L’Homme à l’Hispano/Chapitre II

Émile-Paul Frères (p. 5-12).

II


— Avez-vous remarqué ses yeux ? demanda miss Redge.

— Non, répondit la caissière. J’ai remarqué sa voiture.

— La voiture et pas les yeux ! s’indigna la vieille fille. Ça, c’est côte basque.

La luronne rit de toutes ses dents :

— La côte d’argent, dit-elle.

Miss Redge, avec dégoût, lui tourna le dos. Du pays de Galles, elle était venue à Saint-Jean-de-Luz, pour sa santé. Elle avait ouvert une pâtisserie sur une petite place, à l’endroit où commence la route du golf, entre un magasin de fleuriste et l’officine d’un pharmacien. Le tout avait un aspect calme et romanesque de province. La boutique était agréable ; on y voyait au mur les portraits des souverains de l’Angleterre. D’un côté, derrière l’étalage de gâteaux, miss Redge avait placé des tables ; on pouvait y boire des infusions ; de l’autre, elle avait agencé un bar ; elle le regretta parce qu’il attirait des hommes seuls, des étrangers qui s’abreuvaient de gin en parlant avec rapacité des choses du sport. Elle rêvait une espèce de thé-chapelle, un endroit recueilli, un lieu de rendez-vous candide pour les amants. Elle avait en horreur toute autre clientèle. Cette après-midi-là, vers cinq heures, elle rayonnait dans la solitude.

Une aventure merveilleuse, depuis quelques jours, se déroulait dans sa maison.

Elle n’avait qu’une idée, c’est que les héros de cette aventure ne fussent dérangés par personne. Elle les attendait. Elle ne leur avait jamais parlé, mais, trois fois déjà, ils étaient venus. Elle ignorait le nom de l’homme. Elle l’appelait : l’homme qui ne rit jamais quand il est seul. La caissière disait : l’homme à l’Hispano. La femme admirable et respectée, on la connaissait. On savait qu’elle était Stéphane, la dernière descendante de la famille des Coulevaï.

Et la famille des Coulevaï, aux pays basque et béarnais, c’est quelque chose comme une dynastie.

Sans remonter trop haut — par exemple jusqu’au Grand Roi, sous lequel un Coulevaï, au soir même de Lagos, en 1693, gagnait une pipe à Jean-Bart, d’un coup de dés — l’histoire des Coulevaï était connue, de tous, depuis 1880. Cette année-là, mourut Pascal Coulevaï. Sa dépouille traversa l’obscure ville d’Oloron, dont chaque demeure est orgueilleuse et cadenassée comme une banque. On la vit passer au confluent de gaves ; dans l’église de Sainte-Croix, tout le peuple pria pour elle. Pour une fois, Oloron fut dans la rue.

Cette sombre cité catholique, écrasée sous le soleil comme une grappe de raisin noir, semble destinée à mûrir sur sa colline sans être cueillie par les siècles. Les générations s’y succèdent à la façon de peupliers, si parfaitement pareils sur les routes qu’on ne saurait, de loin, les distinguer. À Oloron, les âges se suivent et se ressemblent. Les richesses s’amoncellent sans se dépenser. La boulangère a des écus, le marchand d’huile pourrait, sans fin, être lui-même pressuré, le rentier économise non seulement ses rentes, mais les rentes de ses revenus. Les maisons, bien construites, lépreuses d’orgueil et de vieillesse, rivalisent par leurs fortunes avec les plus somptueuses bâtisses d’un Anvers ou d’un Hambourg. Aux heures chaudes de la journée, personne ne passe dans les rues immobiles et, seuls, quelques chats mal nourris, entre deux sommeils réticents, y dansent sur les pavés pointus. La nuit, la petite ville se dessine, grandiose et hostile, dans l’air limpide. Le miracle béarnais enveloppe d’un charme goguenard cette forteresse de l’avarice et de la prudence qui, dans tout autre climat, serait rébarbative au plus haut chef. Mais elle a des vertus profondes. Les pères moribonds les transmettent aux fils comme les clefs morales d’un invisible trousseau héréditaire.

Pascal Coulevaï, au moment de rejoindre ses ancêtres, laissa avec regret, aux mains de deux enfants, vingt millions qu’ils se partagèrent. L’ainée, Marthe Coulevaï, mourut dans l’extase et le célibat. La fortune entière revint à son cadet, qui fut le grand-père de Stéphane. Il n’eut qu’un fils. Ce fils épousa, vers 1894, une Espagnole de l’Argentine. Elle ajoutait au vieux sang raisonnable des Coulevaï toute une infusion de chevalerie, d’aventures et d’outre-mer. Stéphane hérita de sa noblesse charmante, de son goût des choses sentimentales.

Avant de mourir à son tour, et veuf depuis longtemps déjà, son père la maria, à peu près sans la consulter. Les vingt millions devinrent cinquante. Il y avait de cela quatre ans. De son cœur et de sa chair, Stéphane attendait toujours une révélation. Elle commençait à souffrir d’une terrible soif sentimentale, une de ces soifs dont on ne sait jamais vers quels déserts elles vous entraînent parce qu’elles font naître les mirages.


Elle entra dans la pâtisserie de miss Redge. Elle portait un grand chapeau, une capeline de paille souple qui encadrait un visage radieux. Elle était grande ; chacun de ses gestes rares la faisait plus belle. Des perles parfaites, un peu trop grosses peut-être, entouraient son cou. Une robe légère et brodée laissait voir ses bras que le soleil avait dorés. Elle était elle-même un être rayonnant ; quand elle souriait, on voyait sous ses lèvres sensuelles une extraordinaire lumière.

Près d’elle, son intime, Pascaline Rareteyre, était une brune du pays, de bonne naissance. Sans doute elle se consolait trop souvent d’avoir perdu M. Rareteyre, mais elle était indépendante et elle avait tant d’esprit et de bonté qu’on lui montrait de l’indulgence.

— Personne, dit-elle en constatant la solitude de l’endroit.

— Il va venir, répondit Stéphane avec calme. Il doit être, comme hier, chez le fleuriste. Il choisit lui-même les roses.

Elle ajouta avec un sourire déjà heureux :

— Et il ne charge pas son chauffeur de les porter…

— C’est une aventure admirable, s’exclama Mme Rareteyre… Te rappelles-tu Shakespeare ? Juliette entre ; Roméo se trouve en face d’elle. Pas un mot, et c’est fait ; l’amour les a scellés.

— C’est une belle histoire, murmura doucement Stéphane.

Elle regardait vers le dehors, impatiente qu’il vint. Elle ne voyait que la petite place déserte, solaire. À son tour, elle s’assit prés de son amie qui la taquina :

— Je suis curieuse de le voir, ce Dewalter… Comment est-il, l’homme qui n’a qu’à paraître pour faire des ravages, et dans un cœur comme le tien ?

— Je ne pourrais te le décrire, répondit-elle avec étonnement.


Elle-même, elle ne se reconnaissait plus.

Cinq jours auparavant, elle était allée en visite chez Mme Deléone. Elles avaient à se préoccuper d’une fête de charité. Mme Deléone était une brave femme, mais sa fortune l’encombrait. Installée à Biarritz afin d’améliorer la santé de ses fils, elle paraissait joyeuse que son mari fût auprès d’elle depuis la veille. Elle l’aimait, bien qu’il fût gros. Avec un plaisir ingénu, elle avait raconté à Stéphane son arrivée à l’improviste, dans la voiture d’un ami. Deléone intervint et précisa : c’était la plus belle Hispano et la mieux carrossée qu’il eût admirée depuis longtemps.

— Quand m’en offrirez-vous une, pareille ? avait demandé l’épouse en roulant ses bons yeux d’enfant.

Il répondit :

— Quand je serai riche comme Dewalter.

Il raconta qu’ils avaient fait la guerre aux mêmes endroits, qu’ils sympathisaient depuis la Marne et que son ami était un héros. Stéphane écoutait vaguement, Elle pensait que ce héros-là devait, en tout cas, comme Deléone, être un lourdaud.

Mais il entra. Elle vit ce beau visage, cette grâce charmante, ce clair regard, ce je ne sais quoi de frémissant qu’elle n’avait vu à personne. Brusquement, elle fut avertie. Elle sentit un vague effroi, peut-être une espérance, en tout cas un trouble inconnu.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue,
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler.
Je sentis tout mon corps et transir et brûler…


Il se trouva que Stéphane dut rester longtemps dans le salon. Sa propre voiture, qu’elle avait envoyée à Bayonne, chez un fournisseur, ne revenait pas. Enfin, elle résolut de partir, devant aller jusqu’à Anglet pour y faire une autre visite.

La voyant gênée d’être sans véhicule, Deléone — c’est Deléone qui avait parlé — Deléone propose à Stéphane l’auto de Dewalter… Dewalter n’avait rien dit. Elle accepta.

Elle se fit d’abord conduire à Bayonne. Dewalter avait demandé la permission de monter auprès d’elle. Il n’avait rien à faire : ses devoirs présentés à la femme de son ami, il avait pensé lui plaire en la laissant à son mari. Ils s’étaient donc trouvés seuls, Stéphane et lui, dans la voiture et, déjà, ils ne disaient pas un mot. Ils n’osaient plus. Tandis que Stéphane s’étonnait, Georges Dewalter trembla. Sur sa face nette, le sourire se dessina quelques minutes, le sourire habituel, un peu lassé avec son étonnante mélancolie, et puis l’énergie du regard reparut… Il prit congé.

C’était cinq jours auparavant ; depuis, ils s’étaient revus quatre fois. Ils avaient dîné le lendemain chez les Deléone. Stéphane, alors, avait proposé leur troisième rencontre ; elle possédait plusieurs autos… Cependant — et elle en gardait une stupeur — elle avait demandé à Dewalter, au cours de la soirée chez leurs amis, s’il ne pourrait, le jour suivant, la conduire à Cambo ? Elle l’avait vu pâlir. En revenant de Cambo, ils avaient pris rendez-vous pour le lendemain, à Saint-Jean-de-Luz, dans la boutique de miss Redge, et puis avant-hier encore… et hier… Et, aujourd’hui, elle l’attendait. Elle se demandait pourquoi elle avait amené Mme Rareteyre et à quoi bon les précautions ? Pour la première fois de sa vie, elle aimait.

— Le voilà, dit Pascaline à mi-voix… Tu avais raison… Il est, ma foi, tout en fleurs, comme le mois de mai.

Georges Dewalter apparut sur le seuil. Il portait des roses. Ce geste, difficile pour un homme, cette entrée de loin, avec ce joli fardeau ridicule, ne semblait en rien le gêner. Il était transfiguré et, dans une sorte d’enchantement, il marchait à Stéphane…

Ah ! Seigneur, si votre heure est une fois marquée…