L’Historien et l’histoire de la guerre de Crimée

L’Historien et l’histoire de la guerre de Crimée
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 38-70).
L'HISTORIEN ET L'HISTOIRE
DE
LA GUERRE DE CRIMEE

C’est au mois de décembre 1861 que M. Camille Rousset a commencé de mettre au jour le premier de ses grands ouvrages, l’Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire ; c’est au mois de mai 1877 qu’il a donné ses deux derniers volumes, l’Histoire de la guerre de Crimée[1]. Dans l’intervalle de ces seize années, l’auteur a mené à bien tout un ensemble de travaux qui devaient le conduire d’étape en étape jusqu’à l’œuvre magistrale dont nous voulons parler aujourd’hui.

Après avoir examiné à fond une des principales périodes de notre histoire militaire au XVIIe siècle, M. Camille Rousset a interrogé au XVIIIe plusieurs épisodes de cette même histoire, il l’a interrogée sous Louis XV, sous Louis XVI, sous la révolution, sous l’empire, et, suivant encore le cours des âges, il est arrivé tout naturellement à l’un des plus grands événemens de nos jours. De l’Histoire de Louvois à l’Histoire de la guerre de Crimée, il suffit de rappeler ces études si curieuses, si diverses, et que relie toujours une même pensée, la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, le Comte de Gisors, les Volontaires, la Grande Armée de 1813, enfin les dix-huit volumes de la Bibliothèque de l’armée française, publiée par ordre de M. Thiers, — il suffit, dis-je, de rappeler cette série de travaux, si bien enchaînés les uns aux autres, pour apprécier immédiatement la compétence technique de M. Camille Rousset dans toutes les questions d’histoire militaire. Compétence technique, ce n’est pas dire assez ; on n’aurait pas une juste idée de la valeur plus générale du livre et de l’autorité croissante de l’auteur, si on n’y rattachait pas tout ce qui précède. De la première à la plus récente de ses œuvres, il y a comme l’achèvement d’un cycle. Qu’on veuille donc bien me permettre un rapide retour en arrière. Pour juger à fond cette Histoire de la guerre de Crimée, c’est d’abord l’historien qu’il faut connaître.


I

Dès le premier jour, les recherches de M. Camille Rousset sur la vie et les actes de Louvois lui ont procuré, on peut le dire, toute une masse de trésors. Son livre est vraiment une révélation. Nous savions-bien avant lui quel a été le rôle du grand organisateur ; une première tradition l’a dit, et bien des voix l’ont répété. On n’a d’ailleurs qu’à relire dans Mme de Sévigné l’admirable lettre du 23 juillet 1691 à propos de la mort de Louvois pour avoir comme une vision subite de cette destinée extraordinaire : « Le voilà donc mort, ce grand ministre, cet homme si considérable, qui tenait une si grande place, dont le moi était si étendu, qui était le centre de tant de choses ! Que d’affaires ! que de desseins ! que de projets ! que de secrets ! que d’intérêts à démêler ! que de guerres commencées ! que d’intrigues ! que de beaux coups d’échec à faire et à conduire ! Ah ! mon Dieu, donnez-moi un peu de temps ; je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non ! non ! vous n’aurez pas un moment, un seul moment ! » Oui, sans doute, on n’avait qu’à se rappeler cette page, et l’on voyait apparaître le puissant homme d’état dans l’orgueil et la fièvre de son activité ; mais quelle était la nature de cet orgueil ? sous quelle forme éclatait cette fièvre ? où trouver le détail de cet effrayant labeur ? L’ancienne histoire résumait tout cela trop brièvement, soit pour l’éloge, soit pour le blâme. Montesquieu appelait Louvois un des plus mauvais citoyens de la France, en le plaçant, il est vrai, à côté de Richelieu désigné sous le même titre, Voltaire l’appelait le plus grand ministre de la guerre, en ayant soin toutefois de rapporter à Louis XIV l’inspiration de tous ses actes. Quelle est donc sa place véritable 2 quelle est sa véritable part ?

La critique de notre siècle aime ces enquêtes précises ; elle veut regarder les gens à l’œuvre et découvrir le secret des choses. Elle interpelle les témoins, elle décachette les lettres, elle écoute les amis et les ennemis ; si l’abbé Vittorio Siri, un contemporain, a dit un jour du ministre de la guerre : « C’est le plus grand commis et le plus grand brutal qu’on puisse voir, » elle ne craint pas de répéter ses paroles, à la condition de marquer avec précision ce qu’elles contiennent de vrai et ce qu’elles contiennent de faux. « Brutal, peut-être, répond hardiment M. Camille Rousset, il n’avait pas le temps d’être gracieux ; et d’ailleurs la franche brutalité de Louvois valait mieux que l’obséquieuse et perfide politesse de son père. Mais pourquoi l’appeler un commis ? Est-ce à dire qu’il prenait ses inspirations d’autrui, de Louis XIV sans doute ? Il y a longtemps que l’histoire a fait justice de ces flatteries. Ni Colbert, ni Louvois n’ont été des commis ; ils ont été des maîtres. »

Comment Louvois est-il devenu un maître ? Comment a-t-il réussi à créer, à diriger, à gouverner la plus importante machine de l’état, au milieu des prétentions altières de l’aristocratie et en face d’une volonté souveraine absolue ? C’est ce que M. Camille Rousset a mis en pleine lumière avec une merveilleuse abondance de preuves. Réformateur opiniâtre et administrateur vigilant, Louvois a refait l’armée détruite par les abus ; il l’a refaite, pour ainsi dire, pièce à pièce, s’occupant de l’ensemble et du détail, organisant la compagnie et surveillant le soldat, relevant l’honneur et restaurant la discipline, exigeant beaucoup de l’armée et lui accordant plus encore, féroce, comme disait Saint-Simon, bienfaisant et humain, comme nous le montre l’Hôtel des Invalides. On ne comprend cette œuvre immense de Louvois qu’en suivant pas à pas le créateur infatigable ; c’est la tâche que s’est donnée M. Camille Rousset, et il y prend un intérêt passionné qui se communique à son lecteur. La prépondérance de la cavalerie sur l’infanterie dans les anciennes armées, cet état de choses prolongé longtemps encore après l’invention dés armes à feu, le rôle du mousquetaire, le rôle du piquier, puis la révolution qui réunit ces deux armes, le mousquet et la pique, et, les ajoutant l’une à l’autre, assure désormais la supériorité du fantassin dans les péripéties des grandes batailles, tout cela est exposé avec une précision technique et une netteté de vue qui ne laissent rien à désirer. Le lecteur se sent conduit par une main sûre ; c’est un terrain solide sur lequel nous marchons. Une des plus utiles créations de Louvois a été celle des inspecteurs qui surveillaient dans toute la France l’exécution des réformes et se rendaient compte de l’état de chaque régiment ; M. Camille Rousset ressemble à l’un de ces inspecteurs, il a l’esprit éveillé, le coup d’œil prompt, la mesure exacte, il voit et il juge sans rien livrer à, la conjecture, sans jamais se contenter de l’à-peu-près.

Ne soyez pas surpris de la précision de ses renseignemens, il les doit à Louvois lui-même. Le grand mérite de M. Camille Rousset est d’avoir soupçonné le premier, l’un des premiers du moins, tout ce que le dépôt de la guerre contient de richesses accumulées ; le dépôt de la guerre, encore une création de Louvois. Pour nous autres, hommes d’étude, chercheurs passionnés de la vérité vraie, c’est là un des meilleurs titres de Louvois, qui en a tant d’autres si glorieux. Voilà un homme qui, pendant le tiers d’un grand siècle, parmi des difficultés sans nombre, au risque de froisser les prétentions les plus hautes et de se faire des milliers d’ennemis, transforme de fond en comble l’organisation de l’armée ; aura-t-il l’idée de cacher son jeu pour agir plus à l’aise ? Non, il veut que tous ses actes, tous ses ordres, toutes ses dépêches, tout ce qui peut le condamner ou l’absoudre, soit rassemblé là pour la postérité. C’est ce qu’il appelle le dépôt de la guerre, dépôt confié à l’avenir, et que la France, suivant la pensée du fondateur, devait enrichir de siècle en siècle. « Par le dépôt de la guerre, dit très bien M. Camille Rousset, Louvois s’est livré lui-même et tout entier aux investigations des historiens ; sa vie officielle et privée est là, jour par jour, heure par heure, pendant trente ans. »

On s’explique mal que de tels documens aient échappé si longtemps à la curiosité de la critique. Sept ou huit tomes publiés au XVIIIe siècle par le père Griffet, voilà tout ce qui avait paru jusqu’alors de cette collection immense : sept volumes in-12 extraits tant bien que mal de neuf cents volumes in-folio ! Il faut que la grandeur même de la mine ait effrayé les mineurs, il y avait trop de fouilles à faire, trop de galeries à pratiquer ; l’entreprise, était de nature à décourager les plus hardis. M. Camille Rousset n’a pas eu peur, il s’est mis bravement à l’œuvre, il a creusé, fouillé, pénétré, et tout cela si sûrement, si méthodiquement, que, de trace en trace, de filon en filon, il a fini par découvrir tout un monde.

Lire des lettres de Turenne, de Condé, de Louvois, de Vauban, de Luxembourg, des lettres de Louis XIV et de Colbert, les lire dans le texte original, sur ce ferme papier qui a défié les attaques du temps, et, grâce à cette écriture qui semble toute fraîche encore, se trouver reporté aux plus grands jours de notre histoire, c’est là certainement un des plus vifs plaisirs que puisse goûter l’esprit. Ce charme n’est pas tout cependant, la jouissance serait bien vaine si le travail ne s’en mêlait. Toutes ces lettres si précieuses, il faut les relier entre elles, en retrouver l’à-propos, en marquer la portée, en révéler le véritable sens. Quand de tels hommes se communiquent leurs projets, ou se racontent leurs actes, on assiste aux secrets de la destinée, c’est comme un laboratoire où se préparent les événemens. Voici une idée qui apparaît, une combinaison qui se dégage ; demain ce sera un fait, un fait capital peut-être, et la marche des choses humaines suivra un autre cours. Quelle fortune pour un historien d’avoir à reconstruire les plus grandes choses à l’aide de pareilles archives ! M. Camille Rousset en a ressenti la joie avec un sincère enthousiasme. « Je vivais, dit-il, au sein même de la vérité, j’en étais inondé, pénétré, enivré. » Ce qui l’enivrait, il a raison de le dire, citait la vérité même, la vérité précise, authentique, indéniable, la vérité revêtue des signatures les plus hautes et enregistrée dans les papiers d’état. Ces enivremens-là se concilient parfaitement avec une impartialité scrupuleuse. A pareille école, on apprend bien vite à tout dire. Ce ne sont pas toujours de grandes choses que révèlent ces documens du temps de Louis XIV ; à côté des opérations immortelles, il y a les mensonges et les fraudes. Sainte-Beuve, dans un article très juste sur cette Histoire de Louvois, a pris plaisir à montrer ces deux aspects du livre. D’un côté, appréciant les actes de ces tribunaux qui, sous le titre de chambres de réunions, complétaient à leur manière l’action de la diplomatie, il signale, d’après M. Camille Rousset, les finesses, les habiletés, et, il faut bien le dire quoi qu’il en coûte, les fraudes patriotiques de Louvois ; de l’autre, il met en relief l’annexion de Strasbourg, vrai chef-d’œuvre de politique et d’art, où l’ardent ministre sert si bien le pays sans faire tort à la justice. Sainte-Beuve a pris plaisir aussi à mettre en lumière la figure de Victor-Amédée, duc de Savoie, celui qui, avançant ou reculant tour à tour, ardent et rusé, opiniâtre et mobile, ou plutôt, poursuivant toujours le même dessein sous les formes les plus opposées, émule passionné de Guillaume d’Orange alors même qu’il se battait à la tête de nos armées, a causé les plus graves embarras à Louis XIV. Qui donc connaissait ce personnage étrange avant les révélations de M. Camille Rousset ? Le duc Victor-Amédée est désormais devant nous, non plus boutonné comme autrefois, mais percé à jour. Émerveillé lui aussi de ces « découvertes historiques au sein du règne de Louis XIV, » Sainte-Beuve nous dit sans marchander : « On y apprend du neuf à chaque pas, » et il se promet bien d’y revenir.

On ne peut lire, en effet, cette Histoire de Louvois sans éprouver le besoin d’y regarder de plus près, et d’en détacher soit des figures absolument inconnues, soit des épisodes appréciés à faux jusqu’ici et remis désormais dans leur vrai jour. Histoire militaire, histoire politique, histoire sociale même, tout est complété ou renouvelé par les découvertes de M. Camille Rousset. La guerre de dévolution, la guerre de Hollande, la guerre de la ligue d’Augsbourg, toutes ces campagnes si bien connues dans leur ensemble, nous sont racontées ici par un homme qui a tenu en main chaque rapport et qui suit tous les mouvemens sur l’échiquier des batailles. Mais ce n’est pas seulement la guerre qui est la grande préoccupation de Louvois ; comme l’ardent réformateur militaire a surtout en vue l’accroissement de la puissance française, il tient à employer toutes les armes, et la stratégie des négociations ne lui est pas plus étrangère que la préparation des luttes à coups de canon. Il faut ajouter seulement que le puissant organisateur est parfois le plus téméraire des diplomates. Il engage des parties étranges, il se jette en des aventures inouïes, il trompe, il est trompé ; le roi lui-même, bafoué à la suite de son ministre, deviendrait la risée de l’Europe, si la force ne venait en aide à la ruse. Il y a telle de ces aventures où la comédie tourne subitement au drame. Je signale particulièrement l’aventure du comte Mattioli.

Sommes-nous bien au XVIIe siècle ? Est-ce bien en 1678, à l’heure la plus brillante du siècle, à l’heure où tant de chefs-d’œuvre donnent à la société française un merveilleux éclat, lorsque tout semble grâce, harmonie, sérénité victorieuse et régularité grandiose, est-ce bien alors que la politique a recours à de si mesquines, à de si honteuses manœuvres ? Voici un ministre du duc de Mantoue qu’un ministre du roi de France achète à beaux deniers comptans pour obtenir la cession de la ville forte de Cazal, la clé de l’Italie supérieure. C’est le comte Mattioli, un drôle, Scapin ou Mascarille, qui essaie de jouer tout le monde en recevant l’argent de toutes mains. Il pourrait dire comme le personnage de Molière :

Après ce rare exploit, je veux que l’on s’apprête
A me poindre en héros, un laurier sur la tête,
Et qu’au bas du portrait on mette en lettres d’or :
Vivat Mascarillus fourbum imperator !


Malheureusement pour le comte Mattioli, ses intrigues lui sont un piège. A trompeur, trompeur et demi. L’honnête homme a révélé à Madame Royale, duchesse de Savoie, le plan qu’il vient de faire avec le ministre de Louis XIV. La duchesse, qui devrait le remercier, se défie et flaire là-dessous des trahisons nouvelles. A son tour, elle trahit le traître, et pour se tirer au plus vite de cet imbroglio de vilenies, elle avertit Louis XIV des faits et gestes du Mattioli. Aussitôt tout change. La négociation qui avait pour but la prise d’une ville n’en a plus d’autre que la prise d’un homme. Il faut que Mattioli, sans se douter de rien, tombe aux mains des agens de Louis XIV et disparaisse à jamais ; sans quoi, le secret de l’aventure serait bientôt la fable de l’Europe, et le cynisme de Mascarille éclabousserait le roi. Mattioli est attiré adroitement à l’entrée du territoire français dans une hôtellerie borgne où une forte somme d’argent doit lui être remise pour la suite des opérations. C’est la souricière où il va être pris. Un détail plaisant, c’est qu’en se rendant de Turin à la frontière de France, Mattioli et ceux qui l’accompagnent rencontrent une petite rivière, la Chisola, fort grossie par les pluies. Il n’y avait là qu’un mauvais pont à demi rompu. On eût dit une bonne chance arrêtant Mascarille au bord du précipice. Mais le comte Mattioli est lancé, rien ne l’arrête. On descend de voiture, on se met à l’œuvre pour rétablir le pont, et Mattioli lui-même y travaille de ses mains. Cela fait, Mattioli se hâte vers le lieu du rendez-vous, où il est saisi, bâillonné, garrotté par les dragons du roi. Une heure après, il était enfermé au donjon de Pignerol. Savez-vous qui l’accompagnait de Turin à l’hôtellerie de la frontière de France ? L’ambassadeur du roi à Venise, M. l’abbé d’Estrades. Et qui donc l’attendait dans ce coupe-gorge avec les dragons ? Catinat en personne.

Mattioli pourrait bien être le mystérieux personnage si sévèrement gardé à Pignerol par M. de Saint-Mars, celui que l’histoire et la légende appellent l’homme au masque de fer, M. Camille Rousset, si bon juge en de tels sujets, partage l’opinion des critiques, pour lesquels le prisonnier de M. de Saint-Mars n’est autre que Mattioli. Aux argumens déjà employés, il ajoute ici l’autorité de ses propres recherches. Le fait est qu’après ce rendez-vous avec Catinat, Mattioli disparut complètement. Cette disparition inexpliquée, les précautions inouïes prescrites au commandant de Pignerol, l’espèce d’acharnement avec lequel on voulut que le nom, la condition, l’existence même du prisonnier, demeurassent à tout jamais un problème, tout cela fut combiné, dit M. Rousset, « moins pour prévenir les réclamations du duc de Mantoue ou les récriminations des Espagnols, que pour frapper plus vivement l’imagination des peuples et leur inspirer je ne sais quelle mystérieuse et salutaire horreur. »

Étrange histoire, en vérité, que celle de Mascarille devenu un personnage de tragédie ! Si cette conclusion est vraie, et la chose me semble très plausible, adieu les beaux vers d’Alfred de Vigny ! Ce n’est pas à ce double traître que le poète aurait prêté un si noble langage. Peu importe, après tout, quant au sujet dont nous parlions tout à l’heure. Que Mattioli soit ou non le Masque de fer, c’est bien assez qu’il soit Mattioli, qu’il ait imaginé de pareilles pantalonnades, qu’il y ait joué si effrontément ses rôles, qu’il ait cru pouvoir bafouer Louis XIV et Louvois comme des Gérontes, qu’il ait été arrêté enfin d’une façon si brusque, si tragique, au beau milieu de sa comédie, et que Catinat, l’austère Catinat, ait été obligé lui-même de prendre un déguisement et un masque pour intervenir au moment décisif, à la dernière scène du dernier acte. Notez, encore une fois, que ces aventures se passent à l’heure la plus éclatante du règne de Louis XIV. Je demandais tout à l’heure si nous sommes bien au XVIIe siècle quand de tels faits se déroulent sous nos yeux. Oui, certes, nous y sommes ; mais il n’y a pas longtemps que Paul de Gondi luttait contre Mazarin avec une verve endiablée, il n’y a pas longtemps que Gabriel Naudé, le bibliothécaire de Mazarin, écrivait la théorie et la justification des coups d’état ; de Gabriel Naudé, on remonte aisément au XVIe siècle, et le XVIe siècle, parmi cent personnages du même genre, nous offre les Borgia et les Machiavel.

Ces épisodes ne sont pas les seuls qui intéressent l’histoire politique dans le Louvois de M. Camille Rousset. Il faudrait citer encore maintes scènes, maintes aventures, très heureusement éclairées et mises en relief par les recherches de l’historien, l’expédition de Candie et la disgrâce du duc de Navailles, les rivalités de Colbert et de Louvois, l’attitude de Vauban en face des deux puissans ministres, le zèle froidement respectueux que Colbert lui inspire, l’affection profonde qu’il témoigne à Louvois tout en lui rendant boutades pour boutades et, si on l’ose dire, coups pour coups ; il faudrait citer tout ce qui concerne le rôle et le caractère de Turenne, du duc de Luxembourg, de Catinat, les rapports si curieux de Louvois et de Louis XIV, les sentimens contraires que le roi éprouve à l’égard du ministre, la confiance faisant place à la jalousie, et les intrigues de cour profitant de ces péripéties quotidiennes.

Quant à l’histoire sociale, un des traits les plus vifs que renferment ces pages, c’est précisément cet incroyable mélange de manœuvres, de roueries, de combinaisons, de mines et de contre-mines, tout cela revêtu d’un grand air de noblesse intellectuelle et de beauté morale. Un jour, pendant le siège de Gand, au mois de mars 1678, Louvois reçoit au camp un livre qui vient de paraître : c’est la Princesse de Clèves, que lui envoie son frère l’archevêque de Reims. L’archevêque pensait sans doute que les opérations de guerre allaient se prolonger et que cette nouveauté serait de temps à autre un délassement pour un homme accablé d’affaires ; mais le siège de Gand ne dura pas dix jours, et c’est le jour même de la capitulation que Louvois répondit à l’archevêque de Reims : « J’ai reçu le roman de la Princesse de Clèves. Je vous remercie de la part que vous m’avez bien voulu donner de cette nouveauté, mais j’aurais de la peine à vous en dire mon sentiment, les occupations que j’ai ici ne me laissant pas la liberté de donner attention à de pareilles choses. » Dans le même moment, tandis que tant de braves gens exposent leur vie sous les murs de Gand et d’Ypres, la cour tout entière, suivant l’itinéraire de Louvois et sous la conduite de M. de Villacerf, accompagne l’armée à distance. Là, par les chemins défoncés, courant la chance des mauvais gîtes, maugréant fort de tant de fatigues et se consolant au jeu de la bassette, on aperçoit des personnes assez surprises d’être rassemblées en pareil lieu, Marie-Thérèse la timide et Montespan la superbe, sans oublier le héros des compagnies galantes, M. de Langlé, parfait courtisan, beau joueur, maître expert dans l’art de la braverie, conseiller assidu de Mme de Montespan quand il s’agit du choix d’une étoffe ou de la coupe d’un habit de gala. M. Camille Rousset, qui ne perd jamais de vue les détails au milieu des grandes choses qu’il raconte, apprend par les lettres de Villacerf que M. de Langlé a perdu hier dix-huit cents pistoles à labassette et avant-hier deux mille sept cents. Nous sommes toujours au mois de mars 1678, pendant les opérations de la guerre de Flandres. L’historien note ces menus propos et ajoute spirituellement : « Ainsi va le monde sous Louis XIV : la guerre et la politique d’un côté, le jeu et la galanterie de l’autre ; un air de littérature par-dessus tout. La prise de Gand, la bassette, la Princesse de Clèves, voilà ce monde en abrégé. » Des notes comme celle-là font travailler l’esprit et le mettent en garde contre la banalité des admirations convenues. La conclusion que l’auteur en tire n’est pas moins significative : « Celui qui mêle toutes ces choses, ajoute M. Camille Rousset, est l’homme accompli, l’honnête homme, suivant une expression tellement particulière à ce temps-là qu’elle pouvait s’appliquer, par exemple, au maréchal de Luxembourg. Le sens des expressions change avec le temps et les mœurs. Le maréchal de Luxembourg sera toujours un personnage illustre ; on ne mettra jamais en doute qu’il ait été un grand général, un parfait courtisan, bien vu des femmes, spirituel, homme de goût, attentif aux bons ouvrages et presque un écrivain lui-même ; qui oserait dire aujourd’hui que le maréchal de Luxembourg était un honnête homme ? »

Combien de pages encore j’aurais à signaler ! Combien de libres jugemens et de fortes images ! la révocation de l’édit de Nantes, les responsabilités des divers coupables en cet odieux événement, la part de l’opinion publique, le rôle de ce forcené qui s’appelait Foucault, le rôle de Louvois, de Bâville, les sages paroles de tel et tel personnage, oubliés aujourd’hui, tout cela, étudié à neuf d’après les papiers du dépôt de la guerre, offre l’intérêt le plus vif. M. Rousset parle au nom de la raison comme au nom du christianisme. Ses jugemens sont d’autant plus décisifs qu’il ne déclame jamais. Il n’y a ici aucune trace de ce parti-pris qui chez certains écrivains tend à abaisser partout l’ancienne France. Il admire à cœur ouvert ce qu’il faut admirer, et on ne ferme pas ce livre sans en garder une impression de grandeur. Sur l’un des plateaux de la balance, l’auteur a mis les fautes, les excès, les violences, les iniquités, sur l’autre les immenses services rendus à la patrie, et il conclut en exprimant le vœu que le mausolée de Louvois, relégué aujourd’hui dans l’église de l’hôpital de Tonnerre, soit restitué à sa vraie place, en cette église des Invalides où le corps du grand ministre a reposé sept ans et demi avant d’en être expulsé par une misérable vengeance de Louis XIV.

Cette impartialité, ce savoir, ce parfait discernement du vrai et du faux se retrouvent au même degré dans les deux ouvrages que M. Camille Rousset a consacrés au XVIIIe siècle, l’un qui porte ce titre : la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, l’autre intitulé simplement : le Comte de Gisors. Ce sont encore des études d’histoire militaire. Mis en goût par ses premières recherches, M. Camille Rousset continue de salle en salle l’exploration du riche dépôt qui lui a révélé un Louvois inconnu. Après les grandes guerres du règne de Louis XIV, quelles sont les luttes européennes du XVIIIe siècle ? Il y en a deux surtout, la guerre de la succession d’Autriche et la guerre de Sept ans. C’est à la guerre de la succession d’Autriche que se rapporte la correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, c’est à la guerre de Sept ans qu’appartient la noble et touchante histoire du comte de Gisors. La première lettre du maréchal de Noailles à Louis XV est du mois d’octobre 1742, c’est-à-dire des premiers temps de cette lutte que termineront si glorieusement en 1748 les victoires de Maurice de Saxe. La plus importante parmi les dernières est celle du 28 mars 1756 où le vieux maréchal signale au roi les dangers de la guerre nouvelle qui se prépare et lui demande la permission de se renfermer dans la retraite à laquelle le condamnent ses infirmités. Au contraire, c’est dans cette guerre-là même, dans cette guerre de 1756, que le jeune comte de Gisors montra des qualités d’un ordre supérieur, c’est le 23 juin 1758, à la bataille de Crevelt, qu’il tomba frappé mortellement, après avoir conduit à travers l’infanterie hanovrienne l’héroïque charge des carabiniers. Ces deux livres contiennent donc une vive image de nos destinées militaires aux dernières heures de l’ancien régime. Ici, dans une ample et lumineuse introduction à la correspondance du vieux maréchal, là dans un récit très exact, très étudié, de la virile jeunesse du comte de Gisors, il excelle à peindre les transformations de l’armée, il nous initie aux secrets de l’administration guerrière, et, rattachant toutes ses recherches à une conclusion unique, il la résume en ces termes : « Nous avons essayé de montrer dans l’Histoire de Louvois comment se fait une bonne armée ; nous essayons de montrer dans ce livre comment une bonne armée se défait. »

Ajoutons que cette fois encore, comme dans son Histoire de Louvois, l’auteur ne néglige jamais de rattacher l’histoire générale, l’histoire sociale et politique, à l’histoire technique dont il s’occupe. Bien que tout semble dit sur Louis XV, il a su renouveler par des traits inattendus la physionomie du personnage. Le souverain qui a entretenu avec le maréchal de Noailles une correspondance si honorable pour l’un et pour l’autre, le roi qui a senti, qui a découvert et nommé chez le maréchal de Noailles la qualité maîtresse en l’appelant un vrai citoyen, n’a pas toujours été l’homme qu’on a vu si longtemps avilir le trône et préparer les catastrophes. Sa jeunesse a eu de nobles ambitions. Le souvenir du feu roi l’aiguillonnait. A regarder de près ces élans généreux, on regrette que le suprême et inflexible jugement de la postérité ne soit pas adouci dans son texte par quelques paroles de sympathie. C’est le sentiment qu’a éprouvé M. Camille Rousset en étudiant la jeunesse de Louis XV. Ennemi des sentences passionnées, qui sont toujours étroites et fausses, attentif à toutes les nuances, respectueux de toutes les vérités, il aime l’histoire exacte, incorruptible, la grande justicière « qui fait descendre Louis XIV de son olympe et tire Louis XV de ses bas-fonds. » Prenez garde, dira-t-on peut-être ; n’est-ce pas là un paradoxe ? N’est-ce pas le mauvais désir de relever ce qui est bas afin de mieux rapetisser tout ce qui nous dépasse ? Je réponds : Rien de pareil. La justice rendue à Louis XV dans les pages consciencieuses de M. Camille Rousset, bien loin de rien coûter à la grandeur de Louis XIV, ne fait que la replacer en pleine lumière. « Entre le bisaïeul et l’arrière-petit-fils, on avait mis l’infini en quelque sorte ; en diminuant la distance qui les sépare, on la rend plus sensible. Le premier, pour n’être plus une idole, un fétiche, n’en demeure pas moins un roi hors de pair ; on l’apprécie mieux en voyant les efforts, même inutiles, que le second a faits pour approcher d’un si grand modèle. »

C’est surtout dans le Comte de Gisors que se retrouve cette préoccupation constante de l’histoire de la société française à propos de notre histoire militaire. Voltaire, en son Précis du siècle de Louis XV, a écrit un magnifique éloge du comte de Gisors, il l’a montré « également instruit dans les affaires et dans l’art militaire, capable des grandes vues et des détails, d’une politesse égale à sa valeur, chéri à la cour et à l’armée. » Quand le comte de Gisors tombe frappé d’un coup de feu à la journée de Crevelt, il nous représente le vainqueur, le prince héréditaire de Brunswick, prenant soin du jeune héros avec la tendresse la plus touchante et le pleurant comme un frère. Le livre de M. Camille Rousset est le commentaire le plus complet de cette belle page. Il faut le rapprocher de ces autres pages non moins belles où Voltaire trace l’éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741, où il pleure la mort de Vauvenargues qui avait célébré lui-même l’héroïque trépas d’Hippolyte de Seytres. Au milieu de tous ces jeunes hommes dont la vertu, le dévoûment, la grâce austère et pure, arrachaient des cris d’admiration à Voltaire, une place particulière est due au comte de Gisors. En un siècle de petitesses, comme disait le poète du Mondain, il a eu la jeunesse la plus laborieuse et la plus tournée aux grandes choses. Il a fait voir, malgré la corruption générale, quelles étaient encore les ressources de la France. Il a prouvé que les peuples dégénérés, comme les familles déchues, pouvaient se relever par une éducation stoïque et une volonté forte. N’oubliez pas, en effet, que le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, était l’arrière-petit-fils de Fouquet. Le maréchal de Belle-Isle, petit-fils du surintendant, fils d’un homme que la catastrophe de la maison paternelle avait comme anéanti, ne se contenta point de réhabiliter sa famille en méritant les plus hautes charges de l’état, il voulut faire de son fils un modèle de vertu, de savoir, de dévoûment, de patriotisme, il l’éleva comme les enfans de Sparte, en ajoutant à cette préparation virile la vigueur morale des âmes chrétiennes et les grâces de l’ancienne France. C’est ce rare jeune homme qui, frappé à Crevelt à la tête des carabiniers du roi, mourut quelques jours après entre les bras du vainqueur désolé. Le comte de Gisors avait à peine vingt-six ans. Le détail de cette éducation, les voyages du jeune comte, l’éclat de ses débuts militaires, il faut demander tout cela aux sympathiques et précises études de M. Camille Rousset. On y verra en même temps tout un côté inconnu de l’histoire morale du XVIIIe siècle.

Ces pièces si intéressantes, lettres, dépêches, mémoires, documens sans nombre du dépôt de la guerre, M. Camille Rousset n’était plus seulement admis à les consulter comme un chercheur avide, il avait l’honneur d’en être le gardien. Le 1er mai 1864, sur la recommandation de M. Guizot, ou plutôt sous la protection de son Histoire de Louvois, il était entré au ministère de la guerre, où l’on avait rétabli, je ne sais pourquoi, le titre un peu suranné d’historiographe, qui allait être remplacé bientôt par un titre plus moderne. Conservateur des archives de la guerre, c’était le vrai nom de l’emploi pour lequel M. Camille Rousset, on peut le dire, était désigné par avance.

Le voilà donc commis désormais à la garde de ce dépôt dont il vient de révéler les trésors, et cette récompense si pleinement méritée, il la justifie coup sur coup par une série de travaux excellens. Après la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, il a publié le Comte de Gisors, après le Comte de Gisors, il publie les Volontaires, et la Grande Armée de 1813.

J’ai entendu dire plus d’une fois que M. Camille Rousset, armé comme il l’était de documens irrécusables, aurait dû nous donner une peinture bien autrement vive du mal fait aux armées de la république par le système des volontaires. Il était trop mesuré, disait-on, il épargnait trop la vieille légende et surtout les écrivains qui trompent la France depuis quatre-vingts ans avec cette rhétorique révolutionnaire ; il fallait, l’épée haute et le verbe haut, disperser les écoles menteuses. Je ne saurais pour ma part m’associer à ce reproche. M. Rousset n’a pas voulu opposer scènes à scènes, peintures à peintures, il a fait mieux, il a rédigé un rapport, et je ne sais rien de plus accablant que ce rapport pour la routine déclamatoire qui s’obstine à glorifier l’anarchie. « Les volontaires ne veulent s’assujettir à aucune discipline, ils sont le fléau de leurs hôtes et désolent nos campagnes… Nos volontaires sont toujours nus, à peine un soldat a-t-il des souliers qu’il va les vendre ; il en est qui vendent jusqu’à leurs habits, leurs fusils, brûlent leur poudre et insultent leurs concitoyens… l’esprit de cupidité fait tout, perd tout, et l’honneur n’est plus rien… Quant à nous, citoyens nos collègues, il nous est impossible de soutenir le spectacle de semblables désordres, et nous vous prions de nous faire rappeler au sein de la convention le plus tôt possible. » Qui donc parlait ainsi ? Deux membres de la convention délégués en 1793 aux armées du Nord, et l’un de ces deux hommes s’appelait Carnot. Oui, c’est le grand Carnot qui, dans une série de rapports tracés du mois d’avril au mois de juin 93, flétrissait en ces termes l’avilissement des volontaires. Bien d’autres voix s’unissent à la sienne ; tous les généraux, tous les chefs, tous les commissaires, tous ceux du moins qui ont vu les choses de près et qui ne se paient pas de mots, signalent les mêmes hontes. Il n’y a qu’un remède, disent-ils, l’amalgame des volontaires avec les troupes de ligne. Que les forcenés continuent à insulter la ligne, à exalter les volontaires, à réclamer la levée en masse, ils ont beau hurler dans les clubs, des hommes dévoués à la France et à la révolution reconnaissent enfin que l’amalgame (ou l’embrigadement comme on disait encore) est le seul moyen de salut. La convention vient d’entendre Carnot, elle entendra aussi Beurnonville, et Kellermann, et Dubois-Crancé. C’est l’évidence qui se fait jour dans leur patriotique langage, mais l’évidence même est suspecte à un peuple frappé de folie. Il y a des heures où le bon sens est un crime. Comment faire prévaloir des vérités d’expérience et de raison quand la populace est hébétée par les déclamations furieuses, quand le ministre de la guerre s’appelle Bouchotte ou Ronsin, quand les plus vils démagogues envoient à la guillotine des généraux victorieux ? Cependant, peu à peu, malgré les échafauds de Custine et de Biron, les plaintes des Carnot, des Kellermann, des Beurnonville, des Dubois-Crancé, des Merlin de Douai, des Gasparin, des Schérer, de vingt autres encore, finissent par dominer les stupides clameurs. Il n’y aura bientôt plus ni volontaires ni levées en masse. La convention, malgré les Jacobins, a décrété l’amalgame, le travail de restauration militaire s’accomplit de mois en mois. C’est le directoire qui rétablit les brigades, c’est le premier consul qui refait les régimens. La vieille tradition d’honneur qui a été la force de l’ancienne France se retrouve associée aux principes de la France nouvelle, sous, le drapeau d’Arcole et de Marengo. Qu’est-ce donc qui pousse M. Camille Rousset à rassembler en faisceau tant d’accablans témoignages ? Avons-nous affaire à un de ces esprits que l’idéal embarrasse, et qui, ne croyant pas à l’enthousiasme, prennent plaisir à détruire les héroïques légendes ? Bien loin de là, c’est le patriotisme qui l’inspire. Il veut expliquer pièces en main comment une armée se fait et se défait. Il l’a montré sous l’ancien régime, sous la révolution, il va le montrer sous l’empire. Cette armée qui en 92 n’a vaincu à Jemmapes et à Valmy que grâce aux cadres de l’ancien régime, cette armée détruite par les procédés révolutionnaires, reconstruite par Carnot et le général Bonaparte, honorée à jamais par le premier consul, enivrée de gloire par l’empereur, elle a péri dans les neiges de la Russie. Comment l’empereur, c’est-à-dire le génie même de l’organisation, va-t-il s’y prendre pour opposer des soldats à l’invasion menaçante ? Lui aussi, lui qui a dompté la révolution, il va essayer les moyens révolutionnaires, n’en ayant plus d’autres à son service ; il voudra improviser une armée. Mais on n’improvise pas les armées, c’est la grande leçon qui ressort de toutes ces études de M. Camille Rousset. Pendant la campagne de 1813, au milieu même des plus étonnantes victoires, les plaintes des généraux sur l’insuffisance de l’armée (l’ignorance, la tristesse, l’indiscipline, les désertions continuelles) répondent aux plaintes de Kellermann et de Carnot pendant la campagne de 1793. A vingt ans de distance, c’est le même concert de reproches. En 93, l’enthousiasme de la république soutenait çà et là de vaillantes natures, malgré la désorganisation générale ; en 1813, l’ascendant de l’empereur entraînait encore des régimens et les menait à la victoire malgré l’impossibilité de soutenir longtemps une armée composée de recrues. « Je ne puis supporter la vue de ces désordres, » écrivait Carnot en 93, et il priait la convention de le rappeler à Paris. « Je ne puis défendre la France avec des enfans, » murmurait Napoléon après les terribles journées de Leipzig, et il s’éloignait du champ de bataille accablé de pressentimens sinistres.

Pourquoi la France n’avait plus que des enfans en 1813, c’est une autre question que M. Camille Rousset n’avait pas à traiter. Dans ces deux rapports sur les volontaires et sur la grande année de 1813, rapports qui se tiennent étroitement et sont comme le pendant l’un de l’autre, l’auteur suppose l’histoire générale connue. Il n’a pas plus à parler des fautes de la république que des fautes de l’empire. Ses livres sont une enquête militaire, une instruction technique, mais une instruction vivante dont le patriotisme est l’âme. M. Camille Rousset se faisait donc de plus en plus une place à part comme historien spécial. Il avait la solidité des informations et la sagesse du jugement, avec un perpétuel souci de la grandeur de la France. Pour toutes les tâches qui intéressent la littérature de l’armée, il était désigné d’avance. Aussi, quand M. Thiers, après nos désastres de 1870, se préoccupa de relever le moral du soldat par une éducation appropriée, à qui s’adressa-t-il ? A l’auteur de l’Histoire de Louvois et du Comte de Gisors, à l’auteur des Volontaires et de la Grande Armée de 1813. « Vous savez, lui dit-il, ce qu’il faut aux lecteurs dans une armée française. Vous avez le goût, l’expérience, l’histoire vous a initié à tous les secrets de l’organisation militaire. Tracez-nous le programme d’une bibliothèque de régiment où soldats et officiers puissent entretenir le sentiment du devoir et l’amour de la patrie. » M. Camille Rousset se mit à l’œuvre et nous donna ces dix-huit volumes qui contiennent un choix de premier ordre parmi les classiques de la guerre, soit pour le génie. des maîtres, soit pour l’importance des événemens : ici, dans les lettres grecques, Xénophon et l’expédition des dix mille, Flavius-Josèphe et le siège de Jérusalem ; là, dans les lettres latines, César commenté par Napoléon, Salluste et Jugurtha. Dans les temps modernes, le XVIe siècle lui fournit l’histoire de Bayard par le loyal serviteur et les commentaires de Montluc, le XVIIe les Mémoires de Turenne complétés par le précis de ses guerres tracé de la main de Napoléon, le XVIIIe les Mémoires du maréchal de Berwick, les œuvres historiques de Frédéric, les campagnes d’Italie, d’Égypte et de Syrie racontées par le vainqueur d’Arcole et d’Aboukir. Une introduction brève et substantielle prépare le lecteur à recueillir les leçons si variées de ces belles œuvres. Quelle que soit la diversité des temps, les récits des anciens et les mémoires des modernes renferment un fonds commun. Il ne s’agit pas seulement de la tactique, il s’agit de ces grandes parties de l’art qu’on rassemble aujourd’hui sous le nom de stratégie, et qui, malgré les vicissitudes des âges, malgré les modifications des armes, demeurent toujours les mêmes. À ce point de vue, rien n’a changé depuis César. Et au-dessus de la stratégie, n’y a-t-il pas ce qu’on a pu appeler la partie divine de l’art, les qualités morales du chef auxquelles répondent les qualités morales du soldat, d’une part l’autorité, la décision, la vigilance, le sang-froid, de l’autre la discipline, la subordination, la résolution et la confiance ? Si M. Rousset a pu faire cette remarque à propos des Commentaires de César, on devine combien l’intérêt devra s’accroître dans sa bibliothèque moderne, depuis les tableaux charmans du loyal serviteur jusqu’aux sévères peintures du général Bonaparte.

Ce choix, ces introductions, l’esprit qui anime l’ensemble du recueil, tout cela répondait parfaitement à la pensée de M. Thiers. La vie littéraire de M. Camille Rousset avait trouvé là une récompense nouvelle et comme une consécration du rôle que lui assignaient ses travaux antérieurs. Malheureusement, une grande assemblée politique, mal informée sans doute des choses de l’esprit, car on ne peut la supposer indifférente au patriotisme, fut d’un autre avis que M. Thiers. Au mois d’août 1876, la chambre des députés, votant le budget de 1877, voulut récompenser à sa manière l’auteur de tant de nobles ouvrages. La place de conservateur des archives de la guerre, qui avait repris son ancien titre, fut supprimée d’un trait de plume. La Fontaine eût dit : « Ce sont là jeux de prince, » et Victor Hugo eût pu dire : « Le roi s’amuse. » Il n’y avait dans ce vote, en effet, qu’une espièglerie de mauvais goût jointe à un accès d’enfantine colère. On avait insinué au jeune souverain, tant on le savait ignorant et crédule, que M. Camille Rousset était le destructeur acharné des gloires de sa maison. Rien de plus faux, nous venons de le voir. C’est au nom de la France de 89, c’est dans un intérêt national, que M. Rousset avait détruit la pernicieuse légende des volontaires. Mais à certains meneurs qu’importe le patriotisme ? Qu’importe aux ignorans et aux sourds que l’auteur ait répété les paroles de Carnot ? Il y a une tradition jacobine qui est au-dessus de tout, au-dessus de la France et de la vérité.

N’insistons pas, l’assemblée dont il s’agit n’est plus, et les ouvrages de M. Camille Rousset sont assurés de vivre. L’auteur des Volontaires avait d’ailleurs un moyen admirable de prendre sa revanche, c’était de continuer ses fouilles dans les archives et de poursuivre son enseignement. Un an après la suppression de son emploi, M. Camille Rousset faisait paraître son Histoire de la guerre de Crimée.


II

Le 20 décembre 1854, le maréchal Vaillant, écrivant au général Bizot qui commandait le génie devant Sébastopol, lui disait avec sa franchise militaire : « Je comprends parfaitement les difficultés de votre position ; elles s’augmentent de tout ce qu’il y a de décousu dans l’entreprise elle-même, dans les mesures qui l’ont précédée et qui ont accompagné son début. Au mois d’août, on ne comptait rien entreprendre cette année en Crimée, et au mois de septembre on était débarqué, on avait livré bataille, on avait fait vingt-cinq lieues en présence de l’ennemi, on avait pris une position admirable d’où vous pouvez faire face à toutes les forces de la place et du dehors. » Voilà le résumé fidèle des quatre premiers mois de la guerre de Crimée. On ne saurait dire plus en moins de mots. Tout est là, le décousu de l’entreprise, l’incohérence des préparatifs, la brusquerie des opérations, en un mot des imprudences sans nom réparées d’une façon éclatante par la bravoure française et par la faveur de la fortune.

Ces fautes si franchement mises en relief dans l’impartial récit de l’historien, c’est la direction militaire qui en est seule responsable. Pendant les deux années qui précédèrent la déclaration de guerre, la diplomatie française avait montré autant de sagesse que de fermeté, autant de vigilance que de décision. La conduite des négociations fait le plus grand honneur à M. Drouyn de Lhuys. Quant aux préparatifs militaires, comment s’en expliquer l’insuffisance si l’on ne tient pas compte de certaines superstitions françaises, foi guerrière en notre courage et foi mystique dans notre étoile ? Toujours l’ivresse des légendes, les légendes de l’empire après les légendes de la révolution. Ce n’était pas ainsi pourtant que s’étaient accomplies les grandes choses en ces héroïques années. Combien de mois laborieux, que de prévisions, que d’arrangemens, quel souci acharné du détail avaient préparé en 1798 l’expédition d’Égypte ! Cette glorieuse tradition s’était retrouvée en 1830. Il faut voir chez M. Camille Rousset le tableau de cette journée du 25 mai 1830 où « la flotte française, sortie de la rade de Toulon, s’éloignait en pleine mer, dans l’ordre majestueux de ses longues et superbes colonnes. » Cet ordre attestait une conception puissante et une conduite supérieure, comme aux jours du général Bonaparte. Tous partaient ensemble, tous se sentaient plus forts. Au centre s’avançaient l’escadre de débarquement et l’escadre de bataille, à 4 milles sur la droite l’escadre de réserve, à 4 milles sur la gauche l’escadre de convoi. Aussi, « parmi les nombreux témoins accourus pour saluer ce magnifique départ, comme parmi les trente-six mille soldats emportés d’un seul coup, c’était le même sentiment de satisfaction, de confiance et de sécurité. Ils savaient les uns et les autres que rien n’avait été négligé pour le succès de l’expédition, ni le choix et l’instruction des hommes, ni l’armement et l’installation des navires, ni le matériel de débarquement, ni les engins de guerre, ni les approvisionnemens de munitions et de vivres, ni les précautions sanitaires, ni les moyens de communication et de transport, qu’en un mot rien ne manquait ; mais, pour atteindre à cette perfection relative, il n’avait pas fallu moins de trois mois d’une activité de jour et de nuit, prévoyante et réglée… » En 1854, c’est à peine s’il y a huit jours entre les premiers ordres et le premier départ. Bien petit, bien chétif, hélas ! ce départ du 19 mars 1854, si on le compare à celui de l’expédition d’Alger ! Et comment cette comparaison ne se fût-elle pas présentée, à beaucoup d’esprits ? Sur les trois navires qui sortaient du port de la Joliette, emportant les généraux Canrobert et Bosquet, le chef d’état-major général, le commandant du génie, soixante-cinq officiers et neuf cent vingt-six hommes de troupe, se trouvait plus d’un vétéran qui avait pris part vingt-quatre années auparavant au triomphal départ du 25 mai 1830.

Deux mois après, un de ces vétérans, le maréchal de Saint-Arnaud, chef de l’expédition, écrivait de Gallipoli à l’empereur Napoléon III : « Nous ne sommes pas en état de faire la guerre… On ne fait pas la guerre sans pain, sans souliers, sans marmites et bidons. Je demande pardon à votre majesté de ces détails ; mais ils prouvent à l’empereur les difficultés qui assiègent une armée jetée à six cents lieues de ses ressources positives. Ce n’est la faute de personne ; c’est le résultat de la précipitation avec laquelle tout a dû être fait… »

Quand les inconvéniens de cette précipitation sont réparés, rien de plus brillant que les débuts de la campagne, l’élan des zouaves couvre tout ; mais quel malheur pour l’avenir ! là encore il y aura un exemple funeste ; on s’accoutumera de plus en plus à cette pernicieuse idée que la bravoure française défie tous les obstacles, que l’impetus gallicus n’a pas besoin de combinaisons si savantes ni de préparations si laborieuses. Rappelez-vous ces traits de nos ancêtres résumés par Strabon : « Ils sont toujours prêts, n’eussent-ils d’autres armes que leur force et leur audace. » Que de fois dans notre histoire cette tradition des vieux âges a été rajeunie par les légendes modernes ! En voici une de plus ; la légende de 1854. A quoi bon l’esprit de prévoyance ? à quoi bon tant de soins et d’apprêts ? une poignée d’hommes s’est rassemblée à Marseille, elle s’est embarquée sur un petit nombre de navires, et elle a cinglé vers la Mer-Noire. Pauvre flotte, pensent tout bas quelques-uns ; qui donc l’osera dire tout haut, puisqu’elle porte la France et sa fortune ? Est-ce que ce manque de préparatifs a empêché nos troupes d’aborder à Gallipoli, de se porter à Varna, d’envahir la Crimée ? Est-ce que tous ces glorieux noms, l’Aima, Inkermann, le Mamelon-Vert, Traktir, Malakof, ne justifient pas l’entreprise, quelles qu’en fussent d’ailleurs les combinaisons et les détails ? Le chef, qui voit les choses de près et qui porte le poids du jour, a beau écrire avec sa verve mordante : « Il n’y a de charbon nulle part, et Ducos ordonne de chauffer avec le patriotisme des marins… C’est de l’histoire. Chapitre oublié dans les Girondins. » Ces plaintes, qui ne sortent pas des sphères officielles, n’enlèvent rien à l’impression de l’ensemble. On en reste toujours au bulletin militaire de Strabon : « Ils marchent droit à l’ennemi et l’attaquent de front, sans s’informer d’autre chose. » Éternelle légende ! éblouissement qui se renouvelle de siècle en siècle, de victoires en victoires, jusqu’à l’heure où d’effroyables désastres viennent dessiller tous les yeux ! Parmi les chefs qui ont contribué de leur personne à nos triomphes de 1854, il y a tel homme, véritable héros, modèle d’intrépidité, qui, devenu plus tard maréchal et ministre, contribuera par son incurie administrative à l’écrasement de cette France dont il représentait si bien la bravoure chevaleresque. Tristes légendes, hélas ! éclat payé trop cher ! Si la nécessité de se préparer avait apparu davantage en 1854, il est probable qu’on en aurait tenu plus de compte en 1870.

C’est le récit même de l’historien qui nous suggère ces réflexions. M. Camille Rousset ne s’y arrête pas longtemps, et il a raison ; d’autres questions l’appellent. Une fois la part faite à la justice, en ce qui concerne les ordonnateurs, il faut voir à l’œuvre les combattans. Que d’actions brillantes depuis le départ de Varna jusqu’à la journée d’Inkermann ! Quatre jours avant que les deux armées française et anglaise prissent la mer à Varna, on avait appris que la forteresse de Bomarsund, à l’entrée du golfe de Bothnie, avait été prise en moins de cinq jours par un corps expéditionnaire français de dix mille hommes sous le commandement du général Baraguey-d’Hilliers. Les travaux du génie, dirigés par le général Niel, avaient été ouverts dans la nuit du 11 au 12 août ; le 16, la place avait capitulé. Cette rapidité semblait de bon augure, au moment où l’on se préparait à l’attaque de Sébastopol. Le général Baraguey-d’Hilliers venait de gagner son bâton de maréchal dans la Baltique ; que de récompenses la Mer-Noire promettait à tous ces vaillans hommes, officiers et soldats, lorsque les flottes alliées s’avançaient de conserve le 7 septembre 1854 vers la pointe de la Chersonèse et débarquaient le 14 sur la plage d’Old-fort ! Six jours plus tard, le 20 septembre, le maréchal Saint-Arnaud et lord Raglan, se dirigeant avec leurs armées vers Sébastopol, rencontrent l’armée russe du prince Menchikof sur les hauteurs qui dominent la petite rivière de l’Alma. La bataille s’engage. Il faut en lire le récit chez M. Camille Rousset, il faut suivre sur la carte dressée par les soins de l’auteur toutes les péripéties de la lutte. Ce sont des pages définitives. On y trouve la précision d’un rapport et le mouvement d’un tableau. Et quelles émotions morales à côté des émotions guerrières ! Le chef victorieux se séparant de son armée, le maréchal Saint-Arnaud obligé de résigner le commandement « dont une santé à jamais détruite ne lui permet plus de supporter le poids. » C’est lui-même qui parle ainsi dans ce dernier ordre général où il adresse à l’armée de si touchans adieux : « Soldats, vous me plaindrez, car le malheur qui me frappe est immense. » Il leur annonce en même temps qu’il a remis le commandement au général Canrobert, il déclare que c’est un adoucissement à sa douleur d’avoir pu déposer le drapeau en de telles mains, il recommande à leur respect, à leur dévoûment, le noble chef « qui continuera la victoire de l’Alma ; » puis, toutes ses affaires réglées, le 29 septembre au matin, on le transporte mourant à bord du Berthollet dans le port de Balaklava. Une compagnie de zouaves lui faisait escorte, un prêtre l’assistait en priant. C’est sur le Berthollet, nous dit l’historien, que le maréchal Saint-Arnaud avait quitté la France pour conduire nos soldats de Varna en Crimée, d’Old-fort à l’Alma, de l’Alma sous Sébastopol. Quand les adieux furent terminés, le navire largua ses amarres et gagna doucement la haute mer. Le soir même, à quatre heures, le maréchal expirait.

L’ardeur et la vigilance du général Canrobert, la circonspection plus froide de lord Raglan, l’énergie de la défense russe, l’héroïsme du vice-amiral Kornilof et le génie militaire du colonel Totleben, tout cela dès le commencement du siège de Sébastopol est marqué en traits expressifs par M. Camille Rousset. On voit que tous les rapports lui ont passé par les mains ; on voit aussi que ses œuvres antérieures l’avaient façonné dès longtemps à l’impartialité. Un juge préparé de la sorte n’a pas besoin d’efforts pour rendre hommage à nos ennemis comme à nos alliés, et pour raconter leurs victoires.

Le bombardement du 17 octobre 1854 est un de ces récits où se déploie la parfaite équité du narrateur. Ni les Russes ni les Anglais n’ont à s’en plaindre. Les Anglais ont écrasé leurs adversaires, et peu s’en est fallu que ce jour-là ils n’eussent la gloire de mettre fin au siège. Les Russes, vaincus sur un point, ont triomphé sur l’autre ; à force de ténacité, ils ont repoussé l’élan de nos soldats et fait taire les batteries de nos vaisseaux, l’honneur de la journée est à eux. Or le jugement de l’historien est si net qu’il n’y a pas un mot à ajouter, pas un mot à retrancher. La part de chacun est faite avec un tact irréprochable et une générosité toute française.

Quelle vigueur aussi, quelle sûreté de main, quand il nous représente le combat de Balaklava (25 octobre 1854) ! comme cette folle charge de la cavalerie anglaise sous les ordres, de lord Cardigan est vivement décrite ! Voilà un ordre contraire à tous les principes de la guerre, un ordre échappé à un mouvement irréfléchi qui aurait pu, qui aurait dû être retiré à propos et qu’un hasard funeste a maintenu. Celui qui le transmette déclare absurde, celui qui le reçoit le trouve si insensé qu’il a peine à le comprendre ; n’importe, c’est un ordre du général en chef, impossible d’hésiter. Lord Cardigan, — le dernier des Cardigan, comme il s’appelle lui-même en cette minute terrible, — rassemble sa brigade et l’entraîne bride abattue. Où vont-ils ? Chercher des canons que les Turcs ont prêtés aux Anglais et qui viennent d’être pris par les Russes. Les canons sont là-bas, à l’extrémité de la vallée, derrière les lignes ennemies. Renseignement bien étrange et bien vague, — qui suffira toutefois. N’est-ce pas assez pour mourir ? Ils poussent donc droit devant eux, ils entrent comme un coin tranchant dans le bloc des troupes russes, ils le traversent de part en part, sabrant, culbutant tout ce qui leur fait obstacle, jusqu’à l’heure où, les rangs s’étant reformés derrière la trombe furieuse, il leur faut retraverser la muraille de fer et de feu, — à quel prix, juste ciel ! De cette héroïque brigade, les deux tiers étaient couchés sur le sol.

Après ces folies de Balaklava, voici la sombre victoire d’Inkermann. L’armée anglaise, si admirablement solide, faillit s’y abîmer tout entière. Qui de nous ne se souvient de ces tragiques aventures, alors que les Anglais, écrasés par des forces supérieures et ne pouvant garder plus longtemps ces Thermopyles de Crimée, appellent les Français à leur secours ? Le général Bosquet s’élance avec une brigade, et quand nos troupiers au son du clairon passent en courant devant ces héroïques débris, une clameur enthousiaste s’élève : Hurrah for the French ! Cette clameur, qui retentit comme une promesse, cette clameur généreuse que l’Angleterre du ministère Gladstone a si complètement oubliée seize ans plus tard, nous nous en souvenons toujours. Lisez pourtant le récit de M. Camille Rousset, vous verrez que de choses vous ignoriez, vous verrez du moins comme ces souvenirs s’animent d’une vie nouvelle, comme chaque chose mise en sa place prendra un relief inattendu, enfin comme se dégagera le caractère vrai de cette journée à la fois si glorieuse et si effrayante, si glorieuse par le courage de nos soldats, si effrayante par les dangers courus et la chance des plus affreux désastres.

Une des meilleures parties de l’histoire de M. Camille Rousset, la plus instructive certainement et la plus neuve, c’est celle qui s’étend de la bataille d’Inkermann à la démission du général Canrobert. Singulière péripétie dans ce drame épique ! Voici un chef honoré de tous, intrépide et vigilant, d’une bravoure éclatante et d’une sollicitude scrupuleuse, le vrai chef et le vrai père du soldat. A Balaklava, à Inkermann, en bien d’autres affaires, chaque jour pourrait-on dire, il a fait preuve des qualités qui sont l’honneur du commandement, et chaque jour dans cette lutte perpétuelle il a maintenu le moral de l’armée. Une heure vient cependant où ce noble chef considère comme un devoir de se démettre de ses fonctions. C’est que cette lutte perpétuelle n’est jamais une marche en avant On trotte sous soi, selon l’argot du manège, on n’avance pas. En réalité, il y a deux systèmes qui partagent l’opinion des chefs, le système de l’assaut et le système de l’investissement. L’assaut, ce serait l’attaque d’un point important dans cet immense camp retranché que représente Sébastopol ; l’investissement, ce serait une série d’opérations qui, après avoir permis de battre l’ennemi en rase campagne, au centre et au nord de la Crimée, permettrait d’envelopper toute la ville. Le général Niel, aide de camp de l’empereur, est pour l’investissement ; lord Raglan et le général Pélissier sont partisans de l’assaut. De l’un à l’autre système, Canrobert va et vient, trop indécis, trop scrupuleux peut-être, pour s’engager résolument. Quant à l’empereur, sous l’influence des rapports que lui envoie son aide de camp, il appuie le système de l’investissement et trace même tout un plan de campagne qui a pour but de détruire les communications entre Sébastopol et le nord de la Crimée. Les dissentimens deviennent si vifs, les contradictions si ardentes que lord Raglan refuse de s’associer au plan de l’empereur et de lui prêter ses troupes. C’est alors que Canrobert quitte si noblement le commandement en chef de l’armée française, heureux de conduire son ancienne division sous les ordres du général Pélissier. Pour vaincre ces difficultés perpétuellement renaissantes, pour résister à l’empereur ou ramener les Anglais, ce ne sera pas trop de l’homme que le maréchal Vaillant appelle notre Souvarof. Tout le détail de ces péripéties offre l’intérêt le plus neuf dans les pages véridiques de M. Camille Rousset.

Est-ce à dire que la nomination du général Pélissier en remplacement du général Canrobert va mettre fin aux luttes intestines ? Non certes, le caractère intraitable du nouveau commandant ne fera que rendre la situation plus aiguë. C’est le 16 mai 1855 que le général Canrobert a envoyé sa démission à l’empereur, c’est seulement le 8 septembre que Sébastopol tombera. Pendant ces quatre mois, le conseil de guerre voit éclater des orages qui ont leur contre-coup jusque dans le cabinet de Napoléon III. Entre le général Canrobert et le général Niel, il y avait eu parfois des dissentimens ; entre le général Niel et le général Pélissier, ce sont des scènes terribles. Si le général Niel, avec sa haute raison, avec son patriotisme dévoué, ne sentait pas que son devoir de soldat est de rester devant Sébastopol, sa dignité blessée l’obligerait à quitter la place. Pélissier n’admet pas la contradiction ; il menace, il maltraite quiconque n’est pas de son avis. « Dans une réunion qui a eu lieu hier (28 mai), écrit le général Niel au maréchal Vaillant, il m’a imposé silence avec une dureté inqualifiable… nous étions en présence des officiers anglais.. Je voyais son irritation, j’ai voulu éviter à tout prix une scène qui aurait rendu mes rapports avec lui impossibles. Ce matin, dans une réunion semblable, le général Beuret, de l’artillerie, à propos d’une observation des plus inoffensives, a été si grossièrement "maltraité que ses yeux se sont remplis de larmes et qu’il m’a demandé s’il pouvait rester à l’armée. » Peu de temps après, le 8 juin, le général Niel écrit ces mots, toujours dans une dépêche au ministre de la guerre : « Il paraît que vous aviez parlé au général en chef des observations que je lui ai présentées. Vous avez attiré sur ma tête un terrible orage qui a éclaté hier. Ne perdez pas de vue, je vous prie, monsieur le maréchal, que mes relations sont des plus difficiles, qu’il faut que je sois devant l’ennemi pour supporter les procédés qu’on a pour moi. Si j’entrais dans des détails à ce sujet, vous en seriez bien étonné… » Pélissier maltraitait aussi Bosquet, le héros de l’Alma, d’Inkermann, du Mamelon-Vert ; le 16 juin, il lui enlevait le commandement des troupes devant Malakof pour le donner au général Regnaud de Saint-Jean-d’Angély. Niel écrivait ce jour-là même : « Vous dire les colères de Bosquet serait impossible ; au reste les procédés dont il est l’objet sont incroyables. »

Est-ce tout ? Pas encore, la liste est longue. Le 17 juin, la veille au soir d’une bataille qui pouvait être décisive, le général en chef avait tellement maltraité le général Mayran que celui-ci disait en allant prendre son poste : « Il n’y a plus qu’à se faire tuer. » Et il fut tué le lendemain. Je lis dans le récit de M. Rousset que le général Mayran, placé au premier rang d’attaque, avait engagé trop tôt ses troupes ; impatient, nerveux, agité, il s’était obstiné, malgré l’avis contraire de ses aides de camp, à prendre une fusée de hasard pour le signal convenu. Qui sait si l’impatience nerveuse dont parle l’historien n’était pas un appel que le vieux soldat adressait à la mort ? Un autre général du même corps d’armée, le général Brunet, arriva un peu tard sur le terrain, par suite d’encombremens imprévus, et fut tué raide pendant l’action ; heureuse mort qui le préserva des violences du général en chef. Pélissier, arrivé trop tard lui-même en cette matinée du 18 juin, accueillit par des paroles cruelles l’annonce de cette double perte. C’étaient deux héros qui venaient de tomber ; savez-vous comment le général en chef les salua ? « S’ils n’étaient pas morts, dit-il, je les aurais déférés au conseil de guerre. »

Quand on lit ces détails dans les lettres du général Niel, et il y en a bien d’autres encore, on comprend les sentimens que devait éprouver le prédécesseur du général en chef, le doux, l’humain, le scrupuleux Canrobert, celui que ses scrupules mêmes rendaient souvent irrésolu : « Comme l’irrésolution, écrit le général Niel, fait toujours voir le mauvais côté du parti qu’on a pris, Canrobert, qui trouve que son successeur n’adopte pas les meilleurs plans de campagne, qu’il cède à tous les enivremens du pouvoir, qu’il maltraite ceux qu’il entourait d’égards, Canrobert se dit que ce n’est pas un aigle, mais un vautour qu’il a mis à sa place, et il regrette ce qu’il a fait. » Et cependant, malgré tant de fautes, ce diable d’homme (on comprend bien qu’il s’agit du général Pélissier) a toutes les qualités que réclamait ce siège extraordinaire. Ce n’était pas seulement un siège, c’était la lutte continuelle de deux armées en présence, ayant chacune son camp retranché où elles se croyaient inexpugnables. Celle qui la première eût abandonné ses lignes se serait par là même déclarée vaincue. Au début, sans doute, le système de l’investissement pouvait offrir des avantages. Quand Pélissier prit le commandement, il n’y avait plus d’hésitation possible, il fallait nécessairement pousser devant soi, attaquer la place corps à corps, la conquérir pièce à pièce. Tel est dès le premier jour le plan du général en chef, et il s’y attache inflexiblement. Rien ne l’arrête, rien ne l’effraie ; aucune objection, d’où qu’elle vienne, ne le fera dévier. Si c’est le général Niel qui ouvre la bouche, il le menace « des dernières rigueurs. » Si c’est l’empereur qui lui exprime ses défiances sur l’efficacité de son plan, il le menace de se retirer. Avec cela, il a des souplesses singulières et comme des roueries de courtisan. En face d’un souverain qui a la superstition des souvenirs, l’idée lui vient d’engager sa grande partie le 18 juin. N’est-ce pas là un anniversaire provocant ? A quarante années de distance, de 1815 à 1855, quel contraste que celui-ci : Anglais et Français marchant ensemble sur Malakof et faisant payer aux Russes la revanche de Waterloo ! Beau rêve, mais ce n’est qu’un rêve. Pélissier est vaincu le 18 juin. Eh bien ! c’est alors que se montre toute l’indomptable énergie de ce caractère. Comme il a tenu tête à l’empereur, il tient tête à la fortune. Sa défaite n’ébranle pas sa foi, il est prêt à recommencer, en serrant l’ennemi de plus près ; il rectifie ses positions, il assure sa marche, et le jour où il forcera la victoire à couronner ce titanique labeur, ce sera bien le triomphe de la volonté.

Cependant, depuis l’échec du 18 juin, le mécontentement de Napoléon III s’est changé en irritation. Le 3 juillet, l’empereur écrit une dépêche qui substitue au général Pélissier le général Niel. Heureusement le ministre de la guerre, chargé de l’envoi de cette dépêche, la confie à la poste au lieu d’employer le télégraphe. Le lendemain, la nuit a porté conseil, et le maréchal Vaillant, profitant d’un sentiment de regret, s’empresse de redemander à Marseille la missive que le paquebot n’a pas encore emportée. « Elle est revenue ce matin, écrit le maréchal à la date du 6 juillet ; je la rendrai ce soir, elle sera livrée à la flamme de la bougie, et tout sera terminé. » Qui donc connaissait de tels détails avant les révélations de M. Rousset ? Personne assurément. La scène se jouait entre quatre acteurs : à Paris, le souverain et le ministre ; devant Malakof, le général en chef et le commandant du génie ; voilà les seuls initiés, et il y a déjà bien des années que tous les quatre ont quitté ce monde. On ignorerait encore ce dramatique épisode si le grave historien n’eût interrogé d’un œil sûr les documens du dépôt de la guerre.

Deux mois plus tard, l’empereur écrivait, non plus au général, mais au maréchal Pélissier, une lettre de félicitations où se trouvent ces paroles : « Je suis bien heureux que, grâce à votre énergie, vous soyez parvenu à un résultat que beaucoup de monde croyait impossible. Après l’échec du 18 juin, je vous l’avoue, j’avais été très irrité contre vous, non à cause de l’échec en lui-même, mais parce que je croyais que les précautions exigées en pareil cas et les principes invariables de la guerre avaient été négligés. Vous avez noblement racheté cette faute, et je reconnais tout ce qu’il vous a fallu déployer de force de caractère pour résister à tous ceux qui commençaient à désespérer. » Que s’est-il donc passé entre la crise du mois de juillet et les félicitations du mois de septembre ? Destitué il y a quelques semaines pour avoir résisté aux ordres du souverain, le souverain le félicite aujourd’hui d’avoir résisté si énergiquement et déployé une telle force de caractère. Ce qui s’est passé, nous le savons tous, mais nous ne le savons qu’à demi si nous n’en lisons pas le détail dans le livre que M. Rousset a intitulé Traktir et Malakof. Les faits inconnus y abondent. On y voit, par exemple, le général Pélissier obligé de protester jusqu’à la fin contre la lassitude et les impatiences des officiers du génie. Ces officiers, si braves dans l’action, sont de plus en plus déconcertés par le caractère de ce siège qui défie toutes les règles. Ils y voient quelque chose de monstrueux. Il y a des jours où, pressentant une catastrophe, ils parlent de lever le siège. Ils n’en parlent pas seulement, ils l’écrivent dans un mémorandum destiné à une conférence des chefs alliés. « Lever le siège ! répond Pélissier dans une lettre au maréchal Vaillant, — voilà un de ces mots qui ne doivent pas être écrits. Non, nous ne serons pas acculés aux impossibilités qu’admettent trop complaisamment les auteurs du mémorandum, et l’excès même de leurs appréhensions me rassure contre leur raisonnement. C’est ici une lutte d’opiniâtreté… » C’était donc sa lutte par excellence, c’était son véritable théâtre. Au mois d’août, le général Canrobert, fatigué, souffrant, mais qui s’obstinait par devoir à garder son poste, fut rappelé par l’empereur. Un ordre seul pouvait dégager sa conscience. Le général de Mac-Mahon, qui commandait alors la province d’Oran, vint prendre sa place dans la tranchée de Malakof. Déjà, un an plus tôt, le maréchal Saint-Arnaud l’avait réclamé avec instance comme « un officier de guerre complet. » Le maréchal Vaillant, annonçant la prochaine arrivée du général, disait : « Il ne demande que d’être là où l’on se bat. » Enfin Pélissier lui-même, Pélissier le terrible, en poussait un cri de joie : « Avec le général de Mac-Mahon, écrivait-il, je pourrai tenter certaines choses que franchement je croirais risquer aujourd’hui. » Glorieuse unanimité, quand il s’agit de tels suffrages ! Enfin, après que tout a été préparé de jour en jour, après que la bataille de Traktir (16 août), gagnée par les Français et les Sardes, a paralysé les forces de secours dans l’armée russe, il ne reste plus qu’à frapper le dernier coup. C’est le 8 septembre 1855 ; tous les officiers généraux, tous les chefs d’état-major ont réglé leurs montres dès le matin sur l’heure du quartier général. A midi, sans aucun signal particulier, les huit cents bouches à feu des alliés qui tonnent comme d’ordinaire s’arrêteront subitement, et l’assaut commencera. Vous savez ce qui suit : une lutte héroïque, un abattoir horrible ; des prodiges d’audace, des scènes épouvantables ; que de vaillans, victorieux ou vaincus, couchés sur la terre sanglante ! De part et d’autre, que de généraux illustres tués raide ou frappés à mort ! Mais la première brigade de la division Mac-Mahon a inauguré la victoire en s’emparant de la tour Malakof. C’est la clef de la place. Vainement les Russes s’acharnent-ils à la reprendre ; nos hommes sont résolus à ne pas lâcher prise. L’armée ennemie, appelée de toutes parts sur ce point, ne réussira pas à les déloger. Mac-Mahon a répondu à l’appel de son chef ; tous les deux, le commandant indomptable et l’intrépide lieutenant, ils ont saisi le taureau par les cornes et l’ont terrassé. Ainsi se termine le siège de Sébastopol ; la guerre de Crimée sera bientôt finie.


III

Au milieu de ce grand nombre d’acteurs, anglais, français, ottomans, sardes, à travers l’antagonisme des systèmes et les rivalités des personnes, la difficulté pour l’historien était de dire la vérité sans réticence comme sans passion. M. Camille Rousset s’est acquitté de cette tâche avec un tact irréprochable. Aucun des caractères qu’il met en scène ne se trouve altéré ni diminué ; on voit en relief l’irrésolution de celui-ci, l’impétuosité et la rudesse de celui-là, sans que ni l’un ni l’autre ait à se plaindre. Saint-Arnaud, Canrobert, Niel, Pélissier, figures militaires bien dissemblables à coup sûr ! Chacune d’elles pourtant, même la moins sympathique, a son genre de beauté, tant le patriotisme et le dévoûment couvrent tout. La physionomie du maréchal Vaillant s’éclaire aussi dans ces pages de lueurs inattendues. Cet esprit redouté, caustique, mordant, cet égoïste qui se souciait si peu de plaire, les documens les plus authentiques nous le montrent occupé sans cesse de concilier les opinions adverses, de calmer les amours-propres, de prêcher l’entente commune, de maintenir la hiérarchie, et tout cela gaîment, familièrement, dans des lettres charmantes, lançant des mots vifs avec prestesse, les retirant avec grâce après qu’ils ont porté, bref, menant cette correspondance parfois périlleuse en vrai ministre et en vrai camarade. Qui donc écrivait à Pélissier : « Croyez-moi, mon cher Pélissier, pliez votre nature rebelle ? » Et qui donc, le 3 juillet 1855, faisait brûler à la bougie, de la main même de l’empereur, la missive qui enlevait à Pélissier le commandement en chef ?

On ne s’étonnera pas que M. Camille Rousset, muni surtout des documens d’origine française, se soit occupé de nos généraux et de nos soldats beaucoup plus que des généraux et des soldats de l’Angleterre. Il a pourtant rendu un sérieux hommage à lord Raglan et aux officiers qui l’entouraient, il a célébré cordialement la bravoure anglaise, la solidité anglaise, et même il a montré que les qualités vigoureuses, quand la passion s’en mêle, peuvent s’exalter jusqu’à la folie chevaleresque. Qu’on se rappelle à Balaklava la charge de la cavalerie légère conduite par lord Cardigan. Une seule fois, en parlant du général en chef de l’armée anglaise, M. Rousset m’a paru s’écarter de son exactitude habituelle. C’est à propos de la terrible affaire du 18 juin 1855. A lire le récit de M. Rousset, il semble que lord Raglan et le général Pélissier fussent tout à fait d’accord pour tenter ensemble cette première attaque de la tour Malakof. Or je lis dans les documens anglais que ce fut précisément le contraire. Lord Raglan, si favorable d’ailleurs au système de l’assaut, trouvait au 18 juin les préparatifs insuffisans et la partie mal engagée. Une lettre publiée récemment par le biographe du prince Albert ne laisse aucun doute à cet égard. C’est une dépêche de lord Raglan au secrétaire d’état de la guerre, lord Panmure, dépêche écrite le 19 juin, c’est-à-dire le lendemain du grand échec. Lord Raglan y dit expressément qu’il désapprouvait l’entreprise, mais que, devant l’ardeur des Français, il n’avait pu refuser son concours. Les deux chefs qui l’assistaient au conseil, sir George Brown et le général Jones, avaient été du même avis. « Si l’armée anglaise s’était abstenue, ajoute-t-il, on m’eût rendu responsable de l’échec de nos alliés[2]. »

Puisque j’en suis aux critiques de détail, j’en dois une autre à M. Camille Rousset. D’où vient donc qu’il se montre si peu juste pour notre brillant et regretté collaborateur Paul de Molènes ? Vers le printemps de 1855, le siège de Sébastopol prenant de plus en plus des proportions gigantesques et devenant une bataille de tous les jours, le maréchal Vaillant avait désiré qu’il en fût tenu un journal où rien d’essentiel ne serait omis. Paul de Molènes, qui commandait un détachement de spahis auprès du général en chef, fut naturellement désigné pour cette tâche. Il se mit à l’œuvre, et ses premiers envois ne plurent pas au maréchal Vaillant[3]. Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve simplement que le général Canrobert, dans son goût très vif pour le sympathique talent de Paul de Molènes, s’était mépris sur le genre de travail que souhaitait le ministre de la guerre. S’il fallait une série de bulletins méthodiques, personne ne convenait moins à cette besogne que l’auteur des Soirées du Bordj ; mais aussi quelle verve ! quelle inspiration ! quel souffle de poésie guerrière ! Dans toutes ces pages écrites du bivouac, dans tous ces tableaux d’Afrique, de Crimée, d’Italie, comme on sent l’homme d’une vie nouvelle, l’homme d’insouciance et de plaisir retrempé au feu et accoutumé aux viriles méditations de la mort ! C’est bien le peintre de la garde mobile, l’auteur des Voyages et pensées militaires, qui faisait partie de l’état-major du général Canrobert et qui l’accompagnait sous le canon de l’Alma, de Balaklava, d’Inkermann, de Sébastopol, toujours prêt aux missions d’honneur et de péril. On aimait ce brillant jeune homme si brave, si spirituel, qui tenait aussi bien la plume du maître-écrivain que le sabre du spahi. Un de ses compagnons d’armes, M. Charles Bocher, en des lettres charmantes récemment publiées[4], lui a rendu témoignage avec une simplicité militaire qui en dit long. C’est le 4 août 1855. M. Charles Bocher annonce à ses correspondans que son chef, son héros, le général Canrobert, est rappelé en France. Grand sujet de tristesse, on le devine ; ce qui le rend plus vif encore, c’est le départ des hommes que le général emmène avec lui. L’un d’eux est M. de Cornély, son premier aide de camp, « le plus parfait officier d’état-major ; » l’autre est Paul de Molènes, « que je regrette beaucoup, — écrit M. Charles Bocher, — car nous nous entendions très bien pour tout et sur tout. » Et il ajoute avec conviction : « S’il écrit comme il sait le faire ce qu’il a vu, ce sera intéressant. » M. Charles Bocher avait raison d’éprouver cette fraternelle confiance ; il savait bien qu’à cet appel secret de sa pensée Paul de Molènes, si Dieu lui prêtait vie, répondrait en maître. Assurément, le poétique auteur des Soirées du Bordj n’aurait pas su écrire une histoire technique de la guerre de Crimée comme celle que vient de nous donner M. Camille Rousset. Il a dit lui-même avec autant de fierté que de modestie, après une vive peinture de la journée de l’Alma : « L’armée française bivouaqua plusieurs jours sur le champ de bataille. Aurait-on pu poursuivre les Russes et entrer avec eux dans Sébastopol ? C’est heureusement ce dont je n’ai point à m’occuper ici. Je raconte la guerre comme je l’ai vue, comme je l’ai faite, dans le rang où le sort m’a placé. » Voilà ce qui assure l’intérêt durable de ces tableaux. Qui donc pourrait lire sans émotion dans les souvenirs de Paul de Molènes les dernières heures du maréchal Saint-Arnaud, la mort du général Bizot, les funérailles de lord Raglan, et tant de scènes touchantes et simples ou se dessine au milieu de la tempête de feu la martiale figure d’un Canrobert ? Pour moi, à tous ceux qui interrogeront l’histoire si instructive de M. Camille Rousset, s’ils ne sont pas exclusivement des hommes du métier, je conseillerai toujours de compléter le solide récit du narrateur militaire par ces pages si nobles, si humaines, si profondément poétiques que Paul de Molènes a intitulées Commentaires d’un soldat[5].

Je suis obligé de dire aussi que les conclusions de M. Camille Rousset prêtent à plus d’une objection. Au point de vue de la vérité comme au point de vue de l’art, on aimerait que cette exposition magistrale de la guerre de Crimée se terminât d’une façon plus large. Le dernier mot du livre aurait pu convenir au va-et-vient de la polémique quotidienne ; à distance, et quand on considère l’ensemble des choses, cela semble un peu mince. A propos de cette prépondérance inattendue acquise à l’empereur Napoléon III par la défaite de la Russie, M. Camille Rousset écrit ces paroles : « L’empereur, il est vrai, a tenu dans ses mains les fils de la politique européenne, mais ce sont d’autres qui les ont fait le plus souvent mouvoir. » Et selon lui, l’homme habile, l’homme heureux, qui à la fin de la guerre de Crimée faisait mouvoir ces fils s’appelait le comte de Cavour ! Je ne croîs pas du tout, pour ma part, que l’histoire justifie cette manière de voir. Sachons ce qu’était Cavour à cette date et gardons-nous de confondre les périodes. M. Charles de Mazade a parfaitement distingué toutes ces nuances, il suffit de relire les belles études de notre collaborateur pour éviter de telles méprises. Sans doute, le premier ministre de Victor-Emmanuel avait eu une inspiration de génie quand le 10 janvier 1855 il avait fait accepter à l’Angleterre et à la France la coopération de l’armée sarde ; mais que de perplexités, que d’angoisses, du 10 janvier au 8 septembre 1855 ! heures sombres « où un ministre qui a joué avec la fortune n’a d’autre alternative que d’être perdu et honni comme un aventurier ou d’être un grand homme[6]. » Et plus tard, après la chute de Sébastopol, est-ce lui qui conduit la politique ? il souhaite comme l’Angleterre que la guerre se poursuive, et la paix est conclue. Plus tard encore, au congrès de Paris, que d’efforts, que de labeurs, avant qu’il parvienne à introduire les réclamations de l’Italie devant l’assemblée des états de l’Europe ! Tout cela fait le plus grand honneur au patriotisme, au courage, à la persévérance du comte de Cavour, mais encore une fois, si le comte de Cavour profite de tous les événemens pour le succès de sa cause, ce n’est pas lui à cette date qui fait mouvoir les fils de la politique européenne.

L’Histoire de la guerre de Crimée est une œuvre robuste qui se suffit à elle-même ; pourquoi donc les questions de l’unité italienne et de l’unité allemande viennent-elles offusquer les perspectives lumineuses de ce beau récit ? Je sais bien que c’est pour admirer plus à l’aise cette prodigieuse opération de guerre que M. Camille Rousset tient à la dégager de tout ce qui a suivi. Mieux valait dès lors ne pas soulever ce débat ; il suffisait de s’enfermer dans le récit de cette expédition, à laquelle rien ne ressemble et rien ne se rattache. Ou bien, si l’éminent historien voulait à tout prix dire ce qu’il pense des immenses changemens accomplis en Europe depuis la prise de Sébastopol, comment un esprit aussi exact n’a-t-il pas tenu compte des révélations que nous ont apportées les dernières années ? Quand il écrit ces mots : « Après l’unité italienne, l’unité allemande, c’est logique, » il répète les opinions courantes sans s’inquiéter des documens nouvellement mis au jour. Ceux qui aiment à y regarder de près savent aujourd’hui que le travail de l’unité allemande a précédé de longtemps le travail de l’unité italienne. Les cris des unitaires allemands, Pourtalès, Bunsen, Stockmar, ces cris de vengeance qui éclatent à la fin de 1850 et que de récens mémoires ont révélés au monde, ne laissent aucun doute à cet égard[7]. Non, ce n’est pas la guerre de Crimée qui a préparé la guerre de 1859, ce n’est pas la guerre de 1859 qui a préparé les guerres de 1866 et de 1870. Si l’on veut trouver la cause vraie, la cause profonde de cette guerre allemande[8] dont la guerre de France n’a été que la suite, il faut remonter à 1850. Sadowa est la revanche d’Olmütz. Le provocateur du prince de Bismarck a été le Bismarck autrichien de 1850, le prince Félix de Schwarzenberg. Schwarzenberg poursuivait l’unification de l’Allemagne par l’Autriche ; Bismarck, inspiré par les colères germaniques de 1850, a fait l’unité de l’Allemagne par la Prusse. L’empire, transformé de fond en comble, avait passé de Vienne à Berlin, des Habsbourg aux Hohenzollern, et dans cette refonte il était devenu plus compacte, plus dur, plus âpre, plus guerrier, plus enclin au mépris du droit. Voilà le fond des choses, tout le reste n’en a été que la mise en œuvre. Cette mise en œuvre pouvait changer, le fond était immuable. Si un Bismarck n’eût accompli le plan de 1850, un autre se serait levé pour le faire. Quand un mouvement d’idées s’empare de toute une nation, quand il a prononcé le mot d’ordre et formé une sorte de conspiration unanime, il finit toujours d’une manière ou d’une autre par trouver sa voie. Fata viam invenient.

Malheureusement ces faits si considérables nous avaient échappé. La France, qui a tant souffert de son inattention sur ce point, ne se résigne pas encore à reconnaître la réalité des choses. Une preuve que ces vérités, quoique désormais acquises, n’ont pas pénétré dans le public, c’est qu’un historien comme M. Camille Rousset paraît les ignorer. Qu’on veuille donc bien me permettre de résumer brièvement et avec toute la précision possible les traits principaux de la crise. L’occasion est trop belle, l’intérêt historique trop pressant, pour que je craigne le reproche de hors-d’œuvre. Quelques mots d’ailleurs suffiront.

On sait que l’idée de l’unité allemande est née en 1806, au lendemain d’Iéna et d’Auerstædt, à la disparition du vieil empire d’Allemagne ; on sait qu’en 1813 elle a été scellée dans le sang des Allemands du nord et du midi pendant les trois journées de Leipzig ; on sait que, durant la restauration, elle s’est mêlée aux mouvemens révolutionnaires, qu’elle s’est apaisée en 1830 sous l’influence libérale et humaine du régime de juillet, qu’elle s’est ranimée avec violence devant les menaces belliqueuses de 1840, et qu’en 1848 ayant profité du bouleversement de l’Europe pour tenter les grandes aventures, elle a succombé trois ans plus tard, à la convention d’Olmütz, sous les coups du prince de Schwarzenberg (novembre 1850). Nous venons d’ajouter qu’à partir de 1850 un nouveau courant s’était formé d’un bout de l’Allemagne à l’autre, courant plus ou moins contenu par les circonstances extérieures, plus ou moins dissimulé par la conspiration de tous, mais grossi de jour en jour dans l’ombre, et qui, à travers maintes péripéties obscures, a conduit la Prusse et l’Allemagne d’Olmutz à Sadowa.

Or à ceux de nos hommes d’état qui, de 1850 à 1866, avaient suivi la marche de ce courant formidable, trois systèmes différens se présentaient : 1° dire à l’Allemagne : la France ne peut permettre l’établissement de l’unité allemande, c’est une question de vie et de mort ; 2° rester indifférent à l’établissement de cette unité ; 3° étudier sérieusement la situation, respecter le droit des peuples, ne pas prétendre interdire à l’Allemagne de faire ce que la France elle-même avait fait pendant la durée des siècles, mais en échange de cette politique loyale poser nettement les conditions de neutralité et se faire accorder les compensations nécessaires.

Le premier système, système inique et funeste, était celui de personnages politiques sur qui retombera la responsabilité la plus lourde, quand la vérité tout entière sera connue. Le second était celui de l’indifférence et de l’inertie. Le troisième était le vrai, le seul vrai, mais à la condition de ne pas être pratiqué à demi. Pour mener à bien une tâche si complexe, il fallait, comme on dit, avoir bon pied, bon œil, il fallait être attentif, vigilant, écouter un Drouyn de Lhuys, consulter un Thouvenel, ne pas chercher des aventures au-delà des mers quand se préparait à nos portes la plus grosse affaire du siècle, ramasser toutes les forces de la nation, et au lieu de paralyser l’épée de la France au Mexique, apparaître sur le Rhin comme un arbitre ami. L’Allemagne, impatiente depuis 1850 de rejeter l’Autriche hors de ses frontières, invoquait cet arbitre depuis bien des années ; elle cessa de s’inquiéter de lui quand elle le vit se prêter si étrangement au rôle de dupe.

Je regrette que M. Camille Rousset, d’ordinaire si exact, ait soulevé de pareilles questions sans s’être appliqué d’abord à pouvoir y répondre, ce qu’il eût été en mesure de faire aussi bien que personne. Ces dissentimens d’ailleurs, non plus que nos critiques de détail, n’enlèvent rien à la valeur intrinsèque de l’œuvre ; les unes comme les autres attestent par leur franchise la sincérité de nos éloges, et je m’empresse de me remettre entièrement d’accord avec M. Camille Rousset, en répétant ces justes paroles de sa dédicace au général Trochu : — « Le sujet avait toute sorte de raisons pour me captiver. C’était une grande guerre, singulièrement originale. Bien loin d’infliger quelque humiliation au vaincu, elle a été glorieuse pour lui presque autant que pour le vainqueur, hautement honorable pour tous ceux qui y ont pris part. Elle a mis en jeu, d’un bout de l’Europe à l’autre, les grands ressorts de la politique, en action de très grandes forces maritimes et militaires, et cependant elle n’a pas été une guerre européenne. Elle affectait les intérêts généraux du monde, et elle est demeurée nettement circonscrite. Elle a eu de justes proportions, ni trop longue, ni trop courte ; mais elle a toujours déconcerté les prévisions du public. Dès le début on s’attendait à la voir finir tout d’un coup, et quand elle a fini tout d’un coup, on s’attendait à la voir durer encore. « C’est peut-être la guerre de Troie qui recommence ! » s’écriait un jour le maréchal Vaillant. Il y avait en effet bien des rapports avec la guerre de Troie, notamment les dissensions des grands chefs. C’était de même sur un coin de terre, aux confins de l’Asie et de l’Europe, que de grands empires se rencontraient pour vider leur querelle, que du nord et du sud, de l’orient et l’occident, des masses armées accouraient pour s’affronter en champ clos. Dix années devant Troie, dix mois devant Sébastopol ; à trois mille ans de distance, les mois ne valaient-ils pas des années ? » — C’est cette lutte si originale, cette grande guerre aux proportions restreintes, ce siège de Troie aggravé par l’incomparable accroissement des ressources de l’attaque et de la défense, cette œuvre d’art enfin, cette merveilleuse et puissante épopée que M. Camille Rousset nous a rendue en plein relief, dans toute son héroïque physionomie.

Ce n’est pas tout : pendant que l’historien composait ce beau livre, de terribles questions harcelaient son esprit. Une nouvelle guerre d’Orient éclatait, et, limitée d’abord, menaçait de bouleverser l’Europe. Quel contraste, hélas ! entre 1855 et 1878 ! à vingt-trois ans d’intervalle, quels changemens dans les rapports des grands états ! M. Camille Rousset, sans aucun sentiment d’hostilité contre la Russie, s’était réjoui comme nous tous de la confraternité d’armes de l’Angleterre et de la France. Dans la confusion présente du monde, rien ne le distrait de son œuvre, il ne se laisse entraîner ni d’un côté ni de l’autre, aucune allusion ne le séduit. Il comprend que le devoir de la France est la neutralité absolue, et que c’est une obligation sacrée pour quiconque tient une plume de se conformer au devoir de la France. Rare exemple de discrétion. Nous avons loué bien des qualités dans les divers ouvrages de M. Camille Rousset, pénétration, impartialité, connaissance technique de tout ce qui intéresse notre organisation militaire ; nous ne fermerons pas l’Histoire de la guerre de Crimée sans féliciter particulièrement l’auteur de sa rectitude intellectuelle et de sa dignité patriotique.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Histoire de la guerre de Crimée, par Camille Rousset, de l’Académie française, 2e édit, 2 vol. in-8o. Paris, 1878. Hachette.
  2. Voyez the Life of the prince-consort, by Théodore Martin, t. III, p. 304. Londres, 1877. — Une lettre du prince Albert au baron de Stockmar, publiée dans ce même volume, prouve que la conduite de lord Raglan était parfaitement connue à Londres. Ce détail même imprimait un caractère plus douloureux à la mort de lord Raglan. Il faut se rappeler en effet qu’après avoir survécu à la sanglante défaite du 18 juin, lord Raglan fut atteint du choléra le 24, et mourut quatre ou cinq jours après, le 28, dit M. Camille Rousset, le 29, dit M. Théodore Martin.
  3. On a déjà eu l’occasion d’apprécier ici même, et à ce point de vue de la régénération morale, la vie et les œuvres de Paul de Molènes. — Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1857, l’étude intitulée : la Littérature et la vie militaire.
  4. Lettres de Crimée, souvenirs de guerre, par M. Charles Bocher, 1 vol. in-18 ; Paris, 1817. Calmann Lévy.
  5. Voyez les trois études parues sous ce titre dans la Revue des 15 janvier, 1er et 15 février 1860.
  6. Voyez la Revue, du 15 avril 1876, p. 874.
  7. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1873, les Humiliations de la Prusse en 1850, à propos de la correspondance de Frédéric-Guillaume IV et du baron de Bunsen. — Voyez aussi, dans la Revue du 1er novembre 1877, les Révolutions de 1848, à propos des Mémoires de Stockmar.
  8. Der deutsche Krieg, c’est le nom que les Allemands ont donné à la guerre de 1866 entre la Prusse et l’Autriche.