L’Historien du Canada

Henri Lorin
L’Historien du Canada
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 674-688).
L’HISTORIEN DU CANADA

Ce n’est pas une nouvelle seulement pour les historiens et les bibliothécaires, que la publication du second volume, qui complète la réédition de l’Histoire du Canada de F. -X. Garneau, par Hector Garneau, son petit-fils [1]. Le tome premier avait paru peu avant la guerre, grâce à la diligence du Comité France-Amérique, précédé d’une préface de M. Gabriel Hanotaux. Nous avons dû attendre huit ans que le deuxième vit le jour. Dans l’intervalle, la crise mondiale a rapproché Canadiens et Français sur les champs de bataille d’Europe ; la continuité s’est affirmée, en des journées héroïques et sanglantes, entre l’histoire canadienne d’avant-hier et celle d’aujourd’hui. Ainsi le patient et intelligent labeur d’Hector Garneau n’exprime point seulement une commémoration du passé.

« Jamais, dit justement M. Gabriel Hanotaux dans sa Préface, les Français n’étudieront assez l’histoire du Canada. » Où pourraient-ils la mieux comprendre que dans le livre de François-Xavier Garneau, qui a été classé, de l’autre côté de l’Atlantique, au nombre des « monuments nationaux ? » La biographie de l’auteur, placée par son petit-fils en tête de la présente réédition, nous dit toutes les difficultés et aussi toute la valeur typique d’une œuvre entreprise avec une véritable foi patriotique, par un Canadien de vieille souche française, fier de ses origines, et pourtant sincèrement rallié à la souveraineté britannique, parce qu’elle s’est montrée judicieusement libérale envers ses compatriotes. François-Xavier Garneau est un caractère ; sa physionomie, dégagée en vive lumière par son filial biographe, est extrêmement attachante.

Né en 1809, à Québec, fils d’un petit commerçant pour qui les échéances furent souvent pénibles, le futur historien du Canada descendait de Louis Garnaud, colon poitevin, débarqué en Canada le 27 octobre 1662, et marié le 23 juillet 1663, à Québec, avec Marie Mazoué, de Notre-Dame de Cognes, diocèse de La Rochelle. Le nom de Garneau, sous diverses orthographes, — Garnaud, Garnault, — est encore porté en Poitou et dans les Charcutes ; nous avons personnellement connu un Garnault, qui fut pendant de longues années bibliothécaire municipal à La Rochelle ; il avait écrit plusieurs volumes sur les anciennes relations commerciales de cette ville, notamment avec l’Amérique du Nord. Cette parenté n’est point exceptionnelle ; le tricentenaire de la fondation de Québec, en 1908, fut célébré en plusieurs localités de notre Ouest français comme une fête de famille.

François-Xavier Garneau, formé aux « premières connaissances » par un bon vieillard, ami de son père, fût demeuré sans doute commis dans le comptoir médiocrement achalandé, s’il n’avait été distingué par un prêtre de Québec, qui développa son instruction et le recommanda au supérieur du petit séminaire. Celui-ci lui ouvrit les plus larges facilités pour un cours d’humanités, s’il voulait embrasser l’état ecclésiastique ; mais telle n’était pas la vocation de François-Xavier Garneau ; résolu à travailler dès lors surtout pour lui-même, et cependant obligé de venir en aide aux siens, le jeune homme se fit agréer comme clerc dans une étude de notaire ; il avait alors seize ans. Un jour que ses compagnons de basoche, adolescents britanniques, se moquaient devant lui des Canadiens français, « qui n’avaient même pas d’histoire, » il découvrit par une sorte de révélation le but de sa vie : il serait l’écrivain de cette histoire ; il sentait profondément qu’elle existait, et qu’il ne lui manquait que d’être écrite.

En 1831, à peine âgé de trente-deux ans, François-Xavier Garneau connaît, aussi bien que le français, l’anglais qu’il ignorait presque totalement au début de sa cléricature. Il passe avec succès l’examen de notaire, car il est désormais capable de conseiller les familles en un pays où beaucoup d’Anglo-Saxons vivent mêlés à la population française. Il se suffit convenablement à lui-même, il achète des livres, lit et annote les classiques latins ; ce sont les distractions favorites de ce petit officier ministériel, sérieux, volontiers méditatif, et qui a déjà tracé sa route. Ses premières économies sont employées à un voyage en Europe, où il veut toucher de près les fondations de la nation canadienne. Il va donc en France et en Angleterre. A Londres, il suit assidûment les grands débats qui préparent la réforme du droit de suffrage et l’émancipation de l’Irlande ; à Paris, il est présenté à de notables ministres de la monarchie de Juillet. De ce spectacle d’un régime en transformation, il gardera toujours un respect sympathique pour les institutions parlementaires. On rapprocherait curieusement ses impressions de celles que Montesquieu rapporta d’Angleterre un siècle auparavant.

« Une chose me frappait sans cesse, écrit-il en 1855 dans ses Souvenirs de voyage, c’était l’alliance de la liberté et du privilège, du républicanisme et de la royauté. Je voyais devant moi, une royauté, une aristocratie et une plèbe, dont les fortes racines remontaient à l’origine de la nation. L’aristocratie était puissante et considérée, le peuple nombreux et soumis, le roi regardé comme essentiel au maintien des boulevards qui servent de protection à ces deux grandes et seules divisions de la nation. » Comment ne pas relever tout ce que ces phrases contiennent de spécifiquement britannique et impérial, cinquante ans avant que le mot même d’Empire apparaisse dans l’histoire politique de la Grande-Bretagne ? A ce titre, l’esprit de François-Xavier Garneau n’est pas celui seulement de la génération de Canadiens français qui a marqué de son cachet, clairvoyante plus encore que résignée, l’Union, en 1840, du Haut et du Bas Canada : c’est celui aussi des plus puissants et ingénieux fondateurs de l’Empire, que nous devons nous attacher à bien comprendre, en France, aujourd’hui, pour conserver à la nécessaire amitié franco-anglaise sa pleine vigueur de haute humanité.

Rentré au pays, marié, père de famille, François-Xavier Garneau n’est plus dès lors et ne veut être, à l’abri de discrètes fonctions administratives, que l’historien du Canada. Tout au plus se délasse-t-il, de temps en temps, en écrivant quelques poésies ; mais, qu’il traite de « la Pologne, » du « Rêve du soldat, » du « dernier Huron, » (1838-1840), c’est de préférence au Répertoire national qu’il confie ses rimes ; son arrière-pensée demeure d’illustrer le passé du Canada, d’exalter la fierté native de ses concitoyens. Il tient des ancêtres, dont quelques-uns furent peut-être des « coureurs de bois, » une curiosité bienveillante pour les indigènes ; sans doute cette prédisposition atavique a-t-elle facilité à notre auteur, malgré la rareté des documents officiels qu’il a pu consulter, l’intelligence perspicace avec laquelle il juge la politique locale des grands chefs du Canada français, les Frontenac, les Vaudreuil, les Montcalm. Il ne paraît pas que Parkman, qui est l’historien bostonnais de ces mêmes origines, — et dont les livres se distinguent d’ailleurs par tant de charme et de couleur, — ait eu ces intuitions psychologiques sur des populations primitives que l’Anglo-Saxon ignore trop volontiers.

L’éditeur de 1921 insiste avec juste raison sur l’indigence des sources historiques auxquelles pouvait puiser son grand père. Lorsque Garneau commença son travail, autour de l’année 1840, il n’existait encore aucun service d’archives en Canada. Nous pouvons admettre, mais sans en être certain, que les bibliothèques ecclésiastiques de Québec et de Montréal possédaient des exemplaires des œuvres de Champlain, de la Hontan, de la Potherie, et surtout des renseignements sur les missions, documents fondamentaux des célèbres Relations des Jésuites. Mais ce n’est pas avant le milieu du dix-neuvième siècle, — au lendemain de l’Acte d’Union (1840), — que le Gouvernement canadien entreprit, en Europe, un travail systématique de recherche et de transcription des titres officiels de l’histoire canadienne. Garneau n’en eut donc pas connaissance pour sa première édition, parue de 1845 à 1848 ; il n’en posséda que des pièces fragmentaires pour les deux éditions suivantes, en 1852 et 1859. Encore a-t-il peu retouché dans celle-ci ses premiers chapitres, qui allaient jusqu’en 1792, tandis qu’il développait la période plus récente, de la fin du dix-huitième siècle à l’Union.

H nous souvient qu’il y a trente ans environ, en un réduit des greniers qui tenaient lieu alors d’archives au Ministère des Colonies de France, grossoyaient régulièrement trois ou quatre scribes, silencieux et ponctuels, « à l’emploi du Gouvernement canadien ; » ils copiaient des documents entiers, et procédaient à l’inventaire des autres. Les répertoires ainsi dressés, sur les indications de spécialistes experts du Canada, sont naturellement fort inégaux ; on n’en saurait cependant méconnaître l’utilité pour qui étudie, dans un dédale à peine frayé encore, le passé colonial de la vieille France. Aujourd’hui, le Canada possède, dans ses bibliothèques et archives publiques, toutes les pièces essentielles de son histoire. M. Hector Garneau a pu, de la sorte, contrôler et compléter l’ouvrage de son grand père ; constatons que cette mise au point critique n’a en rien défiguré le livre initial ; on croirait volontiers que François-Xavier Garneau, exacte incarnation de sa race, avait concentré en lui, et sut admirablement présenter ensuite tous les traits d’un tableau qui doit autant à la tradition qu’au témoignage des documents écrits.

« Notre historien, dit Hector Garneau dans son introduction, ne se contente point de raconter, il critique, il juge, il conclut. » Et c’est probablement pourquoi nous le suivons avec un si constant intérêt. Nous apprécions à chaque page qu’il ne s’isole pas de son sujet, mais que celui-ci le tient tout entier. Il ne ménage pas les observations personnelles sur les choses ni sur les hommes. Parfois des faits de détail lui ont échappé, que l’abondance ultérieure des informations a permis de dégager, mais son jugement remarquablement droit et sain domine de telles imperfections. Cet homme, instruit par un long effort de volonté, se montre équitable pour tous, sans être jamais le prisonnier de personne. Il rend un hommage mérité au zèle apostolique, au désintéressement acharné des missionnaires, et pourtant il ne considère point le Canada comme seulement un pays de missions. Français d’origine et de cœur, il explique lumineusement tout ce que le Canada doit à la France et lui devra jusqu’en son progrès le plus moderne ; et cependant, il déclare que cet essor n’est pas sans obligations envers le libéralisme britannique. Il associe, en un raccourci séduisant, le sentiment et la raison, de sorte que nous pouvons le lire, tout ensemble, avec confiance et avec plaisir.


N’avons-nous pas, en effet, beaucoup à apprendre, aujourd’hui, sur cette « autre France, » émancipée de toute allégeance politique envers l’ancienne métropole, et qui nous rapproche, en dépit de son passé français et de la langue qu’elle par le toujours, de sociétés anglo-saxonnes puissantes, peu et mal connues chez nous ? Telle a été la pensée de M. Gabriel Hanotaux lorsqu’il écrivit la préface qui ouvre la réédition de l’Histoire de Garneau. « La leçon du Canada nous enseigne en sa trop claire évidence que jamais le Gouvernement ni la nation en France n’eurent à fond et à plein le sentiment de la grandeur de l’œuvre que quelques pionniers avaient commencée sur l’autre rive de l’Atlantique, et que des héros y avaient défendue ; on lui marchanda toujours l’existence, on n’eut jamais confiance en son avenir. » Rien n’est plus tristement vrai. Instruisons-nous donc d’abord, en étudiant et en proclamant ce que des ancêtres de notre sang ont su faire, presque toujours par les seules initiatives individuelles, sur les rivages du Saint-Laurent, où le coup d’œil du Saintongeois Champlain devina, en 1608, les chances d’un grand empire.

Les Français en Canada ont exploré et cultivé le sol. Dans l’opinion, souvent les pionniers ont fait tort aux paysans. Ce sont pourtant ceux-ci qui ont posé les plus robustes assises du futur établissement. Le lecteur français demeure de nos jours épris de l’aventure ; il est plus complaisant au « broussard » qu’au planteur, au missionnaire qu’au curé de village. La fondation de Montréal en 1640 fut un épisode des croisades, volontiers célébré dans les paroisses de France ; une plaque la commémore encore, note attardée de vaillance tout idéaliste, en un coin d’une place flanquée de hautes banques et sillonnée de trolleys de tramways ; à quelques pas, la maison-mère des Sulpiciens reste une oasis de recueillement dans la ville bourdonnante. Sous Louis XIV, les gouverneurs et intendants multipliaient les ordonnances pour « fixer les habitants ; » ils frappaient d’amendes les « coureurs de bois, » qui s’enfonçaient dans l’intérieur pour acheter aux sauvages des pelleteries en échange « d’eau de feu ; » le clergé fulminait des interdits contre ces vagabonds, qui ne donnaient évidemment pas les meilleurs exemples de continence. Mais les lettres des administrateurs au ministère parlaient surtout de ces incidents et les correspondances d’édification des religieux exaltaient entre tous les apôtres des sauvages.

Ignoré des officiels, le Canada français de « labourage et pâturage » grandissait pourtant, d’une croissance lente et régulière, de lui-même, parce que Colbert seul et avant lui des Congrégations, pendant quelques années, envoyèrent de l’autre côté de l’Océan quelques familles de ruraux. En 1763, lorsque le Canada, par le Traité de Paris, passa sous l’obédience anglaise, il comptait 63 000 habitants français, pour la plupart descendants des quelque cent ou cent cinquante ménages immigrés avant 1680, ou fondés en terre américaine, avant cette date, tel celui de Louis Garnaud et de Marie Mazoué. Le bas Saint-Laurent était une large rue fluviale, entre des domaines cultivés, tous de même type, une « marine » en bordure du « chemin qui marche, » des champs et des prés avec l’habitation au milieu, remontant au niveau du plateau ambiant et. derrière, la lisière commune des bois, sur lesquels les défrichements gagnaient, quand la fortune était favorable ou que les familles s’accroissaient : telle était la disposition uniforme des côtes, où l’on vivait, sinon sans paroles, car le rural français, même en Amérique, se plaît aux bavardages et aux récits des veillées, du moins sans « histoires. »

Les villes, Québec, Trois-Rivières, Montréal étaient plus bruyantes ; bourgs naturellement posés sur les confluents, fortifiés de palissades en rondins pour résister aux Iroquois féroces, c’étaient des marchés temporaires, lorsqu’abordaient au printemps, à l’ouverture des glaces, les navires de France, puis, lorsqu’ils repartaient, chargés de pelleteries, en juillet ou en août. Il y avait alors des fêtes et, dans les milieux du Gouvernement et de l’Eglise, pas mal d’agitation ; on recevait la correspondance, les ordres de la Cour, les approvisionnements d’armes, des matériaux, des vivres. Que l’on évoque les minutes de l’arrivée du courrier, dans un poste reculé de nos colonies africaines, et l’on imaginera ce qu’était alors, — allégresse, déceptions, intrigues, — le mouvement en explosion de tout ce petit monde. Mais les habitants, c’est-à-dire les agriculteurs de la campagne, n’y participaient guère. Dans les forts, sur les gués où se rencontraient sauvages et coureurs de bois, il n’y avait non plus d’existence active que quelques jours par an. C’est l’écho de ces réunions qui retentissait jusqu’en France, tandis qu’on ignorait le labeur obscur des habitants. Ceux-là à la rigueur, auraient pu se passer des vaisseaux de France, car ils mangeaient leurs grains, leurs pommes et leurs volailles, logeaient entre les troncs abattus à portée de leurs champs, s’habillaient de fourrures dont la nature renouvelait sans cesse les réserves sous leur main.

Ne soyons injustes cependant, ni pour les administrateurs qui vivaient dans les villes et ne demeuraient généralement pas très longtemps dans la colonie, ni pour les aventuriers, qui se lançaient vers le Nord et l’Ouest au-devant des sauvages. Les administrateurs, et parmi eux nous comprenons les membres du clergé sédentaire, ont maintenu en Canada un niveau de culture française. Un gouverneur général encourut un jour des censures ecclésiastiques pour avoir monté dans son modeste palais une représentation de Tartufe. Cette audace ne l’éloignait pourtant pas des cérémonies religieuses, toujours très suivies, et marquées par des sermons nullement indignes des contemporains de Bourdaloue et de Bossuet. Le parler français du Canada n’a point évolué aussi vite que celui de France, parce qu’il s’est trouvé confiné dans un cercle plus étroit, isolé des apports du dehors ; il n’a reçu qu’à partir du XVIIIe siècle des infiltrations anglaises. A l’époque de Frontenac et de Montcalm, l’école primaire canadienne n’était guère différente de la famille elle-même ; pendant longtemps, comme on ne voulait pas de procès dans la Nouvelle France, on n’y laissait point entrer les « avocats et procureurs »... La vie intime de cette société toute concentrée n’en était que plus savoureuse ; son passé originel transparaît dans son présent d’aujourd’hui.

Quant aux coureurs de bois, ils étaient les agents, souvent conscients et reconnus, de la politique indigène en Canada, des résidents ambulants, pourrait-on dire, si ces mots ne juraient du rapprochement. Lorsque, dans les débuts de la colonie, les administrateurs cherchaient des concours de partisans contre les Iroquois, les trappeurs habitués des Ontaouais, des Algonquins, des Gurons portaient à ces tribus les messages du Gouverneur général ; ils leur faisaient passer des fusils et de la poudre ; ils les réunissaient en grandes palabres au cours desquels on brandissait la hache de guerre. Frontenac, dont l’ascendant personnel sur les sauvages était considérable, ne dédaignait point de paraître solennellement en ces assises et d’y fumer, suivant tous les rites de la forêt, le calumet de la paix. Montcalm, un siècle plus tard, disait que les corps francs de ces indigènes, encadrés de coureurs de bois, lui tenaient lieu de cavalerie. Certes, il y eut fréquemment conflit entre des coureurs et des missionnaires, désireux les uns et les autres, pour des motifs divers, de demeurer les intermédiaires souverains des relations entre le bas Saint-Laurent et le haut pays : mais ces pionniers concouraient tous, en fait, à la découverte et à la diffusion de l’autorité française.

Nous ne reprendrons pas ici la controverse de tant d’histoires coloniales, s’il est possible et s’il vaut mieux garder les indigènes de tout contact avec la civilisation, ou si l’on doit les mêler aux risques de révolution générale. Observons seulement que, de la part des Français en Canada, aussi bien que dans toutes les autres parties du monde, il n’y eut jamais destruction systématique des indigènes, jamais même hostilité déclarée contre les « sauvages ; » ce ne sont pas des Français qui formulèrent le cruel adage : the only good Indian is the dead Indian. Des auxiliaires de ces races, ataviquement adaptées au sol nord-américain, étaient indispensables aux découvreurs ; religieux ou laïques, au cours de leurs voyages, en étaient toujours accompagnés, le P. Marquette passant des grands lacs vers le Mississipi en 1673, Cavelier de la Salle, descendant en 1682 du Canada vers le golfe du Mexique, La Vérendrye et ses fils, au milieu du XVIIIe siècle, traversant toute la prairie jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Le nombre des Français était trop faible pour que seuls ils fussent capables de protéger et à plus forte raison d’étendre le territoire de la colonie ; nos compatriotes pratiquaient déjà l’art de s’associer les indigènes.


C’est un Canada complexe, quoique chacun de ses éléments fût relativement faible, que l’Angleterre a hérité de la France, après l’héroïque résistance qu’incarna Montcalm. Nous avons abandonné là-bas beaucoup mieux que des « arpents de neige, » une colonie vivace, laborieuse, touchant déjà à l’aisance et, pour plusieurs, à la fortune, et surtout une race admirable de défricheurs, qui n’a cessé depuis lors de s’affermir et de multiplier. En tant que race, les Canadiens français ne craignent aucune comparaison dans l’Amérique septentrionale ; plus même que les Irlandais, ils sont vigoureux et prolifiques, ils débordent largement du Canada, Dominion britannique, sur les régions voisines des Etats-Unis. La langue française et la religion catholique auxquelles ils tiennent passionnément sont les ciments de leur robuste nationalité. Sincèrement ralliés à la métropole anglaise, ils restent énergiquement eux-mêmes ; dans l’été de 1921, la mission que conduisit le maréchal Fayolle les vit aussi ardents à célébrer leur fête patronale de la Saint-Jean-Baptiste, le 25 juin, que, quelques jours plus tard, le 1er juillet, l’anniversaire officiel de la Confédération.

La fidélité aux souvenirs français s’accommode chez eux au loyalisme britannique ; on soutiendrait même sans paradoxe que, de tous les habitants du Dominion, il n’en est pas sur lesquels le Gouvernement central de l’Empire doive plus sûrement compter, parce qu’ils sont les plus indépendants au milieu de l’ambiance absorbante du nouveau continent. Que cette évolution se soit ainsi poursuivie, en exaltant, au lieu de la déprimer, une race de sujets, involontaires et dissidents à l’origine, c’est un fait à l’éloge tant de la ténacité canadienne que du libéralisme britannique. A ce titre, il convient de retenir quelques indications de l’Histoire de Garneau, relatives au lendemain de la conquête, au moment où l’on put se demander, en Angleterre aussi bien qu’en France, si le Canada ne protesterait pas contre la décision tout européenne qui avait disposé de lui. L’épreuve décisive n’a pas tardé : lorsque les colonies américaines de l’Angleterre rompirent avec Londres, et que les Français de Rochambeau et de La Fayette passèrent l’Atlantique pour soutenir leur émancipation, les Canadiens ne bougèrent pas ; vainement des soldats américains parurent devant Québec ; vainement le P. Carroll, puis Franklin lui-même tentèrent d’éveiller une solidarité entre les républicains insurgés et les Canadiens ; ceux-ci répondirent que l’Angleterre respectait leurs lois et coutumes et qu’elle observait les stipulations des traités.

Qu’on ne croie pas cependant que l’Angleterre s’était rangée d’un seul coup à cette politique de sagesse. Les dix premières années de sa domination au Canada furent une période de tâtonnements, de crise politique. En 1764, immédiatement après le traité de Paris, les sentiments dominants à Londres étaient d’hostilité contre les Canadiens ; on voulait les assujettir à la législation anglaise, on ne tolérait qu’impatiemment leur catholicisme, on prétendait les soumettre, aussi bien que les résidents de la Nouvelle-Angleterre, à des taxes qu’ils n’auraient point votées. Mais bientôt, sous l’impression du mouvement séparatiste né dans les futurs Etats-Unis, « les préjugés se tournèrent contre les Américains et les chambres d’Assemblées coloniales ; l’intérêt triompha de l’ignorance et de la passion. » Comment ne pas méditer ces mots si profondément judicieux de Garneau, à l’instant où l’Angleterre met en pratique, à l’égard de l’Irlande, exactement les mêmes méthodes que, sous Louis XVI, en face des Canadiens français ? Elle a fléchi là où elle sentait des résistances résolues, au moment où des dangers évidents lui conseillaient de concentrer ses forces sur d’autres points directement menacés ; elle a dû certainement à cette intelligente conciliation, d’abord de se maintenir dans l’Amérique du Nord, malgré l’affranchissement de ses vieilles colonies, ensuite de conserver sur ce continent toutes les facultés de croissance d’un futur Dominion, présentement l’un des piliers de l’Empire britannique contemporain.

Par l’Acte fondamental de Québec (1774), les lois françaises, un instant abolies, étaient rétablies en Canada ; les Canadiens étaient placés, pour leurs droits politiques, sur le plan d’une entière égalité avec les Anglais eux-mêmes. Il y eut de ceux-ci, fonctionnaires envoyés de Londres et marchands plus ou moins temporairement immigrés, des protestations réitérées ; non pas pendant la guerre d’Amérique qui imposait à tous des devoirs immédiats, mais peu d’années après. Le Gouvernement central eut la sagesse de tenir bon ; il y était invité par l’attitude correcte et très franche des Canadiens français, qui n’auraient point admis un régime hostile à leur nationalité. Aussi arriva-t-il que les nouveaux venus d’Angleterre, ainsi que les royalistes, réfractaires à la République, des anciennes colonies, se rassemblèrent au delà du territoire propre des Canadiens français, plus à l’Ouest, vers les grands lacs ; c’est l’origine de la province dite du Haut-Canada ou d’Ontario, dont la capitale, Toronto, est issue d’une bourgade fondée en 1795. En 1791, une constitution parlementaire est accordée à chacune des deux provinces du Haut et du Bas-Canada ; leurs assemblées, dont une élue, auront le droit de taxer les habitants pour les travaux publics, les écoles, etc. . Québec, chef-lieu du Bas-Canada, compte alors un peu moins de dix mille habitants ; le Parlement du Haut-Canada siège d’abord à Newark (Niagara), et passe à Toronto en 1797. Le dessin du Canada moderne est ainsi tracé.

La Révolution française n’a pas su se rendre populaire aux Etats-Unis, où le sentiment national est presque naïvement revêche devant toute doctrine d’importation ; les maladresses de quelques agents de la Convention confirmèrent par contre-coup le loyalisme britannique au Canada. Ce fut bien plus clair encore lorsque les Etats-Unis, avec quelque intempérance juvénile, s’avisèrent de chercher chicane aux commerçants et aux navires d’Angleterre ; le Canada vit là des raisons nouvelles de resserrer son entente avec Londres. Quand le conflit dégénéra en guerre (1812-1814), les Canadiens français marchèrent délibérément avec les Anglais ; il n’est pas douteux que l’Angleterre a dû à leur connaissance du pays, autant qu’à leur bravoure légendaire, la victoire décisive de Chateauguay, et l’accès désormais facile de Washington même. Au reste, personne ne voulait pousser à fond cette rencontre d’essai ; malgré ses succès militaires incontestables, le Gouvernement de Londres se montra plus que facile dans la négociation de la paix de Gand (1814) ; il ne réclama pas une correction des frontières, malgré des avis venus du Canada, et laissa le domaine américain pointer entre ses provinces maritimes de la Nouvelle-Ecosse et les deux Canadas da Saint-Laurent.

Les années qui suivent, jusqu’en 1840, sont une période d’agitation, tout au moins politique, pour le Canada. La métropole s’est enhardie, après la défaite de Napoléon Ier, au point de s’écarter des principes libéraux qui ont dominé sa politique coloniale pendant les moments de crise. En Canada, un Conseil exécutif, nommé par la Couronne, prétend accaparer tous les pouvoirs ; des discussions violentes s’engagent, autour des verdicts arbitraires d’un haut magistrat, le juge en chef Sewell. Au fond, les Canadiens français de Québec sont bien d’accord avec les Britanniques de Toronto, pour dénoncer les empiètements de l’autorité centrale ; ils songent à une « Union » qui les affirmerait, les uns et les autres, en face des ministres indiscrets de Londres. Cependant les Français hésitent, ils observent que l’Ontario se peuple rapidement, par immigration, surtout d’Ecossais, — colons splendides, — alors qu’eux-mêmes n’ont à compter que sur leur natalité ; la prudence ne serait-elle pas de rester à l’écart, quitte à faire payer la tranquillité du Bas-Canada par quelques concessions, quelques changements de personnes ? Mal informés, les bureaux de Londres s’enfoncent dans leurs erreurs ; en 1837, des émeutes agitent presque en même temps Toronto et Montréal ; quelques-uns réclament l’annexion aux Etats-Unis ; un bateau américain chargé d’armes est saisi par les Anglais sur les lacs. Sera-ce la guerre, une réédition de 1776, une rupture avec la métropole ?

Le péril est urgent ; une sédition assez vive a éclaté à Montréal ; des bandes d’Américains et de rebelles paraissent dans Ontario. Le Parlement britannique s’inquiète, car jusqu’ici encore jamais le Canada n’a été troublé de telle manière. Bientôt cependant des hommes d’Etat, dignes de ce nom, définissent et imposent le régime de l’Union, entre Haut et Bas-Canada ; l’honneur en revient à la prudence du président des Etats-Unis Van Buren, de quelques parlementaires de Londres, qui refusent de s’associer aux jalousies des Anglais du Canada contre leurs voisins français et surtout des chefs de ces Français eux-mêmes, qui acceptèrent l’Union par une sorte d’acte de foi en leur race. Certes l’expérience était audacieuse, de supprimer les institutions parlementaires propres à la population canadienne française et d admettre la confusion de l’électorat français et du britannique en une seule représentation. Qu’il y ait eu chez nombre d’Anglais des deux bords de l’Océan l’arrière-pensée d’absorber ainsi une race de « dissidents, » nul ne le contestera. Pourtant, à regarder d’un peu haut (et des contemporains amis de François-Xavier Garneau en étaient fort capables), il est visible que l’Union offrait le meilleur moyen de sauvegardera la fois la nationalité canadienne française et la souveraineté britannique au Canada.


Le Dominion de 1867 n’est, en effet, qu’une extension de l’Union de 1840 ; nous devons en parler ici brièvement, car cette conclusion est nécessaire, bien que l’Histoire de Garneau s’arrête à 1840. La Confédération de 1867 n’était pas, dans l’intention de quelques-uns, plus favorable que l’Union aux Canadiens français. Elle n’eut pourtant pas d’avocat plus persévérant et plus habile que l’un de ceux-ci, E. P. Taché, entièrement d’accord avec les protagonistes anglais de la politique nationale canadienne, sir Charles Tupper et sir John Macdonald. Le Dominion, concerté à Londres entre les intéressés et le secrétaire d’Etat des Colonies, réunit d’abord les anciennes provinces du Saint-Laurent, Québec et Ontario, avec les provinces maritimes, Nouvelle Ecosse et Nouveau Brunswick : il achète en 1870 le domaine du la Compagnie de la Baie d’Hudson, toute la Prairie, jusqu’aux Montagnes Rocheuses, où des Territoires, puis des Provinces à Parlement se constitueront ensuite peu à peu ; en 1871, il atteint le Pacifique par l’adjonction de la Colombie britannique. L’Amérique anglaise du Nord touche dès lors l’un et l’autre Océans : elle est capable de poursuivre des destinées indépendantes, Etat puissant par elle-même, zone d’étape entre l’Europe et l’Extrême-Orient, dès que sera livré, en 1886, son premier chemin de fer transcontinental.

Dans la nation nouvelle, les Canadiens français n’ont point abdiqué. La constitution de 1867 précise que, dans le Parlement fédéral, la représentation de Québec, perpétuellement fixée à 65 membres, servira de base au calcul de la représentation, proportionnelle au nombre des habitants, des autres provinces du Dominion. Pendant quinze ans, de 1896 à 1911, le premier ministre fédéral fut un Canadien français, descendant de paysans de Saintonge, sir Wilfrid Laurier ; tous honoraient là-bas ce patriarche éloquent de la Confédération, qui avait acquis une autorité de Great old man à Londres même, dans les milieux dirigeants de l’Empire. Aujourd’hui, la population totale du Canada dépasse 9 millions d’habitants, dont 2 350 000 pour la province de Québec ; il faut compter au moins 4 millions de Canadiens français, entre ceux de Québec, des autres provinces du Dominion et du Nord-Est des Etats-Unis. Québec a 120 000 habitants, Montréal pas loin d’un million. Agriculteurs par hérédité, praticiens experts des méthodes rurales les plus modernes, les Canadiens français se sentent une force nationale et tout régime politique doit compter avec eux.

Sans doute, à côté des Canadiens anglais, les jugera-t-on animés de sentiments moins impériaux et plus étroitement attachés à des ambitions en quelque mesure « régionales. » Dans la dernière guerre, tandis que les Canadiens anglais se soumettaient résolument à toutes les charges de la crise, à la conscription, par exemple, les Canadiens français se recrutaient nombreux, mais par engagements volontaires, et parce qu’on se battait en France. Dans l’ensemble, le Dominion a fourni 600 000 mobilisés, dont 56 000 sont morts ; le 22e Canadien, composé en majeure partie de Français de Québec, s’est couvert de gloire à la crête de Vimy et, dernièrement, nommait Foch colonel honoraire. Quelles que fussent, en définitive, leurs inspirations personnelles, les soldats du Canada se sont magnifiquement comportés au feu ; nous n’oublierons pas d’autre part que plus d’un demi-milliard de francs en dons de toute nature ont été envoyés de là-bas en France pour soutenir des œuvres charitables de guerre. Consacrant officiellement une haute et pieuse pensée, un décret français du 6 août 1920 a autorisé la donation faite au Dominion du Canada par le comte de Franqueville d’un terrain sis à Bourlon (Pas-de-Calais), « destiné à l’érection d’un monument à la mémoire des soldats canadiens tombés au champ d’honneur. »

Sir Wilfrid Laurier avait défini l’Empire britannique « une constellation de nations libres » (A galaxy of free nations). Entre ces associées, le Canada est peut-être la plus libre, et c’est sans conteste la plus peuplée de toutes. Comme elle vit contiguë à une très puissante confédération, — les Etats-Unis avec leurs 110 millions d’habitants pèsent d’un poids irrésistible sur tout le continent américain, — la nation canadienne ne peut se défendre des relations étroites que comporte cet immédiat voisinage. Depuis une vingtaine d’années, les terres libres de la Prairie canadienne attirent des pionniers qui montent du Sud d’autant plus volontiers, maintenant, que la guerre a tari les sources européennes de l’immigration. Sans aucune animosité contre les Etats-Unis, certains hommes politiques du Canada se préoccupent de ce mouvement comme aussi de la communauté d’intérêts qui mêle des firmes de part et d’autre de la frontière dans la presqu’île d’Ontario, particulièrement. Ne doutons pas néanmoins que le Dominion demeure fermement lié à l’Empire, du moment où les institutions impériales ont fait largement place à toutes ses libertés. Ainsi le maintien d’une collaboration où s’efface progressivement la notion de souveraineté se lie à la perpétuité d’une politique britannique qui remonte à l’Acte de Québec de 1774. Les hommes d’Etat de Londres et d’Amérique n’ont qu’à lire l’Histoire de Garneau pour comprendre sur quels principes est fondé l’avenir national du Canada.


HENRI LORIN.

  1. Paris, Alcan, deux volumes in-4, 1913-1921.