L’Histoire du rêveur

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Revue des deux Mondes,
1er nov 1924, pages 115-147.

George Sand

Histoire d’un rêveur
dans les cahiers d’Aurore Dudevant



HISTOIRE D’UN REVEUR


PREMIÈRE PARTIE modifier

1 — La grotte des chèvres modifier

Par une belle matinée du mois de juin, vers la fin du siècle dernier, un beau jeune homme s’avançait dans cette contrée admirable qui forme la base de l’Etna du côté de Catane, et qui, en raison de sa position, porte le nom de « regione piemontese » il allait visiter le volcan gigantesque de la Sicile, et, comme ce n’était pas la première fois qu’il entreprenait cette excursion, il n’avait pas jugé nécessaire de se munir d’un guide surtout dans la partie riante et habitée qu’il parcourait et dont chaque sentier, chaque vallon couvert de fleurs et de fruits, chaque coteau tapissé de vignes, lui étaient devenus familiers dans ses fréquentes promenades. Il montait un beau et bon cheval qu’il laissa à Nicolosi, village d’un aspect assez sombre, bâti de laves et de basaltes, et servant de limite entre le pays enchanté que notre voyageur venait de franchir, et la région déserte et sauvage, qui s’élève rapidement vers la sommité de l’Etna. Après s’être reposé quelques heures et avoir loué une mule, la plus vigoureuse qu’il pût trouver dans le bourg, — et ce n’était pas beaucoup dire, — il repartit vers 5 heures de l’après-midi, déterminé à marcher toute la soirée et toute la nuit, afin d’arriver au cratère au lever du soleil et d’y contempler le plus magnifique spectacle de l’univers : toute la Sicile déployée en triangle sous ses pieds et baignée de l’immense mer, où la vue ne rencontre plus de bornes que du côté du détroit et des monts de la Calabre.

— Il me semble, mon bon Tricket, dis-je en interrompant le narrateur, que tu fais des phrases un peu longues.

— Elles ne le sont pas encore assez pour être à la mode, me répondit-il sans se déconcerter, et il continua. Le voyageur eut un assaut à soutenir contre le babil de l’hôtesse de Nicolosi qui voulait l’engager à prendre un guide. « Sainte Vierge ! disait-elle, c’est une véritable folie que de vous engager ainsi tout seul dans ces bois où il est si facile de s’égarer que nos pâtres eux-mêmes s’y égarent tous les jours. Et si vous alliez vous engloutir dans une de ces cheminées souterraines qu’on rencontre à chaque pas ? « Gesù mio signore », ne vous exposez pas ainsi, car si vous échappez aux dangers de la route, qui sait quels malins esprits peuvent se jouer de vous et vous jeter en bas de la montagne ? Il y a un certain génie malfaisant qu’on appelle…

— Vous me conterez cette histoire demain, ma bonne hôtesse, interrompit le voyageur. Aujourd’hui, elle retarderait trop mon départ. Je pense que les malins esprits m’attaqueront aussi bien avec une escorte de cent hommes, s’ils ont envie de contrarier ma marche. J’ai déjà fait cinq ou six fois ce chemin, et je dois le connaître assez bien pour m’y maintenir avec quelque attention. Et puis, pensa-t-il en s’éloignant de Nicolosi au trot de sa mule, et en traversant la pleine inclinée, couverte de cendres rougeâtres qui domine le village, mon plaisir sera sans mélange. Si je parviens seul au terme de ce désert terrible et majestueux, je n’aurai pas à essuyer les éternels et fatigants avis d’un guide qui veut se rendre nécessaire et doubler son importance, en vous exagérant les dangers du chemin. Je n’aurai pas non plus l’importune distraction de ses explications plates et grossières, ni l’inquiétante contrariété de ses fatigues feintes ou réelles, ni l’embarras de ces mille ruses perfides par lesquelles ils cherchent à faire doubler leur salaire et manquer votre voyage. Il faut être seul pour sentir toute l’exaltation qu’une nuit sur l’Etna est capable d’inspirer : la présence d’un être de mon espèce me rappellerait que je suis un homme, et seul avec le vent et la neige, j’espère l’oublier. Je veux pouvoir enfin abandonner mon âme au désordre de ces éléments fougueux qui règnent en maîtres absolus sur une terre déchirée et bouleversée chaque jour au gré de leur caprice. Le jeune homme, dans son enthousiasme, ne manqua pas de s’identifier avec Empédocle. Sa situation l’exigeait rigoureusement, quoiqu’il fît le plus beau temps du monde, et que rien ne rendît l’approche du volcan périlleuse.

Il arriva sans difficulté à la grotte des Chèvres, station ordinaire des voyageurs et seul gîte qu’ils puissent trouver dans cette forêt inhabitable. Il y fit les préparatifs d’usage pour y passer le moins mal possible la première partie de la nuit, c’est-à-dire qu’il coupa de l’herbe qu’il plaça devant sa mule attachée à un arbre voisin ; qu’il abattit du bois et alluma du feu que la température glacée de cette région rend indispensable, et auprès duquel il fit un souper assez frugal, dont il s’était précautionné en quittant l’auberge de Nicolosi. Après quoi, il donna un dernier coup d’œil à sa monture, que ses habitudes rustiques et sa sobriété naturelle préservèrent du besoin de l’enthousiasme pour s’accommoder de sa position. Puis il ranima le feu en y traînant la moitié d’un bouleau desséché, et s’enveloppant dans son vaste manteau, il chercha à goûter quelques heures de sommeil, en attendant celle de se remettre en route ; cependant, il ferma en vain les yeux ; en vain, il s’étendit sur son lit de feuilles sèches et y changea vingt fois de position. Quoiqu’il s’assurât bien, en examinant sévèrement son âme ferme et aventureuse, qu’elle ne recevait pas plus légère émotion de crainte, soit la nouveauté de sa situation dans cette imposante solitude, soit la subtilité d’un air qu’il n’était pas accoutumé à respirer, il lui fut impossible de s’endormir : l’abondance et la vivacité de ses pensées fatiguaient son cerveau, tous ses nerfs éprouvaient une excitation extraordinaire. Tantôt la chaleur du foyer le suffoquait, mais s’il écartait un peu son manteau pour s’alléger, le froid le saisissait et le faisait frissonner de la tête aux pieds : tantôt il lui semblait que des voix humaines se mêlaient aux plaintes du vent dans les vieux chênes de la forêt. Il les écoutait avec un plaisir mélancolique ; et puis, son imagination leur prêtant des modulations qu’elles n’avaient pas, il les répétait intérieurement jusqu’à ce qu’il fût excédé de leur monotonie. Enfin, renonçant au sommeil, il s’assit et resta, les coudes appuyés sur ses genoux et ses yeux fixés sur la braise rouge de son foyer, d’où s’échappaient sous mille formes et avec mille ondulations variées, des flammes blanches et bleues. C’est là, pensait-il, une image réduite des jeux de la flamme et des mouvements de la lave dans les irruptions de l’Etna. Que ne suis-je appelé à contempler cet admirable spectacle dans toutes ses horreurs ? Ou que n’ai-je les yeux d’une fourmi pour admirer ce bouleau embrasé ; avec quels transports de joie aveugle et de frénésie d’amante, ces essaims de petites phalènes blanchâtres viennent s’y précipiter ! Voilà pour elles le volcan dans toute sa majesté ! Voilà le spectacle d’un immense incendie. Cette lumière éclatante les enivre et les exalte comme ferait pour moi la vue de toute la forêt embrasée ; la nature n’a rien fait de misérable, tout y jouit d’une richesse relative de sensations, tout y est sensations, tout y possède des trésors de jouissance et des torrents de délices. Au milieu de la création, l’homme est de tous les êtres celui qui, avec plus de facultés pour apprécier le bonheur, plus ingrat devant tant de bienfaits…

Une sorte de frémissement qui se fit entendre non loin du voyageur, interrompit le cours de ses pensées. Il porta la main à ses pistolets et, levant les yeux, il aperçut de l’autre côté du foyer, au travers de la fumée qui se déployait en légers tourbillons tantôt blancs et opaques, tantôt transparents comme un voile de gaze une longue et noire figure où brillaient deux gros yeux effarés et que surmontaient deux longues oreilles. Heureusement pour le voyageur, il était esprit fort ; aucun sentiment de terreur n’altérait sa vue et son jugement ; il reconnut sa pauvre mule qui, transie de froid, avait réussi à se détacher et, s’étant approchée machinalement du brasier, fixait sur cet objet éclatant des regards d’une terreur panique et stupide. Son cavalier s’approcha d’elle, lui frotta les flancs avec une poignée d’herbe sèche, et lui replaçant la bride, il se remit en marche comme la lune recommençait à blanchir l’horizon.

2 — Le chanteur modifier

Il avait encore quelques milles à faire au travers des bois de chênes verts, de sapins et de bouleaux dont cette partie du mont, appelée « regione silvosa », est couverte, avant que d’arriver à la région des neiges et des glaces qui environnent le cratère. Le chemin était facile et assez doux aux pieds de la mule, quoique s’élevant rapidement à mesure qu’elle s’avançait ; le vent s’était calmé avec le lever de la lune et le froid devenait beaucoup moins rigoureux, surtout dans les parties abritées par la forêt. Le voyageur cheminait sous l’influence de pensées riantes et de sensations nouvelles. Il respirait avec délices cet air éthéré de la montagne, qui peu à peu produit sur le cerveau une sorte d’ivresse. La solitude et la nuit exercent toujours sur nous un effet moral qui se manifeste délicieux ou terrible suivant les nuances de notre caractère. Amédée, — c’était le nom du voyageur, — ne trouvait dans la majesté imposante de ces lieux que des sentiments de bien-être et d’enthousiasme. La lune, en s’élevant derrière les sapins, projetait leurs ombres gigantesques d’une colline à l’autre. Son rayon oblique perçait dans les intervalles, jetait sur les objets une blancheur lumineuse qui les revêtait de formes fantastiques. Chaque genêt épineux agité par le vent semblait être animé, chaque bloc de lave qui présentait ses aspérités bizarres et ses boursouflures cassantes, ressemblait aux ruines d’un édifice moresque. Le voyageur était plongé dans une de ces rêveries vagues pendant lesquelles une partie de notre âme ne s’aperçoit pas de ce qui occupe l’autre, lorsqu’un chant doux et plaintif comme la brise s’éleva avec la lune du coteau boisé qui bornait l’horizon. Cette fois dit-il, ce n’est pas une illusion : un hasard peu ordinaire amène quelqu’un cette nuit dans la forêt. Il faut que ce soit un voyageur comme moi ou un pâtre égaré…

C’était en effet le lai mélancolique d’un berger, mais les intonations avaient une justesse et une pureté que rencontrent rarement ceux qui suivent en chantant les seules inspirations de la nature. À mesure que cette mélodie se rapprochait, Amédée, qui était lui-même un excellent musicien et un chanteur plein de goût, acquérait la conviction qu’un artiste fort habile et doué d’étonnantes facultés était seul capable de remplir ainsi l’espace du son de sa voix puissante, sans le secours d’aucun instrument ; pourtant, cette voix était trop suave, trop caressante, trop argentine parfois, pour s’exhaler d’une poitrine d’homme. Elle était aussi trop pleine, trop grave, trop sonore pour le gosier délicat d’une femme : c’était un mélange de ce qu’il y a de plus harmonieux dans les facultés musicales de chaque sexe ; c’était à la fois une basse, un contralto et un ténor, c’était enfin une voix comme Amédée n’en avait jamais entendu, même en ces chanteurs d’Italie qu’une consécration particulière dévoue au culte des muses et aux tourments des furies.

Il s’arrêta pour mieux écouter, mais comme la voix semblait monter, il se remit en marche pour la suivre, s’étonnant avec raison qu’on pût chanter avec cette précision, cette longue haleine et cette force prodigieuse en gravissant une côte rapide au milieu d’un air vif et pénétrant. Ce chant mystérieux n’était ni moins bizarre, ni moins ravissant que l’organe qui le modulait : c’était une invocation tantôt plaintive, tantôt passionnée adressée aux Esprits de la montagne ; les paroles semblaient à peine astreintes aux règles de la versification et pourtant c’était une poésie enthousiaste et sauvage qui portait le caractère de l’improvisation. Elles arrivaient distinctes à l’oreille du voyageur, quoique le chanteur invisible parût marcher sur un autre sentier à quelque distance.

« Je te salue, Etna ! disait la voix. Géant parmi les géants, roi de la terre et des mers ! Esprits de la nuit ; vents qui soufflez sur les vieux arbres, fins souterrains qui frémissez sous les bruyères ; génies des ravins et des précipices, vous qui, légers comme l’air, reposez sur la pointe de ces roches fragiles, que le poids d’un petit oiseau ferait écrouler, vous qui dansez sur l’arène des cendres bleues et rouges du volcan sans y imprimer la trace de vos pas, vous qui prenez pour mouture un flocon de neige emporté par l’ouragan ou un brin de mousse desséchée, enlevée à l’écorce des bouleaux, saluez tous le mont Gibel, le mont à la triple tête, le roi à la couronne flamboyante, le monarque à la robe de feu. »

« Et toi, ajoutait la voix en modérant son éclat et s’abaissant par degrés vers une mélodie suave et religieuse, et toi, douce et blanche reine des nuits, silencieuse Hécate, belle, éternellement jeune et belle, enveloppe-nous de tes reflets argentés, reçois l’hommage mystérieux et pur des enfants de la forêt antique. »

Ici le chanteur s’arrêta, et le voyageur transporté d’admiration et ravi de plaisir ne put résister au désir de voir l’incomparable artiste qui l’avait charmé. Il résolut de l’appeler par un chant du même genre : se livrant donc aux inspirations de son génie musical, qui le servit assez bien dans cette circonstance, il trouva facilement dans l’harmonie des terminaisons italiennes une sorte de rime libre à la manière de son compétiteur :

« Toi qui ravis mon âme de tes accents divins, s’écria-t-il, toi qui m’as fait entendre une mélodie plus enchanteresse que la harpe d’or des Élus, qui que tu sois, homme ou femme, ange ou démon, sylphide ou nécroman, viens à moi, que je rende hommage au talent sublime que tu possèdes. »

La voix d’Amédée était fraîche et belle, mais, quoique plus mâle que celle de son compagnon invisible, elle ne remplissait pas même les vallons et les collines. Il faut, pensa-t-il, que mon adversaire soit placé bien favorablement et qu’un écho propice se charge de doubler le volume de sa voix, car je défie le plus robuste chantre de lutter contre ce vent qui emporte les sons avant qu’on ne les lui ait confiés. En même temps, il regardait de tous côtés, impatient de voir arriver son « inconnu », lorsque la lune s’élevant dans l’air pur et bleu du firmament jeta une vive clarté sur le chemin jusqu’alors enveloppé dans l’ombre des arbres. Amédée vit distinctement, à deux pas de lui, un homme qui marchait sur le même sentier, mais sans que ses pas légers le pussent trahir par le craquement des « lapilli » et des scories dont le chemin était semé. Amédée allait lui adresser la parole, lorsqu’il s’élança sur une arête de laves qui bordait le chemin et qui, s’élevant progressivement forma bientôt comme une muraille de vingt pieds de haut si mince, si découpée, si fragile que c’était un spectacle effrayant à voir qu’un homme courant lestement sur cet édifice de cendre vitrifiée. Tout en voltigeant pour ainsi dire, il se remit à chanter les paroles suivantes sur un air animé et brillant :

« Esprits de la forêt vierge de toute domination, pourquoi laissez-vous violer votre sanctuaire par des pas humains ? Vents du soir, emportez le téméraire ; rochers sourcilleux brisez-le contre vos flancs aigus ! »

— Chante, chante, répondit Amédée ; quand tu devrais me maudire, je m’enivrerais du plaisir de t’écouter.

La crête volcanique que suivait l’inconnu se trouvant tout d’un coup interrompue, Amédée fut effrayé de le voir sur le haut de ce rempart fragile qui semblait prêt à se pulvériser sous ses pieds : mais le chanteur fit un saut de dix pieds de haut, sans que le moindre bruit accompagnât la chute de son corps, et se trouva à côté d’Amédée marchant avec la grâce et l’aisance d’un jeune montagnard dont il avait le costume. Sa taille délicate annonçait un enfant de ce climat brûlant de la Sicile qui ne permet pas à la force physique de se développer. Il était vêtu à la manière du pays. Son chapeau rond et pointu était surmonté de plumes d’aigle, et un ample manteau écarlate, comme on en voit souvent aux « banditi » de quelque importance, était élégamment drapé autour de lui.

— Compagnon, lui dit Amédée, permettez que je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait éprouver. Je ne m’attendais guère à trouver dans ce désert la voix enchantée du premier chanteur de l’Italie.

— Vous êtes louangeur, mon camarade, répondit le « ragazzo » en marchant toujours et sans se retourner vers Amédée ; cela seul vous ferait signaler pour un Français, si votre accent rude et fâcheux ne suffisait pas pour cela. Mais vous pourriez bien vous tromper en me prenant pour un chanteur de profession.

— Je puis me tromper en ceci, mais du moins je suis certain que l’habit que vous portez n’est qu’un déguisement emprunté pour satisfaire une fantaisie, ou dans un but de commodité.

— Voulez-vous dire que je sois une fille déguisée ?

— Non, il y a bien dans la petitesse de votre taille et dans certaines notes de votre voix, de quoi faire naître quelques doutes à cet égard, mais vive Dieu ! ceux qui vous verront gravir sur les rochers et sauter en bas comme un chamois ne vous soupçonneront pas d’avoir jamais porté des jupes. Je vous tiens donc pour un être du sexe masculin des plus intrépides, mais non pour un pâtre des montagnes comme votre costume l’annonce. Ou la nature a fait de vous un prodige, ou vous avez fait vous-même de l’art du chant l’étude la plus approfondie, car je jure qu’il n’y a pas un chanteur à Paris, à Vienne ou à Naples qui puisse vous être comparé.

— Peut-être que si vous m’eussiez entendu sur le théâtre de la Scala, vous m’eussiez sifflé ; mais dans le désert de l’Etna, votre imagination enflammée m’a merveilleusement secondé.

— Je n’en crois rien, et j’espère que nous ne nous quitterons pas sans que vous m’ayez dit un nom qui doit être déjà célèbre ou qui ne tardera à le devenir. Allons, il faut que vous soyez Polidoro, dont parle toute l’Italie et que l’on attendait à Rome, lorsque j’ai été forcé de quitter cette ville.

— Comme je me souviens fort bien de vous avoir vu à Rome, il est probable que je n’étais pas à cette époque sur la route de Milan, d’ailleurs, Polidoro a le double de mon âge.

— Nous sommes-nous donc rencontrés à Rome, dit Amédée, et ne voulez-vous pas vous faire connaître à moi ?

— Avant tout, je vous ferai observer que vous êtes monté sur votre mule, tandis que je suis à pied, ce qui n’est pas commode pour faire la conversation ; je ne me soucie pas de fatiguer ma voix et de m’essouffler pour satisfaire votre curiosité.

— Cela est trop juste, je vais mettre pied à terre et nous monterons alternativement sur la mule. Il serait fâcheux qu’une aussi belle voix s’altérât, quoique, en vérité, vous ne paraissiez pas tout à l’heure très soigneux de la ménager.

— Ne croyez pas cela, ma voix c’est ma vie, et j’aimerais autant perdre l’une que l’autre ; mais, si les longs discours me fatiguent, il n’en est pas ainsi des plus longs airs. Je suis organisé pour chanter comme vous pour parler et c’est en chantant que je me repose. Mais ne descendez pas de votre mule : je suis fort léger et elle ne s’apercevra pas de ce surcroît de bagage. D’ailleurs, je ne vous serai pas inutile, car je connais mieux que vous tous les sentiers de la contrée.

Sans attendre de réponse, l’homme sauta en croupe derrière Amédée, avec une agilité qui tenait du prestige. La mule qui ne s’attendait pas à ce renfort fit un bond si rapide que son cavalier, qui ne se tenait pas sur ses gardes, ne put l’empêcher de tourner subitement de la tête à la queue et de prendre le galop en descendant la montagne. Il s’efforça de la calmer et de la retenir, mais tout fut inutile ; à chaque instant, elle doublait de vitesse. Amédée, qui était un fort bon cavalier et un homme naturellement intrépide, ne songea d’abord qu’à rire de cette aventure ; mais il conçut de l’humeur, lorsqu’il vit que son malicieux compagnon pressait les flancs de l’animal et lui frappait continuellement les jarrets avec sa houssine pour la faire courir ; l’impatience finit par se changer en colère chez Amédée, dont toutes les représentations ne faisaient qu’exciter la gaieté de l’inconnu.

— Si vous ne finissez cette mauvaise plaisanterie, dit-il enfin, je vous avertis que je me débarrasse de vous en vous jetant par terre.

— Essaye donc, dit le bizarre compagnon en redoublant ses coups sur la pauvre mule.

— C’en est trop, dit Amédée ; et faisant un demi-tour sur lui-même, il s’attendait à démonter d’un coup de poing son adversaire en apparence fort grêle, mais il trouva une résistance sur laquelle il ne comptait pas. L’inconnu se cramponna autour de lui et le serrant de ses deux bras avec une force surnaturelle lui fit par cette strangulation ressentir une si horrible souffrance qu’il abandonna les rênes. La mule, saisie d’un nouveau vertige, courait comme le vent, franchissant les amas de rochers et les courants de lave, qui s’opposaient à sa fuite rapide. De plus en plus effrayée de la lutte que ses deux cavaliers se livraient sur son dos, elle perdit jusqu’au sentiment de sa propre conservation et se précipita avec eux dans un ravin de plus de trois cents toises de profondeur.

3 — L’éruption modifier

La lune dans tout son éclat brillait au milieu d’un ciel pur ; l’arène de neige du milieu de laquelle s’élève la triple cime de l’Etna et qu’on appelle « regione scoperta » étincelait de blancheur aux reflets de l’astre argenté. Après avoir passé entre Monte Nuovo et Monte Pumento en laissant sur la droite la Schiena del asino, on ne trouve plus de chemin tracé et l’on s’oriente vers l’Etna principal qui se trouve à découvert de tous côtés : c’est dans cette dernière région nommée fort improprement « piano del frumento » que s’élevait jadis un monument quadrangulaire dont la tradition attribue la fondation à Empédocle. Au temps où se rapporte cette histoire, il n’offrait plus qu’une enceinte de pierres disposées en carré et ensevelies dans les cendres qu’elles ne dépassaient que de quelques pieds. Chaque éruption de l’Etna travaille à engloutir cette ruine qu’on appelait la Tour du philosophe et qui peut-être a disparu entièrement aujourd’hui. C’est là que deux hommes se reposaient la nuit dont nous venons de parler : l’un deux était étendu dans une sorte de sommeil léthargique et adossé contre quelques pierres sculptées depuis longtemps abattues du fronton qu’elles avaient orné ; l’autre se tenait à ses côtés dans une muette contemplation, tantôt attachant sur lui son regard fixe, tantôt l’élevant sur la cime fumeuse du volcan. Amédée, — car le dormeur était le même voyageur que nous avons vu rouler au fond d’un précipice au chapitre précédent, — essayait vainement de se réveiller. Il en éprouvait le désir. Il avait besoin de se soustraire à l’oppression indéfinissable que lui causait le regard de son compagnon, mais il n’était pas en son pouvoir de s’en affranchir. Enfin l’inconnu, se penchant vers lui, lui passa la main sur le visage sans le toucher en lui disant : « C’est assez » ; et Amédée se souleva aussitôt, et, jetant autour de lui des regards égarés comme vous l’eussiez fait à sa place, il tenta de quitter sa place et y réussit, après avoir vaincu un léger engourdissement. Il regarda alors attentivement son compagnon et après s’être bien assuré que c’était le même petit homme en manteau rouge dans la compagnie duquel il était tombé au fond du ravin :

— Ami, lui dit-il, veuillez m’expliquer comment, après une si effroyable chute, nous nous trouvons maintenant préservés de tout mal ; dites-moi, si vous le pouvez, où nous sommes et d’où nous venons. L’inconnu, qui était retombé dans sa contemplation de l’Etna, se retourna froidement vers lui :

— Ma foi, dit-il, cette explication n’est pas bien difficile à vous donner, d’autant plus que c’est la quinzième fois depuis un quart d’heure que vous m’adressez les mêmes questions sans vouloir entendre ma réponse. Nous venons de la « regione scoperta » où nous nous sommes rencontrés et nous voici près du cratère, dans la Tour du philosophe.

— Cela est fort extraordinaire, dit Amédée en se frottant le front et cherchant à rassembler les forces de son cerveau dont il commençait à douter : ou je suis fou, mon camarade, ou nous avons roulé ensemble…

— Allez-vous recommencer vos folies ? dit le chanteur en haussant les épaules. Votre délire n’est donc pas encore passé ? Allons, buvez un peu à ma gourde, cet accès de fièvre cérébrale s’en trouvera mieux.

« En effet, pensa Amédée, il faut que je sois devenu fou, ou que je sois ressuscité après ma mort, ce qui est moins probable. » Il but quelques gouttes du breuvage que le chanteur lui présenta et il se trouva aussitôt plein de force et de vie, sans pouvoir néanmoins perdre le vague souvenir des événements inexplicables de la soirée.

— C’est donc un rêve que j’ai fait, dit-il ; cependant il m’a semblé que vous sautiez en croupe derrière moi et que ma mule…

— Encore ! dit l’inconnu ; finissez, de grâce, de battre ainsi la campagne : nous avons fait route ensemble depuis la région des bouleaux jusqu’ici, mais la subtilité de l’air a fait sur votre cerveau une trop vive impression, ainsi qu’il arrive à beaucoup de voyageurs qui se hasardent à cette heure sur l’Etna. À mesure que nous montions, votre délire a augmenté. Il est probable que, sans moi, vous vous fussiez en effet précipité dans quelque abîme, car vous aviez l’esprit frappé de cette fantaisie, mais le hasard m’a donné à vous pour compagnon et pour guide et, quoique vous vous soyez imaginé de me prendre pour ce que je ne suis pas, je ne veux point vous abandonner.

— Mais la mule ? demanda Amédée, dans le cerveau duquel un reste de doute luttait encore contre les explications beaucoup plus raisonnables de son compagnon.

— La mule, répondit celui-ci, est attachée dans le bois à une place où nous la retrouverons facilement. J’ai vu que vous étiez hors d’état de vous tenir en selle. Je vous ai permis d’en descendre et de me suivre à pied. Ne vous rappelez-vous point ?

— Pas le moins du monde, dit Amédée tristement. Je ne me rappelle que les rêves étranges que j’ai faits. Je les ai encore si présents, je serais si fort tenté de croire à leur réalité, sans la peine que vous prenez pour me ramener à la raison, que je crains d’être devenu réellement fou dans ce maudit voyage.

— Rassurez-vous, dit le chanteur, j’ai souvent éprouvé cette sorte de vertige dans les régions élevées que j’ai parcourues. Demain vous ne vous en souviendrez plus. Vous êtes à moitié guéri depuis que vous êtes tombé dans une sorte d’accablement où je vous ai laissé à dessein quelques instants. Mais votre situation exige maintenant que nous marchions. Approchons de l’Etna.

Les deux voyageurs se prirent le bras afin de s’aider mutuellement contre la violence du vent, et ils s’avancèrent sur la plaine de Frumento, tantôt s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, tantôt glissant sur les glaces, sur les amas de cendres et de scories d’où s’échappaient des vapeurs brûlantes.

Tout est prestige et fantasmagorie vers la cime du volcan. Cette neige éternelle du sein de laquelle s’exhalent des feux souterrains, cette flamme blanche et phosphorique qui brûle tranquillement sur la brèche du cratère, et comme un pâle fanal répand ses tristes lueurs sur la glace transparente, cette absence de tout être animé, ce silence de mort portaient dans l’âme d’Amédée de nouvelles agitations tumultueuses. Le silence de son compagnon lui devint pénible. Il eut besoin de le regarder, de distinguer enfin les traits de son visage pour s’assurer qu’un être de son espèce était à ses côtés. Chaque fois qu’il portait sur lui ses regards, les reflets de la lumière semblaient prendre une teinte verdâtre qui décomposait le coloris de son visage et empêchait Amédée d’en apprécier la beauté. Il ne pouvait s’empêcher d’en admirer pourtant les lignes pures et délicates, mais cette pâleur livide, soit qu’elle fût l’effet du clair de lune, soit qu’elle fût l’empreinte de chagrins prématurés, portait un effroi involontaire dans l’âme troublée du voyageur. Il eût voulu éviter le regard de ces grands yeux noirs où se peignaient la souffrance et la fierté dédaigneuse de toute compassion, lorsque, tout à coup, ces yeux se fixant sur Amédée prirent une vivacité si extraordinaire qu’ils semblaient deux globes ardents prêts à le consumer.

— Entendez-vous ? s’écria-t-il, en lui pressant fortement le bras et lui montrant le cratère lumineux.

— Je n’entends rien, répondit Amédée.

— Quoi ! vous n’entendez pas une voix qui chante et qui m’appelle ? Adieu !

— Pour le coup, mon camarade, dit Amédée, c’est votre tour d’être fou, mais je ferai pour vous ce que vous avez fait pour moi. Je ne vous abandonnerai pas seul à votre délire.

— C’est toi qui délires, répondit l’inconnu, en étendant son manteau comme si c’eût été une paire d’ailes pour s’envoler. Reste ici, ou retourne à la tour, l’esprit m’appelle : je dois aller à mon maître.

— Voici un étrange effet de l’atmosphère, pensa Amédée. Il faut que tous deux nous tombions alternativement en démence, dans ce lieu sauvage et glacé. Allons, ami, dit-il, reviens à toi. Nulle voix ne t’appelle. Ne cherche pas à m’échapper. Je veux te secourir et te suivre.

— Malheureux ! dit l’inconnu, tu n’entends pas ses accents divins ! Que je te plains ! Ton oreille est fermée aux sons ravissants de sa voix et aux accords aériens de la harpe éolienne !

Alors le jeune homme se mit à chanter de cette même voix prodigieuse et avec cet art inexprimable dont Amédée se souvint alors confusément d’avoir été charmé.

« Oui, viens ! disait-il, dans ces rimes mélodieuses qui semblaient faites pour son chant. Viens, mon roi. Ceins ta couronne de flamme blanche et de soufre bleu d’où s’échappe une pluie étincelante de diamants et de saphyrs ! — Me voici ! enveloppe-moi dans des fleuves de lave ardente, presse-moi dans tes bras de feu, comme un amant presse sa fiancée. J’ai mis le manteau rouge. Je me suis paré de tes couleurs. Revêts aussi ta brûlante robe de pourpre. Couvre tes flancs de ces plis éclatants. Etna, viens, Etna ! brise tes portes de basalte, vomis le bitume et le soufre. Vomis la pierre, le métal et le feu ! »

La voix du chanteur augmentait de volume avec son enthousiasme ; elle devint si éclatante que le vaste horizon semblait ne plus la contenir. Amédée sentit sa raison se troubler. Cédant aux prestiges qui l’environnaient, son cerveau s’embrasa. Un transport frénétique s’empara de lui. Il saisit plus fortement le manteau de son compagnon, dont les pas légers semblaient ne plus effleurer le sol.

— Ne me laisse pas végéter dans cette vie réelle, à laquelle tu sembles ne pas appartenir, s’écria-t-il avec enthousiasme, ange ou démon : entraîne-moi dans ce tourbillon que je vois déjà t’envelopper.

De violentes secousses ébranlèrent la montagne. Des bouffées de flammes rouges et de sombre fumée s’exhalèrent de la bouche du volcan. Un bruit épouvantable, des craquements affreux remplirent les airs. En un instant, la lune disparut sous les noires vapeurs qui s’amoncelaient rapidement. Le vent souleva et dispersa des montagnes de cendres et des tourbillons de neige. Le compagnon d’Amédée, à demi-porté par les airs, semblait flotter sous son manteau déployé.

— Homme, dit-il, aurais-tu donc le courage de voir les merveilles de la Colère ? ne crains-tu ni le feu ni la mort ?

— La mort ne saurait être dans cette région éthérée où tu me transportes, répondit Amédée. Mon corps fragile peut être consumé par le feu, mon âme doit s’unir à ces éléments subtils dont tu es composé.

— Eh bien ! dit l’Esprit, en jetant sur Amédée une partie de son manteau rouge, dis adieu à la vie des hommes et suis-moi dans celle des fantômes.

Une rafale les emporta tous deux. Amédée se vit enveloppé dans des vapeurs qui formaient devant ses yeux comme des rideaux épais. Les sifflements du vent, les roulements de la foudre, les rugissements de la montagne ébranlée jusqu’en ses fondements prirent mille voix terribles et funestes : et les mots retentissants, « Temporale, temporale », tombèrent de tous côtés comme une pluie de sons graves et sonores. Jamais harmonie plus éclatante et plus sauvage n’avait été entendue. L’Esprit, compagnon d’Amédée, chantait aussi ; mais c’étaient des paroles incompréhensibles et sur un ton déchirant comme les cris de la douleur et de la folie. Emportés dans l’espace, ils flottaient sur les nuées comme le naufragé que la vague exhausse et replonge cent fois dans ses aveugles caprices. Des sillons de feu dessinaient autour d’eux des caractères hiéroglyphiques et des cercles tournoyants. Une grêle de pierres incandescentes et des blocs d’un rouge de sang pleuvaient sur eux sans les atteindre.

— Que dis-tu de ce spectacle ? demanda L’Esprit à son hardi compagnon, en reprenant le ton aisé et indifférent qu’il avait eu sur la montagne.

— Je le trouve sublime, répondit Amédée, mais je voudrais le voir de plus près.

L’Esprit le saisit par les cheveux avec un éclat de rire diabolique, et ils fendirent l’air avec la rapidité de la foudre. Ils tombèrent sur la crête aiguë d’un rocher, mais leurs corps étaient si légers qu’ils bondirent comme la balle lancée par un enfant et retombèrent plus bas sur un autre rocher où ils s’arrêtèrent. Amédée vit alors au-dessus de lui le cratère vomissant des torrents de feu liquide, de métaux en fusion et lançant dans les nuages des bombes volcaniques dont la détonation était assourdissante. Des fleuves de lave descendaient rapidement en cascades de feu, et déjà ils entouraient la roche isolée où les deux voyageurs nocturnes étaient assis. Peu à peu les ondes de ce nouveau Tartare grossirent et embrasèrent leur dernière retraite. Amédée ne fut pas maître d’un mouvement d’effroi, lorsqu’un nouveau courant de lave, rompant ses digues, accourut sur eux avec l’impétuosité du tonnerre. Il passa, et Amédée se sentit, pénétré jusqu’aux os par la flamme dévorante. Il se retourna et vit son corps à demi consumé que la lave emportait loin de lui et dont les misérables débris flottaient sur une mer de feu. Au même instant, ce qui restait de lui se sentit entouré par des bras voluptueux, et son compagnon au manteau rouge devint une femme plus ravissante que houris tant vantées du Prophète : c’étaient bien toujours les mêmes traits qu’Amédée avait admirés dans son compagnon, mais un vif coloris de jeunesse et de santé brillait sur la charmante figure. Ses beaux yeux n’avaient plus cette tristesse dédaigneuse ni cet éclat diabolique qui s’y étaient montrés successivement ; ils avaient l’expression brûlante d’un amour passionné ; sa taille flexible et déliée rappelait bien encore l’intrépide allure du jeune montagnard, mais elle avait les formes gracieuses et délicates de la femme la plus séduisante. À ses vêtements de pâtre avait succédé une robe légère semée d’or et de diamants ; ses cheveux noirs et parfumés flottaient dans un désordre fantastique et le manteau de pourpre attaché sur ses épaules par des agrafes de rubis voltigeait en plis ondoyants autour d’elle. À la vue de cette métamorphose, Amédée sentit un mélange de désir et de terreur. La fée s’enfuit et gravit la montagne embrasée avec la légèreté d’un oiseau, tandis que ses petits pieds blancs et nus couraient sur la braise et sur la lave bouillante : on eût dit d’une jeune mouette qui étend ses ailes pour courir sur les flots transparents. Elle chantait de sa voix ravissante qu’accompagnaient les éclats et les déchirements du volcan.

— Suis-moi, si tu l’oses, disait-elle en se retournant vers Amédée avec un sourire céleste, suis-moi dans les entrailles de la fournaise : c’est là que mon palais enchanté et mon premier baiser accueilleront mon fiancé. Dévoré d’amour, il s’élança sur la montagne ruisselante de feu, aussi léger que la vapeur brûlante qui se balançait sur ces ondes infernales ; il suivit rapidement les traces de la fée et lorsqu’elle plongea dans la bouche du volcan, il s’y élança après elle. Il ne sentait plus en lui ces frayeurs, ces répugnances inséparables de la nature humaine ; pur esprit, il éprouvait l’ardeur de la flamme, non comme une douleur cuisante, mais comme une indicible volupté. Dans l’intérieur du volcan, il songea à peine à admirer les trésors de la lumière éclatante qui, sous mille formes et sous mille nuances, frémissait, comme balancée par un vent impétueux renvoyé du fond de l’abîme ; sur ce lit de feu tremblant, la fée tendait ses bras de neige vers Amédée, mais à peine eut-il touché de ses lèvres la rose ardente de sa bouche qu’il fut frappé d’une violente commotion électrique et perdant tout sentiment de cette vie magique qui l’enivrait… il se trouva couché sur son lit de feuilles sèches à l’entrée de la grotte des Chèvres, tandis que sa mule paissait à ses pieds l’herbe fine humectée de la rosée du matin…

— Mais, dit Tricket, il est temps que je me retire, car voici réellement luire le jour et je devrais déjà être à Baltimore où un de mes amis m’a donné rendez-vous. Nous reprendrons une autre fois l’« Histoire du Rêveur ». En attendant, dors, pauvre créature, et oublie jusqu’au sentiment de ta chétive existence. Tricket s’envola et, du sommeil magnétique, je tombai dans le sommeil animal le plus complet.

Puissiez-vous, mes chers amis, en faire autant avec l’aide de cette lecture.

Avis modifier

Ceux de vous, ô mes amis, qui aiment à lire une histoire d’un bout à l’autre, à suivre des événements dans l’ordre où ils se sont passés, ceux-là, je les engage à sauter les pages suivantes jusqu’à la fin de cette deuxième partie. Pour moi, je ne me sens pas la constance de raconter tout d’une haleine, et il y a telle histoire de coin du feu que j’ai su faire durer tout un hiver et reprendre à la Toussaint de l’autre année, juste au point où je l’avais laissée au printemps précédent. D’ailleurs, lorsque Tricket eut fini la première partie de son récit, il partit pour Baltimore, ainsi que je l’ai dit au chapitre précédent. Il y rencontra quelques fées de sa connaissance qui l’invitèrent à une soirée musicale qu’elles donnaient le lendemain sur la cime du mont Pichincha dans les Andes. De là un de ses amis l’emmena à Madagascar, où l’attendait un vieux magicien qu’ils s’engagèrent à conduire au Détroit des ossements, au nord de la Sibérie. Ce ne fut qu’au bout de quelques semaines que je vis revenir mon ami et que nous pûmes reprendre nos entretiens nocturnes.

DEUXIÈME PARTIE modifier

1 — Le grillon modifier

— Qu’as-tu, créature mortelle, me dit un soir le bon Tricket, je ne te reconnais plus. D’où vient cet air sombre et abattu ? Quel malheur t’a donc frappée ? quelque argent mal employé, dissipé, perdu ? quelque mortification du sot amour-propre, car, vous autres, voilà vos affaires dans la vie. L’or et la vanité, c’est de quoi vous arracher des larmes et déchirer vos cœurs.

— Injuste ami, lui dis-je, quel plaisir prends-tu à humilier le genre humain dans ma personne, quand tu sais si bien que je n’ai pas l’esprit d’occuper ma vie avec les passions qui remplissent celle de mes semblables ? Un chagrin véritable flétrit mon cœur dans ce moment, et quand je t’en aurai fait le douloureux récit, tu pleureras avec moi.

— Voyons donc, dit Tricket, en s’appuyant sur le lumignon de ma lampe, conte-moi cela.

— Je vais te le lire, lui dis-je.

— Pouah ! dit Tricket ! de la douleur écrite ! ça ne vaudra pas le diable.

— Il ne s’agit pas de ce que tu crois : ce que je vais te lire est tout simplement ma lettre, que j’écris à Jane.

— À Jane ! dit Tricket. Ah ! quand donc le Grand Pouvoir qui dispose de moi m’enverra-t-il habiter le cerveau d’un être comme Jane ?

— C’est trop d’ambition pour toi, petit Tricket ; tu n’y gagnerais au reste pas tant que tu crois, car, avec moi, quelque fou que tu sois, tu conserves toujours une certaine supériorité de raison et de science qui me rend sensible à tes remontrances, au lieu qu’avec Jane tu serais si peu de chose ! Esprit fantasque, tu règnes ici, contente-toi de ma société.

— C’est bon, c’est bon, dit Tricket, mais je ne puis sans soupirer me rappeler Jane aux cheveux noirs, au long regard, à la voix douce, au sourire caressant ; cette créature n’est pas de la même argile que vous, ma chère.

— Aussi, Tricket, mon amitié pour elle est une sorte de culte. Mais écoute ma lettre et sache auparavant que Jane m’ordonna un jour de lui écrire un gros volume sur tel sujet qui me plaisait. Je commençai. Je n’achevai pas.

— C’est pour ne pas changer d’habitude, dit Tricket.

— Sans doute ; maintenant, je tâche d’éluder sa demande, en lui soumettant toutes les difficultés qu’entraîne son exécution.

À Jane [1]
Nohant, le X… 183…

« Qu’un ange daigne tendre la main à une pauvre créature mortelle et l’invite à se dégager des faiblesses humaines, pour s’élever vers les choses célestes, cela se voit, à ce qu’assure ma mère Alice [2]. Mais que l’ange s’amuse à s’entretenir familièrement avec le mortel, et, lui demandant compte de toutes ses sensations, prenne plaisir à lire dans ce cloaque des pauvretés et des faiblesses de son âme, ainsi que dans un livre intéressant, c’est ce qui peut être regardé comme une conduite légère et inconvenante de la part de l’ange. C’est chez lui une familiarité déplacée, et, quoiqu’il n’y eût pas de danger pour la contagion, toujours est-il que c’est une occupation indigne de lui que cet examen.

« Comment donc viens-tu, Jane, me demander un livre à moi ? qu’y a-t-il dans ma nature qui puisse s’élever jusqu’à la tienne ? Où trouveras-tu un sourire ou une larme pour des plaisirs et des peines que tu ne saurais comprendre ? Anges, restez aux cieux. Le commerce des hommes ne saurait vous plaire longtemps, et ce que vous trouverez dans l’analyse du cœur humain n’excitera en vous que surprise et compassion. »

— Ne pourriez-vous sauter quelques pages, dit Tricket, cela sent la préface à plein nez.

— J’y consens, dis-je, pour te prouver que je sais passer du grave au doux, du plaisant au sévère. Je reprends quelques années plus loin…

« Et puis un livre : comment faire pour commencer un lorsque, comme moi, on a l’habitude de les prendre tous par la fin ? Tu me donnais pourtant bien mes aises ; que ce soit un roman ou un poème, disais-tu, de la morale ou de la plaisanterie, du classique ou du romantique, je n’y tiens guère, pourvu que cela vienne de toi. Fort bien. Je puis m’élancer dans la prose ou dans poésie. Pour la prose, je m’en pique. J’ai composé dans ce genre deux excellents morceaux : savoir, une recette pour la confection du plum-pudding, et un compliment à ma tante pour le jour de sa fête : dont l’un, par sa clarté, sa concision, son exactitude ; l’autre, par sa fraîcheur, sa sensibilité et ses grâces neuves et piquantes, ont fait l’admiration de tous mes parents lorsque je n’avais encore que douze ans. Dans ce temps-là, je me suis bien aperçue que j’étais un prodige. Car, jusqu’à ma bonne, tout le monde me le disait. Quant aux vers, j’en ai fait une fois trois de suite dans le dernier couplet d’une certaine chanson, que les auteurs ont eu la générosité de m’attribuer tout entière, quand ils ont reconnu qu’ils n’obtiendraient jamais qu’un salaire de coups de bâton à toucher à la porte de chaque maison de la ville. Il fut, à cette époque, fortement question de me pendre, et une dame de distinction, qui se crut particulièrement attaquée dans cet opuscule, offrit sa jarretière pour faire le nœud coulant qu’elle désirait me voir autour du cou. Le danger que je courus alors m’a glacée d’une telle épouvante, que j’ai juré de ne jamais plus me livrer à cette verve prodigieuse qui m’avait inspiré, dans le court espace d’une soirée d’hiver, trois vers entiers de six pieds chaque. »

— Je sais cette histoire par cœur, dit Tricket, passez, passez.

— Hem ! dis-je, en faisant une nouvelle enjambée, m’y voici.

« Ne crois pas pourtant que j’ai perdu mon temps à chercher ce que j’allais faire. Dès que j’ai reçu ta lettre, je me mis à l’ouvrage, sauf à réfléchir après. Que me manquait-il, en effet ? ce n’était ni le papier, ni l’encre, ni le temps, ni la volonté ? Que faut-il de plus pour écrire par le temps qui court ? J’oubliais le besoin d’argent, si c’est un stimulant utile, comme je n’en doute pas. La première fois que j’écrirai pour le public, je ferai des merveilles certainement, car je ne connais personne qui puisse s’aider comme moi de cette disposition à l’enthousiasme qui consiste à n’avoir pas le sou. »

— Que de digressions ! dit Tricket. Au fait, au fait.

— J’y suis, repris-je, en sautant quelques lignes.

« J’écrivis donc, j’écrivis, tant qu’il y eut sur mon bureau de quoi faire gémir la presse et les lecteurs. Mais quand je vis ma besogne si avancée, je voulus y mettre de l’ordre, l’écrire en caractères moins désespérants, rassembler ces feuilles éparses afin d’en former un tout. C’est là que commencèrent mes tribulations. Ce fut d’abord un travail à en perdre la vue que de déchiffrer ma propre écriture. Je priai quelques-uns de mes amis de m’aider, mais après d’infructueux essais, tous me déclarèrent que la science de MM. Champollion et consorts ne suffirait pas pour débrouiller mes hiéroglyphes. Quel dommage que des idées si lumineuses aient été tracées en caractères si étrangement crochus ! que de trésors perdus pour la postérité, à moins que les siècles futurs n’engendrent une nouvelle race de savants plus versés dans la science des chiffres ! »

Croyez-vous, dit Tricket en bâillant, que toutes ces fades plaisanteries sur votre propre compte soient bien amusantes ? Pour moi, je trouve qu’il n’y a rien d’insipide comme un écrivain qui meurt d’envie d’occuper de soi le lecteur. Quelques-uns ont la bonne foi et l’ingénuité de faire des volumes à leur propre louange ; d’autres, plus habiles, mais non moins fâcheux, se tournent en ridicule, se prennent pour but de leurs railleries, feignent de se mépriser, afin qu’on les estime, et veulent bien faire rire à leurs dépens, pourvu qu’on s’occupe d’eux. Véritables paillasses littéraires, qui souffriraient tous les affronts, plutôt que de ne pas attirer les regards et les aumônes.

Je baissai la tête d’un air abattu. La remarque de Tricket était d’une vérité assommante. Mais, reprenant courage :

— Et Sterne ? et Montaigne ? lui dis-je !

— Montaigne, dit-il, écrivait de bonne foi sa vie pour être utile à celle d’autrui. Sterne a tracé le portrait d’Yorrick : qu’en pensez-vous ?

— Rien, lui dis-je. Toucher à la gloire de Sterne, c’est une profanation dont je n’ai pas l’audace.

— Continue donc ta lecture, dit le génie, mais abrège, s’il est possible.

« À cette difficulté s’en joignit une autre, celle de lier ensemble les parties de mon ouvrage, car j’avais écrit ce qui m’était venu dans l’esprit, sans m’inquiéter des intervalles à remplir pour joindre ensemble les événements. J’avais commencé par faire descendre mes héros dans la tombe, au milieu des larmes de leurs proches ; ce tableau étant le plus touchant et le plus pathétique, je n’avais pu résister à la tentation de le tracer le premier ; puis, j’avais donné une famille à ces intéressants personnages, mais sans songer à les conduire préalablement à l’autel. De sorte qu’un de mes amis, à qui je traçais la peinture aimable de leur ménage, me fit observer que le tableau était immoral et l’innovation hardie. Je me hâtai de réparer cet oubli et de conclure l’hymen de mes amants, et cela me faisant penser que je n’avais pas encore songé à les mettre au monde, je trouvais que plus j’avançais plus il me restait à faire.

« À tout cela se joignit une attaque de goutte qui me força d’interrompre mes veilles durant plusieurs nuits, et l’absence où je fus obligée de laisser mon cabinet fut cause d’un événement déplorable, qui me réduisit à un tel désespoir, que je pris en haine le lieu qui me rappelait de si frais et de si déchirants souvenirs. J’avais un ami, un excellent ami en vérité ! doux, sage, discret, généreux, aimable ! hélas ! il n’est plus ! »

— Un ami ! dit Tricket, vous vous êtes permis d’avoir un ami en mon absence, sans m’avertir, sans me consulter ?

— Écoute, Tricket, comment cela m’est arrivé. Il y avait près d’un mois que j’avais fait sa connaissance. C’était un soir, qu’en glissant mon pied dans ma pantoufle, je l’avais senti me chatouiller le bout des doigts ; surprise, j’y portai la main, ramassai la pantoufle, mis mes lunettes sur mon nez, et m’approchant de la lampe, je trouvai un grillon de l’espèce de ceux qui se cachent dans les cheminées, et qui chantent dans l’âtre durant les longues nuits d’hiver. C’est un petit animal d’un blond clair, au corselet propre, aux pattes déliées, au visage spirituel, quoiqu’il l’ait un peu court et partant peu distingué. Sa physionomie me gagna le cœur dès le premier abord, et bien qu’il fît de furieux efforts pour s’échapper, je le pris le plus délicatement qu’il me fut possible. Et le rassurant de mon mieux : « Sois le bienvenu, lui dis-je, et ne crains pas que je te fasse du mal, ce serait de ma part une cruauté gratuite, une insigne lâcheté ; tu es venu chercher ici un refuge : il ne sera pas dit que tu sois plus mal reçu par des hôtes à qui tu ne fis jamais aucun mal, que Coriolan ne le fut jadis chez les Volsques. » En achevant ce discours qu’il me parut écouter avec intérêt, je le portai dans mon cabinet et, le déposant dans mon armoire à rayons qui me sert à la fois de bureau, de bibliothèque et de secrétaire, je le laissai se glisser entre un volume de Shakespeare et une brochure de Benjamin Constant, puis, lui souhaitant une bonne nuit, j’allai de mon côté prendre mon repos.

Depuis cette époque, mon aimable ami ne passait pas une nuit sans me rendre sa visite : c’était le compagnon de mes veilles, le sentiment affectueux que nous éprouvions l’un pour l’autre n’eût pas manqué de répandre une teinte de bienveillance et de sensibilité sur mon ouvrage, si j’eusse pu l’achever sous ses auspices ! Jusqu’à minuit, il se tenait tranquille dans sa retraite, soit qu’il y dormît, soit qu’il eût coutume, ainsi que moi, de consacrer une heure chaque soir à examiner l’état de son cœur et à y joindre quelque méditation philosophique et morale. À cet effet, sans doute, il s’était choisi dans quelque fente de la boiserie un asile écarté que je voulais ignorer, que j’aurais respecté toute ma vie, puisque sa fantaisie était de me cacher son domicile : à Dieu ne plaise que j’eusse violé les droits sacrés de l’hospitalité par une curiosité indiscrète ! Mais comme ses habitudes avaient une parfaite sympathie avec les miennes, dès que minuit avait sonné, il commençait à se réveiller et à jouir pleinement de toutes ses facultés intellectuelles. D’abord, je l’entendais frétiller sur le papier qui tapisse mon armoire et secouer timidement, avec un faible bruit, ses petites ailes engourdies par le sommeil. Peu à peu il s’enhardissait, se rapprochait : son chant prenait de la mélodie, de la mesure, de l’éclat. Il le répétait longtemps et avec des modulations singulièrement variées ; aussi, loin de le trouver monotone, comme l’eussent pu faire des oreilles moins attentives et moins exercées, les miennes savaient en apprécier les beautés. D’ailleurs, lors même que l’habitude m’eût rendu son refrain un peu uniforme à la longue, comme je ne doute qu’il eût, en le répétant, l’intention de m’être agréable, pour rien au monde je n’eusse voulu lui causer la mortification de l’interrompre… l’amitié, comme l’amour, vit de mutuels sacrifices.

Enfin, il descendait de rayon en rayon jusqu’à une pile de livres entassés sur le bureau à ma droite. Il s’y arrêtait, réjoui de contempler la vive clarté de ma lampe. Il me regardait aussi sans effroi ni méfiance. Il passait avec une grâce inimitable ses antennes longues et délicates sous ses petites pattes de devant, et je devinais les diverses émotions de son âme au mouvement qu’il imprimait à ces légers ornements. S’il les plaçait en avant et sur une même ligne, c’est qu’un objet nouveau avait éveillé son attention. S’il les plaçait inégalement, avançant l’une et retirant l’autre, il était partagé entre le doute, l’étonnement, la curiosité, l’inquiétude. Enfin, lorsque l’une et l’autre étaient rabattues sur son dos, dépassant encore de toute la moitié la longueur de son individu, il était dans un état parfait d’aménité, de calme et de bonheur.

De jour en jour il devenait plus familier et notre intimité acquérait de nouveaux charmes. Tantôt, il se promenait gravement entre mes plumes et tantôt se fourrait dans ma boîte de pains à cacheter. Espiègle et pétulant, il en sortait d’un saut et les faisait voler autour de lui. Il arrivait jusque sur mon papier et semblait lire chaque mot à mesure qu’il s’échappait de ma plume, l’effaçait souvent en passant dessus et toujours à propos ! Honnête et sincère ami. Qui peut apprécier le nombre de bévues que tu m’auras préservée d’écrire ! car j’avais pour toi un respect superstitieux ; je te prenais tantôt pour une âme et tantôt pour un génie : je me serais bien gardée de m’opposer à la sagesse éloquente de tes muets avis.

Le cœur humain est essentiellement sympathique de sa nature, et ceux qui veulent l’écouter et ne point étouffer ses mouvements par de vains sophismes, par des préjugés arbitraires, éprouvent que plus ils se livrent à cette délicieuse sympathie, plus leurs jouissances sont fines et variées. Elle établit des rapports entre l’homme et tous les objets qui l’environnent, elle multiplie les objets de son affection. Ah ! s’il savait reconnaître ses inspirations ! s’il ne s’arrogeait point l’injuste et absurde prérogative d’être impatient, querelleur, destructeur, cruel ! il verrait se ranger sous sa protection une grande partie des êtres que sa méchanceté stupide retient dans une juste défiance. On a été étonné du degré d’éducation que de chétifs insectes ont pu acquérir grâce à la patience et à la continuité de soins de quelques pauvres prisonniers. Latude avait à la Bastille une araignée favorite qui répondait à sa voix et charmait ses longs ennuis. Je suis convaincue que cette éducation, dont bien des exemples sont restés ignorés, n’est ni si longue ni si difficile qu’on se l’imagine.

Pour moi, j’aurai toujours bonne opinion d’un homme qui sera susceptible de l’entreprendre et, fussé-je libre de le faire, j’ouvrirais d’une main assurée le cachot de celui que j’y trouverais livré à d’aussi paisibles amusements. Il ne saurait être dangereux à la société, ennemi de ses semblables, l’homme qui a tellement besoin de société et d’amitié, qu’il recherche, à défaut d’autre, celle des moindres créatures.

Il y avait dans une prison, où je vais souvent, un vagabond que de fortes préventions faisaient regarder comme assassin. Je le trouvai un jour partageant son lit de paille et son pain bis avec une oie qui répondait à ses caresses, et bien que tout le reste fût à la charge de cet homme, cela seul m’a toujours porté à le croire innocent du crime dont on l’accusait.

Hélas ! qui sait si ce n’est pas l’âme d’un de mes amis que j’ai perdus, qui habitait le corps menu de ce pauvre petit animal ? Il y a mille systèmes plus fous et plus accrédités que celui de Pythagore et si l’on ne doit admettre aucun système dans son entier, on ne doit pas non plus les rejeter sans en garder quelque chose, car il y a toujours du vrai dans un système. Moi, je me plaisais dans cette idée : « Hôte aimable, disais-je, ainsi le souffle de quelqu’un des miens anime ton enveloppe fragile ; que le jour où tu entras dans ma pantoufle soit à jamais béni ! Reste, reste avec moi et ne crains pas que je me lasse de te protéger ! Puissé-je un jour être traitée de même par ceux qui me survivront ; puissé-je n’être pas chassée honteusement de leurs demeures, ou écrasée sans pitié sous leurs pieds ! Injuste et barbare est la loi qui place les animaux sous la dépendance de l’homme ! Aveugle et funeste est l’orgueil qui les repousse si bas dans ses préjugés !

Une invisible fatalité s’est toujours attachée à ce que j’ai aimé sur la terre ! Mon hôte avait l’habitude d’aller faire un tour de promenade au jardin dans la matinée. Il allait respirer le frais dans le jasmin qui tapisse le bord de ma fenêtre. J’avais observé son heure, et ce n’était qu’avec des précautions infinies que je me permettais d’ouvrir et de fermer mon cabinet jusqu’à ce que je me fusse assurée qu’il était rentré. Ô désespoir ! ô impitoyable fatalité ! ô funestes étoiles ! ô maudite attaque de goutte ! À peine rétablie, je reprends mes livres, ma lampe, ma veillée. Je me faisais une fête de retrouver mon ami : que cette entrevue m’eût été douce ! J’eusse osé lui parler de mes maux. Je n’aurais pas craint, comme avec mes semblables, de montrer de la lâcheté et de rencontrer de l’indifférence. Hélas ! il ne vint pas ! J’écoutais. Le plus affreux silence régna durant cette éternelle nuit. Enfin, à la pointe du jour, incapable de résister plus longtemps à mon inquiétude, je cherche, j’appelle, j’implore le ciel. Je ne nous quitterons plus ! Je t’aiderai dans les infirmités, je t’apporterai la rosée du matin dans le calice d’une fleur de jasmin. Redemande mon ami à tous les échos de mon cabinet. J’entr’ouvre ma fenêtre. Peut-être il n’a pu rentrer hier de sa promenade. Peut-être il attend sur le jasmin, transi de froid, desséché d’ennui. Spectacle déchirant ! il est là, en effet, mais dans quel état ! brisé, disloqué, mourant !

Infortuné ! qui, sans défiance et sans empressement, attendait sur le bord de la fenêtre qu’une main amie vînt lui rendre le service accoutumé. Une pataude de servante l’a écrasé en poussant lourdement le châssis. Hélas ! une corne et une patte de mon ami sont là pour attester le douloureux genre de mort qu’il a subi, mais il respire encore par la force de son courage et les soins de l’amitié : je le prends, je réchauffe ses membres glacés dans ma main, tremblante. Je l’arrose de mes pleurs. Reviens ! reviens ! ô mon ami ! si tu peux vivre encore, je soutiendrai tes pas chancelants, et quant à la perte de ta gracieuse antenne, nous nous en consolerons. Elle n’était pas nécessaire à ton existence, ta beauté en sera légèrement altérée ; d’ailleurs, crois-tu que mon cœur te fût seulement attaché pour tes avantages extérieurs ? crois-tu que je t’en aimerai moins, que j’apprécierai moins que par le passé les précieuses qualités de ton âme ? Reviens ! reviens ! » Mais, hélas ! il ne m’entend plus. Il expire, c’en est fait ! « Ô mon ami, que vas-tu devenir ? Où ton souffle va-t-il se réfugier ? quelle place vas-tu occuper sur l’échelle de la création ? Pourras-tu être repoussé plus bas ? Non, le sort ne le voudra pas ; frêle et chétif, tu vécus dans l’innocence et la résignation, tu mérites une récompense : c’est dans le sein d’un brillant oiseau, libre habitant de l’air, que tu vas exister, peut-être dans celui d’un chien fidèle, peut-être dans celui même d’un homme…, mais non, que la Nature t’en préserve : de toutes les conditions, la pire est d’être le roi détesté des autres créatures, et si tu as déjà appartenu à notre race fatale et impie, tu dois craindre d’y retourner : foin l’homme et sa dépendance ; foin ses caprices et son dédain ; réfugie-toi pour lui échapper dans l’air pur des champs ou dans le parfum léger des plantes. Tout vit, respire, aime, meurt, renaît. Cette fleur pâle qui semble inanimée porte en son sein les principes d’une vie nouvelle qu’elle pourra te communiquer ; vis de nouveau sous sa forme charmante, mes mains te cultiveront ; je te préserverai des rigueurs du froid et j’irai le matin respirer ton âme dans le parfum chéri que tu vas exhaler. »

En parlant ainsi, je déposai le corps de mon ami dans le large et profond calice d’un datura. Il y repose ainsi que dans un mausolée et son essence émanée de la puissance créatrice s’est réunie, j’espère, à celle de la plante embaumée.

2 — Les Confessions modifier

Tricket garda le silence. Je compris qu’il compatissait à ma peine, et, pour cette fois, j’achevai la lecture d’un chapitre de mes œuvres sans exciter ses railleries ou provoquer des bâillements.

— Eh bien ! me dit-il après une pause, et le livre ?

— Le livre en resta là, lui dis-je.

J’avais eu la fantaisie d’écrire ma vie, ou, pour me servir de l’expression consacrée, mes Mémoires. — Vive Dieu ! que cela eût été intéressant ! dit Tricket. — Pourquoi pas, repris-je ; d’ailleurs, c’est la mode : souverains, généraux, apothicaires, actrices, danseuses, courtisanes, forçats, fonctionnaires publics, espions de tout rang, de tout sexe et de tout âge, veulent bien nous faire pénétrer dans les secrets de l’Etat et plus encore dans celui de leurs vies privées. Dupe des promesses d’un écrivain, le lecteur s’imagine toujours qu’il va assister aux scènes les plus importantes de l’histoire, il croit que d’illustres personnages peints d’après nature vont se présenter dans ce cadre et le remplir. Il espère, il aurait du moins le droit d’espérer que le narrateur aura la pudeur de ne s’y montrer que comme témoin chargé de prouver ce qu’il avance, et qu’il voudra bien lui faire grâce de son éloge ou de sa confession, en tout ce qui n’est pas étroitement lié à l’intelligence ou à l’authenticité de son récit. Mais quels sont sa surprise et son dégoût, lorsqu’il s’aperçoit qu’on l’a indignement trompé et que ces belles promesses n’étaient qu’un leurre pour le forcer d’écouter les fanfaronnes vanteries de l’auteur ! Impatient, il continue pourtant, espérant que le rideau va se lever et que les héros vont paraître sur la scène : il arrive à la fin, et l’auteur s’est chargé tout seul d’occuper le théâtre et de s’y montrer pompeusement en différents costumes, pour vous raconter, de ceux dont il vous promettait l’apparition, des lieux communs et des anecdotes usées que vous avez lues partout.

Moi, j’aurais été plus sincère. J’aurais dit en commençant : « Je vais vous parler de moi et rien que de moi. Je le ferai, non pour que vous preniez intérêt à moi, qui n’ai pas de nom, qui ne suis rien, mais pour que vous entendiez une fois l’histoire sincère et vraie du cœur humain, pour qu’en lisant dans les moindres replis d’une âme quelconque (je prends la mienne pour le sujet de ma dissection, parce que c’est celle que je puis examiner le plus longtemps et le plus sévèrement) vous fassiez quelque réflexion ou, si vous le voulez, quelque comparaison salutaire, parce que je crois que toute l’histoire quelque nue, quelque simple qu’elle soit, ne peut manquer d’intérêt et d’utilité, racontée ainsi. »

— Cela ne commence pas mal, dit Tricket. Est-ce encore une préface ? Seigneur Dieu ! Délivrez-nous des préfaces !

— Non, lui dis-je, ce n’est pas une préface, parce que je ne veux plus écrire mes mémoires ; ce serait, de tous les livres, le plus long que je pusse entreprendre et par conséquent le plus certain de n’être jamais fini. Je te disais cela, Tricket, comme je le disais l’autre soir à ce jeune bel esprit que tu connais. J’étais en train de lui déclamer une superbe philippique impromptu contre le siècle et les charlatans, lorsque je m’interrompis, en m’écriant avec angoisse : ô Jean-Jacques Rousseau !

Je ne sais comment le nom de feu mon meilleur ami vint se jeter au milieu de ce débordement d’indignation et disperser les matériaux de ma colère ; ce n’est pas que le moderne apôtre de la charité n’eût aussi ses accès d’humeur, où sa bile s’exhalait en flots d’amère éloquence, mais je pensais à ses « Confessions », premier modèle qui ait inspiré de modernes pénitents et qui les ait enhardis à se confesser comme les premiers chrétiens à la face du Ciel et de la Terre, prenant, c’est-à-dire feignant de prendre l’opinion publique pour tribunal de leur pénitence. Je pensais à cet aveu, naïf, humble et touchant des erreurs d’une vie tantôt abjecte et tantôt sublime, toujours infortunée ; mon cœur plein de ce souvenir s’attendrit sur les repentants soupirs du vieillard de Montmorency. J’oubliais un instant les hypocrites qui, depuis, ont feint de l’imiter pour trouver le temps et l’audace de se vanter aux dépens de la vérité.

— Mais, bon Dieu ! me dit mon ami le Bel Esprit, en rajustant sa cravate empesée, d’où sortez-vous ? Où avez-vous vécu ? au village, on le voit bien. Quoi ! vous êtes dupe de ces prétendus philosophes, plus charlatans cent fois que tous les charlatans, philosophes qui l’ont suivi ? Vous ne voyez pas dans ces « Confessions » l’orgueil enfler le manteau déchiré de l’humilité !…

Mon jeune ami en aurait dit davantage si, heureusement pour la mémoire de Jean-Jacques et pour mon cœur qui saignait de cette attaque, une épingle d’or qui tenait précisément le bout le plus important du nœud difficile de cette savante cravate ne fût tombée sur le parquet. Mon ami se baissa pour la ramasser, mais la clarté d’une bougie n’était pas suffisante pour l’apercevoir et d’ailleurs les bésicles de myope que mon aimable commensal avait la fantaisie de porter en dépit de la bonté de sa vue lui rapetissaient les dimensions des objets au point de lui rendre impossible celle d’une épingle. Enfin, soit que mon ami eût de la difficulté à se tenir courbé, en raison du corset qui faisait si élégamment ressortir les proportions de sa taille romantique, soit que l’épingle se fût glissée dans une des fentes que le temps avait creusées sur le parquet vermoulu de mon appartement, me pria de sonner un domestique pour l’aider dans cette recherche importante. Le domestique n’obtenant pas plus de succès, quoiqu’il eût allumé trois bougies et deux chandelles, la cuisinière fut appelée, puis la servante maladroite qui ferme si lourdement les fenêtres et qu’on pourrait mettre en regard avec celle qui causa le funeste accident dont le nez de Tristam Shandy fut victime ; puis enfin ma vieille faiseuse de fromages, qui gagna une terrible sciatique dans cet exercice, renversa sur un meuble en soie toute l’huile noire et brûlante d’une lampe de fer presque aussi vieille que main chancelante qui s’efforçait vainement de la maintenir en équilibre, cassa le verre des lunettes à gros verres arrondis qui pinçaient son nez éraillé, et marcha sur la patte de mon chien dont les cris donnèrent une attaque de nerfs à ma femme de chambre.

— Je voudrais bien savoir, interrompit Tricket avec un air profond, pourquoi toutes les femmes de chambre ont des attaques de nerfs.

— C’est, lui dis-je, que la mode en est passée pour les belles dames. Les femmes de chambre s’en sont emparées, comme elles font des bonnets et des robes dont leurs maîtresses ne veulent plus.

— Et l’épingle ?

L’épingle ne fut jamais retrouvée ; et toi qui me questionnes, malin follet, peut-être étais-tu là, te moquant de nous, et nous laissant chercher ce que tu savais bien que nous ne trouverions pas.

— Ce n’est pas mon affaire, répondit Tricket ; ne sais-tu pas qu’il y a une classe de follets d’un moyen ordre, spécialement chargée de recueillir les objets perdus et de changer leur destination ? Grâce à eux, rien ne se perd réellement, mais aussi il est rare que le propriétaire rentre dans son bien. Ce sont des esprits malicieux qui prennent leur plaisir à voir l’anxiété des recherches des hommes. J’en ai vu qui leur mettaient sous le nez la bourse pleine d’or, les diamants précieux ou la lettre d’amour qu’ils avaient perdue, en même temps qu’ils fascinaient leurs yeux, de manière à les empêcher de s’en apercevoir. Et tandis que mes pauvres gens dépouillés se tordaient les mains d’impatience et de désespoir, le diable, à côté d’eux, riait à leurs dépens en volant leur trésor.

— En vérité, j’avais toujours eu cette idée-là, en voyant la bizarrerie qui préside à la destinée des plus petites choses, et les hasards inconcevables qui font dépendre notre sort de la perte ou de la possession de certaines babioles. Je me suis dit, il y a longtemps, qu’une puissance invisible se mêlait à ces sortes d’affaires.

— Et que dit encore votre bel esprit à propos de Jean-Jacques ?

— La perte de son épingle et le dérangement de sa cravate l’avaient tellement troublé qu’il ne fut plus question d’autre chose entre nous le reste de la soirée. Et j’en rends grâces au ciel. De la chute de cette épingle a dépendu peut-être tout le reste de ma vie, et c’est ainsi que les plus petites causes produisent les plus grands effets. Tu sais que mon caractère est irrésolu et ma conscience timorée. L’opinion des autres a tant d’influence sur la mienne, qu’il est bien possible que je n’en aie jamais une en propre. Dans la discussion, je me fais un cas de conscience d’écouter le pour et le contre avec une égale impartialité. Est-ce ma faute si, dans toutes les questions possibles, je m’aperçois avec effroi qu’il y a autant de raisons pour adopter que pour rejeter ces mêmes questions ? J’en suis venue au point de fuir toute espèce de discussion et même de réflexion sérieuse, m’en rapportant à la seule impulsion de mon cœur qui, Dieu merci, n’est pas méchant, et ne m’a jamais fourvoyée. C’est, je crois, le seul parti raisonnable qui me restât. Dans le temps où je voulais trancher les difficultés par le raisonnement, je ne faisais que des sottises. Etais-je assez stupide de vouloir lutter contre ma nature et forcer mon talent ! Je me rappelle que je changeais d’opinion autant de fois que j’entendais deux adversaires se combattre alternativement ; la balance penchait d’abord pour celui qui parlait, mais aussitôt que l’autre prenait la parole, il l’emportait à son tour. Et comme je prenais un singulier et dangereux plaisir à écouter la controverse, j’assistais aux débats comme à un spectacle, et dans ma joie, j’étais également portée à la bienveillance pour tous les acteurs qui voulaient bien lutter pour me divertir. Je sortais de là, charmée d’avoir si bien employé mon temps et disant : l’avocat Tant Mieux a parlé comme un livre, mais l’avocat Tant Pis ne lui cède un rien, et tous les deux ont parfaitement raison dans leur sens. Je restais là, dans un parfait équilibre entre le bien et le mal, possédant une dose égale de confiance et de doute. Je vivais comme voyagerait un homme qui s’arrêterait à chaque pas pour regarder chaque fleur, chaque pierre, chaque arbre, dans le plus grand détail et qui le soir sortirait de sa rêverie sans avoir quitté la place d’où il est parti le matin.

Ennuyée de cette léthargie, sentant battre dans ma poitrine un cœur trop chaud pour cet état de quiétisme, je tombai en me débattant dans l’état contraire. Ce fut la seconde période de ma vie. Je me persuadai que rien ne dégradait l’homme, que rien ne corrompait son âme et ne le rendait moins profitable aux autres comme de n’avoir ni opinions arrêtées, ni idées positives, ni passions pour les soutenir et les faire prévaloir. Je demandai avec avidité ces opinions et ces passions à tous ceux que je rencontrais. Je les demandais à Jean-Jacques, à Montaigne, à Duclos, à Byron, à Montesquieu, à Chateaubriand, à Platon, à Shakespeare, à tous ceux enfin qui ont écrit avec réflexion et sentiment. Chacun me donnait du sien et je remplis mon cœur et ma tête jusqu’à ce que le vase débordât ; alors je tombai dans l’ivresse et dans un état voisin de la folie. Je me sentis prête à devenir injuste, vindicative, féroce même, car le fanatisme des opinions nous conduit là… Je sentis les tourments de la haine, de l’indignation, du mépris, de la vengeance tout prêts à envahir mon cœur jusque-là si pur et si paisible. J’eus horreur de ce qui se passait en moi. Je me demandai si le torrent qui m’entraînait faisait les héros ou les monstres et je crus apercevoir qu’il faisait les uns et les autres. Et puis mes yeux s’ouvrirent à une terrible apparition. Je vis passer dans ma vision les ombres des plus grands hommes mêlées confusément avec celles des derniers scélérats et toutes formaient une chaîne dont les amicaux semblaient se toucher. Je frissonnai d’épouvante et j’eus plus peur encore, quand je vis qu’ils s’entretenaient ensemble familièrement, qu’ils s’entendaient sur beaucoup de points, qu’ils avaient en commun des souvenirs et des sentiments, qu’ils étaient tous partis d’un même but et que les gradations par lesquelles ils avaient atteint ou dépassé le terme, les dissidences qui avaient fait varier chacun d’eux dans sa carrière étaient autant de fils déliés et presque imperceptibles que je ne pouvais saisir, qui m’échappaient dès que j’y voulais porter la main et qui ne causaient à ma vue qu’éblouissement et douleur.

Dans ce cauchemar, j’osai interroger les apparitions : leurs discours, leurs apologies, leurs systèmes achevèrent de me bouleverser. Robespierre me fit admirer ses vertus, Voltaire lui souriait et Brutus lui tendait les bras. Ces fantômes semblaient prêts à m’enlacer. Je m’éveillai glacée d’horreur et je chassai de mon cerveau les pensées qui l’avaient ainsi égaré. Je me repliai sur moi-même et me demandai de quoi j’étais capable : mon cœur me dit que c’était de faire le bien et mon cerveau me dit que le mal était tout aussi facile. Je compris qu’il y a des êtres assez forts pour devenir grands sans succomber aux épreuves qui y conduisent ; je compris qu’il y en a de trop faibles pour résister à ces épreuves et d’autres qui ne sont ni assez faibles ni assez forts pour être quelque chose. Je restai parmi ces derniers et j’employai tous mes efforts à ne pas me pervertir. J’adoptai comme des principes tout ce qui pouvait me rendre à la fois heureuse et bonne, et je vis que pour être ainsi, je n’avais qu’à suivre un penchant inné et fermer l’oreille aux tristes exhortations d’une philosophie chagrine et froide pour juger de la bonté d’une résolution. J’interrogeai mon cœur. J’y trouvai de la répugnance pour les mauvaises actions, de l’entraînement vers les bonnes. Et mon cœur me donnait ses avis en dépit des considérations personnelles et des précautions égoïstes de la prudence humaine. Je me sacrifiai au bonheur d’autrui et je fus heureuse. Les uns dirent que j’étais folle et ils se trompèrent, d’autres dirent que j’étais généreuse et ils se trompèrent encore. Je n’étais que sensée. Je travaillais pour moi. J’achetais la paix de l’âme, le plus grand des biens, au prix de quelques contrariétés sociales si petites, si misérables en comparaison, qu’il eût fallu être stupide pour balancer dans le choix : c’est la troisième période de ma vie et j’espère qu’elle s’étendra jusqu’à la fin des jours que je dois passer sur cette terre.

— Et quand l’épingle se détacha de la cravate du bel Esprit, où en étiez-vous ? dit Tricket.

— À la seconde période, à celle de l’enthousiasme des doutes et des erreurs. Tu sens, Tricket, qu’avec des phrases aussi fleuries que celles qu’il avait sans doute en réserve et des agréments extérieurs comme ceux qu’il possédait, mon jeune bel Esprit eût bien pu, sinon étouffer cette affection que je ressens au fond de l’âme pour le Genevois, du moins ébranler un peu cette foi vive que j’ai en sa véracité. Comme rien n’est si cruel que de douter de ce qui flatte le cœur, et que les aveux de Jean-Jacques sont peut-être le seul monument qui puisse me réconcilier avec l’humanité, quand je considère le tableau de ses vices, je te laisse à penser quelle source de consolation m’eût été fermée, si je me fusse rangée au sentiment de mon hôte. Sans la chute de l’épingle, j’en serais peut-être venue à croire que le repentir est lâcheté, l’humilité, fourberie. Comme j’avais beaucoup parlé ce soir-là, je me sentis pressée de dormir. Je priai Tricket de charmer mon sommeil par la continuation de son conte et il reprit en ces termes l’histoire du Rêveur.

  1. (Mlle Jane Bazouin, amie de couvent d’Aurore Dupin)
  2. Mère Alicia, religieuse du couvent des Anglaises où fut Aurore Dupin de 1817 à 1820