui dresse un piège, il y tombe, il paye des créanciers. Et quand sonnent ses trente ans, tout d’un coup il se décourage. Rien ne lui a réussi, tout lui a menti. Il se sent l’âme d’un grand seigneur et il n’est pas un forban pour le devenir. Il comprend que c’est fini, qu’il ne surgira pas de la foule désastreuse et qu’il n’a plus qu’à abdiquer.

Mais quelle est, sur tes murs, cette petite affiche blanche ? Il se bat partout, sur l’Yser, en Champagne, à la seconde Marne. La beauté physique lui est entière revenue. Chevalier de la Légion d’honneur, l’uniforme lui rend la fierté, Pendant quatre ans, il oublie la vie. Il revient, il la retrouve, quitte l’enfer et rentre au bagne. Assez !

Un soir d’abandon plus âpre que les autres, trop sensible pour les amours de passage, trop fier pour quêter des appuis, trop délicat pour les besognes, il signe sa seconde abdication. Et il s’exile : adieu Paris, qu’il n’a pu conquérir, patrie trop belle pour l’éternelle pauvreté !… Il réalise tout ce qu’il a, il vend ses petits souvenirs, il coupe sa dernière racine, il se brûle lui-même pour renaître. Un matin, un matin doré de septembre, il regarde une dernière fois la ville et il s’en va.

Frissonnantes solitudes, côtes inconnues, larges plages noires, et vous, forêts sans fin, humidités mystérieuses, qu’allez-vous faire de cet homme ? — Ne vous hâtez pas de répondre : il est sur la Côte d’Argent !