L’Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée/Chapitre IX

L’Histoire de Jenni ou le Sage et l’Athée
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CHAPITRE IX.

SUR L’ATHÉISME.


BIRTON.

Pardieu ! monsieur, vous n’aurez pas si beau jeu sur l’article de la bonté que vous l’avez eu sur la puissance et sur l’industrie ; je vous parlerai d’abord des énormes défauts de ce globe, qui sont précisément l’opposé de cette industrie tant vantée ; ensuite je mettrai sous vos yeux les crimes et les malheurs perpétuels des habitants, et vous jugerez de l’affectation paternelle que, selon vous, le maître a pour eux.

Je commence par vous dire que les gens de Glocestershire, mon pays, quand ils ont fait naître des chevaux dans leurs haras, les élèvent dans de beaux pâturages, leur donnent ensuite une bonne écurie, et de l’avoine et de la paille à foison ; mais, s’il vous plaît, quelle nourriture et quel abri avaient tous ces pauvres Américains du Nord quand nous les avons découverts après tant de siècles ? Il fallait qu’ils courussent trente et quarante milles pour avoir de quoi manger. Toute la côte boréale de notre ancien monde languit à peu près sous la même nécessité ; et depuis la Laponie suédoise jusqu’aux mers septentrionales du Japon, cent peuples traînent leur vie, aussi courte qu’insupportable, dans une disette affreuse, au milieu de leurs neiges éternelles.

Les plus beaux climats sont exposés sans cesse à des fléaux destructeurs. Nous y marchons sur des précipices enflammés, recouverts de terrains fertiles qui sont des pièges de mort. Il n’y a point d’autres enfers sans doute, et ces enfers se sont ouverts mille fois sous nos pas.

On nous parle d’un déluge universel, physiquement impossible, et dont tous les gens sensés rient ; mais du moins on nous console en nous disant qu’il n’a duré que dix mois : il devait éteindre ces feux qui depuis ont détruit tant de villes florissantes. Votre saint Augustin nous apprend qu’il y eut cent villes entières d’embrassées et d’abîmées en Libye par un seul tremblement de terre ; ces volcans ont bouleversé toute la belle Italie. Pour comble de maux, les tristes habitants de la zone glaciale ne sont pas exempts de ces gouffres souterrains ; les Islandais, toujours menacés, voient la faim devant eux, cent pieds de glace et cent pieds de flamme à droite et à gauche sur leur mont Hécla : car tous les grands volcans sont placés sur ces montagnes hideuses.

On a beau nous dire que ces montagnes de deux mille toises de hauteur ne sont rien par rapport à la terre, qui a trois milles lieues de diamètre ; que c’est un grain de la peau d’une orange sur la rondeur de ce fruit, que ce n’est pas un pied sur trois mille. Hélas ! qui sommes-nous donc, si les hautes montagnes ne font sur la terre que la figure d’un pied sur trois mille pieds, et de quatre pouces sur neuf mille pieds ? Nous sommes donc des animaux absolument imperceptibles ; et cependant nous sommes écrasés par tout ce qui nous environne, quoique notre infinie petitesse, si voisine du néant, semblât devoir nous mettre à l’abri de tous les accidents. Après cette innombrable quantité de villes détruites, rebâties et détruites encore comme des fourmilières, que dirons-nous de ces mers de sable qui traversent le milieu de l’Afrique, et dont les vagues brûlantes, amoncelées par les vents, ont englouti des armées entières ? À quoi servent ces vastes déserts à côté de la belle Syrie ? déserts si affreux, si inhabitables, que ces animaux féroces appelés Juifs se crurent dans le paradis terrestre quand ils passèrent de ces lieux d’horreur dans un coin de terre dont on pouvait cultiver quelques arpents.

Ce n’est pas encore assez que l’homme, cette noble créature, ait été si mal logé, si mal vêtu, si mal nourri pendant tant de siècles ; il naît entre de l’urine et de la matière fécale pour respirer deux jours ; et, pendant ces deux jours, composés d’espérances trompeuses et de chagrins réels, son corps, formés avec un art inutile, est en proie à tous les maux qui résultent de cet art même : il vit entre la peste et la vérole ; la source de son être est empoisonnée ; il n’y a personne qui puisse mettre dans sa mémoire la liste de toutes les maladies qui nous poursuivent ; et le médecin des urines en Suisse prétend les guérir toutes !


Pendant que Birton parlait ainsi, la compagnie était tout attentive et tout émue ; le bonhomme Parouba disait : « Voyons comme notre docteur se tirera de là ». Jenni même laissa échapper ces paroles à voix basse : « Ma foi, il a raison ; j’étais bien sot de m’être laissé toucher des discours de mon père. » M. Freind laissa passer cette première bordée, qui frappait toutes les imaginations, puis il dit :


Un jeune théologien répondrait par des sophismes à ce torrent de tristes vérités, et vous citerait saint Basile et saint Cyrille qui n’ont que faire ici ; pour moi, messieurs, je vous avouerai sans détour qu’il y a beaucoup de mal physique sur la terre ; je n’en diminue pas l’existence ; mais M. Birton l’a trop exagérée. Je m’en rapporte à vous, mon cher Parouba ; votre climat est fait pour vous, et il n’est pas si mauvais, puisque ni vous ni vos compatriotes n’avez voulu le quitter. Les Esquimaux, les Islandais, les Lapons, les Ostiaks, les Samoyèdes, n’ont jamais voulu sortir du leur. Les rangifères, ou rennes, que Dieu leur a donnés pour les nourrir, les vêtir et les traîner, meurent quand on les transporte dans une autre zone. Les Lapons mêmes aussi meurent dans les climats un peu méridionaux : le climat de la Sibérie est trop chaud pour eux ; ils se trouveraient brûlés dans le parage où nous sommes.

Il est clair que Dieu a fait chaque espèce d’animaux et de végétaux pour la place dans laquelle ils se perpétuent. Les nègres, cette espèce d’hommes si différente de la nôtre, sont tellement nés pour leur patrie que des milliers de ces animaux noirs se sont donné la mort quand notre barbare avarice les a transportés ailleurs. Le chameau et l’autruche vivent commodément dans les sables de l’Afrique ; le taureau et ses compagnes bondissent dans les pays gras où l’herbe se renouvelle continuellement pour leur nourriture ; la cannelle et le girofle ne croissent qu’aux Indes ; le froment n’est bon que dans le peu de pays où Dieu le fait croître. On a d’autres nourritures dans toute votre Amérique, depuis la Californie jusqu’au détroit de Lemaire ; nous ne pouvons cultiver la vigne dans notre fertile Angleterre, non plus qu’en Suède et en Canada. Voilà pourquoi ceux qui fondent dans quelques pays l’essence de leurs rites religieux sur du pain et du vin n’ont consulté que leur climat ; ils font très-bien, eux, de remercier Dieu de l’aliment et de la boisson qu’ils tiennent de sa bonté ; et vous ferez très-bien, vous Américains, de lui rendre grâce de votre maïs, de votre manioc et de votre cassave. Dieu, dans toute la terre, a proportionné les organes et les facultés des animaux, depuis l’homme jusqu’au limaçon, au lieu où il leur a donné la vie : n’accusons donc pas toujours la Providence, quand nous lui devons souvent des actions de grâces.

Venons aux fléaux, aux inondations, aux volcans, aux tremblements de terre. Si vous ne considérez que ces calamités, si vous ne ramassez qu’un assemblage affreux de tous les accidents qui ont attaqué quelques roues de la machine de cet univers, Dieu est un tyran à vos yeux ; si vous faites attention à ses innombrables bienfaits, Dieu est un père. Vous me citez saint Augustin le rhéteur, qui, dans son livre des miracles, parle de cent villes englouties à la fois en Libye ; mais songez que cet Africain, qui passa sa vie à se contredire, prodiguait dans ses écrits la figure de l’exagération : il traitait les tremblements de terre comme la grâce efficace et la damnation éternelle de tous les petits enfants morts sans baptême. N’a-t-il pas dit, dans son trente-septième sermon, avoir vu en Éthiopie des races d’hommes pourvues d’un grand œil au milieu du front, comme les cyclopes, et des peuples entiers sans tête ?

Nous, qui ne sommes pas Pères de l’Église, nous ne devons aller ni au delà ni en deçà de la vérité : cette vérité est que, sur cent mille habitations, on en peut compter tout au plus une détruite chaque siècle par les feux nécessaires à la formation de ce globe.

Le feu est tellement nécessaire à l’univers entier que, sans lui, il n’y aurait sur la terre ni animaux, ni végétaux, ni minéraux : il n’y aurait ni soleil ni étoiles dans l’espace. Ce feu, répandu sous la première écorce de la terre, obéit aux lois générales établies par Dieu même ; il est impossible qu’il n’en résulte quelques désastres particuliers : or on ne peut pas dire qu’un artisan soit un mauvais ouvrier quand une machine immense, formée par lui seul, subsiste depuis tant de siècles sans se déranger. Si un homme avait inventé une machine hydraulique qui arrosât toute une province et la rendît fertile, lui reprocheriez-vous que l’eau qu’il vous donnerait noyât quelques insectes ?

Je vous ai prouvé que la machine du monde est l’ouvrage d’un être souverainement intelligent et puissant : vous, qui êtes intelligents, vous devez l’admirer ; vous, qui êtes comblés de ses bienfaits, vous devez l’aimer.

Mais les malheureux, dites-vous, condamnés à souffrir toute leur vie, accablés de maladies incurables, peuvent-ils l’admirer et l’aimer ? Je vous dirai, mes amis, que ces maladies si cruelles viennent presque toutes de notre faute, ou de celle de nos pères, qui ont abusé de leurs corps ; et non de la faute du grand Fabricateur. On ne connaissait guère de maladie que celle de la décrépitude dans toute l’Amérique septentrionale, avant que nous vous y eussions apporté cette eau de mort que nous appelons eau-de-vie, et qui donne mille maux divers à quiconque en a trop bu. La contagion secrète des Caraïbes, que vous autres jeunes gens vous appelez pox, n’était qu’une indisposition légère dont nous ignorons la source, et qu’on guérissait en deux jours, soit avec du gaïac, soit avec du bouillon de tortue ; l’incontinence des Européans transplanta dans le reste du monde cette incommodité, qui prit parmi nous un caractère si funeste, et qui est devenue un fléau si abominable. Nous lisons que le pape Léon X, un archevêque de Mayence nommé Henneberg, le roi de France François Ier, en moururent.

La petite vérole, née dans l’Arabie Heureuse, n’était qu’une faible éruption, une ébullition passagère sans danger, une simple dépuration du sang : elle est devenue mortelle en Angleterre, comme dans tant d’autres climats ; notre avarice l’a portée dans ce nouveau monde ; elle l’a dépeuplé.

Souvenons-nous que, dans le poëme de Milton, ce benêt d’Adam demande à l’ange Gabriel s’il vivra longtemps. Oui, lui répond l’ange, si tu observes la grande règle Rien de trop. Observez tous cette règle, mes amis ; oseriez-vous exiger que Dieu vous fit vivre sans douleur des siècles entiers pour prix de votre gourmandise, de votre ivrognerie, de votre incontinence, de votre abandonnement à d’infâmes passions qui corrompent le sang, et qui abrègent nécessairement la vie ?


J’approuvai cette réponse, Parouba en fut assez content ; mais Birton ne fut pas ébranlé, et je remarquai dans les yeux de Jenni qu’il était encore très-indécis. Birton répliqua en ces termes :


Puisque vous vous êtes servi de lieux communs mêlés avec quelques réflexions nouvelles, j’emploierai aussi un lieu commun auquel on n’a jamais pu répondre que par des fables et du verbiage. S’il existait un Dieu si puissant, si bon, il n’aurait pas mis le mal sur la terre ; il n’aurait pas dévoué ses créatures à la douleur et au crime. S’il n’a pu empêcher le mal, il est impuissant ; s’il l’a pu et ne l’a pas voulu, il est barbare[1].

Nous n’avons des annales que d’environ huit mille années, conservées chez les brachmanes ; nous n’en avons que d’environ cinq mille ans chez les Chinois ; nous ne connaissons rien que d’hier ; mais dans cet hier tout est horreur. On s’est égorgé d’un bout de la terre à l’autre, et on a été assez imbécile pour donner le nom de grands hommes, de héros, de demi-dieux, de dieux même, à ceux qui ont fait assassiner le plus grand nombre des hommes leurs semblables.

Il restait dans l’Amérique deux grandes nations civilisées[2] qui commençaient à jouir des douceurs de la paix : les Espagnols arrivent, et en massacrent douze millions ; ils vont à la chasse aux hommes avec des chiens[3], et Ferdinand, roi de Castille, assigne une pension à ces chiens pour l’avoir si bien servi. Les héros vainqueurs du nouveau monde, qui massacrent tant d’innocents désarmés et nus, font servir sur leur table des gigots d’hommes et de femmes, des fesses, des avant-bras, des mollets en ragoût. Ils font rôtir sur des brasiers le roi Gatimozin au Mexique[4] ; ils courent au Pérou convertir le roi Atabalipa[5]. Un nommé Almagro, prêtre, fils de prêtre, condamné à être pendu en Espagne pour avoir été voleur de grand chemin, vient, avec un nommé Pizarro, signifier au roi, par la voix d’un autre prêtre, qu’un troisième prêtre, nommé Alexandre VI, souillé d’incestes, d’assassinats, et d’homicides, a donné, de son plein gré, proprio motu, et de sa pleine puissance, non-seulement le Pérou, mais la moitié du nouveau monde, au roi d’Espagne ; qu’Atabalipa doit sur-le-champ se soumettre sous peine d’encourir l’indignation des apôtres saint Pierre et saint Paul. Et, comme ce roi n’entendait pas la langue latine plus que le prêtre qui lisait la bulle, il fut déclaré sur-le-champ incrédule et hérétique : on fit pendre Atabalipa, comme on avait brûlé Gatimozin ; on massacra sa nation, et tout cela pour ravir de la boue jaune endurcie, qui n’a servi qu’à dépeupler l’Espagne et à l’appauvrir, car elle lui a fait négliger la véritable boue, qui nourrit les hommes quand elle est cultivée.

Çà, mon cher M. Freind, si l’être fantastique et ridicule qu’on appelle le diable avait voulu faire des hommes à son image, les aurait-il formés autrement ? Cessez donc d’attribuer à un Dieu un ouvrage si abominable.


Cette tirade fit revenir toute l’assemblée au sentiment de Birton. Je voyais Jenni en triompher en secret ; il n’y eut pas jusqu’à la jeune Parouba qui ne fût saisie d’horreur contre le prêtre Almagro, contre le prêtre qui avait lu la bulle en latin, contre le prêtre Alexandre VI, contre tous les chrétiens qui avaient commis tant de crimes inconcevables par dévotion, et pour voler de l’or. J’avoue que je tremblais pour l’ami Freind : je désespérais de sa cause ; voici pourtant comme il répondit sans s’étonner :

Mes amis, souvenez-vous toujours qu’il existe un Être suprême ; je vous l’ai prouvé, vous en êtes convenus, et, après avoir été forcés d’avouer qu’il est, vous vous efforcez de lui chercher des imperfections, des vices, des méchancetés.

Je suis bien loin de vous dire, comme certains raisonneurs, que les maux particuliers forment le bien général. Cette extravagance est trop ridicule. Je conviens avec douleur qu’il y a beaucoup de mal moral et de mal physique ; mais, puisque l’existence de Dieu est certaine, il est aussi très-certain que tous ces maux ne peuvent empêcher que Dieu existe. Il ne peut être méchant, car quel intérêt aurait-il à l’être ? Il y a des maux horribles, mes amis ; eh bien ! n’en augmentons pas le nombre. Il est impossible qu’un Dieu ne soit pas bon ; mais les hommes sont pervers : ils font un détestable usage de la liberté que ce grand Être leur a donnée et dû leur donner, c’est-à-dire la puissance d’exécuter leurs volontés, sans quoi ils ne seraient que de pures machines formées par un être méchant pour être brisées par lui.

Tous les Espagnols éclairés conviennent qu’un petit nombre de leurs ancêtres abusa de cette liberté jusqu’à commettre des crimes qui font frémir la nature. Don Carlos, second du nom (de qui M. l’archiduc puisse être le successeur !), a réparé, autant qu’il a pu, les atrocités auxquelles les Espagnols s’abandonnèrent sous Ferdinand et sous Charles-Quint.

Mes amis, si le crime est sur la terre, la vertu y est aussi.

BIRTON.

Ha ! ha ! ha ! la vertu ! voilà une plaisante idée ; pardieu ! je voudrais bien savoir comment la vertu est faite, et où l’on peut la trouver.


À ces paroles je ne me contins pas ; j’interrompis Birton à mon tour. « Vous la trouverez chez M. Freind, lui dis-je, chez le bon Parouba, chez vous-même, quand vous aurez nettoyé votre cœur des vices qui le couvrent. » Il rougit, Jenni aussi ; puis Jenni baissa les yeux, et parut sentir des remords. Son père le regarda avec quelque compassion, et poursuivit ainsi son discours :


FREIND.

Oui, mes chers amis, il y eut toujours des vertus, s’il y eut des crimes. Athènes vit des Socrate, si elle vit des Anitus ; Rome eut des Caton, si elle eut des Sylla ; Caligula, Néron, effrayèrent la terre par leurs atrocités ; mais Titus, Trajan, Antonin le Pieux, Marc-Aurèle, la consolèrent par leur bienfaisance : mon ami Sherloc dira en peu de mots au bon Parouba ce qu’étaient les gens dont je parle. J’ai heureusement mon Épictète dans ma poche : cet Épictète n’était qu’un esclave, mais égal à Marc-Aurèle par ses sentiments. Écoutez, et puissent tous ceux qui se mêlent d’enseigner les hommes écouter ce qu’Épictète se dit à lui-même ! « C’est Dieu qui m’a créé, je le porte dans moi ; oserais-je le déshonorer par des pensées infâmes, par des actions criminelles, par d’indignes désirs ? » Sa vie fut conforme à ses discours. Marc-Aurèle, sur le trône de l’Europe et de deux autres parties de notre hémisphère, ne pensa pas autrement que l’esclave Épictète : l’un ne fut jamais humilié de sa bassesse, l’autre ne fut jamais ébloui de sa grandeur ; et, quand ils écrivirent leurs pensées, ce fut pour eux-mêmes et pour leurs disciples, et non pour être loués dans des journaux. Et, à votre avis, Locke, Newton, Tillotson, Penn, Clarke, le bonhomme qu’on appelle the man of Ross[6], tant d’autres dans notre île et hors de notre île, que je pourrais vous citer, n’ont-ils pas été des modèles de vertu ?

Vous m’avez parlé, monsieur Birton, des guerres aussi cruelles qu’injustes dont tant de nations se sont rendues coupables ; vous avez peint les abominations des chrétiens au Mexique et au Pérou, vous pouvez y ajouter la Saint-Barthélemy de France, et les massacres d’Irlande ; mais n’est-il pas des peuples entiers qui ont toujours eu l’effusion du sang en horreur ? Les brachmanes n’ont-ils pas donné de tout temps cet exemple au monde ? Et, sans sortir du pays où nous sommes, n’avons-nous pas auprès de nous la Pensylvanie, où nos primitifs, qu’on défigure en vain par le nom de quakers, ont toujours détesté la guerre ? N’avons-nous pas la Caroline, où le grand Locke a dicté ses lois ? Dans ces deux parties de la vertu, tous les citoyens sont égaux, toutes les consciences sont libres, toutes les religions sont bonnes pourvu qu’on adore un Dieu ; tous les hommes y sont frères. Vous avez vu, monsieur Birton, comme au seul nom d’un descendant de Penn les habitants des montagnes bleues, qui pouvaient vous exterminer, ont mis bas les armes. Ils ont senti ce que c’est que la vertu, et vous vous obstinez à l’ignorer ! Si la terre produit des poisons comme des aliments salutaires, voudrez-vous ne vous nourrir que de poisons ?

BIRTON.

Ah ! monsieur, pourquoi tant de poisons ? Si Dieu a tout fait, ils sont son ouvrage ; il est le maître de tout ; il fait tout, il dirige la main de Cromwell qui signe la mort de Charles Ier ; il conduit le bras du bourreau qui lui tranche la tête : non, je ne puis admettre un Dieu homicide.

FREIND.

Ni moi non plus. Écoutez, je vous prie ; vous conviendrez avec moi que Dieu gouverne le monde par des lois générales. Selon ces lois, Cromwell, monstre de fanatisme et d’hypocrisie, résolut la mort de Charles Ier pour son intérêt, que tous les hommes aiment nécessairement et qu’ils n’entendent pas tous également. Selon les lois du mouvement établies par Dieu même, le bourreau coupa la tête de ce roi ; mais certainement Dieu n’assassina pas Charles Ier par un acte particulier de sa volonté. Dieu ne fut ni Cromwell, ni Jeffreys, ni Ravaillac, ni Balthazar Gérard, ni le frère prêcheur Jacques Clément. Dieu ne commet, ni n’ordonne, ni ne permet le crime ; mais il a fait l’homme, et il a fait les lois du mouvement ; ces lois éternelles du mouvement sont également exécutées par la main de l’homme charitable, qui secourt le pauvre, et par la main du scélérat, qui égorge son frère. De même que Dieu n’éteignit point son soleil et n’engloutit point l’Espagne sous la mer pour punir Cortez, Almagro et Pizzaro, qui avaient inondé de sang humain la moitié d’un hémisphère, de même aussi il n’envoie point une troupe d’anges à Londres, et ne fait point descendre du ciel cent mille tonneaux de vin de Bourgogne, pour faire plaisir à ses chers Anglais quand ils ont fait une bonne action. Sa providence générale serait ridicule si elle descendait dans chaque moment à chaque individu ; et cette vérité est si palpable que jamais Dieu ne punit sur-le-champ un criminel par un coup éclatant de sa toute-puissance : il laisse luire son soleil sur les bons et sur les méchants. Si quelques scélérats sont morts immédiatement après leurs crimes, ils sont morts par les lois générales qui président au monde. J’ai lu dans le gros livre d’un frenchman nommé Mézeray que Dieu avait fait mourir notre grand Henri V de la fistule à l’anus parce qu’il avait osé s’asseoir sur le trône du roi très-chrétien ; non, il mourut parce que les lois générales émanées de la toute-puissance avaient tellement arrangé la matière que la fistule à l’anus devait terminer la vie de ce héros. Tout le physique d’une mauvaise action est l’effet des lois générales imprimées par la main de Dieu à la matière ; tout le mal moral de l’action criminelle est l’effet de la liberté dont l’homme abuse.

Enfin, sans nous plonger dans les brouillards de la métaphysique, souvenons-nous que l’existence de Dieu est démontrée ; il n’y a plus à disputer sur son existence. Ôtez Dieu au monde, l’assassinat de Charles Ier en devient-il plus légitime ? Son bourreau vous en sera-t-il plus cher ? Dieu existe, il suffit ; s’il existe, il est juste : soyez donc justes.

BIRTON.

Votre petit argument sur le concours de Dieu a de la finesse et de la force, quoiqu’il ne disculpe pas Dieu entièrement d’être l’auteur du mal physique et du mal moral. Je vois que la manière dont vous excusez Dieu fait quelque impression sur l’assemblée ; mais ne pouvait-il pas faire en sorte que ses lois générales n’entraînassent pas tant de malheurs particuliers ? Vous m’avez prouvé un Être éternel et puissant, et, Dieu me pardonne ! j’ai craint un moment que vous ne me fissiez croire en Dieu ; mais j’ai de terribles objections à vous faire. Allons, Jenni, prenons courage ; ne nous laissons point abattre[7].

Et vous, monsieur Freind, qui parlez si bien, avez-vous lu le livre intitulé le Bon Sens[8] ?

FREIND.

Oui, je l’ai lu, et je ne suis point de ceux qui condamnent tout dans leurs adversaires. Il y a dans ce livre des vérités bien exposées ; mais elles sont gâtées par un grand défaut. L’auteur veut continuellement détruire le dieu de Scot, d’Albert, de Bonaventure, le dieu des ridicules scolastiques et des moines. Remarquez qu’il n’ose pas dire un mot contre le dieu de Socrate, de Platon, d’Épictète, de Marc-Aurèle ; contre le dieu de Newton et de Locke, j’ose dire contre le mien. Il perd son temps à déclamer contre des superstitions absurdes et abominables dont tous les honnêtes gens sentent aujourd’hui le ridicule et l’horreur. C’est comme si on écrivait contre la nature parce que les tourbillons de Descartes l’ont défiguré ; c’est comme si on disait que le bon goût n’existe pas parce que la plupart des auteurs n’ont point de goût. Celui qui a fait le livre du Bon Sens croit avoir attaqué Dieu ; et, en cela, il manque tout à fait de bon sens ; il n’a écrit que contre certains prêtres anciens et modernes. Croit-il avoir anéanti le maître pour avoir redit qu’il a été souvent servi par des fripons ?

BIRTON.

Écoutez, nous pourrions nous rapprocher. Je pourrais respecter le maître, si vous m’abandonniez les valets. J’aime la vérité : faites-la-moi voir, et je l’embrasse.


  1. Ce dilemme est d’Épicure ; voyez dans les Mélanges, année 1772, le paragraphe xviii de : Il faut prendre un parti : Voltaire a souvent cité ce dilemme : voyez tome XI, page 94 ; tome XX, pages 296-300 ; et dans les Mélanges, année 1777, le second des Dialogues d’Évhémère.
  2. Les Péruviens et les Mexicains.
  3. Voyez tome XII, pages 384 et 401.
  4. Ibidem, pages 395-396.
  5. Ibidem, pages 398-400.
  6. Jean Kyrl, né en 1634, mort en 1724, que Pope (troisième épître) appelle l’homme de Ross.
  7. C’est ici que finit ce chapitre dans les éditions de 1775 et 1776. (B.)
  8. Ouvrage qui parut en même temps que le Système de la nature. M. de Voltaire a grande raison. L’auteur de cet ouvrage prouve très-bien que la plupart des philosophes, en voulant pénétrer la nature de Dieu, en ont donné des idées absurdes ; mais cela ne détruit point les preuves de son existence, qui peuvent être tirées de l’ordre de l’univers. (K.) — Le Système de la nature est de 1770 ; voyez tome XVIII, pages 97 et suiv., et 374. Le Bon Sens ou Idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, 1772, in-12, est aussi attribué au baron d’Holbach.