L’Histoire et l’historien de la Bohême – Franz Palacky

L’Histoire et l’historien de la Bohême – Franz Palacky
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 360-397).
L’HISTOIRE ET L’HISTORIEN


DE LA BOHÊME





FRANZ PALACKY.


Würdigung der alten boehmischen Geschichtsschreiber, Prague 1830, 1 vol. in-8o. — II. Jugendgeschichte Albrecht’s von Friedland, zum erstenmal nach echten Quellen geschildert, 1831, dans les Jahrbücher des boehmischen Museums. — III. Joseph Dobrowsky’s Leben und gelehrtes Wirken, Prague 1833, in-8o. — IV. Literariscke Reise nach Italien, Prague 1838, in-4o. — V. Die alteslen Denkmaler lier toelimiichtn Sprache, Prague 1840. in-4o (en société avec P. J. Safaryk). — VI. Des Mongolen Einfall im Jahre 1241, Prague 1842, in-4o. — VII. Die Grafen Kaspur imd Fram Sternberg und ihr Wirken fur Wissenschafl und Kunst in Boehmen. Prague 1843, in-4o. — VIII. Geschichte von Boehmen, Prague, 6 vol. in-8o, 1836-1834.





Dans ce travail de rénovation qui agite l’Europe orientale depuis près d’un demi-siècle, il y a une place distincte pour la Bohême. Le réveil de l’esprit de race, qui presque partout ailleurs n’a produit que des efforts stériles ou de sanglantes catastrophes, y a suscité du moins un mouvement intellectuel plein d’éclat et de promesses. Certes, à la lumière de l’histoire, on est bien forcé de condamner ces entreprises qui veulent ressusciter ce qui a vécu et casser les arrêts de la Providence; s’il ne s’agit que de ranimer des traditions morales, comment ne pas suivre avec sympathie cette régénération de tout un peuple? Quand nous avons vu l’Illyrie, la Croatie, la Hongrie, la Bohême, chacune par des moyens différens, essayer de rompre ou de dénouer les liens qui, depuis plusieurs siècles déjà, attachent leur existence à d’autres existences politiques, un sentiment de crainte et de commisération s’élevait en nous; mais quand la Bohème du XIXe siècle, avec une piété toute filiale, essaie de retrouver les traces de ses ancêtres, quand de nobles érudits partent pour ces conquêtes de la science avec un enthousiasme patriotique, quand la langue, l’esprit, les mœurs d’une famille autrefois si glorieuse revivent chez ses descendans au souffle inspiré des historiens et des poètes, ce vaillant spectacle nous enchante sans qu’aucune inquiétude vienne troubler notre plaisir. On sent ici un juste accord du courage moral et de la raison pratique. Ces efforts ne seront pas vains, ces triomphes n’appelleront pas de tragiques revanches; on n’a pas à redouter pour ces généreux patriotes les erreurs et les mal-entendus qu’ont causés les désastres de la Hongrie. Si dans la fièvre de 1848 les Slaves se laissent entraîner un instant, s’ils prétendent dominer l’Autriche, s’ils veulent, comme ils disent, briser les dents de l’Allemagne, les chefs du moins ne seront pas dupes de ces espérances impatientes, et, confiant cette cause à l’avenir, ils reviendront plus ardemment que jamais à leur pacifique propagande. La Bohême, en un mot, malgré son insurrection du 12 juin 1848, a travaillé sur tout à une révolution littéraire et morale; la Bohême a pris la bonne part.

N’est-ce pas là du reste une marche qui s’indiquait d’elle-même? Le pays de saint Wenceslas et du grand Ottocar a des traditions qui provoquent naturellement les recherches de la science, et l’oubli qui recouvre en Europe ces glorieuses destinées est un stimulant de plus à l’activité des érudits. On sait que la Bohême, au commencement du XVIe siècle, avait perdu son indépendance; on sait aussi que la culture intellectuelle de ce pays, développée encore avec éclat après sa réunion à l’Autriche, avait disparu pendant les désastres de la guerre de trente ans. Ce qu’on ne sait pas assez, c’est que, pendant trois siècles, du XIIIe au XVIe, le royaume des Wenceslas, des Ottocar et des Jean de Luxembourg avait joué un rôle immense au milieu des nations germaniques, qu’il avait plusieurs fois donné des empereurs à l’Allemagne, qu’il avait presque atteint, sous Charles IV et Wenceslas VI, à cette suprématie que l’avenir réservait à l’Autriche. On vit là, dès le moyen âge, ces luttes de race que notre époque a réveillées, et il y eut un instant où la race slave fut sur le point d’avoir la prépondérance au sein de l’empire.

Ces souvenirs, si complètement perdus pour l’Europe, les Tchèques eux-mêmes n’en retrouvaient plus la trace. Tout ce qui donne à un peuple une physionomie originale semblait enlevé pour jamais à la Bohême. La langue des ancêtres avait à moitié péri dans le feu et le sang; conservée encore par le peuple des campagnes, elle avait disparu des écoles, des livres, des actes officiels, et au lendemain de cette guerre de trente ans, qui n’avait laissé que des ruines dans le pays de Wallenstein, le latin avait pris la place de l’idiome fixé par Jean Huss. Où était encore la Bohême? qui se souvenait de son rôle et de sa grandeur d’autrefois? Les traditions étaient si bien détruites, que Joseph II, à la fin du XVIIIe siècle, essaya sans trop de peine de substituer la langue allemande à la langue latine, et d’enlever ainsi à ce malheureux peuple le dernier signe d’une race à part, le dernier simulacre d’une existence distincte. Alors parut un homme simple, dévoué, qui se consacra par piété patriotique à d’effrayans labeurs, et qui, resté obscur pendant sa vie, est vénéré par les Bohèmes d’aujourd’hui comme un envoyé de la Providence : je parle du grand philologue Dobrowsky. Dobrowsky ne songeait pas à ressusciter la langue des Tchèques; il n’y voyait qu’une langue éteinte, et s’il soupçonna un jour qu’elle pouvait receler encore quelque étincelle de vie, ce fut seulement à la fin de sa carrière et trop tard pour mettre cette idée à l’épreuve. Qu’importé? Cette langue qu’il croyait frappée de mort, Dobrowsky l’étudiait avec une sagacité supérieure, il en pénétrait le génie, il en découvrait les origines, les vicissitudes, les affinités historiques, il en reconstruisait enfin tout l’édifice, et préparait ainsi sans le savoir les écoles plus ardentes qui eurent l’ambition de rendre le souffle et la vie à cet idiome si doctement restauré. Les Bohèmes ont quelque droit de signaler l’action providentielle de Dobrowsky; sans les travaux de l’éminent philologue, la rénovation de l’esprit national aurait pu être le rêve de quelques esprits d’élite, elle n’eût pas été ce mouvement unanime qui a retenti si haut, et qui déjà vient de rendre à la Bohême, non pas certes sa puissance politique du XIVe siècle, mais une chose bien précieuse aussi, sa conscience nationale et ses titres de gloire aux yeux de l’Europe.

Ce mouvement n’est pas une de ces explosions subites dont la violence compromet la durée; il a traversé deux phases distinctes, et deux générations y ont pris part, chacune avec ses aptitudes particulières. On sent ici une force secrète qui se déploie et grandit. La première école est encore timide en ses allures; la seconde, mieux assurée de sa foi, s’avance comme une armée conquérante. Citons d’abord les premiers : c’est l’historien Pelzel, écrivain peu attrayant, mais grave, convaincu, dévoué à la vérité, et qui retrouva maintes pages de l’histoire de sa patrie, défigurées par les haines et les préjugés des Allemands; c’est Antoine Puchmayer, ce sont les deux frères Negedly, c’est surtout Kramerius, qui sut se faire lire du peuple des campagnes, et Faustin Prochazka, qui, le premier, mit en lumière les vieux documens nationaux. Les noms que je rassemble ici sont demeurés chers au patriotisme bohémien; il s’en fallait bien toutefois que ces travaux, d’une érudition un peu froide ou d’une littérature trop timorée, répondissent aux ardeurs croissantes de la conscience publique. Pelzel, Puchmayer, Prochazka, n’avaient pas une foi complète dans la sève et la vitalité de cette langue qu’ils évoquaient; ils la traitaient à la façon d’une langue morte, car ils écrivaient en bohème comme les latinistes modernes écrivent en latin, sans oser produire toute leur pensée, sans manier leur instrument avec la liberté et l’aisance qui sont les signes de la vie. Timides et circonspects, ils ne faisaient un pas qu’après s’être assurés du terrain. Le XVIe siècle, et particulièrement le règne de l’empereur Rodolphe II, était pour eux la période classique de la langue et de la littérature bohème; il fallait garder avec respect toutes les formules consacrées de cet âge d’or. Comment cette école de puristes aurait-elle pu exercer quelque influence sur la nation? Une telle littérature n’aurait été bientôt qu’une œuvre de marqueterie. — Ayons plus de confiance en nous-mêmes, dit la nouvelle école, étudions la langue dans les monumens du passé, mais recueillons-la aussi de la bouche du peuple, qui en a perpétué la tradition vivante. Ne craignons pas de la plier aux nécessités de notre âge, c’est une épreuve qu’elle doit subir. Si l’idiome de nos aïeux ne peut plus exprimer les idées de notre siècle, pourquoi nous efforcer de le rappeler à la vie? Et quel fruit en retirera notre croisade patriotique?

Le chef de ceux qui s’exprimaient ainsi s’appelait Joseph Jungmann. Auteur d’une histoire de la littérature bohème, et surtout d’un grand dictionnaire national signalé comme un monument du premier ordre, Joseph Jungmann avait le droit de tenir ce langage aux puristes et de contraindre la vieille philologie à sortir de l’ornière. Cela se passait au lendemain des guerres de l’empire, pendant ces premières années de la restauration où l’on vit se déployer par toute l’Europe un si généreux essor d’activité intellectuelle. La lutte dura plusieurs années. Des controverses techniques sur l’orthographe et la grammaire compliquèrent la question et firent craindre un instant que ce réveil de la Bohême ne fût qu’une affaire d’académie; mais la victoire resta enfin aux novateurs. Parmi les plus vaillans auxiliaires de Jungmann, la Bohème cite avec honneur M. Presl, qui s’occupa de fixer une terminologie applicable aux développemens des sciences naturelles; M. Safaryk, qui donna un si vigoureux élan aux travaux historiques; M. Hanka, qui, en étudiant les règles perdues de l’orthographe, eut le bonheur de retrouver dans un manuscrit oublié une précieuse collection de chants nationaux du xi" au XIIIe siècle; M. Kollar, M. Celakowsky, M. Klicpera, M. Holly, qui montrèrent par des poésies originales que l’idiome des siècles passés pouvait encore se parer de fleurs nouvelles, et M. le comte Léo de Thun, à qui j’emprunte plusieurs de ces indications[1]. N’oublions pas deux membres éminens de l’aristocratie tchèque, deux gentilshommes patriotes, qui pendant leur longue carrière ont pu encourager successivement les deux écoles, les nobles comtes Franz et Gaspard de Sternberg, — le premier, passionné pour les recherches de l’histoire, collecteur intelligent de livres, de manuscrits, de médailles, d’antiquités de toute sorte, légués par lui à son pays; le second, plus spécialement livré aux travaux de la science, botaniste laborieux et habile, honoré de l’amitié des Humboldt, des Cuvier, des Lacépède, des Berthollet, — célèbres tous les deux, dans les annales de la Bohème régénérée, par la fondation du Musée national.

Ce Musée national, établi en 1818 par les comtes de Sternberg et patroné efficacement par l’administrateur général de la Bohême, M. le comte Kolowrat-Libsteinsky, avait pour mission de faciliter les recherches de la science sur tout ce qui intéressait la race slave dans ces contrées. Mœurs, histoire, géographie, sciences naturelles, le Musée national embrassait tout. C’était le foyer de ces espérances si belles, c’était le comité du mouvement et de l’action. Il employait l’argent des souscripteurs à l’établissement d’une bibliothèque où tous les documens sauvés de l’oubli et du naufrage étaient mis à la disposition des savans. Il imprimait tous les grands ouvrages de la nouvelle école, le Dictionnaire de Jungmann, les Antiquités slaves de Safaryk, et surtout il fondait en 1827 une publication périodique qui a eu l’influence la plus décisive sur cette rénovation de tout un peuple, le Journal du Musée national de Bohême. Quel était l’homme digne de prendre en main la direction de ce journal? Dans le brillant état-major de l’insurrection tchèque, les comtes de Sternberg cherchaient un homme nouveau, un cœur résolu, un écrivain qui eût déjà donné des gages au patriotisme et à la science, mais qui, étranger à des luttes souvent trop passionnées et joignant l’esprit de conduite à l’enthousiasme, pût triompher à la fois et de l’hostilité du parti allemand et des divisions des Slaves. Il y avait alors à Prague un jeune littérateur dont les comtes de Sternberg avaient encouragé les débuts, et qui grandissait chaque jour dans l’estime publique; il s’appelait Franz Palacky. C’est à lui que les fondateurs du Musée remirent le commandement de cette expédition pacifique, et l’on vit bientôt les vétérans se grouper avec joie autour du jeune chef.

I.

M. Franz Palacky est né le 14 juin 1798 à Hodslawice, petit village de Moravie, non loin de cette ville de Fulnek qui était, il y a cent ans, le foyer principal de la mystique communauté du comte Zinzendorf. Les frères moraves sont un peu dispersés à l’heure qu’il est; le séjour qu’ils avaient choisi conserve encore ce caractère de solitude propice aux méditations pieuses et aux résolutions opiniâtres. Enfermées dans leurs montagnes, la Moravie et la Bohême devaient nécessairement avoir une destinée à part au sein de l’Allemagne; le village d’Hodslawice présente en résumé la physionomie de la contrée tout entière. Quel calme ! quel recueillement ! que de souvenirs historiques ou de poétiques légendes sur ces montagnes et ces châteaux en ruines ! De Fulnek aux vieilles tours de Titschein, et de Titschein aux pentes escarpées du mont Radoscht, le voyageur qui vient de quitter Vienne s’aperçoit qu’il est bien loin de l’Allemagne. C’est là que grandit le jeune Palacky, au milieu des paysans bohèmes, et n’entendant autour de lui que les sons de la langue natale; son père occupait dans le village un modeste emploi de maître d’école.

Quand il atteignit l’âge de neuf ans et que son éducation commença, il fallut bien lui enseigner autre chose que cette langue tchèque, considérée encore à ce moment comme un patois rustique. Il y avait à quelques lieues de là, entre Titschein et Fulnek, un établissement pédagogique fondé par une personne pieuse et bienfaisante, par Mme la comtesse Truchsess : c’est là que le petit paysan d’Hodslawice alla apprendre l’allemand. Il y passa deux années. La guerre vint bientôt retentir jusque dans ces solitaires vallées de la Bohème. Arraché à ses fonctions par le péril commun, le père de M. Palacky eut maintes fois occasion de rendre de patriotiques services à l’armée autrichienne pendant la campagne de 1809. Ce fut aussi une circonstance heureuse dont profita la destinée du jeune Franz. La famille de M. Palacky était pauvre, et sans ces dures nécessités de la guerre qui rapprochent violemment les hommes, il est probable que l’indigence, l’habitude, l’ignorance de ses forces, eussent retenu dans l’horizon du village natal le futur historien des Ottocar. Par son zèle en ces conjonctures suprêmes, le maître d’école d’Hodslawice se fit de nombreux amis, et quelques années après, grâce à ces protections, Franz Palacky commençait des études plus sérieuses au lycée impérial de Presbourg. Quoique bien jeune encore, il semblait avoir conscience de son rôle à venir. Au milieu de ses condisciples d’Allemagne, ce jeune écolier de quatorze ans était déjà comme un représentant de l’esprit slave. Tous ses camarades d’ailleurs n’appartenaient pas à une race ennemie ; c’est au lycée de Presbourg que Franz Palacky se liait d’une étroite amitié avec le jeune Kollar, qui devait bientôt jouer un rôle si brillant au sein de la littérature tchèque. Figurez-vous les deux écoliers dans les salles du collège ; ils s’entretiennent de leurs souvenirs d’enfance, ils se prennent pour confidens mutuels de leurs tristesses. Kollar a une imagination plus rêveuse, Palacky une ardeur plus virile ; Kollar est l’aîné de Palacky, mais la mâle raison du plus jeune a comblé sans peine les cinq années qui les séparent, et de ces causeries d’enfant, de ces longues et douloureuses confidences on verra sortir, à l’heure des luttes prochaines, le poète et l’historien de la Bohême.

Ce qui me frappe toutefois dans les premiers travaux de M. Palacky, ce n’est pas l’inspiration nationale. À Presbourg et bientôt à Vienne, où il passe quelques années en qualité de précepteur dans une riche famille noble, il s’occupe surtout de l’étude des littératures comparées. L’esthétique, seule partie de la philosophie qui fût alors cultivée en Autriche avec une liberté complète, avait un vif attrait pour son intelligence, et à le voir se passionner ainsi pour des questions si générales, on ne pouvait guère pressentir chez lui le futur chef du mouvement de la Bohême. C’est que M. Palacky n’est pas guidé, comme le sont trop souvent les défenseurs obstinés des races vaincues, par une pensée d’exclusion et de haine ; tout se tient dans un esprit bien fait, et les mêmes sympathies qui nous font étudier le travail du genre humain nous intéressent aussi aux droits de chaque race et de chaque tribu. Aimer l’humanité sans se soucier de la patrie, c’est la morale des modernes sophistes ; aimer la patrie sans se soucier de l’humanité, ce serait le patriotisme barbare. Le patriotisme de M. Franz Palacky est d’une nature plus haute, et il est bon que l’écrivain destiné à représenter un jour le réveil d’une race particulière débute par un goût si marqué pour les travaux collectifs de la famille humaine. Après avoir publié, à peine âgé de dix-neuf ans, ses Élémens de la poésie bohème, écrits en collaboration avec M. P.-J. Safaryk, il donne en 1821 les fragmens d’une Théorie du beau, et en 1823 une Histoire générale de l’esthétique. N’était-ce pas aussi une bonne manière de se préparer à son rôle que de pratiquer à fond toutes les langues de l’Europe ? Ce successeur des Dobrowsky et des Jungmann, qui se consacre aujourd’hui à la restauration de l’idiome des Tchèques, avait lu à vingt ans, dans le texte original, les grands poètes de France et d’Italie » d’Angleterre et d’Allemagne. J’aime à insister sur ces détails ; on devine déjà, ce me semble, après une préparation comme celle-là, quel sera le rôle supérieur de M. Palacky au milieu des fiévreuses impatiences de ses compagnons d’armes.

Ces travaux désintéressés n’ont pas seulement servi à former l’homme, ils ont doublé les forces du patriote. Quand M. Palacky est venu prendre sa place dans ce mouvement bohème qui se prononçait de jour en jour, il a apporté à ses amis ce qui leur manquait trop jusque-là, le sentiment de l’art et du style. L’érudition était déjà dignement représentée dans le pays de Dobrowsky ; il fallait maintenant un homme qui sût donner une forme à tant de matériaux amassés. L’histoire surtout, l’histoire de cette Bohême si ardente à renouer le fil rompu de ses destinées, personne encore ne l’avait racontée à l’Europe, personne ne l’avait rendue populaire parmi les Tchèques. On avait des recherches, des dissertations, des documens et des dates retrouvées ; on avait de laborieuses réfutations des écrivains allemands : était-ce assez pour le succès d’une telle croisade ? Non, tout cela n’est rien ; Pelzel est grave, Puchmayer est convaincu, Safaryk possède une science aussi précise que profonde ; mais où est l’homme qui ranimera l’esprit des vieux âges ? Où est le peintre des Ottocar et des Wenceslas ? Quel pinceau puissant fera revivre ce royaume de Bohême depuis la poétique et fabuleuse période des Prémysl jusqu’au jour où ces souverains prirent le sceptre, et l’épée de justice, et la pomme d’or de l’empire d’Allemagne ? « Je serai l’historien de la Bohême, » s’est dit M. Palacky sitôt qu’il eut pris rang dans la studieuse armée de l’insurrection tchèque, et ce fut dès-lors la constante préoccupation de sa vie. Il se rendit à Prague en 1823 pour commencer ses recherches. Les matériaux de ses devanciers ne lui suffisaient pas : n’est-il pas nécessaire que l’historien digne de ce nom voie les choses par ses yeux ? M. Palacky a une érudition ingénieuse et sagace qui lui appartient en propre. Il compulsa d’abord à Prague les archives des anciennes familles, il interrogea ensuite tous les grands dépôts littéraires, il fouilla les bibliothèques de Prague, de Vienne, de Munich, modérant la passion du patriote par les lumières et la loyauté du critique, et préparant les vives couleurs de son tableau.

C’est au milieu de ces ardentes études que M. le comte Franz de Sternberg fit appel à son activité et lui confia la direction du Journal du Musée de Bohême. Il y avait là une tâche féconde, des instincts à éclairer, des passions à contenir, des divisions intestines à pacifier ; il y avait surtout à entretenir l’ardeur et les justes espérances d’un mouvement national. M. Palacky n’hésita pas ; il prit la direction du Journal du Musée de Bohême et la garda dix ans. Ne croyez pas toutefois que ces brûlantes questions du présent lui fissent oublier ce passé glorieux où vivait son imagination. Pendant ces dix années de polémique, de 1827 à 1837, M. Palacky ne perdit pas de vue un seul jour le monument qu’il avait promis à son pays, et qui déjà s’élevait dans sa pensée. Il posait les assises de son œuvre, il en publiait des fragmens, et si quelques Slaves fanatiques, irrités de la loyale sincérité de sa science, lui reprochaient parfois de manquer à ses devoirs de citoyen tchèque, l’opinion publique, on peut le dire, confirmait de jour en jour le sérieux mandat qu’il s’était donné. Cette sympathie et cette attente unanimes reçurent bientôt une éclatante consécration : les états de Bohême, à la diète de 1829, lui conférèrent le titre d’historiographe national avec un traitement annuel qui devait durer toute sa vie. Cette décision des états ne put être immédiatement exécutée : l’empereur François, qui régnait alors sur l’Autriche, considérait d’un œil défiant ce travail des races au sein de l’empire et cherchait à l’étouffer sourdement. Plus tard un autre principe prévalut : M. de Metternich, avec sa spirituelle finesse, comprit tout le parti qu’on pouvait tirer de ces prétentions des races rivales afin de les neutraliser l’une par l’autre, et l’historiographe de Bohême fut officiellement revêtu de son titre et de ses fonctions.

Au reste, reconnu ou non par le cabinet de Vienne, l’historien élu par les représentans de son pays continuait vaillamment sa tâche. Il notait dans le Journal du Musée les résultats de ses recherches ; il y insérait maintes études pleines de précision et de lumière sur les points obscurs de son sujet ; c’étaient tantôt des détails caractéristiques, tantôt des monographies complètes. Parmi ces nombreux écrits qui attestent la consciencieuse préparation de l’historien, je signalerai au premier rang son Appréciation des Chroniqueurs de la Bohême. La Société des sciences de Prague avait mis ce sujet au concours en 1826 ; elle demandait, outre des renseignemens biographiques sur les chroniqueurs, une étude détaillée et une scrupuleuse critique de leurs travaux. L’étendue de ce programme effraya sans doute les vaillans érudits de la Bohême ; nul ne se présenta dans la lice. Un délai fut accordé, et M. Palacky, impatient de justifier la distinction que venaient de lui décerner les états, se mit courageusement à l’œuvre. Son mémoire, le premier grand ouvrage qu’il ait donné à son pays, fut couronné avec acclamations en 1829 et publié l’année suivante aux frais de la société. C’était plus qu’une promesse et un gage ; un véritable historien s’était révélé.

Déjà, en 1824, avant de commencer ses études sur le XVIe et le XVIIe siècle, l’habile peintre de la société germanique et romane, M. Léopold Ranke, avait publié cette Critique des Historiens modernes qui devait être pour lui un guide si lumineux et si sûr ; M. Palacky a marché avec bonheur sur les traces de l’écrivain allemand. Je ne le compare pas à M. Augustin Thierry ; les Considérations sur l’Histoire de France, publiées ici même[2], et qui servent d’introduction aux Récits mérovingiens, sont un ouvrage à part, un ouvrage qui n’a pas eu de modèle et qu’on ne recommencera pas. Ces recherches sur la conception de nos origines depuis Grégoire de Tours jusqu’à M. de Montlosier, ce n’est pas seulement une saine appréciation critique, c’est l’œuvre d’une philosophie profonde et d’un art merveilleux ; on dirait la conscience émue d’un grand peuple. M. Palacky pouvait se contenter de suivre la direction de M. Ranke : même finesse, même sûreté d’aperçus et même sobriété de style. Ce qui me frappe à première vue dans ce tableau si bien tracé, c’est la destinée des lettres historiques en Bohême ; toutes les vicissitudes que subit la science du passé dans les autres littératures de l’Europe se reproduisent sur ce théâtre si différent avec une conformité singulière. En France comme en Italie, en Angleterre comme en Allemagne, l’art de comprendre et de raconter l’histoire a traversé trois périodes très distinctes. D’abord, aux temps du moyen âge et de la renaissance, c’est toute une famille de chroniques, chroniques sans art, sans profondeur, mais d’autant plus expressives dans leur liberté même ; puis, quand cette naïveté a disparu et que les historiens succèdent aux chroniqueurs, ces prétendus historiens, qui n’ont plus la fidélité candide de leurs devanciers, n’ont pas encore le sentiment de la vérité et de l’art : ils déclament, ils arrangent tout sur un même plan, ils défigurent les époques et les hommes, et il y a dans la peinture du passé comme une interruption de plusieurs siècles, jusqu’à ce que d’audacieux érudits, rejetant toute cette rhétorique menteuse, exhument les chroniques oubliées pour en extraire la vie. Les trois groupes d’écrivains que M. Palacky nous signale répondent exactement à ces trois phases de l’histoire chez les modernes. Cosmas, qui mourut dans les premières années du XIIe siècle et que M. Palacky ne craint pas d’appeler l’Hérodote de la Bohême, préside avec beaucoup de dignité et de grâce l’assemblée des chroniqueurs. Le chef du second groupe, Wenceslas Hajek, narrateur à la fois prétentieux et crédule, assez semblable sur bien des points à notre abbé Vély, obtient un immense succès au XVIe siècle, et traîne à sa suite une foule d’historiens rhéteurs qui accréditent longtemps les erreurs les plus niaises et les plus étranges anachronismes. Enfin la troisième période, ouverte chez nous sous la restauration par MM. Guizot et Augustin Thierry, est inaugurée en Bohême vers l’année 1760 par l’exact et laborieux Dobner, dont un autre écrivain de la même école, M. Prochazka, a pu dire énergiquement : Mentiendi finem fecit.

Ce livre de M. Palacky, qu’on n’a lu qu’en Bohême, mérite d’être signalé à l’attention des esprits studieux ; il a droit à une place d’élite dans la littérature européenne. Quand l’érudition est maniée avec art, elle charme et amuse en même temps qu’elle instruit ; je connais peu de livres plus doctes et plus intéressans que celui-là. C’est d’abord toute une révélation, et il est impossible de ne pas comprendre quelle est l’importance des destinées de la Bohême dans l’histoire générale, quand on voit tant de trésors littéraires se succéder sans interruption du XIe siècle jusqu’au XVIe. Ce petit peuple, qui n’a guère songé à s’étendre au-delà de ses frontières, excepté sous le grand Ottocar et sous l’empereur Charles IV, a eu autant de chroniqueurs, autant d’annalistes et d’historiens que la France et l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne. Et quelle variété ! quel mouvement ! Que de richesses de toute sorte ! Ici, c’est le vieux Cosmas, doyen de l’église de Prague, qui appartient à la fois au XIe siècle et au XIIe, c’est-à-dire à une des époques les plus confuses de l’histoire de Bohême, à l’époque des divisions et des luttes de la vieille famille souveraine des Prémysl, et qui raconte ces événemens avec les naïves émotions du patriotisme le plus vrai. Là, c’est le poétique Dalimil, un chevalier bohème du XIIIe siècle, un contemporain d Ottocar II, qui reproduit dans sa chronique rimée l’éclat de cette période glorieuse. Un trait curieux à noter chez Cosmas et Dalimil, c’est leur candide orgueil de race et l’ignorance profonde où ils sont des peuples qui ont précédé les Tchèques sur le sol de ces riches contrées. Quelle est, selon Cosmas, l’origine du royaume de Bohême ? Un chef slave, appelé Tchek, est conduit par le hasard sur les hauteurs du Bœhmerwald et de l’Erzgebirge ; il admire ces belles plaines gardées par des forteresses naturelles, il admire ces fleuves, ces vallées, cette végétation puissante à laquelle la main de l’homme n’a pas encore touché ; il remercie Dieu de cette magnifique découverte, et, prenant possession du pays, il s’y installe avec sa race. Le récit de Dalimil est à peu près semblable ; seulement, Cosmas ayant négligé de dire à quelle époque se serait passé ce merveilleux événement, Dalimil a l’ambition de donner des dates plus précises, et il remonte pour cela jusqu’à la tour de Babel. Toute cette partie des chroniques n’est pas la moins instructive. Quand Dalimil et Cosmas rapportent les faits dont ils furent les témoins, ils fournissent de précieux documens à la science ; quand ils répètent les récits fabuleux des vieillards (fabulosas senum narrationes), ils nous révèlent sans y songer les secrets et les prétentions de l’esprit slave. Ces Slaves des premiers temps, ce ne sont pas des conquérans à la façon des Barbares du Ve siècle : tout est paisible, tout est doux et poétique dans leur primitive histoire ; mais déjà comme ils sont ardens à se faire leur place en Europe ! comme ils méconnaissent résolument tout ce qui fut avant eux !

Parmi les chroniqueurs si nombreux qui suivent plus ou moins la direction de Cosmas et de Dalimil, M. Palacky assigne une place particulière à deux écrivains étrangers qu’on est tout surpris de rencontrer là. Ce sont deux Italiens, Jean de Marignola et Œneas Sylvius Piccolomini. Ce Marignola est certainement l’une des curieuses figures de la littérature italienne au moyen âge. Il était cité comme un des plus savans hommes et des plus ingénieux écrivains de son pays dans le siècle de Pétrarque et de Boccace. Rien de plus original que sa vie. Issu d’une vieille famille de Florence et d’abord professeur à l’université de Bologne, il est envoyé en Asie comme légat du pape, il s’avance courageusement dans ce monde si mystérieux alors, et finit par pénétrer en Chine, où il passe quatre années, accueilli avec curiosité et respect à la cour des empereurs. Il revient ensuite par l’Inde, par le Thibet, sa Bible à la main, cherchant la première demeure d’Adam après la chute, cherchant même le lieu qu’habitait le père de notre race aux jours de « a parfaite innocence. Marignola fut assez heureux pour trouver ce qu’il cherchait, et quand il fut de retour à Avignon, en 1353, après avoir visité les ruines de Babylone, deviné celles de Ninive et parcouru la Palestine, il rapportait au pape Innocent VI des fleurs élyséennes cueillies dans les jardins du paradis. Un tel homme, qui avait passé quatre ans auprès de l’empereur de la Chine et qui arrivait tout droit du paradis terrestre, pouvait-il manquer de protecteurs illustres ? L’empereur d’Allemagne, Charles IV, le fit venir à sa cour, et comme il aimait la Bohême en fils pieux et dévoué, il voulut que l’histoire de sa chère patrie fût écrite par Marignola. Il n’y avait à cela qu’une seule difficulté : Marignola ne savait pas un mot de la langue du pays. L’intrépide voyageur ne recula pas devant l’obstacle ; mais on comprend que ce singulier historiographe de Bohème n’ait pas donné de très utiles leçons à M. Palacky. Son histoire (elle ne fut imprimée qu’en 1668 dans la Rosa bohemica de Bolelucky, et on peut dire qu’aujourd’hui encore elle n’est guère connue que de nom), son histoire est un de ces tableaux confus comme le moyen âge nous en offre en si grand nombre, ébauches puériles et quelquefois touchantes de ces projets d’histoire universelle réservés seulement à la virilité de l’esprit moderne. L’auteur divise son œuvre en trois livres, afin qu’elle porte comme le signe de la sainte Trinité. Vous pouvez demander à la docte analyse de M. Palacky comment ces trois livres traitent tour à tour de l’histoire théarchique du monde, c’est-à-dire de l’histoire sous le gouvernement de Dieu depuis le premier homme jusqu’au déluge, — de l’histoire monarchique, c’est-à-dire de la fondation des empires jusque et y compris le royaume de Bohême, — et enfin de l’histoire hiérarchique ou de l’église depuis le sacerdoce israélite jusqu’aux papes de Rome et aux évêques de Prague. Il y a dans tout cela un naïf et impuissant effort de coordination historique. C’est comme un souvenir confus de cette cité de Dieu et de cette cité des hommes dont parle saint Augustin, et qui devait être un jour, sous la plume de Bossuet, le majestueux tableau de l’église opposé au dramatique mouvement des empires.

Tout dévoué qu’il est à son œuvre, M. Palacky n’est pas homme à négliger ces détails, qui rattachent ses travaux à la littérature générale de l’Europe, et en y insistant après lui, c’est encore son esprit que je crois peindre. L’étude que lui offrait Sylvius Œneas était aussi une bonne fortune. On sait quel rôle a joué ce spirituel diplomate dans les affaires européennes, on sait avec quelle attention intelligente il a suivi et raconté les événemens de XVe siècle ; et lorsqu’il proclame que nul autre royaume de son temps ne présente à l’observateur autant de catastrophes, de guerres, de révolutions et de choses miraculeuses que le royaume de Bohême, c’est là, au profit de l’importance historique de ce pays, un témoignage qu’un écrivain patriote ne devait pas négliger. Sylvius Œneas écrivit son ouvrage aux bains de Viterbe, peu de temps avant d’être élu pape sous le nom de Pie II ; il le dédia à cet Alphonse V, roi de Naples et d’Aragon, que l’histoire a surnommé le Magnanime, et qui avait une prédilection si vive pour les historiens et les poètes. « Je te dédie, lui disait-il, cette histoire de Bohème, que j’espère conduire, avec l’aide de Dieu, depuis ses origines jusqu’à nos jours. Les choses anciennes y sont dignes de mémoire, mais ce sont les plus récentes surtout qui sont les plus glorieuses. »

À cette galerie des historiens de la Bohême, galerie où tous les portraits (je n’ai pu en signaler qu’un petit nombre) ont un charme qui leur est propre, M. Palacky a joint les récits anonymes, les livres des couvens, les annales des abbayes, des églises, des universités, les biographies des hommes illustres, entre autres celle de l’empereur Charles IV, rédigée par lui-même, et puis maintes légendes des saints nationaux, la vie de saint Wenceslas, de sainte Ludmila, de saint Adalbert, de saint Procope, sans oublier les traditions moraves sur saint Cyrille et saint Méthode, les deux missionnaires byzantins qui portèrent le christianisme chez les Slaves. C’est ainsi que cette étude, préparation excellente pour l’auteur et préface de son grand ouvrage, est devenu un tableau d’histoire littéraire où l’art et la science s’unissent très habilement, et tel qu’on en pourrait souhaiter un à toutes les littératures européennes. Le jour où nous aurons sur les historiens de chaque pays une étude semblable à celle-là, complète, précise, scrupuleuse, quel guide dans la recherche du vrai et quelle garantie des progrès de la science ! Ce sera plus encore ; ce sera, comme ici, un tableau anticipé de chaque histoire, et grâce aux rectifications de la critique, les erreurs même seront des faits instructifs, puisqu’on y verra les préjugés et les prétentions des peuples aux différentes phases de leur vie séculaire.

Au moment où le mémoire M. Palacky était couronné par la Société des sciences de Prague, le plus illustre membre de cette académie, le père de la philologie bohème, le vieux Dobrowvsky, s’éteignait doucement, entouré de respects et d’honneurs. On lui chercha un successeur digne d’occuper sa place, et M. Palacky fut nommé. Ces récompenses si méritées augmentaient encore son ardeur. Il sentait que tous les yeux étaient dirigés vers lui, et qu’on attendait beaucoup de l’homme que les députés des états avaient élu historien national, comme on élit par acclamation un représentant ou un souverain. Il ne se lassait pas d’insérer dans le journal des comtes de Sternberg la suite de ses monographies historiques. Ici, c’était une vive peinture de la jeunesse de Wallenstein, éclairée d’une lumière toute nouvelle d’après les documens originaux ; là, c’était une étude complète sur la vie et les travaux de Dobrowsky. Il publiait ensuite des recherches sur les tribunaux de la Bohême au XIIIe siècle, tribunaux assez semblables à notre jury moderne, puis une série de mémoires de philologie et de critique sur l’origine des Slaves, sur les noms des anciennes familles nobles, etc., et enfin il résumait ces investigations si variées dans une Esquisse de la culture intellectuelle en Bohême depuis les origines. Il avait épuisé désormais les sources d’information que lui présentait son pays ; les archives des autres nations de l’Europe devaient contenir aussi bien des documens sur l’histoire de la Bohême, particulièrement sur cette guerre des Hussites, premier et formidable signal de la révolution religieuse. M. Palacky confia à M. Safaryk la direction du Journal du Musée, et partit pour l’Italie en 1827. Les lettres du comte Kolowrath, du comte Franz de Sternberg, et l’intervention du comte Lutzow, représentant de l’Autriche auprès du saint-siège, lui aplanirent toutes les difficultés ; Grégoire XVI lui-même ordonna que les archives les plus secrètes fussent mises à la disposition de l’historiographe de Bohême.

N’est-ce pas un beau spectacle que celui d’une activité si ardente et des sympathies qu’elle inspire ? La vie littéraire n’est que trop souvent remplie d’injustices et de cruautés. Hélas ! combien d’esprits entravés dans leur marche ! combien de talens étouffés ! combien de forces perdues ! Consolons-nous du moins à la vue de ces destinées heureuses. Voilà tout un peuple qui charge un de ses enfans de retrouver et de raconter son histoire. La faveur publique et le zèle de l’écrivain, tout est ici d’accord. Ceux-là même qui plus tard surveilleront d’un œil inquiet cette résurrection d’une race encouragent en ce moment ces tentatives toutes littéraires. L’heure n’a pas sonné où les travaux des érudits, devenus le programme d’une lutte sanglante, provoqueront la défiance et la persécution ; nous en sommes encore à la période sereine de cette noble vie. M. Palacky a été en Italie, à Rome, à Naples, et bientôt à Munich, à Francfort, à Paris, comme l’ambassadeur d’une nationalité qui se relève ; il revient à Prague, et il publie au milieu de l’attente, de la sympathie et des acclamations de ses compatriotes, les premiers volumes de son Histoire de Bohême. Il faudrait se représenter tout ce qu’il y a de vivacité naïve et de facile enthousiasme chez ces imaginations toutes neuves pour comprendre le succès de l’écrivain. Mêlons-nous à la foule, et écoutons le récit du maître.


II.

Le premier volume de M. Palacky est divisé en trois livres, qui embrassent l’histoire de la Bohême depuis ses origines les plus lointaines jusqu’à la fin du XIIe siècle. La grandeur et la simplicité de l’ordonnance s’annoncent dès ce début. L’auteur procède à la manière des maîtres ; il sait choisir parmi les riches matériaux qu’il a rassemblés, et, se défiant de l’érudition inutile, il groupera les faits par grandes masses dans une composition harmonieuse. J’aime beaucoup le premier livre, consacré aux habitans primitifs de la Bohême, à ceux qui occupèrent ce beau pays plus de huit cents ans avant les Tchèques. Nous retrouvons là tout d’abord nos hardis ancêtres. Ces Celtes, qui tenaient une si grande place en Europe avant les accroissemens de Rome et l’invasion des Barbares, sont les premiers qui aient défriché le sol où devait régner saint Wenceslas. C’était une tribu active et belliqueuse, les Boïens, Boï, un des plus vigoureux rejetons de la grande famille dont les Gaulois formaient le centre. Les Boïens avaient pris part à l’expédition des Gaulois contre Rome. Une fois lancés loin de leur pays, ils continuèrent leur course : les uns occupèrent d’abord une partie de l’Italie du nord ; les autres, remontant les côtes de l’Adriatique, envahirent les contrées qui devaient être plus tard la Germanie. Cela se passait environ 400 ans avant Jésus-Christ. En Italie, Bologne (Boïonia, Bolonia) a gardé leur souvenir, et le pays des Tchèques, en Germanie, porte encore le nom des compagnons de Brennus. Tacite l’a dit, et la science ethnographique de nos jours a confirmé son opinion : Manet adhuc Boihemi nomen, significatque loci veterem memoriam quamvis mutatis cultoribus. Lorsque Tacite parlait ainsi, les Boïens venaient de disparaître devant une invasion germanique. Pressés entre les Romains au sud et les Germains au nord, ils avaient résisté plusieurs siècles : ils eurent d’abord l’honneur d’arrêter longtemps les Barbares, ils vainquirent la grande invasion cimbrique qui menaçait Rome, et l’obligèrent à changer de direction ; mais bientôt, ayant porté secours aux Helvètes pendant la guerre des Gaules, ils sont écrasés par César, et quelques années après, les Daces et les Gètes envahis sent leur pays et le ravagent. Affaiblis par ce double désastre, déjà presque réduits aux travaux de la paix, comment auraient-ils pu repousser les attaques des Marcomans et de leur impétueux chef Marbod ? Les Boïens avaient occupé la Bohême pendant quatre siècles ; la domination des Marcomans dure à peu près le même temps ; elle commence aux premières années de l’ère chrétienne et se prolonge jusqu’à la grande invasion hunnique, qui, à la fin du IVe siècle, bouleversa la Germanie tout entière. Quand l’empire des Huns se dissout à la mort d’Attila, et que les peuples réunis sous son glaive s’établissent par toute l’Europe, la Bohème, après maintes guerres confuses, devient le patrimoine des Tchèques.

Après cette introduction, qui jette une attrayante clarté sur une période de ténèbres, M. Palacky va entrer en plein dans son sujet. Cette première apparition des Slaves dans l’histoire de l’Europe provoque les recherches savantes et l’art ingénieux du narrateur. D’où venaient les Tchèques ? quelle place occupaient-ils dans le monde ? quelles étaient leurs mœurs et leurs croyances ? Questions confuses qui ont exercé la sagacité patiente de Safaryk, et que M. Palacky résume avec netteté. Il y avait longtemps que les Slaves habitaient l’Europe orientale quand ils parurent à leur tour sur la scène de l’histoire. Parmi les peuples qui, de la Baltique aux monts Ourals et de l’Adriatique à la Mer-Noire, s’étendent aujourd’hui jusqu’aux confins de l’Europe et de l’Asie, les Slaves sont incontestablement les plus nombreux ; rien n’est changé ici depuis les origines. Il y a quatorze cents ans que ces peuples ont une histoire ; la période moins connue qui précède et qui va se perdre dans le mystère des premiers âges nous les montre à peu près au même lieu. Membres de la grande famille indo-européenne, parens des anciens Thraces, des Grecs, des Latins, des Celtes, des Germains et des Lithuaniens en Europe, des Indous, des Perses, des Mèdes et des Arméniens en Asie, ils étaient établis déjà, dès l’antiquité la plus reculée, dans la plus grande partie des contrées où nous les voyons encore. Race pacifique et livrée aux travaux agricoles, ils formaient d’abord une société patriarcale ; point de chefs héréditaires, point de maîtres et d’esclaves ; le gouvernement était dévolu aux vieillards. Leur religion était le culte des forces de la nature, avec une poésie naïve, véritable poésie d’un peuple de laboureurs, qui animait la terre et le ciel, la plaine et le fleuve, le sillon et la semence. On comprend qu’ils n’eussent pas l’esprit de conquête des peuples turbulens et nomades. Braves et hardis contre les attaques de l’étranger, ils n’étaient pas organisés pour la guerre ; on levait les armées au moment du péril, et le chef des combattans (voyvoyde), une fois la lutte finie, perdait son titre et ses fonctions.

Bien que répandus sur une surface immense et divisés en d’innombrables peuplades, les Slaves du nord et du sud, en ces premiers temps de leur histoire, avaient à peu près les mêmes mœurs. Ils formaient alors comme aujourd’hui trois familles assez distinctes : les Slaves de l’est (Russes, Bulgares), les Slaves du sud-ouest (Illyriens, Serbes, Croates), les Slaves du nord-ouest (Lèches, Polonais, Tchèques, Slovaques). Les différences de dialecte qu’on remarque entre ces familles n’empêchaient pas à l’origine une parfaite communauté d’habitudes. Il fallut les violentes secousses de l’invasion d’Attila pour faire sortir cette grande race agricole de sa paisible obscurité. Ce furent surtout les Slaves de l’ouest, Tchèques et Illyriens, qui eurent à se débattre sous l’épée d’Attila, et qui, profitant de sa mort et de la dissolution de son empire, s’établirent désormais sur le sol qu’ils n’ont plus quitté. Quand les Slaves, après la grande inondation, chassèrent de Bohême les derniers débris des Marcomans, il paraît certain qu’ils ne venaient pas de l’Asie, mais de contrées toutes voisines, c’est-à-dire de ces terres situées au nord de la Thrace et qu’Hérodote a plusieurs fois décrites. César a peint les Gaulois, et Tacite les Germains : les Slaves n’ont pas eu dans l’antiquité un peintre aussi complet que ces grands maîtres ; mais le premier historien de la Grèce a donné sur certaines peuplades du nord de précieuses indications qui s’appliquent manifestement à eux. Tout ce tableau, chez l’historien de la Bohême, a l’attrait d’une œuvre bien composée et la vivacité d’une plaidoirie ; on aperçoit aisément la secrète inspiration de l’auteur et comme il est heureux de proclamer le droit de ses pères en retrouvant, bien avant le Ve siècle, les traces de leur antique séjour au sein de l’Europe.

Il est bien prouvé que les Slaves occupèrent la Bohême et la Moravie dès le milieu du Ve siècle ; mais à quelle époque s’y établit la tribu particulière des Tchèques, cette tribu qui a dominé bientôt tout ce pays, et dont le nom même a fini par se confondre avec le nom des Bohèmes ? Ce fut, selon toute vraisemblance, dans la seconde moitié du même siècle. Ce nom de Tchèques était d’abord celui d’un chef guerrier. On ne connaît guère la vie de ce héros barbare ; il est certain pourtant que la tradition a conservé sa mémoire et qu’elle le fait venir de l’antique pays des Serbes, la Chrowatie, située au nord des monts Carpathes. Tout ce qui restait des Boïens et des Marcomans, toutes ces peuplades que les flèches d’Attila avaient frappées au cœur, les Slaves même qui s’étaient établis là après les commotions récentes, se soumirent sans peine au conquérant. Tchek avait les mâles vertus d’un fondateur d’empire. Sa domination se constitua rapidement, et tandis que d’autres états voisins, Gépides, Lombards, Rugiens, Hérules, disparaissaient au bout de quelques années ou se déplaçaient encore, les Tchèques jetaient de vigoureuses racines dans ce sol qu’ils ne devaient plus quitter. Un seul état fortement établi, celui des Thuringiens, qui les séparait à l’ouest du grand empire des Francs, leur causa dans l’origine de sérieuses inquiétudes : la haine des Thuringiens et des Tchèques est restée longtemps comme un souvenir dans les vieilles traditions de la Bohême. Heureusement pour les Tchèques, un siècle ne se passa pas avant que la puissance des Thuringiens fût abattue par les Francs à la bataille d’Unstrut (530). La Bohême était délivrée ainsi du seul voisinage qui pût l’effrayer, car les Francs, bien autrement redoutables que les Thuringiens, mais dont l’esprit de conquête se tournait vers l’ouest et le sud, ne songeaient pas à étendre leurs envahissemens du côté des populations slaves.

Bohême courut bientôt de plus graves dangers. Un nouveau peuple asiatique, les Avars, se jette sur l’Européen 558, attaque les tribus slaves établies autour de la Mer-Noire, les refoule vers le cours inférieur du Danube, puis, changeant de direction, marche vers l’ouest, traverse la Bohême le fer et le feu à la main, et va porter la guerre chez les Francs. Vaincus par Sigebert, roi d’Austrasie, les Avars se tournent vers le sud, et là, sous la conduite de Baïan[3], ils arrachent la Hongrie aux Gépides et subjuguent tout ce qui les environne. Presque tous les peuples slaves devinrent la proie du nouvel Attila ; la Bohême se courba d’abord sous son joug, mais l’esprit de race opposait une invincible résistance à la domination des Avars, et après un demi-siècle de souffrances et de honte, un libérateur se leva du milieu des Tchèques. Signalons ici ce grand nom disparu pendant des siècles et remis en pleine lumière par la science de M. Palacky : le libérateur des Tchèques s’appelait Samo. C’est lui qui eut l’honneur de porter les premiers coups à cet empire des Avars, si menaçant pour l’Europe. Les Avars restèrent maîtres de la Hongrie ; la Moravie et la Bohême leur échappèrent pour toujours. Vainqueur de ces Barbares après quatre années de luttes sanglantes, Samo fut élu roi par les Tchèques. Ce Samo est un personnage extraordinaire et qui apparaît comme un météore au milieu des ténèbres. Il faut que la confusion des âges suivans ait été bien profonde pour que le souvenir d’un tel règne se soit effacé de si bonne heure. À travers l’obscurité qui couvre l’Europe orientale pendant le VIIe et VIIIe siècle, on en chercherait vainement un vestige ; le plus ancien chroniqueur de ce pays, le naïf rapporteur des traditions populaires, Cosmas, n’en parle pas, et c’est seulement depuis le réveil des études nationales que Samo a repris sa place dans l’histoire de Bohême. Samo régna trente-cinq sur les Tchèques, et fonda le premier grand empire slave que nous offrent les annales de ces peuples : c’était la Bohême, on le pense bien, qui était le centre de cet empire. La domination de Samo s’étendait au sud jusqu’aux Alpes de Styrie, à l’est jusqu’aux Carpathes, au nord jusqu’à la Sprée. Il avait même reculé ses frontières du côté de l’ouest malgré le voisinage des Francs, et de là un choc inévitable. Le dernier chef puissant parmi les Mérovingiens, Dagobert, appela toute l’Austrasie aux armes ; Samo rassembla aussi ses forces pour une lutte décisive : la Slavie entière était debout. La rencontre eut lieu à Togast (aujourd’hui Taus), et la bataille, qui ne dura pas moins de trois jours, se termina par la victoire des Tchèques. Un des résultats du triomphe, ce fut un nouvel agrandissement de l’empire de Samo. Bien des peuples de la famille slave, bien des duchés et des comtés soumis aux Francs ou aux Avars s’empressèrent de rendre hommage au vainqueur. Ceux qui ne voulaient pas se soumettre à ses lois s’enfuyaient devant lui ; c’est ainsi que plusieurs tribus serbes, attachées à leur indépendance, abandonnèrent les contrées qu’elles habitaient aux bords de l’Oder et de la Vistule, et, traversant la Pannonie, allèrent chercher un refuge dans l’empire grec, où l’empereur Héraclius leur assigna des terres à cultiver.

Ce vaste empire slave, établi par le génie de Samo, a-t-il survécu à son glorieux fondateur ? à quelle époque s’est-il dissous ? à quelle époque les Tchèques sont-ils rentrés dans les limites de la Bohème ? Il est impossible de répondre à ces questions. La période qui correspond à la décadence des Mérovingiens et à l’accroissement progressif des maires du palais est couverte en Bohême d’un voile épais et sombre que la critique moderne n’a pas encore soulevé. Depuis la mort de l’adversaire de Samo (638) jusqu’au couronnement de Charlemagne (800), l’histoire authentique disparaît pour faire place aux traditions légendaires. De ce trésor de légendes, où la poésie et la réalité se confondent, M. Palacky a extrait avec beaucoup de pénétration et d’art des indications que la science doit recueillir. Après le vieux Tchek du Ve siècle, le personnage dont la tradition a le mieux gardé le souvenir est un certain Krok, sans doute un des descendans de Samo, peut-être son successeur immédiat, car il vivait dans la seconde moitié du VIIe siècle ; mais comment la puissance de Samo s’était-elle amoindrie entre ses mains ? C’est ce que nulle induction ne peut faire conjecturer. La tradition le représente comme un riche et vénérable seigneur, un grand possesseur de fiefs, qui, renommé pour sa sagesse et sa probité, fut élevé à une sorte de magistrature supérieure par le peuple de Bohême. Krok laissa après lui trois filles, Kasa, Téta et Libusa, dont il avait cultivé l’esprit avec la tendresse d’un père et la prévoyance d’un roi. Rasa était initiée aux mystères de la nature ; elle savait les forces cachées des élémens, elle connaissait les vertus des plantes et excellait dans l’art de guérir. Le peuple voyait en elle une magicienne, une fée bienfaisante, et la grotte où elle se retirait aux bords de la Mies, pour se livrer à ses studieuses recherches, est restée un objet de vénération. Téta s’occupait des choses religieuses ; elle enseignait au peuple la nature des divinités qu’il adorait ; elle réglait le culte et les croyances. On voit encore aujourd’hui, non loin de la grotte de Kasa, un vieux château nommé Tètinn qui rappelle ce récit de la légende. La plus jeune enfin, Libusa, surpassait ses deux sœurs et par les dons du cœur et par les facultés de l’esprit. Elle semblait avoir hérité de toutes les vertus de son père. C’est à elle que le peuple assemblé remit le gouvernement de la Bohême. Libusa prit la direction des affaires publiques ; elle fut sage en ses desseins, équitable en ses arrêts, autant que ferme et prudente dans l’action. Chaste et gracieuse, vénérable et sympathique à tous, elle tenait une cour princière dans le château paternel de Wysehrad, occupée sans cesse de faire droit à son peuple. Si quelque péril menaçait l’état, les trois sœurs se réunissaient à Wysehrad et se prêtaient mutuellement assistance. Un jour cependant, deux jeunes seigneurs tchèques, à propos d’un procès d’héritage, ayant invoqué la justice de Libusa, celui que condamna la jeune fille s’oublia jusqu’à lui manquer de respect, jurant qu’il ne se soumettrait jamais aux décisions d’une femme. Bravée ainsi dans son autorité, Libusa songea d’abord aux intérêts de la Bohême ; elle abdiqua son pouvoir et remit à la nation de soin de se choisir un chef. Le peuple lui renvoya ce choix à elle-même, en la priant de prendre un époux qui serait le souverain des Tchèques. Le choix de la jeune femme s’arrêta sur Prémysl, seigneur de Stadic. L’ambassade qui vint en grande pompe offrir au seigneur de Stadic la main de Libusa et la couronne ducale de Bohême le trouva dans son domaine, la main à la charrue, labourant lui-même le champ qui a conservé le nom de Kœnigsfeld. Prémysl accepta avec joie le bonheur dont il se sentait digne ; il revêtit les insignes de son nouveau rang, monta à cheval, et partit au galop avec sa suite vers le château de la jeune souveraine.

Telle est la gracieuse légende de ce Prémysl qui tient en même temps une si grande place dans la réalité, puisque tous les souverains de Bohême, ducs, rois, empereurs d’Allemagne, sont ses enfans, et qu’il a fondé ainsi, comme on voit, la plus vieille famille royale de l’Europe. Contemporain de Pépin d’Héristal et de Charles Martel, Prémysl vivait au commencement du VIIIe siècle ; sa descendance masculine, éteinte seulement en 1306, à la mort de Wenceslas III, a donc occupé le trône de Bohême pendant près de six cents ans, et aujourd’hui encore les empereurs d’Autriche se rattachent par les femmes à l’époque de Libusa. Prémysl est pour les Tchèques un nom glorieux et cher à plus d’un titre. Malgré les fables de la tradition, il est impossible de méconnaître la place qu’il occupe dans l’histoire. Il a été le législateur de la Bohême ; il a façonné au joug de la loi une nation encore barbare, et plusieurs des institutions qu’il a établies ont survécu au moyen âge ; c’est aussi à Prémysl ou à la période qui porte son nom qu’il faut rapporter la fondation de la ville de Prague.

Les premiers Prémyslides, comme les appelle M. Palacky, ne sont guère connus que de nom. C’est Nezamysl, Wojen, Unislaw, Krezomysl, Neklan, et enfin Hostivit, père de Boriwoj, premier duc chrétien qui ait régné sur les Tchèques. À partir de cette date, nous quittons le terrain de la légende. Voici les deux apôtres de la Moravie et de la Bohême, les deux fils du patricien Léon de Thessalonique, saint Cyrille et saint Méthode : Cyrille, versé dans la connaissance des langues de l’Europe orientale ; Méthode, moine et peintre, le plus habile peintre de son temps. Ce qu’ils firent tous deux pour la conversion des Slaves, celui-ci par son savoir philologique, celui-là par le prestige de ses tableaux, l’histoire religieuse en a conservé le souvenir. Saint Cyrille avait déjà porté le christianisme dans le sud de la Russie, et saint Méthode, frappant les imaginations par son hardi tableau du jugement dernier, venait de conquérir les Bulgares à l’église, quand ils pénétrèrent chez les Tchèques. Merveilleux résultats de ces missions saintes ! en apprenant le christianisme aux Slaves, saint Cyrille leur apprend aussi leur langue ; il leur donne un alphabet qui exprime, qui dessine toutes les nuances de la prononciation avec une netteté et une précision admirables. Il commence même à traduire les livres saints dans la langue slave, comme l’évêque Ulphilas avait traduit la Bible pour les Goths. A l’origine de toutes les littératures modernes de l’Europe, on trouve toujours les livres saints traduits en langue vulgaire, comme pour nous rappeler que le christianisme est la base et le lien de la grande fédération européenne. Ou y trouve aussi, sous les traits d’une vierge ou d’une épouse, maintes apparitions lumineuses, surtout chez ces peuples du Nord, qui, ayant déjà le culte de la femme dans leurs traditions, allaient le développer encore sous l’influence des idées chrétiennes. Nous avons vu, à côté de Prémysl, la grâce mythologique de Libusa et de ses deux sœurs ; quelle grâce plus haute encore chez la femme de Boriwoj, chez cette sainte Ludmila, dont l’âme revivra bientôt dans son petit-fils, saint Wenceslas ! M. Palacky sait donner un vif attrait à ces tableaux ; il déroule avec art les événemens de cette période confuse : la conversion des Tchèques au christianisme ; peu de temps après, l’invasion des Magyars et leur établissement en Hongrie, le plus grand malheur, — s’écrie l’auteur avec une tristesse expressive, — le plus grand malheur qui ait jamais frappé les Slaves ; puis les règnes des premiers ducs chrétiens, l’assassinat de saint Wenceslas par Boleslas, son frère ; les alternatives d’éclat et d’ombre, de grandeur et de faiblesse dans les destinées extérieures du pays ; les jalousies et les hostilités de la race allemande à mesure que la Bohème se consolide ; le développement de l’église, l’institution des évêchés, les fondations d’abbayes ; puis encore les disputes intestines, les compétitions au trône, les petits-fils de Prémysl déchirant le sein de la patrie jusqu’au jour où Ottocar Ier relève la Bohême chancelante, et, par une politique aussi glorieuse qu’habile, fait admettre le vieux duché slave parmi les royautés de l’Europe chrétienne.

On a remarqué souvent l’unité qui préside aux destinées générales de l’Europe. Malgré la diversité des races, il semble que ce soit, sous des noms différens, une seule et même histoire. Chaque peuple y conserve ses allures, et cependant, si l’on s’attache à l’ensemble des choses, ils suivent tous un même mouvement et subissent des transformations analogues. Ainsi, après les laborieux efforts qui remplissent l’enfance du monde moderne, tous les peuples de l’Europe, peuples de race romane et de race germanique, arrivent à une période d’éclat où l’inspiration particulière du pays et du temps se personnifie dans un grand règne ; au nord et au midi, le XIIIe siècle est le siècle glorieux du moyen âge. L’histoire de la Bohême nous offre une nouvelle confirmation de ce fait. Ce qu’ont été saint Louis en France, Edouard Ier en Angleterre, Frédéric II en Allemagne, Alphonse X en Espagne et Innocent III dans la chaire de saint Pierre, Prémysl-Ottocar II l’a été en Bohême. Quel éclat inattendu ! Ottocar II n’était pas seulement roi de Bohême, il était duc d’Autriche, duc de Styrie et de Carinthie, margrave de Moravie et seigneur de Carniole. Son royaume s’étendait des monts Carpathes jusqu’à l’Adriatique. Vainqueur des Hongrois en maintes batailles, chef d’une croisade contre les païens de l’Esthonie et de la Courlande, il avait attiré les yeux de l’Europe. Les Tartares, émerveillés de sa valeur, l’avaient surnommé le roi de fer ; il était le roi d’or pour tous ceux qui visitaient Prague et qui admiraient la splendeur de sa cour. Ajoutez à ces brillantes conquêtes les plus sérieuses réformes intérieures : c’est le moment où la bourgeoisie se constitue et devient, avec l’appui du souverain, une des forces morales de la nation. Ottocar aimait passionnément son pays. Quand s’ouvrit le long interrègne de l’empire, il refusa la couronne que lui offrait l’archevêque de Mayence ; n’avait-il pas assez de graves affaires à régler dans son héritage agrandi ? La race slave ne se sentait pas encore en mesure d’aspirer au gouvernement de l’Allemagne ; il lui suffisait d’assurer ses conquêtes. Le tableau de ce grand règne a vraiment sous la plume de l’auteur une sorte de majesté épique. Et quel dramatique intérêt quand toute cette puissance s’écroule ! Après ces vingt-deux ans d’anarchie qu’on appelle le grand interrègne, l’Allemagne s’était enfin donné un chef ; Rodolphe de Habsbourg venait de s’asseoir sur le trône de Frédéric Barberousse, et sa première pensée fut d’arracher à Ottocar toutes ses conquêtes allemandes. La lutte fut longue et sanglante. Vaincu, dépouillé, réduit à d’humiliantes concessions, Ottocar tenta une dernière fois la fortune des armes. La Bohême se leva tout entière, à l’exception de quelques traîtres. La bataille eut lieu en Autriche, non loin du Danube, à Jedenspeugen, — une de ces terribles batailles où toutes les passions patriotiques sont en jeu ; les Hongrois, soumis naguère par Ottocar, prenaient leur revanche sous le drapeau des Allemands. Le vieux roi n’eut pas la douleur de rentrer à Prague avec les débris de son héroïque phalange et d’avoir à subir encore les outrages de Rodolphe ; il tomba noblement dans la mêlée.

Ottocar II, dans cette brillante peinture de M. Palacky, ne nous apparaît pas comme un conquérant tour à tour couronné et trahi par la fortune ; il avait le goût des travaux de la paix. Si la Bohême n’a pas joui longtemps du prix de ses victoires, l’influence de ses réformes et de ses institutions a été un bienfait durable. Il avait toutes les vertus d’un souverain du moyen âge ; pieux, dévoué, chevaleresque, il aimait les sciences et les arts. La littérature nationale prit un grand essor sous son règne. La race slave, grâce à ce chef glorieux, ne pouvait plus être dédaignée de ses voisins : par les œuvres de la civilisation comme par l’éclat des armes, elle avait hardiment marqué sa place au sein de l’empire. Dante a bien compris cela quand il nous montre Rodolphe de Habsbourg au purgatoire, assis entre Philippe le Bel et Ottocar. La vue du roi de France attriste l’empereur d’Allemagne, car Rodolphe n’a pas fait, contre Philippe tout ce qu’il aurait dû faire ; mais Ottocar est là pour diminuer ses remords et réconforter son âme, Ottocar qui lui rappelle la plus importante de ses victoires. Le poète ajoute, à la gloire du vaillant burgrave de Bohème : « Son nom est Ottocar ; il était plus fort, même au berceau, que son fils Wenceslas avec toute sa barbe. »

« Ottachero ebbe nome, e nelle fasce
Fu meglio assai che Vincislao suo figlio
Barbuto, cui lussuria ed ozio pasce
[4]. »

La mort de ce grand roi fut un coup terrible pour la Bohême. Rodolphe de Habsbourg était maître de Prague. La veuve et le fils unique d’Ottocar, sous le masque d’une hospitalité perfide, étaient retenus captifs chez le margrave de Brandebourg, et pendant ce temps l’anarchie, la misère et la peste désolaient tout le pays. Il semblait que le royaume des Tchèques allait être rayé de la carte. Telle était cependant l’influence des institutions d’Ottocar, que tout bientôt fut rétabli dans l’ordre. Le souvenir du roi mort réveilla le patriotisme ; un courageux évêque prit le pouvoir en main, et quand le jeune Wenceslas II, mûri de bonne heure par l’infortune, put rentrer enfin dans ses états, il eut l’honneur d’en réparer les ruines à force de prudence et de dévouement. Bien plus, une gloire nouvelle, achetée, il est vrai, par de cruelles souffrances, se prépare pour le royaume des Tchèques. Encore une courte période d’anarchie, encore des catastrophes sanglantes, et quelques années après, cette couronne de l’empire qu’Ottocar II avait refusée, mais que l’orgueil slave ambitionnait, la Bohême la verra briller sur le front de ses souverains. Le petit-fils d’Ottocar, Wenceslas III, est assassiné en 1306, sans que ni le nom du meurtrier ni les motifs du crime aient jamais pu être découverts ; cette mystérieuse tragédie met fin à la liguée masculine des Prémysl, mais une femme reste encore, une sœur de la victime, la princesse Elisabeth, qui va épouser le fils du nouvel empereur d’Allemagne et recommencer pour son pays de glorieuses destinées. Je parle de ce Jean de Luxembourg, si connu sous le nom de Jean de Bohème. Ce mariage tout d’abord ne présagea rien de bon. Il n’était guère dévoué à son royaume slave, ce brillant seigneur de Luxembourg. Il eut maintes fois la pensée de l’échanger contre le Palatinat. Brave, élégant, somptueux, fou de chevalerie et d’aventures, il s’ennuyait à mourir dans sa ville de Prague. « Le fameux Jean de Bohême, dit très bien M. Michelet, déclarait ne pouvoir vivre qu’à Paris, le séjour le plus chevaleresque du monde. Il voltigeait par toute l’Europe, mais revenait toujours à la cour du grand roi de France. Il y avait là une fête éternelle, toujours des joutes, des tournois, la réalisation des romans de chevalerie, le roi Arthur et la Table-Ronde. » C’était là, il faut l’avouer, un singulier successeur d’Ottocar, et quand, après bien des années, le vieux roi, le vieux chevalier, quoique privé de la vue, vient jouer son rôle dans la brillante épopée de Froissard, et se faire tuer héroïquement à Crécy pour ce pays de France qu’il avait tant aimé, la Bohême, en admirant sa mort, ne pouvait sentir bien vivement une telle perte. La Bohême cependant n’a pas le droit de regretter cet épisode de son histoire ; sans parler de l’éclat que le brillant chevalier avait jeté sur son pays d’adoption, c’est au roi Jean que la Bohème doit le roi Charles Ier, qui sera bientôt Charles IV, empereur d’Allemagne.

Connaissez-vous dans l’histoire d’Allemagne un nom aussi décrié que le nom de l’empereur Charles IV ? Il n’en est qu’un seul, je pense, qui soit placé plus bas : c’est celui de son fils Wenceslas. Toutes les chroniques du XIVe siècle, tous les historiens qui les répètent en Allemagne et en France, sont unanimes pour le charger d’opprobres. Lâche, rusé, sans foi, bassement égoïste, Charles IV a ruiné la Bohème afin d’acheter l’empire, et une fois maître du trône, il a ruiné l’empire pour relever la Bohême. Tel est à peu près le résumé des historiens allemands qui ont raconté l’histoire de sa vie. Ce jugement s’accrédite ; Voltaire, à la suite de mille autres, le formule en quelques traits qui ne s’oublient pas, et Benjamin Constant s’écrie : Charles IV a obtenu l’empire comme un marchand et l’a gouverné en usurier. Lisez maintenant le volume que M. Palacky consacre à cet usurier, à ce voleur, à cet homme qui vendait les droits de l’empire, et qui détruisait par les plus lâches concessions au saint-siège les derniers vestiges de l’autorité impériale ; ce n’est plus un Allemand qui parle, c’est l’organe des sentimens de la Bohême, et il semble que nous entrions dans un monde tout nouveau. À ce nom de Charles IV, M. Palacky s’émeut ; aucun souvenir n’est demeuré plus populaire jusque chez les Tchèques d’aujourd’hui. Avec quelle tendresse, avec quelle reconnaissance l’historien nous dévoile le secret de cette popularité ! Écoutez ce portrait que je résume en peu de mots.

Charles IV a pris part, dès sa jeunesse, à la vie aventureuse de son père. Il a été élevé à Paris, il a servi sous les drapeaux de la France, il s’est battu à Crécy ; mais il est Bohême de cœur et d’âme. Il ne songe guère aux tournois et à la chevalerie de la Table-Ronde ; il faut qu’il soumette l’Allemagne aux descendans des Prémysl. Alors même qu’il monte sur le trône électif de l’empire, son royaume héréditaire est toujours l’objet de ses prédilections. Jamais le pays tchèque n’a eu de souverain plus dévoué. Il enrichit la Bohême bien plus que ne l’avait fait Ottocar ; il lui donne la Silésie, les deux Lusaces et la Marche de Brandebourg, il lui donnera bientôt la Hongrie. La Bohême était devenue sous lui la grande puissance de l’Allemagne. Il voulait plus encore, il voulait faire de tous les états allemands une grande monarchie comme la monarchie française, et que la Bohème en fût le centre. Pour assurer la durée de son œuvre, il donna à l’empire une constitution plus précise, cette fameuse bulle d’or, qui réglait la succession au trône impérial et s’efforçait de prévenir la guerre et l’anarchie. En même temps il continuait d’agrandir la Bohême, afin que par sa puissance et sa richesse elle pût commander toujours le choix des électeurs, et devenir, comme l’Autriche plus tard, la dépositaire obligée de la couronne. C’était Prague qui devait être la capitale de l’empire, et comme il prévoyait que les antipathies de race seraient un obstacle à ses desseins, il avait inséré dans la bulle d’or un article spécial qui mettait le slave et l’italien sur le même rang que la langue allemande. La suprématie de la Bohême était donc la préoccupation de toute sa vie. Il n’a pas réussi ; qu’importé ? Il a réussi du moins à faire de son cher royaume un foyer de lumière et de gloire. Savant lui-même, passionné pour les arts, versé dans toutes les langues de l’Europe, il comblait d’encouragemens les écrivains et les artistes. Après l’université de Paris, il n’y avait pas d’école plus illustre au XIVe siècle que l’université de Prague ; d’elle aussi on aurait pu dire, en répétant les paroles d’un pape, qu’elle était « l’arbre de science dans le jardin du paradis, la lampe allumée dans la maison du Seigneur. » La sollicitude de Charles IV pour les travaux de l’esprit s’étendait au-delà de ses frontières ; il salua un des premiers l’aurore charmante de la renaissance italienne, il protégea Pétrarque et Boccace. Le docte Marignola, qui revenait du fond de l’extrême Orient, fut chargé par lui, nous l’avons vu plus haut, de raconter l’histoire de Bohême. S’il n’y eut pas de Pétrarque dans la langue encore mal débrouillée des peuples slaves, ce n’est pas à l’empereur d’Allemagne qu’il faut en faire le reproche. Ce grand mouvement littéraire qui se déploya un siècle plus tard sous l’influence de Jean Huss et des controverses religieuses, il avait essayé de le faire naître, et dans un ordre d’idées tout différent, étant attaché par ses sincères croyances, autant que par sa prudence politique, à la vieille tradition religieuse du moyen âge. Il aimait l’ordre avant toute chose, il avait le plus vif sentiment de la grandeur, et, encore une fois, malgré l’insuccès final de ses rêves, c’était là une belle période pour la Bohême, quand elle voyait un de ses enfans gouverner si habilement l’empire au milieu de l’affaissement général des contrées allemandes, et devenir par sa bulle d’or le législateur d’une anarchie séculaire.

Voilà certainement un des épisodes les plus instructifs dans cette histoire, toute remplie de révélations précieuses. M. Palacky a-t-il raison ? Je ne sais. Il explique fort bien comment Charles IV devait déplaire aux Allemands ; il cite les deux écrivains qui ont contribué, entre tous les autres, à déshonorer la mémoire du fils de Jean de Bohême : le premier est un chroniqueur du XIVe siècle, Mathias de Neuenbourg ; le second, Olenschlager, est un historien du XVIII. Mathias de Neuenbourg a contre le roi des Tchèques toutes les passions d’une race ennemie ; Olenschlager juge le souverain du moyen âge avec les exigences philosophiques d’un contemporain de Voltaire. Or, si l’on en croit M. Palacky, tous les historiens qui, dans ces derniers temps, ont eu à juger Charles IV, n’ont fait que répéter Olenschlager ou Mathias de Neuenbourg ; Charles IV attend encore en Allemagne un biographe sincère et un juge impartial. Je n’ai pas qualité pour décider ces questions, il faudrait pouvoir confronter les documens tchèques avec les accusations des écrivains allemands. ; mais le jugement même de M. Palacky est un fait qui doit être signalé à la science historique de notre âge. La Bohème entière, par un respect qui dure depuis cinq siècles, et l’historien des Tchèques, par ses éloquentes peintures, protestent contre un arrêt qu’ont rendu d’implacables ennemis. Que vous semble d’un tel incident ? N’est-ce pas pour vous un trait de lumière ? N’y a-t-il pas lieu du moins de réviser le procès ?

Nous voici enfin à une époque décisive. Au XIIIe siècle, avec Ottocar II, nous avons vu la Bohème sortir de ses frontières ; avec Charles IV, elle est devenue le centre même de l’empire ; le XVe siècle commence, elle va maintenant se révéler à toute l’Europe et donner le signal des révolutions modernes.

L’histoire de Jean Huss et de la guerre des hussites est traitée par M. Palacky avec un soin spécial. Ce sont encore des rois de Bohème, les deux fils de Charles IV, Wenceslas d’abord et Sigismond ensuite, qui président aux destinées de l’Allemagne et prennent part à la politique de l’Europe pendant cette redoutable crise. Le tableau du peintre serait-il exact, s’il n’embrassait à la fois et l’histoire parti culière de la Bohême et le mouvement de l’Europe entière ? M. Palacky n’a pas manqué à sa tâche. Le règne si mal connu de Wenceslas IV[5] nous apparaît ici sous une lumière inattendue. Quelle odieuse figure que celle de ce Wenceslas, si l’on ajoute foi aux récits germaniques ! M. Palacky ne va pas jusqu’à adopter l’opinion d’un savant bohème du XIIIe siècle, Thomasius, qui place Wenceslas IV au rang des martyrs ; il interprète seulement avec beaucoup d’érudition et de finesse les contradictions d « ce règne si difficile à connaître. Le rôle de Wenceslas dans le grand schisme de l’église, l’attitude qu’il garde entre les rois de France et d’Angleterre pendant cette guerre qui durera tout un siècle, ses intentions élevées, ses irrésolutions, son indolence, l’appui qu’il donne d’abord à Jean Huss et qu’il lui retirera bientôt, tout cela s’explique naturellement dans une narration attrayante et lucide. Un des patriotes de l’école de Pétrarque, Antoine de Lémaco, écrivait de Vérone à Wenceslas en 1382 pour stimuler son insouciance : « Quoi ! un anti-pape s’est levé ! Louis d’Anjou, qui le soutient, a mis la main sur l’Italie ! et pendant ce temps-là, au lieu de déployer toutes les forces de la Bohême et de l’empire, tu passes ton temps à chasser les bêtes fauves des forêts ! Non decet herclè, ut apud latinos fama vulgatur, sylvestres adversus feras et aves le noctes et dies pueriliter terere ; hominibus, non bestiis prœfectus es. » Hélas ! d’autres difficultés plus pressantes vont exiger de lui une résolution d’esprit qu’il n’a pas. L’anarchie est partout : l’empire ne reconnaît plus de chef, et la féodalité, abattue par Ottocar II, ébranle le trône de Bohême. Sans pouvoir réel en Allemagne, Wenceslas pense un instant à abdiquer la couronne impériale. Le lendemain, ce sont les seigneurs de Bohême qui se révoltent contre lui : arrêté sur une grande route, à quelques milles de Prague, un jour qu’il se promenait à cheval avec ses courtisans, il est jeté en prison, où il passe plusieurs mois. Quelque temps encore, et nous le verrons captif une seconde fois aux mains du duc d’Autriche. Sombre, irrité, en proie au sentiment de sa faiblesse et de sa honte, Wenceslas demande des consolations à l’ivresse. La postérité l’a appelé Wenceslas l’Ivrogne ; des écrivains allemands et italiens, reproduits par tous les historiens de l’Europe, le représentent comme un Néron, un Héliogabale, et il n’y a pas d’accusations infâmes, — pillages, violences, assassinats, raffinemens de débauches et de cruautés, — qu’on ne fasse peser sur cette mémoire maudite ; M. Palacky en fait surtout un prince faible qui succomba sous un fardeau trop lourd.

Je voudrais seulement que M. Palacky expliquât d’une façon plus nette comment s’est formé sur Wenceslas IV le jugement qu’il combat. Si ce portrait est fidèle, c’est encore la haine des Allemands contre les Slaves de Bohême qui a inspiré les historiens : ne fallait-il pas suivre, pièces en main, le travail croissant de la calomnie ? Ne fallait-il pas démasquer et flétrir les faux témoins ? Quand on compare ce règne de Wenceslas, tel que M. Palacky le raconte, à cette abominable biographie que nous a transmise la tradition, on ne peut croire qu’il s’agisse du même personnage. Pour établir avec autorité une opinion si hardiment nouvelle, ce n’est pas assez de consulte : les documens inédits et de les interpréter loyalement, il faut discuter aussi et ruiner de fond en comble les témoignages contraires. Les Allemands ont jugé Wenceslas IV avec la haine implacable qu’ils ont vouée à ces rois de Bohème devenus empereurs d’Allemagne ; sommes-nous sûrs que M. Palacky n’apporte pas dans sa réhabilitation de l’Ivrogne un parti pris involontaire et la sincère passion du patriote ?

Quelle que soit d’ailleurs la vérité sur Wenceslas, il est trop évident que la révolution religieuse commencée par Jean Huss en aurait déconcerté de plus résolus et de plus habiles. Que devenaient les plans de Charles IV en présence de ces innovations hardies qui présageaient la rupture de la Bohême avec l’Allemagne ? M. Palacky fait connaître cette étonnante entreprise dans ses détails les plus intimes. Les prédécesseurs de Jean Huss, Konrad Waldhauser, Mille de Kremsier, Mathias de Janow, nous révèlent l’agitation de l’église de Prague, et lorsque les deux réformateurs paraissent, lorsque Jean de Huss et son disciple Jérôme donnent une formule plus précise aux plaintes et aux aspirations des chrétiens de la Bohème, nous comprenons le sens et la portée de la révolution qui se prépare. On a cru, comme il s’agit d’un peuple slave, que Jean Huss obéissait sans le savoir aux influences du schisme grec ; il n’en est rien. La doctrine de Jean Huss est un protestantisme anticipé ; Jean Huss est un disciple de Wiclef et un précurseur de Luther. A côté de ces rapports manifestes, il y a sans doute bien des différences ; demandez-en le détail à la savante narration de M. Palacky. Le scrupuleux historien n’avance rien sans preuves, et l’on peut se fier ici à l’impartialité de son tableau. J’y souhaiterais seulement plus de mouvement et de vie ; ce réveil énergique de la foi primitive, cette forte et douce figure du théologien tchèque, ces terribles scènes du concile de Constance, exigeaient un dessin plus net et de plus vigoureuses couleurs. J’adresserai surtout ce reproche aux deux derniers volumes, qui retracent la guerre des hussites ; artiste si vrai et si habile, quand il veut se donner la peine de peindre, M. Palacky s’est résigné ici au rôle de rapporteur érudit. Il suit les hussites dans leurs progrès de chaque jour ; il montre clairement les trois périodes de la guerre et les trois esprits qui se succèdent tour à tour, d’abord le mouvement spécialement religieux avec Jean Huss, le mouvement national avec Ziska, et enfin le mouvement révolutionnaire avec les fanatiques dont Ziska lui-même n’était pas maître ; il déroule avec une minutieuse attention toutes les vicissitudes de la lutte. La situation des partis, les doctrines spéciales des thaborites, des calixtins, des orébites, le rôle des villes et des campagnes, les noms des moindres chefs, les plus petits incidens, conférences, discours, répliques, marches et contre-marches des années aux prises, rien n’est oublié dans cette laborieuse enquête. Certes tous les élémens de la vérité sont là ; mais où est la vérité elle-même ? où est le vivant tableau du drame ? où est ce Ziska qui soufflait à son peuple ses formidables colères ? où sont ces sièges, ces prises de villes, ces grandes batailles, ces prédications enthousiastes, ces religieuses ferveurs de la foi mêlées à toutes les horreurs de la guerre ? L’Europe, disait Sylvius Œneas, n’a pas vu depuis bien longtemps une tragédie comparable aux tragédies de la Bohême : c’est cette tragédie slave du XVe siècle que le savant historien a négligé de mettre sous nos yeux dans sa sauvage grandeur.

Je crois comprendre le sentiment qui affaiblit ici le talent du peintre ; M. Palacky est triste. Encore plus patriote que chrétien libéral, plus dévoué à la fortune de la Bohême qu’au succès des réformes de Jean Huss et de Ziska, il sait que cette guerre est fatale et qu’elle commencera la décadence politique de son pays. Pourquoi s’attrister ? dira-t-on. N’était-ce pas là une tâche glorieuse ? La Bohême n’a-t-elle pas eu l’honneur de donner le signal des réformes religieuses et de l’établissement des nationalités, deux idées qui sont le fondement même du monde moderne ? Rare honneur, s’écrie M. Palacky, rare et singulier mérite d’avoir ainsi travaillé pour l’humanité tout entière, mais au prix de quelles douleurs, hélas ! au prix de quels sacrifices ! « Un des plus cruels affronts que nous ait valus cette lutte, ce fut la longue haine soulevée contre nous dans toutes les contrées de l’Occident. La Bohême s’est levée un siècle trop tôt ; les peuples qui devaient recueillir son exemple ont commencé par la maudire. Je ne parle pas des Allemands, dont les antipathies remontent à des temps plus anciens ; mais les Français même ont montré assez durement quelles passions les animaient, en donnant le nom de bohémiens à la classe d’hommes la plus méprisée qu’il y eût alors dans leur pays. Un Tchèque, au XVe siècle, pouvait-il voyager en Europe ? Aucun seuil ne s’ouvrait devant lui. Un bohémien, un mécréant sans foi ni loi, c’était même chose aux yeux de la chrétienté. » Quant à ces merveilleux projets qui avaient flatté le patriotisme de Charles IV, ils s’étaient évanouis pour toujours. Lorsque l’empire, à la fin du XVe siècle, fut constitué sur de nouvelles bases, cette transformation se fit surtout à la suite et à l’occasion de la guerre des hussites ; on comprend qu’elle n’ait pu s’accomplir au profit des concitoyens de Ziska. Ainsi, des trois souverains de la Bohême qui avaient occupé le trône de l’empire d’Allemagne, le premier avait conçu pour son pays de grands et audacieux projets ; les deux autres, ses deux fils, Wenceslas et Sigismond, déroutés par une révolution inattendue et incapables d’une politique sérieuse, avaient laissé crouler les assises du brillant édifice.

Cette période si décisive dans l’histoire de la Bohême, comment s’étonner que M. Palacky la soumette à une minutieuse enquête, et qu’il songe plus au nombre et à l’exactitude des renseignemens qu’à la dramatique beauté de son tableau ? Au moins, si l’art est absent, la science est pleine de richesses. Que de lumières, que de précieux détails inconnus jusqu’ici ! Comme le concile de Bâle, espèce de réparation du concile de Constance, est expliqué dans ses mystères ! Et enfin quelle façon ingénieuse de comprendre et de juger le règne de l’empereur Sigismond ! L’enthousiasme n’était pas nécessaire ici ; la tristesse même du patriote devait aiguiser la sagacité de son intelligence, et M. Palacky, admirateur si passionné de Charles IV, juge si indulgent de Wenceslas, est certainement dans le vrai quand il se contente d’emprunter le portrait de Sigismond aux mémoires de Sylvius Œneas. Ce portrait, tracé d’une plume si spirituelle par celui qui devait être bientôt le pape Pie II, se termine par ces mots où se peint bien l’étrange légèreté du roi de Bohème : « Un jour qu’il était à Rome, auprès du pape Eugène IV : Très saint père, lui dit-il, il y a trois choses où nous différons absolument. Vous dormez la grasse matinée ; moi, je me lève avant le jour. Vous ne buvez que de l’eau ; moi, je ne bois que du vin. Vous fuyez les femme ; moi, je les poursuis. Mais il y a trois choses aussi qui me sont communes avec vous. Vous prodiguez vos richesses ; moi, je ne sais rien garder. Vous avez de mauvaises mains ; moi, j’ai de mauvais pieds. Vous ruinez l’église ; moi, je ruine l’empire. » L’homme qui parlait si gaiement de sa funeste action sur les affaires d’Allemagne, c’était celui qui avait attiré Jean Huss au concile de Constance, en lui donnant un sauf-conduit, celui qui avait provoqué sa condamnation et son supplice, celui qui avait irrité la colère vengeresse de Ziska, et amené par là cette longue guerre des Hussites, la gloire et le tourment de la Bohème ! Avec lui finit cette dynastie des Luxembourg qui avait failli assurer aux Tchèques la suprématie politique au sein de l’empire. Le fils de Charles IV meurt sans laisser de fils, et son gendre, Albert d’Autriche, qui lui succède sur ces deux trônes, est le chef de la dynastie nouvelle sous laquelle périra l’indépendance nationale du pays des Prémysl.


III.

M. Palacky a bien des drames encore à raconter après cette date funeste. Les troubles du XVe siècle, la soumission de la Bohême à l’Autriche, la guerre de trente ans, qui commence et qui finit à Prague, et qui n’est que la guerre des hussites sur un plus grand théâtre ; l’odieuse tyrannie de Ferdinand II, la Bohême noyée dans le sang de ses enfans ; la langue, les traditions, les souvenirs des ancêtres proscrits avec une cruauté impitoyable, et malgré tant de causes de ruine, l’esprit national persistant encore sous des formes différentes, et produisant, entre autres témoignages, la pieuse communauté des frères moraves, voilà la seconde partie du tableau que le savant historien doit dérouler devant nous. Telle qu’elle est toutefois, l’œuvre est assez complète aujourd’hui pour que nous puissions juger l’historien. J’ai signalé l’intérêt de ce beau travail, j’ai dit le mérite du savant, du narrateur et du peintre ; que penser du publiciste et de ses patriotiques espérances ?

L’histoire est une école sévère où se dissipent les illusions. Cette conscience des peuples, si on l’interroge avec franchise, ne donne que de mâles conseils ; elle oblige surtout les rêveurs à regarder la réalité en face. Après tant de luttes sanglantes et d’événemens irrévocables, il est trop évident que le projet de Charles IV et de son fils Wenceslas ne serait plus qu’une chimère. S’il y a encore en Bohême de fanatiques patriotes qui n’ont pas perdu l’espoir de faire dominer la race slave en Allemagne, M. Palacky n’est pas de ceux-là. Quelle peut être cependant la situation des Slaves, et particulièrement des Tchèques, au sein de la monarchie autrichienne ? Qu’y a-t-il de sérieux et de fécond dans ce réveil de l’esprit national ? N’est-ce là qu’un enthousiasme passager, un souvenir des jours d’autrefois éveillé tout à coup au fond des cœurs, et qui doit s’évanouir comme un songe ? ou bien cette forte race des Tchèques, la race des Ottocar, des Jean Huss et des Ziska, a-t-elle encore assez de sève et de vitalité pour que ce mouvement qui l’anime aujourd’hui soit un mouvement durable ? Oui, je le crois ; je crois à la sève de cette race qui se réveille, je crois à la sincérité, à la persévérance de ses efforts ; je crois enfin que l’Autriche, quoi qu’il puisse arriver, sera toujours obligée de compter avec les réclamations de ses sujets slaves. Un soulèvement qui produit de pareils travaux n’a rien de commun avec ces fantaisies politiques nées du délire de la fièvre. Ce n’est pas un parti qui porte ici la parole, c’est un peuple. Qu’on rappelle tant qu’on voudra l’espèce d’éclipsé qu’a subie la nationalité tchèque depuis cent cinquante ans ; l’esprit tchèque n’était pas détruit, il sommeillait dans l’ombre, et aux premiers rayons de soleil, à la première aube de la liberté moderne, il s’est dressé sur son lit de misère avec une étonnante vigueur. La rénovation slave en Bohême a commencé en même temps que la révolution française. Timide et indécis d’abord, ce mouvement national a été s’accroissant toujours. Il grandit avec la restauration, il redouble de zèle et d’espérances après juillet 1830. Le fait même que nous avons sous les yeux ne parle-t-il pas assez haut ? Ce peuple qui se choisit son historien, cette histoire écrite avec une ferveur si pieuse, cette tâche devenue comme un sacerdoce pour l’écrivain qu’on en charge, quel incident expressif en un pareil tableau ! M. Palacky accomplit deux œuvres à la fois ; en racontant la Bohême du passé, il rend témoignage à la Bohême nouvelle.

Je crois donc à l’importance, à la légitimité, à la durée de ce mouvement national chez les petits-fils des Prémysl, mais je crois aussi que ce doit être pendant longtemps encore une insurrection littéraire et morale. Renouer les traditions rompues, restaurer les mœurs et le langage des ancêtres, entretenir dans les esprits le culte d’un passé chéri et le sentiment d’un droit imprescriptible, voilà votre tâche, si vous profitez des enseignemens de l’histoire. M. Palacky l’a comprise de cette manière, et l’activité de son esprit ne s’est pas ralentie un seul jour. En même temps qu’il publiait son Histoire de Bohême, il était toujours le premier à l’œuvre-dans les sociétés savantes et les recueils patriotiques. Il stimulait le zèle de ses amis, il donnait l’exhortation et l’exemple. Que de travaux, que de monographies outre celles que j’ai déjà citées ! Ici, c’est un mémoire très neuf et très complet sûr l’invasion des Mongols au XIIe siècle ; là, ce sont des études sur la topographie slave, une restitution de cette vieille Bohême défigurée par les dénominations germaniques. Ce n’est pas dans des réunions secrètes, dans des conciliabules de conspirateurs, c’est publiquement, à la face du soleil, en présence de l’Autriche étonnée, que le vaillant chef accomplit sa croisade. Il sait que la science est ici le plus puissant auxiliaire du droit, et que les meilleures victoires dans une lutte comme celle-là sont les victoires que remporte l’esprit.

Un jour vint cependant où M. Palacky dut remplir son rôle sur le périlleux théâtre de l’action. La révolution de 1848 éclate, et l’Allemagne entière, saisie tout à coup de craintes et d’espérances confuses, est en proie à une agitation indicible. La Bohême est en feu comme l’Allemagne. Cette grande secousse de 1848 se prête trop bien aux revanches ou aux prétentions des races opprimées pour que les Tchèques n’en profitent pas ; toutes les haines, toutes les colères, toutes les ambitions patriotiques rallumées par un demi-siècle de propagande font explosion à la fois. L’Autriche, après sa révolution de mars, vient de se transformer en gouvernement constitutionnel, mais ce n’est pas là ce qu’il faut à la Bohême ; les Tchèques consentiront-ils à se perdre dans l’assemblée des chambres autrichiennes ? Non, la Bohême veut un parlement à elle, un gouvernement à elle, un ministère responsable qui siégera, non à Vienne, mais à Prague, et ne s’occupera que des intérêts particuliers des Slaves. Or le mouvement est si vif, la pétition si hautaine et si pressante, que l’empereur Ferdinand essaie en vain d’y résister. Le 23 mars, il a fait une réponse évasive ; le 8 avril, il accorde aux Tchèques la base des réformes qu’ils réclament, et déjà les imaginations voient se relever le royaume des Ottocar. Ce n’est pas tout. Tandis que ces transformations s’accomplissent en Bohême et que les Tchèques victorieux y dominent le parti germanique, des prétentions contraires triomphent par toute l’Allemagne. A la première nouvelle des événemens de Paris, quelques hommes résolus se réunissent à Heidelberg, et là, sans autre mandat que celui des périls publics, décrètent l’appel au peuple, nomment un comité provisoire de cinquante membres, et préparent l’élection d’un grand parlement national convoqué à Francfort. Toutes les royautés s’inclinent devant ce décret d’Heidelberg. Que fera l’Autriche en ces graves circonstances ? Quel sera surtout le rôle de la Bohême ? La Bohême ne veut pas que l’Autriche envoie ses députés à Francfort. Si l’Autriche, perdant son caractère distinct, comme le veulent les législateurs de Francfort, va se fondre dans l’unité de l’empire d’Allemagne, que restera-t-il aux Tchèques ? Il faut que l’Autriche s’organise en dehors de cette menaçante unité, il faut qu’elle soit une confédération de peuples, — Allemands, Tchèques, Slovaques, Illyriens, — investis chacun de leurs droits et de leurs franchises. Tel est le système des Tchèques, et comme l’Autriche y trouve son compte, elle laisse grandir de jour en jour les prétentions de l’esprit slave. On vit alors des scènes terribles dans les rues de Prague : Tchèques et Allemands ensanglantaient la ville ; plus nombreux et surtout plus hardis, les Slaves faisaient peser une sorte de terreur sur les amis du parlement de Francfort, et lorsque les Allemands, tournant les yeux du côté devienne, adressaient au ministère des plaintes désespérées, ils s’apercevaient bien vite que le ministère en était médiocrement ému[6]. Encore une fois, pendant ces mois d’avril et de mai 1848, on dirait une tacite alliance de l’Autriche avec le soulèvement des Tchèques. Effrayée de la convocation du parlement de Francfort, l’Autriche trouve commode de se retrancher derrière les intérêts de ses populations slaves. L’alliance ne dure pas toutefois ; l’ardeur des Bohèmes ne connaît plus de frein, les chefs ne sont plus maîtres de leurs soldats, les fureurs démagogiques se mêlent aux passions nationales, une insurrection éclate le 12 juin, insurrection toute révolutionnaire, avec un mélange de scènes grotesques et d’incidens terribles qui est en quelque sorte le signe particulier de ce temps-là, et ce mouvement patriotique, si noblement annoncé, va finir, comme une vulgaire émeute, sous le canon du prince Windischgraetz.

Pendant ces trois mois de luttes et de périls, la conduite de M. Palacky a été telle qu’on devait l’attendre de son intelligence et de son patriotisme. M. Palacky comprit un des premiers que l’existence de l’Autriche était nécessaire aux intérêts des Slaves de Bohême. Au moment où tous les liens de l’empire semblaient à demi brisés, à l’heure où les Magyars commençaient à élever la voix, et où l’Italie frémissante secouait déjà son joug, les patriotes de Prague, dociles aux conseils de leur chef, s’attachaient plus ardemment que jamais à la cause de la monarchie autrichienne. Il fallait que ce fût une monarchie renouvelée, une monarchie libérale et ouverte au travail légitime de l’esprit de race ; il fallait surtout que l’Autriche ne se laissât pas entraîner au sein de cette grande unité qui était le but de la révolution allemande. Au premier appel des législateurs de Francfort, M. Palacky répond par une lettre qui est le plus franc et le plus loyal des manifestes. Le comité des cinquante, réuni à Francfort pour préparer la convocation du parlement national, avait cru devoir inviter M. Palacky à partager ses travaux. « Je vous remercie, messieurs, disait le publiciste bohème. On m’a souvent accusé d’être l’ennemi de l’Allemagne ; l’appel que vous m’adressez aujourd’hui est pour moi une éclatante justification, et toutefois je ne puis y répondre, ni de ma personne, ni par l’envoi d’un délégué. Quel est le but de votre réunion ? Vous voulez substituer le congrès des peuples allemands au congrès des souverains : noble tâche, mais plus je l’admire et la respecte, moins j’ai le droit d’y prendre part. Je ne suis pas Allemand, je suis un Slave de Bohème, et si la Bohème fait partie de l’Allemagne, c’est seulement par l’entremise des royautés ; jamais le peuple tchèque n’a rien eu de commun avec la nation germanique. En second lieu, un des résultats de vos efforts, ce sera infailliblement d’affaiblir l’Autriche en tant que monarchie indépendante, bien plus, de la rendre impossible. Or l’indépendance et la force de l’Autriche ne sont pas seulement indispensables à mon peuple, elles intéressent l’Europe entière et la civilisation elle-même. Prêtez-moi, je vous prie, votre attention. Vous savez quelle est cette puissance colossale qui occupe tout l’orient de notre Europe ; presque inattaquable sur son propre sol, on la voit déjà menacer la liberté du monde et tendre à la monarchie universelle. Cette monarchie universelle, bien qu’elle s’annonce au profit des peuples slaves, moi, Slave de cœur et d’âme, je la regarderais comme un mal effroyable, comme une calamité sans fin et sans mesure. Je passe en Allemagne pour l’ennemi des peuples germaniques ; on dira de même en Russie que je suis l’ennemi des Russes. Que m’importe ? Au-dessus des intérêts de race, j’ai toujours placé les intérêts de l’humanité et de la civilisation, et le simple projet d’une monarchie universelle exercée par les Russes n’a pas d’adversaire plus résolu que moi, non parce que ce serait une monarchie russe, mais parce que ce serait une monarchie universelle. Or, de tous les peuples situés au sud de l’Europe orientale, il n’en est pas un seul qui puisse résister à l’envahissement des Russes, si un lien vigoureux ne les réunit en faisceau. La grande artère de ces peuples, c’est le Danube ; la puissance chargée de régir cette confédération ne saurait donc s’éloigner du Danube sans s’affaiblir elle-même et compromettre sa tâche. En vérité, si l’Autriche n’existait pas, il faudrait la créer dans l’intérêt de l’Europe. Pour moi, quand je porte mes regards au-delà des frontières de la Bohême, ce n’est pas Francfort, c’est Vienne qui m’attire ; là seulement est le centre appelé à protéger le droit et l’indépendance de mon peuple. Ce centre, messieurs, votre politique tend à l’affaiblir et bientôt à l’annihiler. Vous voulez que Francfort soit la capitale de l’unité allemande, vous voulez que Vienne ne soit plus qu’une résidence provinciale, vous voulez plus encore peut-être, — et Dieu fasse que je me trompe ! — vous songez à établir une république allemande. Si la forme républicaine convient et ne convient pas à l’Allemagne, cette question-là n’est pas de ma compétence ; mais la république en Autriche ! c’est-à-dire une série de petites républiques, l’unité dissoute, les liens des peuples rompus, des fractions d’état indépendantes les unes des autres, sans force, sans protection !… Ah ! messieurs, quel service rendu à l’ennemi qui nous menace ! quelle tentation pour la Russie ! »

Nobles et profondes paroles qui révèlent bien le double caractère de M. Palacky. Patriote ardent, ce n’est pas lui qui sacrifierait à ses rancunes la cause de la civilisation générale. Il avait pensé que la révolution de 1848 et la transformation inévitable de l’Autriche ouvriraient pour les races diverses abritées sous le trône des Habsbourg une ère de développemens libres et de pacifique émulation. Certes, on pouvait le prévoir, la race tchèque avec tous les rameaux qu’elle se fût rattachés aurait acquis peu à peu la prééminence au sein de l’empire ; mais jamais les autres races, moins puissantes par la culture intellectuelle ou par le nombre, n’auraient subi la loi d’une majorité tyrannique. On n’aurait pas revu, dans cette Autriche ainsi reconstituée, l’oppression exercée par les Magyars sur les Serbes et les Croates de la Hongrie ; aucun droit n’eût été méconnu, aucune nationalité étouffée, chaque peuple aurait conservé avec ses traditions et son langage les conditions de sa vitalité distincte. Tel était le programme du généreux publiciste et des amis qui le secondèrent pendant cette orageuse période. Il sembla un instant que ce beau rêve allait se réaliser. Le gouvernement autrichien, effrayé des desseins du comité de Francfort, s’abrita pendant quelques semaines sous le mouvement national des Tchèques. M. Palacky, après la révolution du 15 mai et avant la fuite de l’empereur, fut appelé à prendre le portefeuille de l’instruction publique dans ce ministère Pillersdorf qui fit de si honnêtes efforts pour conjurer la ruine de l’état. Heures d’illusion trop vite passées ! La résistance des Allemands de la Bohême, l’exaspération des Tchèques, surtout l’explosion des folies démagogiques qui là aussi, comme en Hongrie, comme à Milan, arrêtaient le travail des idées et souillaient une grande cause, tout cela ajourna pour longtemps des espérances si belles. Ébranlée au nord et au midi, l’Autriche ramassait toutes ses forces, et le ministère Schwarzenberg, par sa constitution du 4 mars 1849, établissait une centralisation impérieuse qui ne laissait plus aucune place au développement des races. Le prince Schwarzenberg, avec une sorte d’irritation hautaine, repoussait à la fois et le programme de Francfort et le programme de M. Palacky. La maison de Habsbourg ne voulait ni se perdre dans l’unité de l’empire germanique, ni se séparer de son passé pour former une monarchie slave ; je suis l’Autriche, disait-elle, et je n’ai pas cessé d’être l’Allemagne.

Tout est-il donc perdu ? Tant d’efforts, tant de travaux, un mouvement si vrai, si sincère, et entretenu depuis un demi-siècle, tout cela est-il vain ? Non, rien n’est compromis. M. Palacky et ses amis ont repris leur œuvre interrompue ; ils y ont retrouvé les mêmes sympathies et le même patriotique enthousiasme. Cet esprit national qui revit chez les Tchèques n’est pas le caprice d’une révolution d’un jour ; une défaite d’un jour ne le détruira pas. Il n’y a là qu’une douloureuse épreuve qui peut devenir une leçon salutaire. En voyant M. Palacky dans sa retraite, étranger à toutes les choses politiques et plus dévoué que jamais aux études qui ont servi si puissamment le réveil de son peuple, les esprits impatiens dont la démagogie a fait ses dupes comprennent mieux sans doute aujourd’hui les devoirs du vrai patriotisme. Ce peuple qui s’est retrouvé en se repliant sur lui-même, ce peuple qui a réveillé ses traditions et restaure l’idiome de ses pères, qu’il se révèle de plus en plus par les travaux de la paix ; c’est là qu’est sa force et le gage de son triomphe.

Croit-on en effet qu’un gouvernement intelligent comme celui de l’Autriche régénérée puisse résister longtemps à cette conscience vivante de tout un peuple ? La crise immense qui tient le monde en suspens est favorable, si l’on y réfléchit bien, aux intérêts de ces populations slaves dont les Habsbourg ont reçu la tutelle. Quand on songe à la situation présente de l’Autriche, il est impossible de ne pas s’apercevoir que c’est à elle surtout de se mettre en garde contre la Russie. Ces belles paroles de M. Palacky que je citais tout à l’heure sont un hommage, à coup sûr, dont il lui est permis d’être fière, mais à la condition qu’elle en comprenne le sens et la portée. « Nous avons besoin du patronage de l’Autriche, » disent les Tchèques de Bohême. N’oubliez pas cependant que lorsqu’ils parlaient ainsi, ils venaient de conquérir une existence libre et distincte au sein de la monarchie autrichienne. Qu’arriverait-il si ce droit de vivre et de grandir, compromis par les fureurs démagogiques, et qu’une réaction nécessaire leur a repris un instant, leur était toujours et obstinément refusé ? Entre Saint-Pétersbourg et Vienne, les Slaves opprimés n’hésiteraient pas. M. Palacky a beau s’écrier généreusement qu’il ne sacrifierait jamais la cause de la civilisation à ses rancunes patriotiques ; comment exiger d’une race malheureuse et humiliée un désintéressement si magnanime ? Chaque injustice exercée contre les Tchèques est une arme redoutable donnée à la propagande de l’esprit russe. Ce ne serait donc pas assez pour l’Autriche de s’allier plus résolument avec les puissances occidentales et de déjouer par sa politique extérieure les projets de Pierre le Grand et de Catherine si hautement revendiqués par Alexandre II ; il faut que sa politique intérieure obéisse aux mêmes inspirations. Puisqu’elle n’a pas su germaniser les Slaves, qu’elle se résigne à la pensée de les affranchir ; elle n’a plus d’autre moyen de les soustraire aux séductions du panslavisme. Remis en possession de leur existence nationale et associés à la civilisation de l’Occident, les Tchèques de Bohême ne seraient plus tentés de se confondre avec les fils de Rurik ; au contraire, le jour où tout espoir leur serait enlevé, le jour où la Russie seule leur apparaîtrait comme une puissance libératrice, ni l’autorité du gouvernement autrichien, ni les exhortations de M. Palacky ne pourraient opposer une digue au courant de l’opinion ; le chef du peuple russe serait bientôt le suzerain de la Bohême.


Saint-René Taillandier.
  1. Voyez Ueber den gegenwaertigen Stand der boehmischen Literatur und ihre Bedeulung, par le comte Léo de Thun, Prague 1842.
  2. Voyez les livraisons du 15 décembre 1838 et du 1er janvier 1839.
  3. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1854 le travail si remarqué de M. Amédée Thierry sur les conquêtes de Baïan et l’établissement du second empire hunnique. La dernière partie de ce travail paraît dans la Revue aujourd’hui même.
  4. Dante, Purgat., cant. VII.
  5. La plupart des historiens, en France et en Allemagne, l’appellent Wenceslas VI ; c’est qu’ils comptent parmi les rois Wenceslas Ier (saint Wenceslas) et Wenceslas II, qui vécurent, l’un au Xe siècle, l’autre au XIIe, et ne furent en réalité que des ducs de Bohême. Le premier Wenceslas qui ait eu le titre de roi est Charles-Wenceslas, dit Wenceslas Ier, fils d’Ottocar Ier et père d’Ottocar II ; puis vient Wenceslas II, fils d’Ottocar II, et Wenceslas III, en qui s’éteint la dynastie des Prémysl. Weneeslas, fils de Charles IV et petit-fils de Jean de Bohème, doit donc s’appeler Wenceslas IV.
  6. Voyez les détails de cette lutte dans le dramatique tableau qu’en a tracé ici même M. Alexandre Thomas : la Praguerie de 1848, livraison du 1er septembre 1848.