L’Histoire sociale d’une montagne romaine

L’Histoire sociale d’une montagne romaine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 182-215).
L’HISTOIRE SOCIALE
D’UNE MONTAGNE ROMAINE

L’Aventin a toujours été une des plus célèbres parmi les sept collines immortelles. Tant de souvenirs historiques ou légendaires y sont demeurés attachés, il a été si glorieusement consacré par les beaux vers de Virgile et les émouvans récits de Tite-Live, qu’il s’impose, aujourd’hui encore, à la mémoire de ceux mêmes qui n’ont de l’histoire romaine qu’un souvenir confusément estompé. Le Quirinal ou l’Esquilin, le Viminal et le Cælius, ne sont pour bien des gens que des noms propres : l’Aventin conserve une individualité plus précise ; on sait, au moins vaguement, quel rôle il a joué dans les grandes luttes où se sont heurtés le peuple et le patriciat. À ce titre, son nom a même le privilège de figurer, avec ceux du Capitole, de la Roche Tarpéienne et des Gémonies, dans cette phraséologie banale et pompeuse que la Révolution avait extraite du vieux Contiones, et qu’elle a transmise à la démocratie du XIXe siècle. Lorsque, en une phrase sonore des Misérables, Victor Hugo énumère toutes les richesses de Paris, il n’a garde d’oublier celle-ci : « Paris possède un Capitole, l’Hôtel de Ville... un mont Aventin, le faubourg Saint-Antoine. » On a aussi, par une analogie moins fantaisiste, appliqué cette désignation tantôt à Montmartre et tantôt à Belleville, à toutes les collines qui se dressent sur Paris comme autant de citadelles faubouriennes. Ainsi, l’Aventin a eu cette gloire suprême de devenir un « cliché » de l’éloquence politique. Cette comparaison, souvent reprise, a maintenu dans les esprits l’idée que l’Aventin fut jadis le centre de la populace latine, le berceau des conquêtes démocratiques et, pour parler comme Michelet, « la montagne plébéienne » par excellence.

Cette vue n’est point fausse, à coup sûr : elle est seulement d’une vérité un peu trop sommaire, insuffisamment nuancée. Jusqu’à quel point l’Aventin a-t-il eu ce caractère populaire ? l’a-t-il toujours conservé ? et surtout, pourquoi ou comment l’a-t-il pris ? le doit-il au pur hasard, ou à la volonté humaine, ou au jeu régulier des causes naturelles ? Ce sont là les questions qui se posent dès que l’on veut porter quelque précision scientifique dans la conception traditionnelle, trop absolue et trop simple.

À ces questions, il n’est peut-être pas impossible de répondre, en s’aidant de l’excellent ouvrage qu’a récemment publié, sur l’Aventin dans l’antiquité, un de nos plus distingués archéologues et épigraphistes, M. Alfred Merlin. — Le choix d’un tel sujet, indépendamment des résultats auxquels M. Merlin est arrivé, révélait déjà par lui-même une très sage méthode. Si dans notre France moderne, tout unie et centralisée qu’elle paraît être, les diversités locales subsistent encore indestructibles, si l’évolution varie d’une contrée à une autre contrée, d’une ville à une autre ville, je dirais presque d’un quartier à un autre quartier, si l’histoire de la Cité ne se confond pas avec celle de la Montagne-Sainte-Geneviève, combien cela n’est-il pas plus vrai de l’antiquité ! Les anciens, en général, étaient fixés au sol natal par des attaches plus solides que les nôtres : les communications étaient plus rares, et peut-être aussi la curiosité moins aventureuse ; la famille, plus fortement organisée, les retenait davantage à courte distance du foyer. Dans cette vaste confédération qu’est l’Empire romain, par exemple, non seulement chaque province conservait sa physionomie intellectuelle et morale, non seulement chaque cité maintenait avec une piété obstinée le dépôt intact de ses traditions, de ses lois et de ses rites, mais chaque portion de ville vivait d’une existence propre. Un quartier romain était un petit Etat : un commun trésor de souvenirs mythiques et historiques, une longue cohabitation, une constante solidarité d’intérêts, créaient, entre les familles qui le peuplaient, un réel patriotisme ; et, d’ailleurs, légalement, ne possédait-il pas ses magistrats, ses assemblées, ses autels ? — Voilà ce qui rend nécessaire d’observer de très près, et isolément, les diverses parties, et, si je puis dire, les diverses cellules du grand organisme romain ; et voilà ce qui donne tant de prix à des recherches comme celles qu’a tentées M. Merlin, comme celles encore de M. Desnier sur l’île Tibérine. C’est en juxtaposant des monographies de ce genre qu’on pourra ressaisir la vie réelle du monde latin, somme de ces vies locales. M. Merlin a d’ailleurs apporté à l’exécution de son projet une rare conscience : ceux mêmes qui ne partagent pas toutes ses opinions ne sauraient méconnaître l’étendue et la sûreté de son information. Nous voudrions ici, sans le suivre dans toutes les discussions chronologiques ou archéologiques dont son livre est rempli, dégager les résultats essentiels auxquels il est parvenu ; et, en résumant ses observations, en les complétant au besoin, faire ressortir le ‘rapport intime qu’il y a entre les lieux et les choses, rappeler les grands faits religieux, économiques, politiques, qui se groupent autour de la colline Aventine, retracer rapidement, en un mot, son histoire dans la société romaine.


I

La première remarque qui s’impose, — et elle ne laisse pas d’être assez curieuse, — c’est que cette montagne, qui a joué dans l’évolution de la cité un rôle si considérable, ne faisait pas, à vrai dire, partie de la cité. Tout au moins n’y est-elle entrée que fort tard, et l’on peut dire sans paradoxe que l’époque où elle exerça une action véritable est celle où elle était en dehors de la ville. D’ailleurs, le souvenir de la séparation primitive ne s’effaça jamais complètement : l’Aventin resta, aux yeux des anciens, une cité en face de la cité, « une autre ville, » pour parler comme Denys d’Halicarnasse ; à aucun moment, il n’arriva à perdre tout à fait ce caractère original, j’allais dire excentrique.

La légende et l’histoire sont d’accord, celle-ci pour attester par maint détail, celle-là pour traduire symboliquement l’opposition foncière entre l’Aventin et la vraie cité romaine. Parmi ces légendes relatives aux premiers temps de la ville qui ont été colligées par les érudits, chantées par les poètes, popularisées par Tite-Live, combien ne sont que l’expression voilée de l’antique dualité ! Antithèse, d’abord, entre Evandre et Cacus, — deux figures simplifiées et tranchées comme dans les contes enfantins, — le bon vieux roi du Palatin et le méchant brigand de l’Aventin ; — antithèse entre les bergers d’Amulius et ceux de Numitor qui, postés respectivement sur les deux montagnes, en viennent sans cesse aux mains ; — antithèse, surtout, entre les deux jumeaux fils de Mars qui se disputent l’honneur de nommer et de fonder la ville naissante : Rémus va prendre les auspices sur l’Aventin, Romulus sur le Palatin, et cette fois la rivalité s’achève dans le meurtre du vaincu. Ces vieilles fables, que les petits écoliers de Rome apprenaient jadis, qui, même chez nous, furent longtemps célèbres dans les collèges, suggèrent invinciblement l’idée d’une hostilité radicale, perpétuelle, souvent sanglante.

Quand et comment se sont-elles formées ? M. Merlin incline à leur assigner une date relativement moderne : suivant lui, elles auraient été « créées et vulgarisées » dans les derniers siècles de la République. Vulgarisées ? oui, sans doute, et plutôt encore fixées, classées, systématisées, par les compilateurs qui ont mis, à faire de la prétendue histoire avec ces antiques légendes, leur application puérilement pédantesque. Mais « créées, » nous en doutons un peu. Pour M. Merlin, elles auraient eu comme but de projeter dans le passé l’antagonisme qui existait alors entre plébéiens et patriciens, et, en rattachant chacune des deux factions à une très vieille et très illustre origine, de leur donner en quelque sorte des titres de noblesse. Que les passions des partis se soient emparées de ces traditions, c’est fort possible ; mais, avant d’être ainsi exploitées, elles ont dû traverser une phase mystérieuse, où elles avaient un caractère plus religieux que politique, où elles étaient plus voisines de la croyance naïve et spontanée que de la fiction fabriquée intentionnellement. Avant d’être le prototype de la plèbe, par exemple, Rémus a été simplement un dieu éponyme et local, le dieu de l’Aventin, adoré par une tribu latine dont il était le père mystique.

Au surplus, pour nous en tenir à ce mythe si connu de Rémus et de Romulus, aucune des deux données qu’il contient, ni celle de leur association fraternelle, ni celle de leur inimitié, n’a rien qui doive surprendre. Bien des villes autres que Rome reconnaissaient comme fondateurs deux « héros » frères ou jumeaux ; Dardanus et Iasius à Troie, Amphion et Zéthos à Thèbes, formaient des couples pieusement vénérés, non sans analogie peut-être avec les deux Pénates romains. — Souvent aussi, chose plus singulière, les deux fondateurs divins étaient, non plus unis, mais opposés ; une lutte éclatait, un d’eux y mourait, comme si la ville nouvelle eût dû nécessairement être baptisée dans son sang. Dans la Bible, Caïn, le premier fratricide, est aussi le premier bâtisseur de murs ; Agamède, à Delphes, tue Trophonios, comme Romulus tue Rémus ; les mythes des Corybantes et des Cabires sont pleins de récits du même genre[1]. — Pourquoi toutes ces traditions locales étaient-elles coulées dans un moule identique ? que signifiait cette dualité, tantôt amicale et tantôt ensanglantée ? quel lien étrange rattachait, pour ces peuples de jadis, la construction des premiers remparts à un meurtre fraternel ? à quelles obscures et profondes croyances correspondait cette idée ? on ne saurait le dire. Tout ce que l’analyse nous permet d’entrevoir, c’est que nous sommes ici en présence d’une opinion très puissante et très générale, qui se retrouve, en des temps fort divers et en des pays fort éloignés, qui a par conséquent ses racines dans les couches les plus reculées de l’imagination primitive. A Rome, cette tradition énigmatique a pris une forme particulièrement nette ; elle s’est concrétisée en détails précis ; elle s’est localisée sur l’Aventin et le Palatin, dont elle a sanctionné l’opposition essentielle. Plus tard, elle a pu être interprétée en un sens un peu différent, au gré des agitations politiques ; mais elle remonte très haut, et c’est là, c’est dans ces croyances confuses et bizarres, beaucoup plutôt que dans le travail réfléchi d’historiens ou de poètes savans, qu’il faut chercher la source lointaine des légendes Aventines.

Quoi qu’il en soit, ce que les mythes nous font indirectement deviner, des faits bien établis nous l’affirment : il y a eu, réelle, fondamentale, une distinction marquée entre l’Aventin et le reste de la ville. Il faut, pour s’en rendre compte, se placer au point de vue même des anciens.

La ville, telle qu’ils la conçoivent, n’est pas seulement une certaine étendue de sol, ni une juxtaposition d’édifices, pas même une agglomération d’hommes soumis à des lois identiques : c’est, avant tout, un territoire sacré. Sur l’emplacement que les dieux lui ont indiqué, après avoir sollicité leur consentement, et en invoquant leur protection par un chant liturgique, le fondateur, en costume de prêtre, la tête voilée, conduit la charrue attelée d’un bœuf blanc et d’une vache blanche, et creuse le sillon qui déterminera l’enceinte, infranchissable à tous ceux qui ne sont pas initiés au culte national. Cette enceinte, ou plutôt la bande de terre qui y est attenante, est vouée aux dieux sous le nom de pomerium ; elle est à la fois la limite visible de la cité et sa protection mystique, sa ceinture rituelle, si l’on peut dire.

Or l’Aventin, pendant très longtemps, n’a pas été compris dans le pomerium. Qu’il ne l’ait pas été au début, rien de plus explicable. La Rome primitive, la « Rome carrée, » ne s’étendait que sur le Palatin et les vallées immédiatement attenantes : toutes les collines rangées comme en cercle autour du Palatin ne s’y rattachaient aucunement, et en cela, l’Aventin ne se distinguait pas du tout des autres montagnes. Mais pour celles-ci, l’annexion à la bourgade Palatine eut lieu de bonne heure : pour l’Aventin, elle fut tardive, et longtemps incomplète. Le Cælius, l’Esquilin, le Quirinal, apparurent comme des faubourgs, promptement et tout naturellement englobés dans la communauté urbaine : l’Aventin resta isolé.

Suivons-le, en effet, au cours des siècles. Si l’on acceptait les récits des annalistes latins, le premier rapprochement entre l’Aventin, et la cité se serait produit sous Servius Tullius : le mur attribué à ce prince, le fameux « mur de pierre, » enveloppait la majeure partie de la montagne, mais, dans cette région, le tracé du mur ne coïncidait nullement avec celui du pomerium, qui restait tel qu’auparavant. — Que veut dire ceci ? Il n’est pas question de savoir à quelle époque fut bâti le mur de pierres, ni ce qui peut se cacher de réalité historique sous la légende de Servius. Tout ce qu’il faut retenir ici, c’est que le nom de ce roi symbolise, dans la tradition annalistique, le moment où l’activité politique, administrative et militaire de l’Etat romain s’est affranchie du joug étroit de la religion. Etrusque, fils d’esclave, étranger au corps sacré des patriciens, Servius en bouleverse toutes les coutumes les plus vénérables. Il fait participer au service militaire, au droit de vote, au droit de propriété, les plébéiens, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de culte familial. A la division ancienne de la ville, sanctionnée par la religion, il en substitue une autre, purement topographique, purement humaine. Quoi d’étonnant si le même homme ose élever un rempart dépourvu de tout caractère religieux, et par suite, l’étendre jusqu’à l’Aventin ? — Voilà ce que représente l’histoire fabuleuse de Servius : un certain nombre de réformes distinctes, mais animées d’un même esprit. Comme la législation, comme l’organisation de l’armée, le système de fortifications change de nature ; il « se laïcise, » si l’on peut risquer cet anachronisme ; il n’est plus soumis aux vieux rites : c’est ce qui fait que l’Aventin peut y être compris. Mais, au fond, rien n’est changé aux conditions antérieures. L’enceinte militaire et l’enceinte sacrée ou légale demeurent tout à fait distinctes, et c’est dans la première seulement que l’Aventin est compris. Il n’a pas été arraché à son isolement par les innovations pseudo-serviennes, quelque hardies qu’elles aient pu être : il est admis dans Rome, place forte ; il reste à la porte de Rome, cité.

Voici qui est peut-être plus significatif encore. Quelque opinion que l’on adopte sur la légende de Servius Tullius, la construction du mur connu sous son nom ne peut guère être placée à une date plus récente que le commencement du IVe siècle avant notre ère. Mais franchissons trois cents ans, trois cent cinquante ans ; arrivons à la fin de l’époque républicaine : pendant cette longue durée, le temps a pu faire son œuvre ; bien des souvenirs ont pu s’oblitérer, bien des préjugés s’évanouir ; les conditions matérielles de la ville, les rapports entre ses diverses parties, ont subi des modifications profondes. Or, à ce moment, nous trouvons deux extensions du pomerium, décrétées l’une par Sylla et l’autre par César : et ni l’une ni l’autre n’ont incorporé l’Aventin à la cité. Encore, de la part de Sylla, cette omission n’est-elle pas trop étonnante : aristocrate, il ne peut pas aimer beaucoup cette montagne qui a été si souvent la forteresse de la plèbe, et qui reste encore son principal centre ; en outre, conservateur, réactionnaire même, il tient trop à ressusciter le plus de vieilles choses possible pour être disposé à rompre, sur ce point, avec une habitude séculaire. Mais aucun de ces motifs ne vaut pour César, ou plutôt, ils devraient ici agir en sens inverse. César s’appuie sur le peuple : pourquoi ne prend-il pas à cœur d’effacer l’injure jadis infligée à la colline éminemment populaire ? Il est plus porté à réformer qu’à conserver ou à restaurer : pourquoi hésite-t-il devant cette innovation ? C’est pourtant un esprit libéré de toute superstition comme de toute routine : il brave la défaveur depuis tant de siècles attachée au titre royal ; il méprise les avertissemens de la divination ; il se moque, en plein sénat, des fables qu’on raconte sur les enfers ; c’est, en toutes choses, un des hommes sur qui le joug du passé pèse le moins lourdement. Il n’en est que plus frappant de le voir s’arrêter sans oser passer outre au principe consacré qui exclut l’Aventin de la ville. Il faut que cette tradition soit bien puissante pour qu’elle s’impose à un esprit par ailleurs si ouvert, si hardiment tourné vers l’avenir.

Auguste, sur ce point, adopte une solution intermédiaire. Du reste, Auguste est un peu, toujours et partout, l’homme des compromis, des combinazioni. Son gouvernement, par exemple, est une forme mixte où la république et la monarchie sont savamment dosées, si savamment que les historiens, depuis Tacite jusqu’à M. Ferrero, n’ont pu se mettre d’accord pour en définir la vraie nature. Or, ce qu’il est dans sa politique constitutionnelle, il l’est également dans la question particulière qui nous occupe. D’un côté, il sent bien que le quartier de l’Aventin s’est prodigieusement développé, qu’il est devenu à la fois beaucoup plus important et plus semblable.au reste de la ville, qu’il y aurait injustice et absurdité à le laisser en dehors de Rome. D’autre part, il ne veut pas, lui qui affiche un si pieux respect du passé, changer quoi que ce soit à l’enceinte sacrée. Alors, que fait-il ? Il superpose à l’ancienne division de la ville une nouvelle organisation, purement administrative, qui ne détruit ni ne confirme la première, qui en diffère par essence, et qui embrasse tous les nouveaux quartiers, y compris la colline Aventine. Mais il ne touche pas au pomerium. Sa façon d’agir ressemble donc un peu à la réforme servienne. Avec lui, l’Aventin entre dans la ville, il fait partie des mêmes cadres que les autres « régions » de Rome ; il participe aux mêmes avantages, notamment à la protection de la garde municipale ; il a, si l’on peut dire, un état-civil. Mais de la Rome véritable, authentique et pure, de la Rome pomériale, il demeure encore éliminé.

Ce dernier pas qui lui reste à faire, il le franchit sous le règne de Claude. M. Merlin l’affirme, après des écrivains dont le témoignage est incontestable : et il a raison de l’affirmer, mais il a peut-être tort de prétendre que la décision de Claude n’est que « la conséquence logique et nécessaire » de celle d’Auguste. Il est très probable, au contraire, que les anciens ont vu entre les deux un abîme : on sait combien les noms, les titres, les formes, comptaient à leurs yeux, surtout quand il s’agissait, comme ici, de coutumes placées sous la sauvegarde de la religion. En abroger une était une singulière hardiesse, que pouvait seul accomplir un prince du caractère de Claude. Claude est en effet un homme à l’esprit aventureux. Il ne se contente pas d’accepter volontiers les nouveautés, comme César, encore moins de biaiser avec elles, comme Auguste : il les aime pour elles-mêmes. C’est plus qu’un réformateur, c’est un révolutionnaire, et voilà ce qui fait que l’histoire classique, qui a été écrite par des aristocrates, lui a créé une telle réputation d’imbécile. Quel coup d’Etat n’a-t-il pas fait, et quel scandale n’a-t-il pas provoqué, en ouvrant les portes du sénat aux notables de province ! Les grands seigneurs le traitaient de barbare, de « franc Gaulois, » qui gouvernait Rome comme une ville conquise. L’annexion de l’Aventin au territoire pomérial a beaucoup moins d’importance que l’introduction des provinciaux dans la curie, mais elle procède de la même tendance. De part et d’autre, ce sont les maximes les plus révérées qui sont mises en oubli ; ce sont les vieilles limites qui craquent : la cité patricienne, si jalousement fermée, se fait accueillante pour laisser pénétrer les élémens nouveaux, populaires ou étrangers ; l’impérieuse hégémonie qui se fondait sur le triple prestige de la race, des lieux et du culte, s’écroule désormais. La mesure relative à l’Aventin est un signe, entre beaucoup d’autres, de ce changement radical, et il ne faut pas douter qu’elle n’ait été très amèrement critiquée par la noblesse romaine.

On se tromperait en effet si l’on croyait que, même après la décision de Claude, l’Aventin a été adopté franchement par les grandes familles. M. Merlin nous dit bien qu’il devient « un quartier aristocratique, » mais il avoue que « ce mouvement est encore peu sensible au premier siècle après Jésus-Christ. » Et de fait, ceux des hauts personnages qui ont été, à cette époque, propriétaires de terrains dans la région Aventine, semblent n’y avoir guère possédé que des villas de plaisance, des parcs comme les « jardins de Pollion » et les « jardins de Servilius, » en un mot, des domaines ruraux plutôt que de vraies maisons. Un tel choix s’explique aisément par la beauté des panoramas que l’on découvre du sommet de l’Aventin : la vallée du Tibre, les croupes du Palatin et du Cælius, l’arrière-plan des hauteurs de la Sabine, et, au Sud, la plaine qui s’étend jusqu’à la barrière abrupte des monts Albains. Les riches Romains aimaient ces « longues perspectives de campagne » dont parle Horace : laudaturque domus longos quæ prospicit agros ; il est naturel qu’ils soient allés les chercher dans le quartier de l’Aventin, sans pourtant en faire autre chose, tout d’abord, qu’un lieu de villégiature. Il n’est devenu aristocratique que sous les Antonins. Les premiers personnages marquans qui y aient réellement « habité » sont l’Empereur Trajan et son ami Licinius Sura. Mais tous deux sont des Espagnols, bien plus étrangers que les empereurs ou les nobles du siècle précédent aux usages romains. Le goût de l’Empereur réussit facilement à mettre l’Aventin à la mode parmi la haute société, elle-même très mêlée de gens de toute provenance. Cette vogue s’affirme encore sous les Sévères, des étrangers eux aussi. Du coup, la transformation est complète : mais elle a mis du temps à s’accomplir, neuf siècles environ, et surtout elle n’est devenue définitive qu’au moment où la société elle-même s’est profondément modifiée, où elle a eu à sa tête, non plus les héritiers des génies primitives, mais une élite composée de plébéiens enrichis, d’Italiens, de provinciaux, une sorte de noblesse cosmopolite. L’Aventin n’a commencé d’être aristocratique que le jour où l’aristocratie d’autrefois a cessé d’exister. Quant à la vieille cité, purement romaine, rigidement patricienne, celle-là, tant qu’elle a vécu, lui est toujours restée fermée.

D’où vient cette répugnance persistante, presque invincible ? A vrai dire, elle ne doit pas nous surprendre autant que s’il s’agissait d’un Etat moderne. Dans la France ou dans l’Allemagne des derniers siècles, on comprendrait mal qu’un quartier aussi florissant, aussi proche d’une grande capitale, fût demeuré si longtemps avant d’en devenir partie intégrante. Mais, dans le gouvernement et dans le peuple de Rome, il y a certaines tendances générales qu’il ne faut pas perdre de vue. C’en est une, par exemple, que la fidélité à garder le plus possible les traditions implantées, à ne les déraciner que sous la pression d’un besoin impérieux, et, même alors, à en sauver du moins l’apparence ou la forme, comme si l’on voulait se faire illusion à soi-même. Nous sommes, aujourd’hui surtout, d’une humeur tout opposée : nous mettons notre coquetterie à être « modernes ; » quand une chose a existé un certain temps, il nous semble que c’est une raison suffisante pour la remplacer par son contraire. Mais à Rome, avoir duré est un titre pour durer encore ; le mos majorum est le grand argument, et les épithètes de « vieux » ou d’ « antique » sont les plus beaux éloges. Il est donc possible que l’Aventin ait continué d’être tenu hors de la cité, en partie parce qu’il l’avait été tout d’abord, que ce qui avait été simple hasard au début se soit solidifié en tradition souveraine. De même qu’elle n’aime pas à innover, la cité romaine n’aime pas à s’agrandir. Cela semble paradoxal quand on songe à l’extension qu’a prise la domination des Romains, et il ne faut pas aller jusqu’à dire qu’ils ont conquis le monde malgré eux ; mais, quoi qu’il en soit de la conquête, l’assimilation des pays soumis a été bien plus souvent réclamée par les vaincus qu’imposée par les vainqueurs. Latins, Italiens, provinciaux, ont dû supplier, intriguer, se révolter, se battre, pour obtenir le titre de citoyens : le sénat ne le leur a concédé qu’à contre-cœur. C’est sans doute en raison de cet exclusivisme jaloux que Rome a tant tardé à s’incorporer le mont Aventin, pourtant situé à sa porte : elle regardait cette annexion, non comme un gain pour elle, mais comme une faveur pour le quartier jusqu’alors isolé, une de ces faveurs qu’elle n’accordait jamais qu’avec lenteur et comme en rechignant.

Toutefois, cette force d’inertie que l’Etat romain oppose à tout ce qui peut altérer sa nature et élargir ses limites, n’est pas ici une explication suffisante. Elle ne rend pas compte, en effet, de ce qu’il y a d’exceptionnel dans le cas de l’Aventin. Introduire à l’intérieur du pomerium l’Esquilin ou le Cælius, c’était aussi bien innover que d’y enclore l’Aventin ; c’était aussi bien briser les cadres de la Rome primitive : cependant, toutes les autres annexions se sont faites assez tôt et sans peine ; celle de l’Aventin est seule à avoir été aussi laborieuse. Il faut donc qu’outre les raisons générales que nous venons de rappeler, il y en ait d’autres, plus particulières à cette montagne.

Les Romains avaient déjà été frappés de la différence de traitement entre l’Aventin et les autres collines, et ils en avaient cherché la cause. Tantôt ils remontaient, pour l’expliquer, à la légende de Romulus et de Rémus ; tantôt ils prétendaient que l’Aventin avait été maintenu hors de l’enceinte sacrée parce que le gouvernement voulait le punir d’avoir été la place forte des plébéiens révoltés. cette dernière hypothèse, qui a été reprise par plusieurs historiens modernes, forme un cercle vicieux : elle met en jeu des faits postérieurs plutôt qu’antérieurs à l’exclusion initiale de la montagne, qu’il s’agit justement d’expliquer.

Les anciens qui, comme Messala, cherchaient dans la mythologie l’origine du sort spécial assigné à l’Aventin, parlaient au moins d’une idée juste. Quand on constate dans un peuple une répulsion aussi forte, aussi durable, que celle qu’ont eue les Romains à reconnaître cette colline comme faisant partie de leur ville, il y a tout à parier qu’une telle répulsion a ses racines dans une croyance religieuse. C’est la survivance d’une très vieille foi, survivance instinctive et illogique, que les hommes acceptent sans y rien comprendre, et qui s’impose si tyranniquement à la masse de la nation que les plus audacieux n’oseraient pas, et, qui sait ? peut-être ne voudraient pas même s’y soustraire. C’est le prolongement, en pleine histoire civilisée, d’un scrupule de primitifs, d’une de ces interdictions rituelles que l’exégèse sociologique contemporaine, celle de M. Frazer, de M. Andrew Lang et de M. Salomon Reinach, appelle des tabous. Le nom est emprunté aux sauvages polynésiens, mais la chose est de tous les pays, de tous les peuples reculés, et même ce mot de tabou correspond exactement au sacer des Latins : il désigne à la fois ce qui est respectable et ce qui est maudit, le respectable et le maudit étant tous deux également prohibés.

Il est donc fort vraisemblable que l’Aventin a dû être, à l’origine, une montagne tabouée. Pourquoi ? il est bien difficile de le savoir, le propre de ces superstitions étant d’être on ne peut plus capricieuses. Peut-être l’aspect physique de la colline est-il pour beaucoup dans la crainte qu’elle inspirait aux premiers habitans. Comparée aux autres hauteurs des bords du Tibre, elle est plus escarpée, plus abrupte ; jusque dans les vers pittoresques de Virgile, on retrouve un écho de l’impression que devaient produire cette masse, qu’Hercule même a peine à entamer, et cette aiguille rocheuse qui la domine, « repaire favori des féroces oiseaux de proie. » Dans la description virgilienne également, on rencontre un détail précieux, qui autorise à penser que les phénomènes volcaniques, communs jadis à toute cette région, ont cessé moins tôt sur l’Aventin qu’ailleurs. Il est bien difficile, — quoiqu’on l’ait quelquefois tenté, — de ne pas voir le symbole d’une éruption dans le mythe de Cacus, fils de Vulcain, dont la bouche gigantesque vomit des torrens de flamme et de fumée. Cacus est, dans le Latium, l’analogue de l’Encelade sicilien, des Cyclopes de Campanie. Or, en tout pays, les montagnes où se produisent des bouleversemens de ce genre sont naturellement parmi les lieux les mieux protégés par l’interdiction religieuse. Il ne serait donc pas extraordinaire que le souvenir de ces convulsions fût la très lointaine origine de la défaveur qui s’est toujours attachée à l’Aventin, et dont nous avons suivi la continuité à travers toute l’histoire romaine.

Cette défaveur a dû s’atténuer, s’user, comme il arrive en pareil cas, mais lentement. Au début, il a dû être défendu d’aller sur la colline ; puis, on aura pu y aller, mais non y construire ; puis on aura pu y construire, mais dans d’autres conditions que sur les autres hauteurs, etc. Nous pouvons, semble-t-il, saisir la chaîne des raisonnemens qui se sont succédé dans l’esprit des Romains : un volcan est une montagne maudite ; une montagne maudite ne doit pas figurer dans l’enceinte sacrée ; une région que les ancêtres ont bannie de la cité n’y doit pas être introduite. Voilà comment la peur naïve, que les premiers sauvages du Latium éprouvaient devant le rouge panache et les grondemens sourds de l’Aventin, a suscité une prohibition religieuse, et s’est ensuite perpétuée en une défiance instinctive, d’autant plus insurmontable qu’elle était incompréhensible.


II

Aussi impitoyablement maintenu à l’écart de la cité, il semblerait que l’Aventin eût dû être, de ce seul fait, condamné à une infériorité irrémédiable. Or il n’en a rien été ; et, bien au contraire, c’est son isolement même qui lui a permis de jouer un rôle important, si important que nulle des autres hauteurs du Latium, non pas même le Palatin ou le Capitole, ne peut lui être comparée.

Pour comprendre ce rôle, il est nécessaire de se rappeler l’histoire économique des trois ou quatre premiers siècles de Rome. On a beaucoup parlé de la valeur de Rome comme place commerciale : dès l’antiquité, Cicéron louait Romulus d’avoir su choisir un endroit où toutes les productions, soit de l’intérieur, soit des pays d’outre-mer, pouvaient facilement affluer ; et de son côté Mommsen explique, sinon la naissance, tout au moins les premiers progrès de la cité romaine, en disant qu’elle a grandi surtout parce qu’elle était « le marché du Latium. » Cela est très vrai si l’on songe à sa situation topographique ; mais de ce qu’elle était faite pour devenir une ville de commerce, il ne faudrait pas conclure que ses habitans eussent un génie commercial très développé. Ce n’est pas ainsi qu’ils aimaient à se représenter. Lorsque Virgile met en scène leurs ancêtres, les Latins des temps fabuleux, il les dépeint comme une race toute rurale, forte et âpre, sans mélange de finesse ou de souplesse mercantile : « Dès que nos enfans sont nés, leur fait-il dire, nous les portons au fleuve, et les plongeons pour les endurcir dans l’onde glacée. Adolescens, ils passent les nuits à chasser, à errer dans les bois ; leurs jeux sont de dresser des chevaux et de lancer des flèches. Hommes faits, ils sont pleins d’endurance, habitués à vivre de peu ; ils domptent la terre à coups de pioche ou attaquent les forteresses à main armée : toute notre vie est consacrée au fer. Nous n’aimons qu’à entasser le butin récemment conquis et à vivre de rapines. » Laboureurs, chasseurs, soldats, bandits même, voilà ce que les anciens Latins se vantent d’être : ni l’industrie, ni le négoce ne devaient les tenter beaucoup. Et, bien plus tard encore, on voit subsister je ne sais quel mépris atavique pour le commerce. Cicéron, dans le De officiis, se demande gravement si c’est bien une occupation digne d’un « honnête homme ; » il hésite, il épilogue, il finit par adopter une cote mal taillée : le grand commerce a droit au respect, mais lui seul ; le marchand en gros est honorable, le boutiquier ne l’est pas. C’est là, sans nul doute, une concession faite aux usages et aux nécessités du temps ; au fond, Cicéron reste imbu de ce préjugé traditionnel, que la Grèce avait ignoré et qui devait peser si lourdement sur la société française, du préjugé qui détournait les gens bien élevés du négoce, comme d’une déchéance.

Avec une telle manière de voir, l’admirable position de Rome ne pouvait être exploitée par les Romains eux-mêmes : il fallait que l’activité commerciale, au moins tout d’abord, leur vînt de l’extérieur, et c’est bien de là, en effet, qu’elle leur est venue. Même pour les objets les plus nécessaires à la vie, Rome fut de bonne heure tributaire des pays voisins : dès qu’elle eut pris une certaine extension, le sol latin ne put plus suffire à l’alimenter ; il lui fallut importer du blé d’Etrurie ou de Campanie, voire de Sicile. A plus forte raison les articles moins indispensables, étoffes et bijoux, vêtemens et vases, teintures et métaux précieux, lui furent-ils fournis du dehors, à elle, c’est-à-dire non seulement à ses propres habitans, mais à ses voisins, qui venaient chez elle s’approvisionner dans les grandes foires périodiques. Comme elle était à peu près au centre de la péninsule, sur un des rares points salubres d’une région fort malsaine, aux bords du seul fleuve abondant de ce versant italien, assez près de l’embouchure pour que les navires pussent y remonter sans trop de peine, assez loin pour qu’ils fussent abrités contre les mauvais vents, elle devint très vite le grand entrepôt de toute la contrée. C’est là que les laboureurs du Latium et les pâtres de la Sabine venaient faire leurs provisions. C’est là aussi qu’affluaient tous les marchands étrangers, Etrusques, Campaniens, Tarentins, Siciliens, Carthaginois, Grecs, Asiatiques même, tous les hommes à la longue robe et à la parole insinuante : ils arrivaient dans ce « bazar » des bords du Tibre avec leurs cargaisons bariolées de laines et de soies, d’or, d’argent et de cuivre, de fruits exotiques, d’armes et d’outils curieusement travaillés, de tapis et de meubles, de parfums et de fards ; ils étalaient complaisamment toutes ces richesses tentatrices, dont on n’avait guère l’idée dans les fermes de la campagne latine, ni dans les montagnes sauvages des contreforts de l’Apennin. Rome était ainsi le lieu de contact où la grossière pauvreté des paysans italiotes, dont elle-même était issue, se rencontrait avec la civilisation riche et raffinée des contrées lointaines.

C’est ici que nous allons voir se dessiner le rôle de l’Aventin. Qu’elles vinssent d’Italie ou d’outre-mer, du Nord ou du Midi, les marchandises ne pouvaient guère lui échapper. On sait quels étaient les chemins que les échanges économiques avaient à leur disposition : d’abord, le Tibre, la grande route commerciale du Latium, comme dit Mommsen ; ensuite, la voie Appienne et la voie Latine, qui, venues, l’une de la région côtière du Sud et l’autre de la région montagneuse, se réunissaient pour traverser la ville et se prolonger au Nord par la voie Flaminienne. Or l’Aventin, à l’Ouest, dominait le Tibre, dont il était plus rapproché qu’aucune autre des sept collines ; et à l’Est, la voie Appienne, confondue avec la voie Latine, passait dans la dépression qui le séparait du Cælius : en sorte qu’une caravane, par exemple, allant d’Etrurie en Campanie ou vice-versa, qu’elle empruntât la voie fluviale ou la route de terre, ne pouvait faire autrement que de défiler au pied de l’Aventin. Quant aux marchands qui prenaient Rome même comme terme de leur voyage, les plus nombreux d’entre eux venaient, soit de la Grande-Grèce, soit de Sicile, de Grèce ou d’Afrique, plutôt que de l’Italie du Nord ; l’Aventin était donc le premier point qu’ils vissent en approchant de Rome. Virgile, fidèle à son habitude de transporter dans son épopée les usages courans de son siècle pour leur donner la consécration de la poésie et de l’antiquité, décrit une de ces arrivées de voyageurs étrangers : c’est au pied de l’Aventin, dans le futur Marché aux bœufs (forum boarium), qu’Enée et ses compagnons mettent pied à terre, après avoir traversé les épaisses forêts qui couvrent les deux rives du Tibre ; c’est là que, s’associant au culte d’Hercule, ils accomplissent, sur le territoire où sera Rome, leur premier acte sacré, avant même d’aller avec Évandre dans la ville du Palatin. Ce débarquement d’Enée est en quelque sorte le prototype de ceux de tous les visiteurs ou marchands, venus comme lui, par la mer et le fleuve, des plus lointaines régions. Et ceux qui sont partis de Brindes ou de Tarente, de Bénévent ou de Capoue, ceux-là, après avoir longé la voie Appienne ou la voie Latine, après avoir salué les fameux tombeaux suburbains, c’est encore l’Aventin qu’ils rencontrent aussitôt qu’ils ont franchi le mur de Servius. Aux uns comme aux autres, à tous ceux qui viennent trafiquer à Rome, — excepté les négocians d’Étrurie, — l’Aventin s’offre dès l’abord, s’impose même.

Mais sa situation topographique n’est pas la seule raison qui en fasse le séjour naturellement désigné des marchands. Ceux-ci, d’après les idées antiques, ne sauraient s’établir à l’intérieur de la cité proprement dite : outre que ses dimensions restreintes se prêteraient mal à l’exercice d’un commerce un tant soit peu étendu, la cité est avant tout une place forte, où ne peuvent entrer des étrangers, et un territoire sacré, qui ne doit pas être foulé par des profanes. Il faut donc que les trafiquans installent leurs comptoirs en dehors de l’enceinte, et là ils n’ont pas beaucoup de choix. De la rive droite du Tibre, il ne peut être question : c’est un quartier excentrique, qui a été longtemps au pouvoir des ennemis étrusques, et où la foule des acheteurs n’irait pas aisément. Le Champ de Mars, au Nord de la ville, est pris par les nécessités de l’organisation militaire ; et d’ailleurs, il est trop loin des routes par lesquelles arrivent la plupart des commerçans : notamment ceux qui ont remonté le Tibre n’aiment pas à franchir la partie du cours du fleuve située en amont du pont Sublicius ; l’île Tibérine les gênerait trop. Le Marché aux bœufs, et la vallée Murcienne qui le continue entre le Palatin et l’Aventin, sont plus près de la mer en même temps que de la voie Appienne, et c’est là en effet qu’ont dû camper tout d’abord les marchands qui venaient approvisionner Rome. Mais, à l’époque primitive, ce ne sont que des bas-fonds humides, insalubres, malcommodes, souvent impraticables : dès que le Tibre déborde, il faut des barques pour passer du Palatin sur l’Aventin. Dans de pareils marécages, on peut à la rigueur élever quelques baraquemens rudimentaires et provisoires ; cela suffit tant que les marchés ne sont pas très actifs. Mais, à mesure que les foires deviennent plus fréquentées, les négocians reviennent plus régulièrement à Rome, et pour plus de temps ; même ils veulent y avoir des installations permanentes : ils ne peuvent plus se contenter de patauger dans la boue du Marché aux bœufs, il leur faut un asile plus sûr et plus confortable. L’Aventin convient à merveille à cette fonction. Il est en dehors de l’enceinte, et, par conséquent, aucun scrupule religieux n’empêche que des étrangers s’y établissent pour aussi longtemps qu’il leur plaira, à demeure même, s’ils y tiennent. Mais en même temps, il n’est pas loin de la ville patricienne, si bien que les habitans du Palatin ou du Cælius peuvent aisément y venir faire leurs emplettes. Enfin, par sa proximité et du Tibre et de la voie Appienne, il permet aux commerçans qui y ont élu domicile de surveiller l’arrivage de leurs bateaux ou de leurs caravanes ; ils dirigent le déballage de leurs marchandises ; ils descendent dans la vallée au moment des grandes foires ; puis ils remontent sur la colline, pour s’enfermer, eux, leur argent et les articles qui leur restent, dans de bonnes et solides factoreries. Nul emplacement ne saurait être mieux choisi pour attirer et retenir les marchands étrangers ; et, le jour où le sénat a mis l’Aventin à leur disposition, la puissance économique de Rome a fait un pas de géant.

Ce jour, il nous est permis de le fixer, au moins avec une certaine approximation. C’est dans la première moitié du Ve siècle avant notre ère que paraissent s’être développées surtout les relations de Rome avec l’Etrurie, la Campanie ou la Sicile. Or, c’est dans le même temps, exactement en 456, que l’histoire traditionnelle, celle de Tite-Live et de Denys d’Halicarnasse, place la promulgation d’une loi fort importante, qui fut votée à l’instigation du tribun Icilius, et qui avait pour objet de partager entre les plébéiens les terrains domaniaux de la hauteur Aventine. Ces terrains faisaient partie du domaine public depuis le temps, très reculé, où les premiers habitans de l’Aventin avaient été vaincus et dépossédés par ceux de la<c Rome carrée. » Les uns avaient été légalement vendus ou loués à des particuliers : on les leur laissa. D’autres étaient restés aux mains de l’Etat, et servaient de pâturages communaux. D’autres, enfin, avaient été accaparés, de force ou subrepticement, par de riches patriciens qui y avaient constitué, à très bon marché, de grandes exploitations agricoles : on leur fit rendre gorge. Et, des terres que l’Etat arracha ainsi, comme de celles qu’il n’avait pas aliénées, on fit une masse de lots qui furent donnés à la plèbe. Sur tous ces points, le témoignage des historiens anciens est suffisamment précis ; les faits n’ont d’ailleurs rien d’invraisemblable ; et, si l’on peut discuter sur la date à laquelle il convient de faire remonter le partage, la réalité du partage même semble hors de doute.

La difficulté commence quand il s’agit de dire qui en bénéficia. « Les plébéiens, » répond le texte de loi : mais quels étaient ces plébéiens ? Les écrivains du temps d’Auguste, incapables de se figurer les plébéiens autrement que comme de pauvres diables affamés et mendians, assimilent naïvement la plèbe du Ve siècle à celle de leur époque, et, au mot « les plébéiens, » donnent comme équivalent le mot « les pauvres. » La plupart des historiens modernes, Mommsen comme Duruy, les ont crus sur parole, et ainsi s’est propagée cette idée que la loi Icilia a été une « réforme démocratique, » dans le sens moderne du mot, un acte de générosité destiné à subvenir à la misère des humbles. Quelque invétérée que soit cette opinion, et quelque touchant que soit le tableau qu’elle nous présente, M. Merlin la combat vigoureusement, et il est bien difficile de ne pas être de son avis. Qu’est-ce que de véritables « pauvres » auraient fait de ces lots de terre ? comment auraient-ils pu y faire construire des maisons, ainsi que nous l’atteste le récit de Denys d’Halicarnasse ? Le moindre bout de champ cultivable, avec une toute petite cahute, aurait bien mieux fait leur affaire ! Mais surtout, avant d’utiliser ces terres, comment seraient-ils parvenus à se les faire donner ? par quel ascendant inconnu auraient-ils décidé les patriciens à se dessaisir en leur faveur de ce domaine ? par la terreur ? eux, si petits, si chétifs, si mal organisés ! ou par la pitié ? comme si le sénat romain était sentimental ! Tous les argumens de M. Merlin nous semblent très convaincans ; nous y joindrions volontiers cette remarque : la loi Icilia n’est pas une loi ordinaire ; elle est placée sous la protection spéciale des dieux, sacrata ; par là, elle se rapproche des traités de paix ou d’alliance conclus entre deux Etats ; elle suppose donc une certaine égalité morale entre les contractans. Comment les grands seigneurs de la Rome palatine, les Claudius ou les Fabius, auraient-ils consenti à se lier par une telle loi, par une « loi sacrée, » avec de misérables va-nu-pieds ?

Tout s’explique, au contraire, si l’on songe qu’il pouvait y avoir autre chose dans la plèbe que des indigens ou des prolétaires. On a donné bien des définitions de la plèbe : aucune peut-être n’est tout à fait vraie, parce que toutes veulent limiter ce qui est, par nature, sans limites. La plèbe ne peut se définir que négativement. La plèbe, c’est tout ce qui n’est pas patricien ; c’est le réceptacle où l’on entasse pêle-mêle tous les élémens qui demeurent en dehors des familles aristocratiques, en dehors du culte des ancêtres, en dehors du sol consacré par les auspices ; ce sont les cliens détachés des gentes patriciennes, ce sont les vaincus, mais ce sont aussi les étrangers, les « métèques, » qui viennent s’établir auprès de la « cité » proprement dite, comme les marchands dont nous parlions tout à l’heure. Or, à ceux-là, tout ce que nous savons de la loi Icilia s’applique à merveille. Ils sont riches ; ils s’entendent bien ; ils ont dû déjà former de ces « syndicats, » comme le collège des marchands ou des adorateurs de Mercure, que nous verrons fonctionner un peu plus tard, justement sur l’Aventin. Ils tiennent le sort de Rome entre leurs mains ; il dépend d’eux de la ruiner, de l’affamer ; on a besoin d’eux : quoi d’étonnant à ce qu’ils aient imposé, en profitant de leurs avantages, un sacrifice que jamais des malheureux sans ressources n’auraient pu extorquer ? Et c’est bien eux encore, et non pas les pauvres, qui ont dû faire des terres situées sur l’Aventin l’usage dont nous parle l’histoire. Ce qu’il leur faut, en effet, ce ne sont pas des domaines ruraux ; ce sont des maisons et des magasins, des édifices où ils soient chez eux, où ils ne soient à la merci ni des coups de force, ni des intempéries naturelles. Aussi n’est-on pas surpris de voir s’élever sur l’Aventin une agglomération urbaine, et non une masse de petites propriétés agricoles. On peut donc affirmer que le but de la loi Icilia, — au moins son but direct et essentiel, — n’a pas été d’améliorer le sort de la classe pauvre, mais de fixer à Rome, en leur donnant la satisfaction qu’ils demandaient, les riches marchands venus du dehors, de transformer leurs installations passagères en établissemens définitifs. Pour parler le langage moderne, Rome n’avait connu jusque là que des « marchés » ou des « foires : » elle eut désormais, — comme Shang-Haï ou Yokohama, — sa « concession étrangère. »

Cette concession ne tarda pas à devenir une véritable ville : elle eut notamment ce qui, dans les idées des anciens, était l’élément primordial, l’âme même d’une ville : elle eut des temples. Les deux siècles qui suivirent la promulgation de la loi Icilia, furent marqués par l’introduction à Rome de cultes nouveaux, qui eurent leur siège sur l’Aventin, et qui contribuèrent puissamment à donner à ce quartier une physionomie originale.

De ces cultes, quelques-uns furent institués à la suite des guerres avec les populations voisines : tels ceux de Vertumne, de Junon Reine, de Diane. Vertumne était adoré à Vulsinies, Junon à Véies, Diane à Aricie, capitale de la confédération latine. Vulsinies et Véies une fois tombées sous les coups des légions, la ligue latine une fois obligée d’accepter la prééminence romaine, que faire de ces divinités, vaincues en même temps que les peuples qu’elles avaient protégés ? abolir leur culte ? C’eût été une offense à leur majesté, que les Romains étaient trop pieux pour commettre, et trop peureux aussi, car les dieux, même étrangers, même vaincus, conservaient encore la force de nuire. Laisser subsister leurs temples en pays ennemi aurait été une grosse imprudence politique. Il fallait donc amener à Rome ces dieux de l’Etrurie ou du Latium, mais pas à Rome même, car les divinités du dehors, pas plus que les hommes des autres nations, n’avaient le droit d’habiter dans l’enceinte sacrée. La montagne Aventine, hors de la ville, mais tout près d’elle, offrait un emplacement tout trouvé pour donner l’hospitalité aux Immortels annexés.

D’autres cultes, plus nombreux, ceux de Cérès, de la Bonne Déesse, de Mercure, de Flore et de la Lune, furent apportés par des négocians venus de l’étranger, principalement de la Grande-Grèce et de la Sicile. Ces négocians étaient des gens fort dévots. On sait que ce sont leurs confrères d’Asie-Mineure qui, dans leurs courses de cabotage, ont répandu par toutes les contrées méditerranéennes la religion de Vénus et d’Enée. Ceux qui venaient exploiter le marché de Rome, avaient, eux aussi, leurs rites, auxquels ils tenaient beaucoup, et leur premier soin, dès qu’ils le purent, dut être d’élever sur les bords du Tibre de petites chapelles à leurs divinités familières. Comment ces chapelles furent-elles remplacées par des temples ? comment ces dévotions privées furent-elles acceptées, adoptées même par le gouvernement romain, enrichies de jeux périodiques et de sacrifices solennels ? la tradition antique nous permet de l’entrevoir quand elle dit que les cultes de Cérès et de Flore furent établis à la suite de disettes. M. Merlin pense que les marchands de blés, dont l’intervention était plus que jamais nécessaire pour sauver la ville de la famine, profitèrent de l’insuffisance des récoltes pour se faire donner, à eux et à leurs dieux, des faveurs très prisées. Cela est fort vraisemblable ; mais peut-être la dévotion des Romains envers les dieux exotiques a-t-elle été plus spontanée. D’eux-mêmes, avec cette soif de secours célestes qui les a toujours possédés, avec cette peur d’oublier, en la personne d’une divinité même peu connue, un protecteur possible, ils ont dû s’élancer vers cette Cérès, cette Flore, ce Mercure, dont ils entendaient les étrangers vanter la puissance, et dont les noms devaient apparaître à leurs esprits frustes comme synonymes de richesse et de fécondité. — De même, la Bonne Déesse étant à l’origine une « guérisseuse, » proche parente d’Hygie et d’Esculape, il est fort probable que l’on commença de l’adorer à Rome officiellement à la suite d’une des nombreuses épidémies qui ravagèrent la cité vers la fin du Ve siècle. Et, d’une façon générale, il en fut des dieux étrangers comme des hommes qui venaient en propager la religion : les uns et les autres s’imposèrent à la confiance des Romains par les services qu’ils leurs rendirent, et à leur imagination par le prestige qu’ils tenaient de leur origine lointaine.

Mais, qu’il s’agisse des cultes introduits par les marchands, ou de ceux des peuples vaincus, tous ceux dont l’Aventin vit s’élever les sanctuaires gardèrent, très nettement, un caractère extra-romain. Les divinités prirent des noms latins, cela est vrai : Cérès et Mercure au lieu de Dèmèter et d’Hermès. Mais fut-ce, comme le croit M. Merlin, une mesure d’assimilation expressément voulue par le sénat ? Nous y verrions plutôt un effet de cette habitude instinctive qui poussait les anciens à revêtir de vocables déjà connus les réalités exotiques : qu’on se rappelle comment César a latinisé les noms de l’Olympe gaulois. Par ailleurs, rien ne montre les cultes de l’Aventin identifiés avec ceux de la Rome palatine. Bien loin de là. On n’ignore pas que, pour les dieux comme pour les hommes, l’Etat romain avait deux juridictions distinctes, applicables l’une aux membres de la cité, l’autre aux étrangers : le préteur pérégripi à côté du préteur urbain, les décemvirs des sacrifices à côté des pontifes. Or, tous les cultes célébrés sur l’Aventin relevaient des décemvirs, au contraire des cultes d’origine indigène. Et, là même où l’une des divinités Aventines, comme Flore par exemple, était identique à une de celles qu’on adorait dans l’enceinte de la ville, la communauté du nom n’entraînait pas celle des rites : il suffisait que la Flore de l’A vent in fût adorée « à la grecque, » more græco, pour qu’elle restât profondément différente de celle du Quirinal. — Le bon Corneille ne se trompe donc pas grossièrement, lorsqu’il nous montre sa Camille allant consulter


Ce Grec si renommé qui, depuis tant d’années,
Au pied de l’Aventin prédit nos destinées.


Il a tort de transporter au temps du fabuleux « roi Tulle » ce qui n’aura lieu que trois siècles plus tard. Mais son Grec diseur de bonne aventure, comme tous les prêtres des religions immigrées, a bien sa place là où la lui assigne le poète : sur le Palatin ou au Capitole, il serait un intrus.

Ce caractère spécial des cérémonies Aventines a son importance, car il montre combien peu le monde de ce quartier se confond avec celui des autres collines. La religion achève ce que la nature a préparé, ce que les relations économiques ont commencé, la constitution d’une ville neuve, tout ensemble voisine et différente de la ville patricienne. Grâce aux sanctuaires qui s’élèvent sur ses pentes, l’Aventin est devenu, de plus en plus, la capitale des « métèques. » Marchands de Caere, de Capoue ou de Tarente, navigateurs siciliens, grecs ou carthaginois, se sont, par la force des choses, groupés ici : la situation des lieux les y a conduits ; la condition particulière de la montagne, en dehors de l’enceinte, la leur a rendue accessible ; la loi icilia leur a permis d’y élire domicile ; la construction des temples en l’honneur de leurs divinités les y a encore plus fortement enracinés. Ils y ont désormais leurs demeures, leurs richesses, leurs dieux. Ils forment un organisme complet, soudé au liane de la vraie Rome. Mais une telle soudure peut-elle laisser indéfiniment les deux vies subsister distinctes ? des échanges ne vont-ils pas fatalement se produire ? Du jour où il est habité par une population nombreuse et remuante, l’Aventin, exclu de Rome, est trop près de Rome pour ne pas agir sur elle. C’est cette action qu’il nous faut maintenant tâcher de définir.


III

En ce qui concerne la politique extérieure de l’Etat romain, vouloir déterminer le rôle qu’y ont joué les habitans de l’Aventin reviendrait à chercher la part que les intérêts commerciaux ont eue dans toutes les guerres et les négociations de la république. Cette part a certainement été considérable, on peut l’affirmer a priori. La plupart des expéditions militaires, en tout pays, ont pour secrets motifs des ambitions économiques : on veut se créer des débouchés, abattre des concurrens, s’assujettir une clientèle jusqu’alors neutre ou flottante, — et voilà les soldats en campagne. Cela est vrai, non seulement d’oligarchies commerçantes et bourgeoises, comme celles de Venise, d’Amsterdam ou de Londres, mais même d’une royauté telle que celle de Louis XIV : la guerre de Hollande n’a-t-elle pas été conçue en grande partie pour débarrasser les négocians français de rivaux dangereux ? et, dans leur fameux « passage du Rhin, » les Grammont et les Vivonne se doutaient-ils qu’ils travaillaient pour le compte d’armateurs ou de fabricans que probablement ils méprisaient fort ? Il a dû en être de même à Rome. Les victoires retentissantes, les faits d’armes chevaleresques, l’écroulement des monarchies, tout ce décor héroïque et pompeux recouvrait des entreprises financières ou industrielles. Une guerre était une « affaire. » Les légionnaires qui s’en allaient conquérir le monde étaient, sans le savoir, des ouvriers à la solde de quelques spéculateurs : ceux-ci, dans leurs banques ou leurs comptoirs de l’Aventin, s’enrichissaient obscurément tandis qu’on se battait en Espagne ou en Asie, tirant du succès final autant de gros bénéfices que l’imperator y ramassait de gloire.

Bien des indices autorisent cette façon de penser, entre autres ce fait notable qu’en dernière analyse les villes détruites par les armées romaines furent toujours celles qui faisaient obstacle au commerce romain : les villes d’Etrurie, dont les marchés attiraient les acheteurs au détriment de celui des bords du Tibre ; — Capoue, la métropole économique de l’Italie du Sud ; — Tarente, qui avait si longtemps barré aux armateurs latins l’accès des riches contrées orientales ; — Corinthe, qui, de sa forte position isthmique, dominait les deux mers grecques, si bien que Rome n’y pouvait trafiquer qu’après l’avoir détruite : — Carthage, surtout. Car, entre Carthage et Rome, le duel fut essentiellement une question d’argent. Ecartons la poétique légende qui assignait à la haine des deux cités une origine presque mythique, et faisait d’Hannibal le lointain vengeur de Didon abandonnée. Oublions même l’admirable épopée retracée par Tite-Live, la grande crise de Rome vaincue, l’émouvant effort fait par tout un peuple sur lui-même pour se ressaisir et se relever. Allons plus au fond : l’enjeu de la lutte, c’était le commerce du monde méditerranéen ; c’était, plus particulièrement, le monopole des mines d’étain de l’Espagne, que les deux nations se disputaient avec autant d’âpreté qu’en ont pu exciter, depuis, les gisemens d’or ou de diamans. La bataille de Cannes et celle de Zama, avant d’être livrées par Hannibal ou par Scipion, furent voulues par la haute banque de Rome et de Carthage.

Encore, quand il s’agit des villes dont nous venons de rappe1er la chute, la question peut-elle être complexe. Ces cités avaient toute sorte de désaccords avec Rome, et les inimitiés politiques purent se mêler aux rivalités économiques pour faire décider leur ruine. L’exemple de Rhodes est plus probant. Rhodes n’avait jamais fait de mal aux Romains ; bien au contraire, elle avait pris fait et cause pour eux contre Philippe et contre Antiochus, et, même dans la guerre de Persée, elle s’était bornée à une neutralité qui n’avait rien de malveillant. Elle avait essayé de former, avec diverses villes d’Asie, une petite confédération, qui ne pouvait inquiéter la puissance romaine. Bref, le vieux Caton, qui n’était pas un tendre, certes ! ni un idéaliste, déclarait bien haut qu’il n’y avait pas le plus petit reproche à adresser aux Rhodiens. Et pourtant, Rhodes fut sacrifiée. Pourquoi ? Parce qu’elle drainait trop complètement le négoce de cette partie de la Méditerranée. La Chambre de commerce de l’Aventin, si l’on ose s’exprimer ainsi, le « collège des adorateurs de Mercure, » ne pouvait s’en accommoder. Il lui fallait avoir un port franc dans l’Archipel, afin d’y trafiquer dans des conditions meilleures. Ce port franc fut Délos, qui tua Rhodes, et en hérita.

A de telles exécutions, l’Etat tout entier trouvait sans doute son compte ; cependant, c’était le groupe des marchands surtout qui y gagnait. Quelquefois nous entrevoyons, même dans l’histoire traditionnelle, l’opposition des intérêts entre ce groupe et les autres parties de la population. Qu’est-ce, par exemple, dans Tite-Live, que le démêlé entre Scipion et Fabius, lorsque le premier veut transporter la guerre en Afrique, et que l’autre dénonce l’imprudence de cette manœuvre ? C’est, si l’on veut, le contraste de la vieillesse apeurée et grincheuse avec la témérité juvénile. C’est encore l’antithèse entre deux méthodes de guerre, la défensive stricte et la contre-offensive. Mais c’est en même temps le conflit entre deux classes sociales, dont les besoins, en cette occurence, sont radicalement contraires. Fabius, chef d’une des plus anciennes familles, représente la vieille aristocratie, dont la fortune est surtout territoriale. Il ne réclame qu’une chose : voir le pays débarrassé des armées ennemies. Que Carthage reste saine et sauve, puissante même, qu’elle étreigne dans sa domination et l’Afrique et l’Espagne et les îles, cela lui est égal : l’essentiel est que les campagnes de l’Italie ne soient plus ravagées par les troupes d’Hannibal, que le Latium cesse d’être exposé à un retour de l’invasion, que les provinces où sont tant de grands domaines recouvrent leur sécurité, que les paysans puissent moissonner et vendanger en paix ; le reste, la destruction de la suprématie punique en dehors de l’Italie, ne vaut pas les os d’un seul légionnaire. — Scipion, lui, quoiqu’il soit aussi de très haute naissance, est moins étroitement l’homme d’une caste. Il a touché à la civilisation grecque : il aime le luxe, les plaisirs, les arts ; il est populaire ; c’est l’enthousiasme de la masse, et non la sympathie du sénat, qui l’a fait général en chef à vingt-quatre ans. Il est plus moderne, si l’on peut dire, que la plupart des nobles de ce temps : il a l’esprit plus ouvert sur le dehors ; il est moins exclusivement obsédé par les intérêts des grands propriétaires fonciers, il comprend ceux des autres parties de la population, et notamment des marchands ou des financiers. Pour lui, la grosse affaire est de ruiner la prééminence méditerranéenne de Carthage : il lui a enlevé l’Espagne ; il veut lui enlever l’Afrique, l’isoler, la dépouiller de toute suprématie, empêcher qu’elle ne redevienne une rivale capable d’arrêter l’expansion économique de Rome. Il va droit à ce but, sans s’inquiéter des sacrifices que sa tactique peut imposer à l’agriculture italienne. Que pendant deux ou trois ans de plus, les campagnards soient gênés par les soldats carthaginois, et que les grands seigneurs soient appauvris, qu’est-ce que cela lui fait, pourvu que Carthage cesse de compter dans le commerce mondial ? Au fond, nous avons là sous les yeux un épisode de la lutte qui se retrouve partout et toujours, dans l’Athènes du temps de l’expédition de Sicile comme dans tel grand Etat de nos jours, lutte entre ceux qui ne s’occupent pas de l’étranger du moment qu’il les laisse tranquilles, eux et leurs terres, et ceux qui vont se heurter à lui pour lui disputer l’hégémonie financière, lutte entre les ruraux et les spéculateurs, entre les deux formes de la richesse, la terre et l’argent.

Cette lutte s’est prolongée, nous pouvons en être sûrs, pendant toute l’histoire de la république romaine. Il est remarquable que presque tous ceux qui ont étendu l’empire ont été liés avec les hommes d’argent, chevaliers ou plébéiens, et ont été portés par eux, plutôt que par la noblesse, au commandement des armées : Scipion Emilien, Mummius, le destructeur de Corinthe, Marius, Lucullus, Pompée, César. On a le droit de penser qu’au début de toutes les guerres importantes, il s’est passé ce que nous avons vu tout à l’heure se produire pour l’expédition d’Afrique. Chaque fois que la question s’est posée, les deux forces antagonistes se sont retrouvées en présence, l’aristocratie terrienne s’obstinant à retenir la puissance romaine à l’intérieur des limites déjà atteintes, le monde de la finance l’engageant dans de nouvelles guerres pour s’assurer de nouveaux champs d’action. Et chaque fois l’argent a vaincu la terre, sans quoi Rome n’aurait pas livré tant de combats, ni subjugué tant de contrées. L’impérialisme des Romains, pour employer le mot consacré, a été beaucoup plus économique que militaire dans ses causes. À cette domination universelle, les politiques et les généraux ont fourni les moyens, mais ce sont les marchands et les banquiers qui ont donné l’impulsion première. Et puisque l’Aventin était leur siège par excellence, on peut dire que de ce quartier surtout est partie l’hégémonie romaine, comme d’ailleurs elle lui a profité plus qu’à tout autre. L’ancienne noblesse foncière n’avait pas besoin de ranger autant de pays sous les lois de Rome ; elle n’y gagnait rien ; elle y perdait plutôt, et le sentait si bien qu’elle y répugnait fort. Elle ne l’a fait que sous la pression de ses voisins les commerçans. C’est, si l’on veut, Rome Palatine et Capitoline qui a conquis le monde, mais c’est l’Aventin qui l’a forcée à cette conquête.

Dans la vie intérieure de la cité, le rôle de l’Aventin n’a pas été moins important que dans ses relations extérieures. De même qu’il a été pour beaucoup dans la transformation de la petite peuplade primitive en un empire universel, il a été aussi l’un des facteurs les plus efficaces de l’évolution qui a fait passer Rome de l’aristocratie à la démocratie.

Parmi les récits que nous ont transmis les auteurs classiques, nous rencontrons à chaque pas des détails qui affirment une étroite parenté entre l’histoire de l’Aventin et celle de la plèbe. Rappelons-nous tous ces sanctuaires que nous avons vus s’élever sur la montagne Aventine : les annales en attribuaient la fondation ou la dédicace aux personnages qui passaient pour avoir été les plus favorables à la classe inférieure. Diane et la Lune avaient, disait-on, reçu cet honneur de Servius Tullius, le roi qui, le premier, avait introduit les plébéiens dans l’organisation de la cité. Pour Gérés, c’était Spurius Cassius, l’un de ces chefs aventureux qui avaient, de très bonne heure, cherché à conquérir le pouvoir royal en s’appuyant sur la masse. Pour Mercure, c’était un centurion désigné par la plèbe ; pour Flore, deux édiles plébéiens. Bref, à chacun de ces temples était lié le nom d’un des acteurs de l’émancipation populaire. Pures légendes, sans doute ! mais légendes qui traduisaient une opinion fort enracinée dans les esprits ; et, ajoutons-le, légendes qui se perpétuaient dans les faits réels. A l’époque historique, tous ces édifices étaient sous la juridiction des décemvirs, c’est-à-dire du premier collège sacerdotal qui eût compté des plébéiens parmi ses membres, alors que le corps des pontifes restait exclusivement patricien. A l’époque historique aussi, le temple de Cérès servait de dépôt aux pièces d’archives qui concernaient la plèbe, de bureau aux édiles plébéiens ; enfin, c’est au profit du trésor de ce temple que l’on confisquait les biens des coupables qui avaient outragé le peuple en violant la sacro-sainte puissance tribunicienne. Autant d’indices qui témoignent qu’aux yeux des anciens il y avait une connexion intime, indélébile, entre les cultes Aventins, et les traditions ou les intérêts populaires.

L’histoire politique nous présente des souvenirs orientés dans le même sens que ceux de l’histoire religieuse. Les plus célèbres sont ceux qui se rattachent aux sécessions de la plèbe. Les sécessions ! Au temps jadis, où l’histoire romaine était la base de l’éducation civique, combien de collégiens, — et même de lecteurs sortis du collège, — combien d’orateurs politiques et de « philosophes » du XVIIIe siècle se sont passionnés pour les tableaux que ce nom remet sous nos yeux ! Les gens du peuple écrasés par leurs dettes, tenus en une sujétion féroce par les nobles, rompant brusquement avec eux, sortant en armes de la cité, arrachant bientôt à leurs tyrans l’institution du tribunat, qui doit être leur inexpugnable rempart ; puis, un demi-siècle après, cette conquête annulée ; la foule gémissant sous la lourde oppression des décemvirs ; Appius Claudius poursuivant la jeune plébéienne Virginie de sa cynique convoitise ; le père tuant sa fille pour la soustraire au déshonneur ; mais, du sang de labelle et pure victime, comme jadis de celui de Lucrèce, la révolution sortant triomphante : toutes ces scènes, si vivantes chez Tite-Live, se sont longtemps imposées aux imaginations. Dans toutes, l’Aventin a sa place. C’est là que, par des conciliabules secrets, les plébéiens prennent peu à peu conscience de leur solidarité et de leur force, là que se prépare la première sécession ; et c’est là aussi, — et non sur le mont Sacré, — qu’elle s’accomplit, si l’on en croit la version, non pas la plus répandue, mais la plus ancienne. Et pour la seconde sécession également, les chroniqueurs anciens hésitent entre l’Aventin et le mont Sacré ; beaucoup se tirent d’affaire en admettant que le peuple soulevé a occupé successivement les deux montagnes. En tout cas, l’un des promoteurs de la seconde sécession, le fiancé de la chaste Virginie, Icilius, est, dans la tradition, le même tribun qui a, par sa loi, distribué aux plébéiens les terres Aventines. Il est donc fatal que, dans toutes ces narrations, le nom de l’Aventin soit prononcé : c’est bien la montagne où la foule irritée vient chercher refuge, pour secouer le joug des nobles, puis pour les menacer à son tour et leur dicter ses conditions.

Il y a longtemps que la critique des historiens modernes a ébranlé ces majestueux récits. Le dernier venu, le démolisseur M. Pais, n’en laisse pas subsister pierre sur pierre, pas plus que de toute la période primitive de la république romaine. Mais ces légendes, auxquelles personne ne songea rendre leur autorité perdue, n’en méritent pas moins de retenir l’attention. Si elles ne nous apprennent pas comment les choses se sont passées, — cela est bien clair, — elles nous disent comment les anciens ont cru qu’elles s’étaient passées ; et, dans ce qu’ils ont cru, il est rare qu’il n’y ait pas quelque indication pour nous mettre sur le chemin de la vérité. Toute l’antiquité a été convaincue que l’Aventin avait joué un rôle primordial dans l’affranchissement de la plèbe. Ce rôle, elle se l’est représenté naïvement, d’une façon plus conforme à la poésie, à l’épopée, qu’à l’histoire. Est-ce une raison pour nier qu’il ait existé ? Il a pu être grossi ou dénaturé, plutôt qu’invente de toutes pièces : à nous de chercher ce qu’il a été réellement. Rien, en cette affaire, n’est vrai sous la forme qu’a imaginée la crédulité romaine ; rien n’est peut-être tout à fait faux dans le fond. On ne croit plus qu’Icilius ait appelé sur les pentes Aventines les gens du peuple exaspérés : il est permis de se demander comment l’Aventin a pu aider aux progrès des libertés populaires.

Nous avons vu que ses habitans les plus considérables, les commerçans venus de l’étranger, étaient en dehors de la cité primitive. Les plébéiens y étaient aussi, quoique pour d’autres raisons. Quelle que fût leur origine, — cliens soustraits à la tutelle patronale, ou nobles déchus, ou résidus des populations soumises, ou tout cela ensemble, — ils demeuraient radicalement exclus de la communauté légale et rituelle qui constituait la ville aristocratique du Palatin. À ce point de vue, la parenté ethnique étant comptée pour bien moins que la parenté juridique ou religieuse, il y avait moins loin d’un plébéien romain à un marchand sicilien ou grec que de ce plébéien romain à un patricien romain. Les deux premiers, méprisés tous deux par le troisième, et, à leur tour, mal disposés pour lui, se trouvaient du même coup rapprochés l’un de l’autre. « Avoir les mêmes désirs et les mêmes aversions, disaient les hommes politiques de l’antiquité, voilà la vraie amitié. » Les marchands et les plébéiens devaient avoir la même aversion pour ces grands seigneurs orgueilleux qui les tenaient si dédaigneusement à l’écart, le même désir de conquérir quelques droits, de briser les barrières, d’entrer dans la cité close, et de s’y faire une place. Fustel de Coulanges cite avec raison, comme le germe de mort du régime patricien, le trop grand nombre des gens qu’il condamnait à l’inégalité, ou plutôt à la privation de toute existence légale. « Beaucoup d’hommes, dit-il, avaient intérêt à détruire une organisation sociale qui n’avait pour eux aucun bienfait. » Parmi eux, la classe commerçante et la classe populaire étaient au premier rang. En leur opposant une exclusion opiniâtre, le patriciat, jalousement muré dans son droit héréditaire, les forçait à confondre leurs vœux et leurs rancunes ; lui-même créait l’entente sous les coups de laquelle il devait succomber.

Cette entente, ébauchée sans doute dès l’origine et par la nécessité même des choses, dut se préciser lorsque la loi Icilia eut décidé le partage des terres de l’Aventin, Ce partage, nous l’avons dit, fut obtenu principalement par les marchands étrangers, et ce fut à eux surtout qu’il profita. Mais les plébéiens, — au sens strict du mot, — les pauvres, les ouvriers, tous ceux qui n’étaient pas encadrés dans la clientèle des familles patriciennes, y trouvèrent aussi leur compte. La loi ne les visait pas spécialement, elle ne les excluait pas non plus. Ils purent s’installer, eux aussi, dans la région Aventine, à côté des riches commerçans, et cela dut avoir pour eux des conséquences fort importantes. Tant que les trafiquans n’avaient fait que passer sur le sol latin, en irréguliers, en nomades, et tant que les plébéiens n’avaient été qu’une vague multitude, éparpillée aux quatre coins de la banlieue, ils n’avaient pu réciproquement se connaître. Du jour où les uns et les autres furent établis dans le même quartier, avec des demeures fixes, en une seule agglomération, ils se rapprochèrent, se parlèrent ; ils virent qu’ils avaient le même but à poursuivre : forcer les portes de l’Etat patricien, et, pour cela, le même obstacle à vaincre : le préjugé têtu de la caste aristocratique. Le voisinage renforça donc le lien que formait entre eux l’analogie des situations sociales, ou plutôt leur permit d’apercevoir ce lien. Le contact matériel leur fit prendre conscience de la communauté des intérêts. Cette fois, l’alliance était virtuellement conclue.

Quel était l’apport des deux alliés ? il n’est pas malaisé de le conjecturer. Les plébéiens proprement dits étaient le nombre, et par suite la force. Ils pouvaient, aux comices, s’ils savaient s’entendre, élire des magistrats qui leur fussent favorables. Ils pouvaient engager une lutte directe et violente. Ils pouvaient, sans agir, rien qu’en s’enveloppant dans une cuirasse d’inertie, paralyser l’Etat patricien, qui avait besoin d’eux pour combattre contre ses voisins. Mais tous ces moyens, coalitions électorales, émeutes, ou grèves militaires, les plébéiens, livrés à eux-mêmes, ne savaient pas s’en servir. Ils étaient peu intelligens, ou du moins dépourvus de cette habileté, de cette expérience que donne la pratique des affaires, politiques ou commerciales. Déprimés par une longue sujétion, ils n’avaient pas de confiance en eux-mêmes. Ils n’avaient pas d’organisation, pas de groupemens réguliers, pas de direction unique. C’était une masse débandée qui, réduite à ses seules ressources, ne pouvait tenir ferme contre le corps des patriciens, si admirablement discipliné. Heureusement, les marchands avaient tout ce qui manquait à la plèbe. Ils possédaient, en vertu de leur métier, les qualités nécessaires d’adresse souple et d’initiative hardie, et, en vertu de leur argent, une certaine fierté, qui les empêchait de courber la tête devant l’aristocratie. Ils savaient ce qu’ils voulaient, et ils le firent savoir et vouloir aux plébéiens. De ces isolés, de ces apeurés, ils tirent des combattans parce qu’ils leur donnèrent l’élan, l’unité, la tactique, parce qu’ils leur fournirent un bon et solide cadre d’officiers. Ils purent dès lors les mener à l’assaut de la citadelle patricienne : de cette cohue, ils avaient su tirer une armée.

Avoir des chefs, c’était beaucoup pour la plèbe, ce n’était pourtant pas la seule condition de la victoire. Parmi les supériorités dont les nobles se targuaient, une de celles qu’ils faisaient sonner le plus outrageusement était leur privilège de posséder seuls un culte régulier. Ils avaient là, selon les idées du temps, un immense avantage. Cette opinion était si puissamment enracinée qu’elle s’imposait même à ceux qui auraient dû la rejeter avec colère, puisqu’elle les reléguait très bas, dans une caste de parias. Les plébéiens, n’ayant pas de « dieux paternels, » pas de rites familiaux, n’étaient pas seulement méprisés des patriciens, ils se méprisaient eux-mêmes. Voilà justement pourquoi ils résistaient si mal aux exigences de leurs adversaires : ils auraient cru faire un sacrilège en n’obéissant pas à ces êtres supérieurs, transfigurés à leurs yeux par le prestige de la religion. Ici encore, la lacune dont souffrait la plèbe fut comblée grâce à l’Aventin. Le quartier des marchands était aussi, comme on l’a vu, celui des dieux étrangers. Or ces dieux étaient bien plus accueillans que ceux du Capitole. Les plus humbles des hommes pouvaient venir les adorer. Et de fait, ils ne s’en firent pas faute. Cérès était une des divinités les plus aimées de la foule ; Flore, comme dit Ovide, ouvrait largement son culte aux danses populaires ; l’anniversaire de la dédicace du temple de Minerve était le jour de fête des ouvriers ; celui, de la consécration du sanctuaire de Diane Aventine était le « jour des esclaves. » Cette participation à des cérémonies sacrées rendit aux plébéiens un précieux service : elle les releva à leurs propres yeux. Désormais ils sentirent qu’ils étaient des hommes tout comme les nobles, aussi capables de prier et de sacrifier, aussi dignes d’une protection divine. Fustel de Coulanges cite, parmi les circonstances qui favorisèrent les progrès de la classe populaire, l’introduction des cultes orientaux, auxquels tout le monde pouvait participer. Cela est fort juste : mais, bien avant les religions de l’Orient, dont l’arrivée à Rome n’est pas antérieure au IIe siècle, celles de la Grande-Grèce et de la Sicile avaient déjà offert à la foule le réconfort qui lui était nécessaire. Cérès, Flore et Mercure précédèrent Isis et Cybèle dans ce rôle de divinités spécialement chères à ceux qui ne pouvaient s’associer aux rites Capitolins. Leurs temples furent les premiers centres de ralliement des gens du peuple ; c’est là qu’ils connurent pour la première fois ce qui pouvait les hausser au-dessus de leur misérable condition : la notion de leur solidarité, la confiance en les dieux et en eux-mêmes. En somme, ces sanctuaires agirent sur eux dans le même sens que les demeures des riches marchands dont ils étaient proches. Ce double voisinage leur donna ce qui leur faisait défaut, et ce qui, au contraire, constituait la force de la cité Palatine. Les commerçans furent leurs guides, leurs conseillers, leurs défenseurs au besoin, comme les grands seigneurs étaient ceux de leurs cliens. Et, dans le culte des divinités Aventines, ils puisèrent le sentiment que leurs rivaux devaient à la religion héréditaire, le sentiment de dignité, de sécurité morale, qui était un efficace principe d’action, et qui n’existait guère alors en dehors des croyances surnaturelles. Appui terrestre, appui céleste, rien ne leur manqua plus pour croire qu’ils étaient égaux aux patriciens ; et, du moment qu’ils croyaient l’être, ils devaient fatalement le devenir. Ayant pour eux la puissance du nombre, ils ne pouvaient pas ne pas triompher lorsqu’ils eurent trouvé sur l’Aventin des dieux à eux et des chefs à eux.

Ce n’est pas à dire que l’union ait toujours été parfaite entre eux et l’élite ploutocratique qui s’était attribué le droit de les diriger. Quelquefois, les intérêts n’étant plus identiques, ils tentaient de se dérober à l’autorité de leurs conducteurs. Certains récits des historiens anciens laissent entrevoir ces essais de rupture, par exemple lors des lois de Sextius et de Licinius Stolon. Il s’agissait d’arracher aux patriciens le monopole du consulat. Les gens du peuple s’en souciaient fort peu, ils savaient bien qu’ils ne seraient jamais consuls, et ne tenaient pas à l’être. Mais les commerçans et les financiers le désiraient passionnément ; ils surent bien s’arranger pour contraindre la foule à réclamer cette réforme. A leur instigation, les tribuns présentèrent, en même temps que la loi sur les élections consulaires qui les intéressait seuls, deux autres lois très importantes pour les gens de basse condition, l’une sur les dettes et l’autre sur les terres, et ils les présentèrent « en bloc, per saturam. Tel est le récit de Tite-Live : sans vouloir en apprécier la stricte exactitude, on peut être sûr qu’il est vrai au moins d’une vérité typique et générale. La situation qu’il nous met sous les yeux, la divergence des buts poursuivis par les plébéiens riches et par les plébéiens pauvres, la tactique employée par les premiers pour atteler les seconds à leur propre ambition, tout cela a dû se répéter bien des fois. Dans cette longue lutte où a péri le pouvoir du patriciat, si la plèbe a vaincu, elle n’a vaincu ni par elle-même ni pour elle-même ; les commerçans l’ont aidée à triompher, l’ont forcée, pour mieux dire, à triompher, parce qu’ils avaient besoin de son triomphe.

Cette façon de se représenter les révolutions intérieures de Rome n’a rien de romanesque. Bien des gens aimeraient mieux voir la démocratie conquérant spontanément ses droits par la seule puissance de son énergie indomptable. Ou bien encore, ce serait un beau geste que celui du sénat, ouvrant toutes grandes les portes de l’orgueilleuse cité, dans une pensée de haute sagesse ou d’humanité généreuse, et y appelant jusqu’aux plus humbles. En face de ces hypothèses touchantes et sublimes, un Rousseau, un Hugo, trouveraient bien plate l’explication que nous venons de résumer, et où de si petits motifs rendent compte d’un changement si grandiose. Qu’importe ? si elle est la plus vraisemblable, si surtout elle nous montre, au lieu d’impossibles héros, des hommes de chair et de sang, mus par les mêmes passions et les mêmes convoitises que nous, esclaves comme nous de l’intérêt matériel et des nécessités ambiantes. Quoi qu’il en soit des rapports entre la classe commerçante et celle des citoyens obscurs et pauvres, que celle-ci ait plus ou moins été l’instrument de celle-là, toujours est-il que c’est sur l’Aventin que la coalition fut formée et scellée ; c’est là que fut livrée et gagnée la bataille décisive. La montagne prit dès lors une réputation de colline plébéienne qu’elle garda toujours, même lorsque les conditions de la vie politique furent transformées, lorsque la lutte ne fut plus entre patriciens et plébéiens, mais entre riches et pauvres. Lorsque Caïus Gracchus prolonge son âpre résistance aux troupes sénatoriales entre les temples de Diane, de Minerve et de la Lune, lorsque Séjan essaie de se faire investir par les comices de l’Aventin d’une autorité révolutionnaire, lorsque, bien plus tard, en plein XIVe siècle, Cola di Rienzo lance du haut de l’Aventin son appel aux armes contre les barons féodaux, c’est qu’ils sont hantés par le souvenir prestigieux des traditions locales ; ils veulent, en quelque sorte, mettre leurs efforts démocratiques sous le patronage du passé, qu’ils viennent évoquer dans son sanctuaire : de tels faits suffisent pour proclamer l’union persistante entre le nom de l’Aventin et la cause populaire.

Là est bien la marque distinctive de cette montagne, et nous savons d’où elle lui vient. « Il y a un livre à écrire, a dit M. Perrot, dont l’épigraphe serait ce mot d’Aristote dans sa Politique : Athènes n’est pas partout la même ; le Pirée est plus démocratique que la Ville Haute. » Ne pourrait-on pas transporter cette formule dans l’histoire romaine, et dire que l’Aventin est un peu le Pirée de Rome ? Comme le Pirée, il est tourné vers l’extérieur, vers la mer, vers le lointain ; comme lui, il est le séjour habituel des étrangers, et surtout des négocians ; comme lui, il est le berceau des revendications populaires ; comme lui, il est le symbole des principes de nouveauté, de modernité, d’émancipation, d’élargissement, en face de la vieille citadelle, plus exclusive et plus conservatrice ; comme lui, il est, moralement aussi bien que matériellement, la porte ouverte sur le dehors.

Entre le rôle dévolu au port d’Athènes et celui qu’a joué le quartier commerçant de Rome, l’analogie ne saurait être fortuite : elle s’explique parce que, ici comme là, les faits humains sont sous l’étroite dépendance des conditions naturelles. Si l’Aventin n’avait pas été isolé du reste de Rome, il n’aurait pas accueilli comme il l’a fait les marchands étrangers et les dieux exotiques ; et s’il ne les avait pas accueillis, il n’aurait pas aidé aux progrès de la plèbe. C’est ce qui fait l’unité de sa destinée, ce qui rend si curieuse son histoire, telle que M. Merlin nous l’a racontée et que nous venons d’essayer de la résumer. Tout s’y tient : les données géographiques ou géologiques, les faits d’ordre économique, religieux, diplomatique, social, s’y pénètrent intimement, et de cette fusion sort l’originalité de la montagne, on dirait presque sa personnalité historique.


RENE PICHON.

  1. On trouvera là-dessus d’intéressantes réflexions, avec des rapprochemens fort typiques, dans le livre de François Lenormant, les Origines de l’Histoire, t. Ier, ch. IV.