L’Histoire de Merlin l’enchanteur/38

Librairie Plon (1p. 129-132).


XXXVIII


Il ne pouvait se consoler du départ de ses fils et d’avoir perdu la reine sa femme, avec l’enfant Mordret. Il en avait une grande rancune contre le roi Artus ; et en même temps, voyant que les Saines continuaient de ravager sa terre et d’assiéger ses châteaux sans qu’il pût les en empêcher, il regrettait de n’être pas en paix avec celui qui l’aurait aidé à les repousser. Quand il sut les fiançailles de Guenièvre de Carmélide, il pensa que, s’il pouvait s’emparer d’elle, il déciderait peut-être Artus à lui faire une bonne paix moyennant qu’il rendît sa prisonnière. Il vint donc, avec quelques chevaliers, s’embusquer secrètement dans les bois proches de la cité de Carohaise, tout prêt à profiter de la première occasion. Et c’est là que ses espions l’avertirent un jour que Guenièvre se proposait d’aller en pèlerinage à une abbaye qui se trouvait justement de ce côté.

La pucelle chevauchait en compagnie de ses demoiselles et de monseigneur Amustant, qui était le chapelain du roi Léogadan, son père, et qui le fut plus tard du roi Artus. Guyomar, son cousin, l’escortait avec quelques gens d’armes, car le pays n’était pas sûr.

C’était en juillet, la douce saison où les prés sont bien herbus et où les oisillons font retentir suavement les vergers et les bocages feuillus. La pucelle, qui avait le cœur gai et léger à cause du soleil, s’entretenait avec monseigneur Amustant et avec les chevaliers et les dames qui l’accompagnaient, lorsqu’une troupe de fer-vêtus parut au loin. Aussitôt qu’ils les aperçurent, Guyomar et ses compagnons lacèrent leurs heaumes et montèrent sur leurs destriers que leurs écuyers menaient ; puis ils brochèrent des éperons et s’élancèrent aussi vite que leurs chevaux purent les porter à la rencontre des étrangers qui leur couraient sus d’autre part, la lance sur le feutre et l’écu devant la poitrine.

Les combattants s’entre-choquèrent à grand fracas, et toute la forêt retentit du froissement des lances, puis du heurt des chevaux et des corps, et des coups des épées sur les heaumes. Le roi Lot et Guyomar firent merveilles ; mais les chevaliers de Carmélide étaient beaucoup moins nombreux que leurs adversaires, si bien qu’ils ne tardèrent pas à se trouver en grand danger.

Guenièvre et les demoiselles, qui assistaient de loin au combat, avec le chapelain et les garçons qui conduisaient les sommiers, se désolaient et se pensaient déjà captives, lorsqu’elles virent sortir de la forêt un chevalier tout armé, qui s’arrêta devant Guenièvre et, après l’avoir saluée, lui demanda qui elle était.

— Beau sire, répondit-elle, je suis la fille du roi Léodagan, et ce prud’homme et moi, nous sommes en grand danger.

Mais au seul nom de la pucelle, le chevalier avait croisé sa lance sans mot dire, et déjà il se précipitait au secours de Guyomar et de ses gens. D’abord il renverse deux chevaliers ; mais son destrier était fatigué par une longue course qu’il venait de fournir : aussi, quand le roi Lot vint l’attaquer, le cheval plia sur les jarrets et chut en entraînant son cavalier. L’étranger se relève vivement et tire son épée, qui était plus étincelante qu’une escarboucle. Lot, ayant épuisé son élan, fait tourner sa monture et revient sur lui au galop ; mais le chevalier l’évite et au passage, d’un coup, il fend le ventre du cheval, qui s’abat lourdement : le roi tombe si malheureusement qu’il demeure étendu sans plus savoir s’il fait nuit ou jour. D’un bond l’inconnu saute sur lui, il lui arrache son heaume avec tant de rudesse qu’il le blesse au nez et aux sourcils, puis il lui abaisse la coiffe du haubert sur les épaules, et lui crie qu’il est mort s’il ne s’avoue prisonnier.

— Ah ! gentilhomme, ne me tue pas, s’écrie le roi, car certes je ne t’ai jamais rien fait qui mérite la mort. Je m’appelle le roi Lot d’Orcanie, à qui il n’arrive plus que malheurs depuis longtemps.

— Et moi, je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.

En entendant le nom de son fils, le roi Lot se remit sur pieds et s’avança pour l’embrasser :

— Beau fils, je suis le dolent, le captif, votre père que vous avez abattu.

— Reculez ! répondit Gauvain. Vous ne serez mon père et mon bon ami qu’après avoir crié grâce à notre seigneur le roi Artus et lui avoir rendu hommage.

À ces mots, le roi Lot tomba en pâmoison, et quand il revint à lui :

— Beau fils, dit-il tristement, je ferai ce qu’il vous plaira. Prenez mon épée ; je vous la rends.

Gauvain la prit, non sans verser des larmes sous son heaume, car il avait pitié de son père et se repentait de l’avoir blessé, mais il gardait de le laisser voir. Et, après avoir demandé congé à Guenièvre, il se remit en route vers Logres, suivi de son prisonnier et des autres chevaliers qui s’étaient rendus à lui en même temps que leur seigneur.