L’Histoire comique de Francion/Texte entier



PRÉFACE


JE n’ai point trouvé de remède plus aisé ni plus salutaire à l’ennui qui m’affligeait il y a quelque temps, que de m’amuser à décrire une histoire qui tînt davantage du folâtre que du sérieux, de manière qu’une mélancolique cause a produit un facétieux effet. Jamais je n’eusse fait voir cette pièce, sans le désir que j’ai de montrer aux hommes les vices auxquels ils se laissent insensiblement emporter. Néanmoins, j’ai peur que cela soit inutile ; car ils sont si stupides pour la plupart, qu’ils croiront que tout ceci est plutôt pour leur donner du passe-temps que pour corriger leurs mauvaises humeurs. Leur ânerie est si excessive que lorsqu’ils oient le conte de quelqu’un qui a été trompé, ou qui a fait quelque sotte action, ils s’en prennent à rire au lieu qu’ils en devraient pleurer, en considération de la brutalité de leurs semblables et de la leur qui n’est pas moindre.

C’est ici une philosophie qui n’est jamais venue dans la cervelle de tous nos vieux rêveurs. Je me doute bien que, comme ceux qui ont un verre peint devant les yeux ne peuvent voir les choses en leur propre couleur, presque tous ceux qui liront mes écrits, ayant le jugement offusqué, feront tout une autre estime de mes opinions qu’ils ne devraient. Mais je ne m’en affligerai pas beaucoup ; car la vertu, qui est entièrement céleste, participe à l’essence de la divinité qui ne tire sa gloire que de soi. C’est une chose manifeste que la satisfaction qu’elle a en elle-même de s’être dignement exercée, lui sert d’une récompense que rien ne peut égaler.

Pour revenir à mon premier propos, je confesse qu’il m’était facile de reprendre les vices sérieusement, afin d’émouvoir plutôt les méchants à la repentance qu’à la risée. Mais il y a une chose qui m’empêche de tenir cette voie-là ; c’est qu’il faut user d’un certain appât pour attirer le monde. Il faut que j’imite les apothicaires qui sucrent par le dessus les breuvages amers, afin de les faire mieux avaler.

Une satire dont l’apparence eût été farouche eût diverti les hommes de sa lecture par son seul titre. Je dirai par similitude que je montre un beau palais qui par dehors a apparence d’être rempli de liberté et de délices, mais au-dedans duquel l’on trouve néanmoins, lorsque l’on n’y pense pas, des sévères censeurs, des accusateurs irréprochables et des juges rigoureux. La corruption de ce siècle où l’on empêche que la vérité soit ouvertement divulguée me contraint d’ailleurs à faire ceci et à cacher mes principales repréhensions sous des songes qui sembleront sans doute pleins de niaiseries à des ignorants qui ne pourront pas pénétrer jusques au fond. Quoique c’en soit, ces rêveries-là contiennent des choses que jamais personne n’a eu la hardiesse de dire.

Mais, mon Dieu ! quand j’y pense, à quoi me suis-je laissé emporter de mettre en lumière cet ouvrage ? Y-a-t-il au monde des esprits assez sains pour en juger comme il faut ? Il y a des gens qui ne s’amusent qu’à reprendre des choses dont ils ne sont pas capables de remarquer la grâce, lesquels tâcheront d’y trouver des défauts. Quand je serais si malheureux que d’y en avoir laissé de véritables contre les lois de la façon d’écrire, je ne m’en estimerais pas moins ; car je n’ai pas l’âme si basse que de mettre tous mes efforts à un art à quoi l’on ne saurait s’occuper sans s’asservir.

N’ayant fait que témoigner la haine que je porte aux vicieux, et avec des discours bien négligents, je pense encore que ce serait assez. Mais quoi que puisse dire l’envie, je me donne bien la licence d’estimer que j’ai représenté aussi naïvement qu’il se pouvait faire les humeurs, les actions et les propos ordinaires de toutes les personnes que j’ai mises sur les rangs ; que mes aventures ne sont pas moins agréables que celle que l’on prise le plus, et que mon discours, presque tendu partout, fournit autant de pointes et de gentillesses que de périodes aux lieux où il ne s’arrête pas à un simple récit. Ceux qui auront bonne vue y remarqueront que le jugement y abonde et que je n’ai rien dit sans raison. Sur le moindre succès, je veux que mes considérations soient prégnantes.

Je suis contraint de faire cette confession, qui ne doit point sembler présomptueuse. Il y a plusieurs qui n’entendront pas seulement ce qu’elle veut dire, ayant toujours cru que pour composer un livre parfait il n’y a qu’à entasser paroles sur paroles, sans avoir égard à autre chose qu’à y mettre quelque aventure qui délecte les idiots.

Mais je ne parle pas principalement à eux, c’est à ceux qui se mêlent d’écrire. Je serai bien aise qu’ils fassent un meilleur livre avec aussi peu de temps et aussi peu de soin comme celui-ci a été fait. Je n’ai pas composé moins de trente-deux pages d’impression en un jour et si, encore a-ce été avec un esprit incessamment diverti à d’autres pensées, auxquelles il ne s’en fallait guère que je ne me donnasse entièrement. Aucunes fois, j’étais assoupi et à moitié endormi et n’avais point d’autre mouvement que celui de ma main droite. L’on peut juger que si je faisais alors quelque chose de bien, ce n’était que par accoutumance. Au reste à peine prenais-je la peine de relire mes écrits et de les corriger ; car à quel sujet me fussé-je abstenu de cette nonchalance ? On ne reçoit point de gloire pour avoir fait un bon livre, et quand on en recevrait, elle est trop vaine pour me charmer. Il est donc aisé à connaître, par la négligence que j’avoue selon ma sincérité consciencieuse, quel rang pourront tenir justement les ouvrages où sans m’épargner, je voudrai porter mon esprit à ses extrêmes efforts. Mais ce n’est pas une chose assurée que je m’y puisse adonner ; car, comme je l’ai déjà dit, je hais fort les inutiles observations à quoi nos écrivains s’attachent. Jamais ce n’a été mon intention de les suivre, et, étant fort éloigné de leur humeur comme je suis, l’on ne me saurait mettre en leur rang sans me donner une qualité que je ne dois pas recevoir. Leur âme sert indignement à leur plume et je veux que ma plume serve à mon âme. Ils occupent incessamment leur imagination à leur fournir de quoi contenter le désir qu’ils ont d’écrire, lequel précède la considération de leur capacité ; et moi, je n’écris que pour mettre en ordre les conceptions que j’ai eues longtemps auparavant. Ils s’amusent à parler d’un nombre infini de choses vaines qui ont été dites beaucoup de fois et ne pénètrent point jusqu’au centre de la vérité ; pour moi, j’essaie d’aborder par un chemin droit au souverain bien et une vertu solide. Les autres n’ont garde d’y arriver si tôt que moi, car ils vont comme en dansant par diverses figures et se rendront si las qu’ils tomberont de faiblesse à moitié chemin ; au lieu que je ne fais que m’avancer en marchant d’un pas ferme et d’un train qui n’est point diverti. Si je ne parle pour cet ouvrage-ci principalement, je parle pour d’autres dont j’ai les desseins plus sérieux. Ce n’est point ici une présomption ; je ne me vante de rien que je ne puisse infailliblement exécuter, comme l’on pourra voir quelque jour. S’il semble à quelqu’un que j’ai donné une manière de défi de me surpasser à ceux qui se mêlent d’écrire, je ne me soucierai guère de lui ôter cette opinion ; car il m’est avis que, faisant profession de garder religieusement les statuts de la noblesse, je pourrais appeler si je voulais mes adversaires au combat de la plume, ainsi qu’un chevalier en appelle un autre au combat de l’épée. On ne témoigne pas une vanité présomptueuse plutôt en l’un qu’en l’autre en se promettant la victoire.

Le plus grand divertissement que j’aie à donner ici, afin de montrer avec quelle injustice l’on me blâmera, c’est qu’il s’est omis en cette impression plus de fautes qu’en pas une que l’on ait jamais vue. C’est bien pour me faire enrager, et le lecteur aussi, qui aura sans doute beaucoup de peine à expliquer plusieurs passages où il y a des mots qui ne me sont jamais venus en la pensée et où l’on en a oublié d’autres. Les imprimeurs, se souvenant de leur nom, ont mis bestes au lieu de pestes, en d’autres endroits avant toict pour aucun toict, couche pour cruche, faux furon pour fanfaron, maistres pour monstres, courage pour cocuage, meffait pour mestier, gourdement pour grandement, commençoit pour contenoit, la vue pour le vent, pernicieux pour pécunieux, et une infinité d’autres mots qui corrompent tout mon sens. Davantage on ne voit rien autre chose que des articles oubliés et des noms mis au pluriel au lieu d’être au singulier, et des verbes au temps passé au lieu d’être au temps présent ou au futur. Ceux qui me connaissent savent bien qu’il est impossible que je pèche contre les lois de la grammaire. Quand l’on trouverait des petits cailloux parmi du pur froment, l’on serait bien sot de croire qu’ils seraient sortis des épis d’où provient le blé. Ceux-là feront paraître une même bêtise qui s’imagineront que les mauvais mots qui sont dans ce livre viennent de moi.

Il faut que je dise ici, comme une chose très à propos, qu’il est bien nécessaire de faire une préface à son ouvrage ; l’on avertit le monde de beaucoup de particularités qui importent à notre gloire. Néanmoins, il y a des hommes si peu curieux qu’ils ne les lisent jamais, ne sachant pas que c’est plutôt là que dans tout le reste du livre que l’auteur montre de quel esprit il est pourvu. Je demandais un jour à un sot de cette humeur pourquoi on ne les lisait point : il me répondit qu’il croyait qu’elles étaient toutes pareilles et qu’en en ayant lu une en sa vie, c’était assez ; il se figurait que le contenu se ressemblait ainsi que le titre. Que ceux qui auront mes livres entre leurs mains ne fassent pas ainsi s’ils me veulent obliger à les avoir en quelque estime.


PREMIER LIVRE


LES voiles de la nuit avaient couvert tout l’horizon, lorsqu’un certain vieillard qui s’appelait Valentin sortit d’un château de Bourgogne avec une robe de chambre, un bonnet rouge en tête et un gros paquet sous son bras. Encore ne sais-je pourquoi il n’avait point ses lunettes, car c’était sa coutume de les porter. L’autorité qu’il avait en ce lieu-là, comme en étant le concierge pour un grand seigneur auquel il appartenait, fit que ceux qui étaient demeurés dedans haussèrent le pont-levis aussitôt qu’il l’eut commandé. Après s’être déchargé de ce qu’il portait, il se mit à se promener aux environs, et comme il vit qu’il était une telle heure que tout le monde dormait chez lui et aux maisons prochaines il descendit dedans les fossés pour faire en secret quelque chose qu’il avait délibéré.

Il y avait fait mettre, le soir de devant, une cuve de la grandeur qu’il la faut à un homme qui se veut baigner. Dès qu’il en fut proche, il se dépouilla de tous ses habits, hormis de son pourpoint, et, ayant retroussé sa chemise, se mit dedans l’eau jusques au nombril. Il en ressortit incontinent et, ayant battu un fusil, alluma une petite bougie avec laquelle il alla par trois fois autour de la cuve, puis il la jeta dedans où elle s’éteignit. Il y jeta encore quantité de certaine poudre qu’il tira d’un papier, ayant en la bouche beaucoup de mots barbares et étranges qu’il ne prononçait pas entièrement, parce qu’il marmottait comme un vieux singe fâché, étant déjà tout transi de froid encore que l’été fût prêt à venir. Ensuite de ce mystère, il recommença de se baigner et fut soigneux de laver principalement son pauvre zest, qui était plus ridé qu’un sifflet à caille. Au-dessous lui pendait une grande peau flétrie et velue, que l’on eût prise pour l’escarcelle d’un paysan. Je ne suis pas assuré qu’elle fût pleine des choses que naturellement elle devait avoir ; mais je sais bien qu’il la frotta une demi-heure et qu’il s’y fût encore plus longtemps arrêté si, craignant de se morfondre par trop, il ne fût sorti de la cuve pour s’essuyer et se revêtir. Tous ses gestes et toutes ses paroles ne témoignèrent rien que de l’allégresse en remontant sur le bord des fossés.

— Voici déjà le plus fort de cette besogne achevé, dit-il ; plaise à Dieu que je puisse aussi facilement m’acquitter de celle de mon mariage ! Je n’ai plus qu’à faire deux ou trois conjurations à toutes les puissances du monde, et puis tout ce que l’on m’a ordonné sera accompli. Après cela, je verrai si je serai capable de goûter les douceurs dont la plupart des autres hommes jouissent. Ha ! Laurette, dit-il en se retournant vers le château, vraiment tu ne me reprocheras plus les nuits que je ne suis propre qu’à dormir et à ronfler. Mon corps ne sera plus dedans le lit auprès de toi comme une souche ; désormais il sera si vigoureux qu’il lassera le tien et que tu seras contrainte de me dire, en me repoussant doucement avec tes mains : « Ha ! mon cœur, ha ! ma vie, j’en ai assez pour ce coup ! » Que je serai aise de t’entendre proférer de si douces paroles au lieu des rudes que tu me tiens ordinairement !

En tenant ce discours, il entra dans un grand clos plein de toute sorte d’arbres, où il déploya le paquet qu’il avait apporté de son logis. Il y avait une longue soutane noire, qu’il vêtit par-dessus sa robe de chambre ; il y avait aussi un capuchon de campagne qu’il mit sur sa tête, et se couvrit tout le visage d’un masque de même étoffe qui y était attaché. En cet équipage il recommença de se servir de son art magique, croyant que par son moyen il viendrait à bout de ses desseins.

Il traça sur la terre un cercle dedans une figure octogone avec un bâton dont le bout était ferré, et, comme il était prêt à se mettre au milieu, une sueur et un tremblement lui prirent par tous les membres, tant il était saisi de peur à la pensée qui venait de lui venir que les démons s’apparaîtraient à lui bientôt. Il se fût résout à faire le signe de la croix, n’eût été que celui qui lui avait enseigné la pratique de ces superstitions lui avait défendu d’en user en cette occasion et lui avait appris à dire quelques paroles pour se défendre de tous les assauts que les mauvais esprits lui pourraient livrer. Le désir passionné qu’il avait de parachever son entreprise, lui faisant mépriser toute sorte de considérations, le contraignit à la fin de se mettre à genoux dedans le cercle vers l’occident.

— Vous démons qui présidez sur la concupiscence, qui nous emplissez de désirs charnels à votre gré et qui nous donnez les moyens de les accomplir, ce dit-il d’une voix assez haute, je vous conjure par l’extrême pouvoir de qui vous dépendez et vous prie de m’assister en tout et partout, et spécialement de me donner la même vigueur pour les embrassements qu’un homme peut avoir à trente-cinq ans ou environ. Si vous le faites, je vous donnerai une telle récompense, que vous vous contenterez de moi.

Ayant dit cela, il appela par plusieurs fois Asmodée, et puis il se tut en attendant ce qui arriverait. Un bruit s’éleva en un endroit un peu éloigné ; il ouït des hurlements de voix, des cailloux qui se choquaient l’un contre l’autre et un tintamarre qui se faisait comme si l’on eût frappé contre les branches des arbres. Ce fut alors que l’horreur se glissa tout à fait dans son âme, et j’ose bien jurer qu’il eût voulu être à sa maison et n’avoir point entrepris de si périlleuses affaires. Son seul recours fut de dire ces paroles ridicules, qu’il avait apprises pour sa défense :

— Oh ! qui que tu sois, grand mâtin qui accours à moi tout ébaudi, la queue levée, pensant avoir trouvé la curée qu’il te faut, retourne-t’en au lieu d’où tu viens et te contente de manger les savates de ta grand’mère.

Il se figurait qu’il y avait là-dessous quelque sens magnifique de caché ; et ayant craché dans sa main, mis son petit doigt dans son oreille et fait beaucoup d’autres choses qui étaient du mystère, il crut que les plus malicieux esprits du monde étaient forcés de se porter plutôt à faire sa volonté de point en point qu’à lui méfaire. Incontinent après, il vit un homme à trente pas de lui, qu’il prit pour le diable d’enfer qu’il avait invoqué.

— Valentin, je suis ton ami, lui dit-il, n’aie aucune crainte ; je ferai en sorte que tu jouiras des plaisirs que tu désires le plus. Mets peine à te bien traiter dorénavant parmi la bonne chère. Je te promets que, si tu veux, tu feras toutes les nuits six ou sept postes sur ta monture. Il n’était pas besoin d’une si forte conjuration que celle dont tu as usé pour me faire venir à toi ; car je suis moi-même assez prompt à secourir ceux qui le méritent comme tu fais. Adieu, vis en paix avec ta femme. Je ne te demande rien pour récompense de tous les bons offices que je te rendrai.

La joie que ces propos favorables donnèrent à Valentin modérèrent la peur qu’il avait en l’âme à l’apparition de l’esprit. Enfin, comme il fut disparu, sa frayeur s’évanouit entièrement. On lui avait encore ordonné une chose à faire dont il se souvint et s’en alla en un endroit désigné pour l’exécuter.

Il lui était avis qu’il embrassait déjà sa belle Laurette ; et parmi l’excès du plaisir qu’il sentait, il ne se pouvait tenir de parler lui tout seul et de dire :

— Bon pèlerin qui m’avez montré la voie de goûter les plus chers contentements du monde, vous vous appelez Francion à ce que j’ai pu apprendre, et véritablement je puis estimer que vous n’êtes venu en terre que pour me faire jouir d’une douce chose, de qui par une rencontre fatale l’on trouve le nom dans celui que vous portez, si on en veut ôter un I.

Ainsi Valentin se chatouillait pour se faire rire ; et étant arrivé à un orme, il l’entoura de ses bras, comme le pèlerin lui avait conseillé. En cette action, il dit plusieurs oraisons et après se retourna pour embrasser l’arbre par derrière, en disant :

— Il me sera aussi facile d’embrasser ma femme, puisque Dieu le veut, comme d’embrasser cet orme de tous côtés.

Mais comme il était en cette posture, il se sentit soudain prendre les mains et, quoiqu’il tâchât de toute sa force de les retirer, il ne le put faire : elles furent liées avec une corde en moins de temps qu’il n’y en a que j’en discours ; et, en allongeant le col, comme les marmousets dont la tête ne tient point au corps et qu’on élève tant que l’on veut avec un bâtonnet, il regarda tout autour de lui pour voir qui c’était qui lui jouait ce mauvais tour.

Une telle frayeur le surprit, qu’au lieu d’un homme seul qui se glissait vitement entre les arbres après avoir fait son coup, il croyait fermement qu’il y en avait cinquante, et, qui plus est, que c’étaient tous des malins esprits qui s’allaient égayer à lui faire souffrir toutes les persécutions dont ils s’aviseraient. Jamais il n’eut la hardiesse de crier et d’appeler quelqu’un à son secours, parce qu’il s’imaginait que cela lui était inutile et qu’il ne pouvait être délivré de là que par un aide divin, joint qu’il était vraisemblable, à son opinion, que, s’il se plaignait, les diables impitoyables redoubleraient son supplice et lui ôteraient l’usage de la voix, ou le transporteraient en quelque lieu désert. Il ne cessait d’agiter son corps aussi bien que son esprit, et, pour essayer s’il pourrait sortir de captivité, il se tournait perpétuellement à reculons, à l’entour de l’orme, de sorte qu’il faisait beaucoup de chemin en peu d’espace. Quelquefois il le tirait si fort, qu’il le pensa rompre ou déraciner.

Ce fut alors qu’il se repentit à loisir d’avoir voulu faire le magicien, et qu’il se souvint bien d’avoir ouï dire à son curé qu’il ne faut point exercer ce métier-là, si l’on ne veut aller bouillir éternellement dedans la marmite d’enfer. Ayant cette pensée, sa seule consolation fut de faire par plusieurs fois de belles et dévotes prières aux saints, n’osant en adresser particulièrement à Dieu, qu’il avait trop offensé.

Cependant, la belle Laurette qui était demeurée au château, ne dormait pas ; car le bon pèlerin Francion la devait venir trouver cette nuit-là par une échelle de corde qu’elle avait attachée à une fenêtre ; et elle se promettait bien qu’il lui ferait sentir des douceurs dont son mari n’avait pas seulement la puissance de lui faire apercevoir l’image.

Il faut savoir que quatre voleurs, ayant un peu auparavant appris qu’il y avait beaucoup de riches meubles dedans ce château dont Valentin était le concierge, s’étaient résolus de le piller et, pour y parvenir, avaient fait vêtir en fille le plus jeune d’entre eux, qui était assez beau garçon, lui conseillant de chercher le moyen d’y demeurer quelque temps pour remarquer les lieux où tout était enfermé, et pour tâcher d’en avoir les clefs, afin qu’ils pussent ravir ce qu’ils voudraient.

Ce voleur, prenant le nom de Catherine, était donc entré il y avait plus de huit jours chez Valentin pour lui demander l’aumône, et lui avait fait accroire qu’il était une pauvre fille dont le père avait été pendu pour des crimes faussement imposés, et qu’elle n’avait pas voulu demeurer en son pays à cause que cela l’avait rendue comme infâme. Valentin, étant touché de pitié au récit des infortunes controuvées de cette Catherine, et voyant qu’elle s’offrait à le servir sans demander des gages, l’avait retirée volontiers dedans sa maison. Ses services complaisants et sa façon modeste, qu’elle savait bien garder en tout temps, lui avaient déjà acquis de telle sorte la bienveillance de sa maîtresse, qu’elle avait eu d’elle la charge du maniement de tout le ménage. On se fiait tant en elle, qu’elle avait beau prendre les clefs de quelque chambre, voire les garder longtemps, sans que l’on craignît qu’elle fît tort de quelque chose et que l’on les lui redemandât.

Le jour précédent, en allant à l’eau à une fontaine hors du village, elle avait rencontré un de ses compagnons qui venait pour savoir de ses nouvelles, pendant que les autres étaient à un bourg prochain, en attendant l’occasion favorable à leur entreprise. Elle lui assura que, s’ils venaient la nuit, ils auraient moyen d’entrer dans le château pour y piller beaucoup de choses qui étaient en sa puissance, et qu’elle leur jetterait l’échelle de corde qu’un d’eux lui avait baillée en secret il n’y avait que deux jours. Les trois voleurs n’avaient donc pas manqué à venir à l’heure déterminée ; et, comme ils furent descendus dans les fossés du château, ils virent avaler une échelle de corde par une fenêtre qui était à côté de la grande porte. L’un d’eux siffla un petit coup, et l’on lui répondit de même ; ils regardèrent tous en haut et aperçurent une femme à la fenêtre, qu’ils prirent pour Catherine, encore que ce ne fût pas par ce lieu-là qu’elle leur avait promis de les faire monter.

Il y en avait un entre eux, appelé Olivier, qui touché de quelque remords de conscience, s’était reconnu depuis peu de jours et avait promis à Dieu en lui-même de quitter la mauvaise vie qu’il menait ; mais ses compagnons ayant affaire de son aide, parce qu’au reste il était fort courageux, ne l’avaient pas voulu laisser partir de leur compagnie pour toutes les prières qu’il leur en avait faites, et l’avaient menacé que, s’il s’en allait sans leur congé auparavant que d’avoir assisté au vol du château, ils n’auraient point de repos qu’ils ne l’eussent mis à mort, quand ce devrait être par trahison. Comme il se vit au fait et au prendre, il dit derechef aux voleurs qu’ainsi qu’il ne voulait pas avoir sa part du butin qu’ils allaient faire, il ne désirait pas avoir sa part de la peine et du péril. Néanmoins, lui ayant été reproché qu’il faisait cela par crainte et par bassesse de courage, il fut contraint de monter tout le premier à l’échelle de corde, craignant que ses compagnons ne lui donnassent la mort.

Quand il fut sauté de la fenêtre dedans la chambre, il fut bien étonné de se voir embrassé amoureusement par une femme qui vint au-devant de lui, et qui ne ressemblait en façon du monde à Catherine. C’était Madame Laurette, qui le prenait pour Francion parmi l’épaisseur des ténèbres de la chambre, dont elle avait éteint la lumière.

Olivier, connaissant la bonne fortune que le destin lui voulait départir, possible pour le récompenser de la bonne intention qu’il avait de n’être plus larron, songea qu’il était besoin d’empêcher que ses compagnons ne vinssent troubler ses délices. Il quitta donc soudain Laurette pour obéir à la prière qu’elle lui faisait même d’ôter l’échelle ; et, trouvant qu’un de ses compagnons y était attaché déjà, il ne laissa pas de la tirer à soi jusques à la moitié et de la lier à un gond de la fenêtre, par l’endroit où il la tenait. Le voleur avait jugé, au commencement, que pour quelque occasion il le voulait ainsi lever jusques au haut, de sorte qu’il l’avait laissé faire sans se donner du tourment en l’esprit ; mais comme il vit qu’il le laissait là, il commença d’avoir quelque soupçon qu’il lui voulait jouer d’un trait de l’infidélité qu’il avait déjà témoignée. Toutefois il monta dessus l’échelle jusques à la fenêtre de Laurette ; mais Olivier l’avait fermée tout bellement, de manière que n’osant cogner contre, de peur d’être découvert par quelqu’un du château, il lui sembla qu’il lui était nécessaire de descendre. Il se glissa le plus bas qu’il put le long de la corde, qui n’était pas assez longue pour le mener jusques à terre ; et, par hasard, en passant par devant une fenêtre qui était remparée d’un treillis de fer, il y demeura attaché par son haut-de-chausse qui fut traversé d’un barreau si pointu où il s’empêtra si bien, qu’il lui fut impossible de s’en retirer.

Sur ces entrefaites, Francion, ne voulant pas manquer à l’assignation que sa maîtresse lui avait donnée, s’était approché du château, et, ayant vu d’un autre côté Catherine à une fenêtre, il crut que c’était Laurette. Il fut prompt à monter jusques en haut et se mit à baiser cette servante :

— Qui est-ce ? lui dit-elle. Est-ce toi, Olivier, ou un autre ? Es-tu fou de faire tant de sottises en un temps où il nous faut songer soigneusement à nos affaires ? Laisse moi aller aider à monter à tes compagnons. Crois-tu qu’avec l’habit que j’ai, j’aie aussi pris le corps d’une fille ?

Francion qui avait déjà connu qu’il se méprenait, en fut encore rendu plus assuré par ces paroles, qu’il oyait bien être pas proférées par la bouche agréable de Laurette. Il ne s’amusa guère à chercher ce qu’elles voulaient signifier, parce qu’il s’imaginait qu’il n’y avait point d’intérêt. Seulement, il dit à Catherine, qu’il reconnaissait pour la servante, que sa maîtresse lui avait accordé qu’il passerait cette nuit-là avec elle, et qu’il était venu pour jouir d’un si précieux contentement. Catherine, qui avait autant de finesse qu’il en faut à une personne qui exerce le métier dont elle faisait profession chercha en son esprit des moyens de se défaire de lui, sur l’imagination qu’elle avait qu’il nuirait à son entreprise. De le mener droit à la chambre de sa maîtresse, ainsi qu’il désirait, elle ne le trouva pas fort à propos d’autant qu’il lui sembla qu’il faudrait, possible, qu’elle fût employée à faire la sentinelle ou quelque autre chose à l’heure que ses compagnons viendraient pour accomplir leur intention. Elle lui fit donc accroire que Laurette était malade, et qu’elle lui avait donné charge de lui faire savoir qu’il ne la pouvait voir pour cette fois-là. Francion, très marri de cette aventure, fut forcé de reprendre alors le chemin de l’échelle. Il était au milieu, lorsque Catherine, qui avait une âme méchante et déloyale, voulant se venger de l’obstacle qu’il lui était avis qu’il mettait à ses desseins, donna à ses bras toutes les forces que sa rage pouvait faire accroître, et se mit à secouer la corde pour le faire tomber. Comme il se vit traité de cette façon, après s’être glissé un peu plus bas, il connut bien qu’il lui fallait faire le saut, de peur que ses membres ne fussent froissés en se choquant contre la muraille. Ses mains quittent donc la prise de l’échelle, et tout d’une secousse il s’élance pour se jeter à terre ; mais il fut si malheureux, qu’il tomba droit dedans la cuve où Valentin s’était baigné, contre les bords de laquelle il se fit un grand trou à la tête, dont il sortit tant de sang, qu’en peu de temps l’eau en devint entièrement rouge. L’étonnement et l’étourdissement qu’il eut en cette chute le mirent en tel état, qu’il demeura évanoui et n’eut pas le soin de s’empêcher d’avaler une grande quantité d’eau, dont il pensa être noyé. Catherine, qui entendit le bruit qu’il fit en tombant, se réjouit en elle-même de son infortune et retira soudain son échelle en haut, pensant que ses compagnons ne viendraient pas de cette nuit-là.

Le voleur qui était demeuré en terre, voyant qu’Olivier qui était entré dans le château ne songeait point à lui et que son autre compagnon était attaché en l’air en un lieu dont il ne se pouvait tirer, n’eut point espérance que leurs desseins eussent une bonne issue. Il se figura que l’on trouverait encore ce pendu le lendemain au même lieu, et qu’il n’y avait rien à gagner à demeurer proche de lui, que la mauvaise fortune de se voir pendre après, d’une autre façon en sa compagnie.

Une certaine curiosité aveugle et conçue sans aucun sujet le convie à se promener par tout le fossé avant que d’en sortir. Étant arrivé à la cuve où était Francion, il voulut voir ce qui était dedans. Ayant connu que c’était un homme, il le tira par le bras et lui mit la tête hors de l’eau ; puis, étant poussé d’un désir de rencontrer de la proie, qui ne le quittait jamais, il fouilla dedans ses pochettes, où il trouva une bourse à demi pleine de quarts d’écus et d’autre monnaie avec une bague dont la pierre précieuse avait un éclat si vif, que l’on apercevait sa beauté malgré les ténèbres. Cette bonne rencontre lui bailla de la consolation pour tous les ennuis qu’il pouvait avoir, et, sans se soucier si celui qu’il dérobait était mort ou vivant, ni qui l’avait mis en ce lieu-là, il s’en alla où le destin le voulut conduire.

Olivier, qui avait en ses mains un butin bien plus estimable que celui des autres voleurs, tâcha d’en jouir parfaitement dès qu’il eut fermé les fenêtres de la chambre par lesquelles il eût pu entrer quelque clarté qui l’eût découvert. Laurette, avec une mignardise affectée, s’était recouchée négligeamment sur le lit en attendant son champion, qui dressa son escarmouche sans parler autrement que par les baisers. Après que ce premier assaut fut donné, la belle, à qui l’excès du plaisir avait auparavant interdit la parole, en prit soudainement l’usage, et dit à Olivier en mettant son bras à l’entour de son col et le baisant à la joue, aux yeux et en toutes les autres parties du visage :



— Cher Francion, que ta conversation est bien plus douce que celle de ce vieillard radoteux à qui j’ai été contrainte de me marier, que les charmes de ton mérite sont grands, que je m’estime heureuse d’avoir été si clairvoyante que d’en être éprise. Aussi jamais ne sortirai-je d’une si précieuse chaîne. Tu ne parles point, mon âme, continua-t-elle avec un baiser plus ardent que les premiers ; est-ce que ma compagnie ne t’est pas aussi agréable que la tienne l’est à moi ? Hélas, s’il était ainsi, je porterais bien la peine de mes imperfections.

Là-dessus, s’étant tue quelque temps, elle reprit un autre discours :

— Ah ! vraiment, j’ai été bien sotte tantôt d’éteindre la chandelle ; car qu’est-ce que je crains ? Ce vieillard est sorti de céans afin d’aller, je pense, se servir des remèdes que vous lui avez appris pour guérir ses maux incurables. Il faut que je commande à Catherine qu’elle apporte de la lumière ; je ne suis pas entièrement de l’opinion de ceux qui affirment que les mystères d’amour se doivent faire en ténèbres ; je sais bien que la vue de notre objet ranime tous nos désirs. Et puis, je ne le cèle point, ma chère vie, je serais bien aise de voir l’émeraude que tu as promis de m’apporter ; je pense que tu as tant de soin de me complaire, que tu ne l’as pas oubliée. L’as-tu ? dis-moi en vérité.

Rien ne pouvait garantir à Olivier de se découvrir alors, se voyant conjuré par tant de fois de parler, comme s’il eût été Francion. Mais, songeant bien que Laurette pourrait se courroucer excessivement, connaissant qu’elle avait été déçue, il se proposa de chercher tous les moyens de l’apaiser. Il se tira de dessus le lit, et, s’étant mis à genoux devant elle, lui dit :

— Madame, je suis infiniment marri que vous vous soyez trompée comme vous êtes, me prenant pour votre ami. Et véritablement, si vos caresses n’eussent échauffé mon désir, je ne me fusse pas porté si librement à perpétrer le crime que j’ai commis. Prenez de moi telle vengeance qu’il vous plaira ; je sais bien que ma vie et ma mort sont entre vos mains. Faites-moi souffrir tous les supplices dont vous vous aviserez ; je suis si prêt à les endurer que si je trouve du pardon en votre miséricorde j’aurai de la peine à m’accoutumer à en goûter les douceurs.

La voix d’Olivier, bien différente de celle de Francion, fit connaître à Laurette qu’elle s’était abusée. La honte et le dépit la saisirent tellement, que, si elle n’eût considéré que l’on ne pouvait faire que ce qui avait été fait ne le fût point, elle se fut par aventure portée à d’étranges extrémités. Le plus doux remède qu’elle sut appliquer sur son mal, et celui qui eut de plus remarquables effets, fut que celui qu’elle avait pris pour Francion lui avait fait goûter des délices qu’elle n’eût pas, possible, goûtées plus savoureusement avec Francion même, et dont elle ne se pouvait repentir d’avoir joui.

Toutefois elle feignit qu’elle n’était guère contente et demanda à Olivier avec une parole rude qui il était. Voyant qu’il ne lui répondait point à ce premier coup, elle lui dit :

— N’es-tu point, méchant, un des valets de Francion ? N’as-tu point tué ton maître pour venir ici au lieu de lui ?

— Madame, dit Olivier, se tenant toujours à terre, je vous assure que je ne connais pas seulement le Francion dont vous me parlez. De vous dire qui je suis, je le ferai librement, moyennant que vous me promettiez que vous ajouterez foi à tout ce que je vous dirai, de même que je vous promets de ne vous conter rien que de véritable.

— Va, je te le promets sur ma foi, dit Laurette.

— Vous avez une servante qui s’appelle Catherine, poursuivit Olivier.

— Oui, répondit Laurette.

— Sachez donc, Madame, reprit-il, qu’elle est en partie cause de l’aventure qui est arrivée. Je m’en vais vous apprendre comment. Vous croyez que ce soit une fille ; véritablement vous êtes bien déçue, car c’est un garçon que l’on a fait ainsi déguiser afin de donner entrée céans à des voleurs. Il avait promis de jeter cette nuit une échelle de corde par une fenêtre pour les faire monter. La débauche de ma jeunesse m’avait fait sortir de la maison de mon père pour me mettre en la compagnie de ces larrons-là ; mais je me délibérai, il y a quelques jours, de quitter leur misérable train de vie. Nonobstant, ayant trouvé l’échelle que vous aviez jetée pour votre Francion et que je prenais pour celle de Catherine, il m’a fallu y monter, étant en délibération toutefois, non point d’assister au vol, mais de chercher ici quelqu’un à qui je puisse découvrir la mauvaise volonté de mes compagnons pour les empêcher d’exécuter leur entreprise. Qu’ainsi ne soit, madame, prenez la peine de regarder par quelque fenêtre ; vous verrez un des voleurs pendu à l’échelle de corde, que je n’ai qu’à demi tirée. C’est une chose bien claire, que, si j’étais de son complot, je ne l’eusse pas traité de la sorte.

Laurette, étonnée de ce qu’elle venait d’apprendre, s’en alla regarder par une petite fenêtre et vit qu’Olivier ne mentait point. Elle ne lui demanda pas d’autres preuves de son innocence et, voulant savoir ce que faisait alors Catherine, elle l’appela pour lui apporter de la lumière, après avoir fait cacher Olivier à la ruelle de son lit. Catherine, étant venue aussitôt avec de la chandelle allumée et voyant le beau sein de Laurette tout découvert, fut chatouillée de désirs un peu plus ardents que ceux qui pourraient émouvoir une personne de sa robe. L’absence de son maître et la bonne humeur où il lui était avis qu’était sa maîtresse, lui semblèrent favorables ; car Laurette cachait la haine qu’elle venait de concevoir contre elle sous un bon visage et avec des paroles gaillardes :

— D’où viens-tu ? lui dit-elle. Quoi, tu n’es pas encore déshabillée, et il est si tard.

— Je vous jure, Madame, que je ne saurais dormir, répondit Catherine ; j’ai toujours peur ou des esprits ou des larrons, parce que vous me faites coucher en un lieu trop éloigné de tout le monde ; voilà pourquoi je ne me déshabille guère souvent, afin que, s’il m’arrive quelque chose, je ne sois pas contrainte de m’en venir toute nue demander du secours. Mais vous, Madame, est-il possible que vous puissiez ici vivre toute seule sans aucune crainte ? Mon Dieu, je vous supplie de me permettre que je passe ici la nuit, puisque monsieur n’y est pas. Je dormirai mieux sur cette chaise que sur mon lit, et si je ne vous incommoderai point ; car, au contraire, je vous y servirai beaucoup, en vous donnant incontinent tout ce qui vous sera nécessaire.

— Non, non, dit Laurette, retourne-t’en en ta chambre, je n’ai que faire de toi, et, puisque j’ai de la lumière je n’aurai plus de crainte. Ce n’est que dans les ténèbres que je m’imagine, en veillant, de voir tantôt un chien, tantôt un homme noir, et tantôt un autre fantôme encore plus effroyable.

— Mais vraiment, interrompit Catherine en faisant la rieuse, vous avez un mari bien dénaturé. Hé Dieu, comment est-ce qu’il s’est pu résoudre à vous quitter cette nuit-ci, ainsi qu’il a fait ? Pour moi, je vous confesse que, toute fille que je suis, je me trouve plus capable de vous aimer que lui.

— Allez, allez, vous êtes une sotte, dit Laurette. Hoi ! les premiers jours que vous avez été céans, vous avez bien fait l’hypocrite ; à qui se fiera-t-on désormais ?

— Trédame, hé ! ce que je dis n’est-il pas vrai ? reprit Catherine. Et que serait-ce donc si je vous avais montré par effet que je suis même fournie de la chose dont vous avez le plus de besoin, et que Valentin ne peut pas mieux que moi vous rendre contente ? Vous auriez bien de l’étonnement.

— Vraiment, voilà de beaux discours pour une fille, dit Laurette. Allez, ma mie, vous êtes la plus effrontée du monde, ou vous vous êtes énivrée ce soir ; retirez-vous, que je ne vous voie plus. Que c’est une chose fâcheuse d’avoir des servantes. Mais quoi, c’est un mal nécessaire.

Catherine qui était entrée en humeur, ne se souciant pas de l’opinion que sa maîtresse pourrait avoir d’elle, s’en approcha pour la baiser et lui faire voir, après, qu’elle ne s’était vantée d’aucune chose qu’elle n’eût le moyen d’accomplir. Elle s’imaginait qu’aussitôt que Laurette aurait savouré la douceur de ses embrassements elle concevrait de la bienveillance pour elle et ne chercherait que les moyens de la pouvoir souvent tenir entre ses bras. Mais Laurette, sachant bien ce qu’elle savait faire, l’empêcha de parvenir au bout de ses desseins et la poussa hors de sa chambre, en lui donnant deux ou trois coups de poing et lui disant forces injures.

Tout leur discours avait été entendu d’Olivier, qui sortit de la ruelle et dit à Laurette qu’elle avait bien pu connaître, par les paroles et par les actions de Catherine, qu’elle n’était pas ce qu’elle lui avait toujours semblé. Laurette, reconnaissant cette vérité apparente, lui dit qu’elle voulait mettre ordre à cette affaire-là ; qu’elle voulait empêcher que Catherine ne fît entrer des voleurs dans le château cependant que l’on n’y songerait pas, et qu’elle désirait aussi la punir de ses méchancetés.

— Avisez, madame, ce qu’il est besoin de faire, dit Olivier ; je vous assisterai en tout et partout.

— Je m’en vais trouver Catherine, répliqua Laurette ; suivez-moi, seulement de loin, et venez quand je vous ferai quelque signe, afin de la lier avec ces cordes-ci que vous porterez quant à vous.

Laurette ayant dit cela, prit la chandelle et s’en alla jusques en la chambre de la servante.

— Là, venez-vous-en avec moi dans cette salle basse ; portez la lumière.

— Pourquoi faire, madame ? répondit Catherine.

— De quoi te soucies-tu ? répliqua Laurette ; tu le verras mais que tu y sois.

Quand elles furent entrées dans la salle, Laurette dit à Catherine :

— Ouvre la fenêtre et monte dessus pour voir ce que c’est qui est attaché en haut de la grille et qui remue à tous moments ; cela m’a mise en peine tout à cette heure en y regardant de là-haut.

Or, c’était le voleur, qui était demeuré là attaché.

Catherine, qui n’en savait rien, après avoir eu la témérité de toucher en bouffonnant sur les tétons de sa maîtresse, mit le pied sur un placet, et de là sur la fenêtre, où elle ne fut pas plutôt, qu’Olivier qui attendait à la porte s’approcha au signe que lui fit Laurette, qui, ayant pris une grande chaire, monta dessus et empoigna fermement sa servante, tandis que, d’un autre côté, Olivier lui liait les bras par derrière à la croisée.

— Ce n’est pas tout, dit Laurette en riant lorsqu’elle se vit assurée de sa personne ; il faut voir si elle a entre les jambes la chose qu’elle s’est vantée d’y avoir.

En disant ceci, elle lui troussa sa cotte et sa chemise, et lui attacha tout au-dessous du col avec une aiguillette ; de sorte que l’on pouvait voir sans difficulté ses secrètes parties, qui n’étaient pas à cette heure-là en bon point comme elles avaient été auparavant.

— Certes, dit Laurette en parlant de cette pièce du milieu, voilà un gentil oiseau. Je m’en vais gager que si on lui touchait sur la queue, on la lui ferait redresser tout à l’heure. Mais il est d’une humeur bien bizarre et bien contraire à celle de tous les autres qui veulent avoir la clef des champs ; car il ne désire rien tant que de se voir en cage.

Olivier dit aussi quelques railleries de manière que son compagnon et Catherine le reconnurent à sa parole.

— Ah ! ce dit l’un, je te supplie de m’aider à m’ôter d’ici ; car voilà le jour qui commence à poindre et, si l’on me trouve en cet état, je te laisse à juger ce qui en arrivera.

— Je ne te saurais secourir, répondit Olivier, car il y a une grille de fer entre nous deux. Ma foi, tu fais bien de ne vouloir plus te tenir davantage en l’air ; car c’est un élément qui t’est tout à fait contraire, et tu ne mourras jamais autre part ; c’est ta prédestination.

— Tu nous as donc trahis ainsi ? interrompit Catherine ; perfide, si je tenais ton cœur, je le dévorerais maintenant.

— Ne parlez point de tenir, lui répondit Olivier, car vous ne pouvez plus jouir de vos mains.

— Laissons-les là, dit Laurette ; qu’ils se plaignent tout leur saoul ; personne ne viendra à leur secours que les sergents et le bourreau.

Ayant tenu ce discours, elle convia Olivier à remonter en sa chambre, où ils ne furent pas si tôt qu’il fut ravi de cette beauté, qu’il ne pensait pas être si merveilleuse qu’elle était, lorsqu’il en avait joui sans lumière. L’ayant considérée attentivement, il prit la hardiesse de cueillir sur sa lèvre quelques baisers, qui ne lui furent point refusés, parce que Laurette, le trouvant de bonne mine n’était pas fâchée qu’il recommençât le jeu où il avait déjà montré qu’il était des plus savants. Lui, qui lisait ses intentions dedans ses yeux mouvants et lascifs, ne laissa pas échapper la favorable occasion qu’il avait de tâter derechef d’un si friand morceau.

Ils se mirent après à discourir de plusieurs choses. Olivier parla principalement de la bonne fortune qu’il avait eue et fit des serments à Laurette qu’il n’estimait rien au prix, non seulement celles qui lui pouvaient arriver, mais encore celles qui pouvaient venir en son imagination.

— Vous avez beaucoup de sujet de remercier le ciel d’une chose, dit Laurette ; c’est de la faveur qu’il vous a départie en faisant que, lorsque je vous ai vu tantôt sur le milieu de l’échelle, vous prenant pour un mien serviteur, je me suis venue mettre sur une chaire en attendant que vous fussiez monté jusques ici ; car, si je me fusse tenue à la fenêtre, j’eusse bien vu que vous n’étiez pas celui que j’attendais et je ne vous le cèle point, qu’infailliblement vous eussiez été très mal reçu de moi, au lieu que vous l’avez été si bien, que vous ne vous en sauriez plaindre avec raison.

— Je ne doute point que vous ne m’eussiez maltraité, repartit Olivier, et si je ne m’en offense aucunement ; car quelle bienveillance pourriez-vous avoir pour un homme inconnu qui vous surprend, au lieu de celui que vous aviez dès longtemps pratiqué ? Mais je vous assure que, si je ne suis pareil en mérite ou en beauté de corps à celui à qui vous aviez donné assignation, je lui suis pareil en désir de vous servir, et n’ai pas moins que lui d’affection pour vous.

Ces démonstrations d’amour attirèrent beaucoup d’autres entretiens à leur suite, qui furent souvent interrompus par les embrassements, dont ils goûtaient les délices tout autant de fois qu’il leur était possible.

Quand Laurette vit que le soleil était levé, se figurant que son mari ne tarderait plus guère à revenir, elle pria Olivier de se cacher dedans le foin qui était en une écurie de la cour jusques à tant que, le pont-levis étant abaissé, il eût le moyen de s’en aller. Après qu’il lui eut dit adieu et qu’il lui eut donné une infinité d’assurances de se souvenir toujours d’elle, il s’accorda à se mettre en tel endroit qu’elle voulut et la laissa retourner en sa chambre, où elle s’enferma, en attendant le succès de l’aventure de Catherine.

Il était, ce jour-là, dimanche, et trois jeunes rustres du village s’étaient levés du matin pour aller à la première messe, et de là à un bourg prochain, défier à la longue paume les meilleurs joueurs du lieu. Le curé ne fut pas assez matineux à leur gré. En attendant qu’il fût sorti du presbytère, ils se voulaient promener à l’entour du château, où ils aperçurent aussitôt le voleur se tenant d’une main à l’échelle de corde et d’une autre à la grille de fer. Ils virent aussi Catherine toute découverte jusques au-dessus du nombril et s’émerveillèrent infiniment d’apercevoir ce qui lui pendait entre les jambes. Ils s’éclatèrent si fort à rire, que tout le village en retentit ; de sorte que le curé, en boutonnant encore son pourpoint, sortit pour voir ce qui leur était arrivé de plaisant. Leur émotion était si grande, qu’ils ne se pouvaient presque pas soutenir, et ne faisaient autre chose que joindre les mains, se courber le corps en cent postures et se heurter l’un contre l’autre comme s’ils n’eussent pas été bien sages. Leur bon pasteur, ne jetant les yeux que sur eux, ne voyait pas la cause de leurs risées et ne cessait de la leur demander, sans pouvoir tirer de réponse d’eux ; car il leur était impossible de parler tant ils étaient saisis d’allégresse. Enfin le curé, en tirant un par le bras, lui dit :

— Hé, viens çà, hé, Pierrot, ne veux-tu pas me conter ce que tu as à rire ?

Alors ce compagnon, se tenant les côtés, lui dit à plusieurs reprises qu’il regardât à une des fenêtres du château. Le curé, levant la vue vers ce lieu, aperçut ce qui les émouvait à tenir cette sotte contenance, et n’en jeta qu’un éclat de risée fort modéré.

— Vous êtes de vrais badauds, dit-il, de faire les actions que vous faites pour si peu de choses. L’on connaît bien que vous n’avez jamais rien vu, puisque le moindre objet du monde vous incite à rire si démesurément que vous semblez insensés. Je ris, quant à moi, mais c’est de votre sottise : que savez-vous, si ce que vous voyez n’est point un sujet qui vous devrait inciter à jeter des larmes ? Nous saurons tantôt du seigneur Valentin ce que tout ceci veut dire et quels jeux l’on a joué cette nuit en sa maison.

Comme le curé achevait ces paroles, il arriva auprès de lui beaucoup de paysans qui, étonnés du merveilleux spectacle, interrogèrent le voleur et Catherine, qui les avait mis là ; mais ils n’en surent tirer de réponse. Les pauvres gens baissèrent honteusement la tête, et n’y eut que le voleur qui dit à la fin que l’on le tirât du lieu où il était, et qu’il conterait tout de point en point. Le curé dit à ceux qui l’accompagnaient qu’il fallait avoir patience que Valentin eût ouvert le château, et il y en eut qui tournèrent à l’entour, afin de voir s’il n’y avait point quelqu’un aux fenêtres pour l’appeler. Une plaintive voix parvint à leurs oreilles du creux du fossé qu’ils côtoyaient ; ils jetèrent leurs yeux en bas et aperçurent la cuve où était Francion, qui venait de sortir de son évanouissement et n’avait pas la force de se tirer du lieu où il était. Comme ils le virent tout en sang, ils dirent :

— Ha, mon Dieu, qu’est-ce qui a ainsi accommodé ce pauvre homme-là. Hélas, il a la tête fendue à ce que je pense.

En disant ceci, ils descendirent en bas ; alors l’un d’eux s’écria :

— Miséricorde, c’est mon bon hôte, ce dévot pèlerin qui demeure en ma maison depuis quelques jours. Mon cher ami, reprit-il en se tournant devers lui, qui ont été les traîtres qui vous ont si mal accoutré ?

— Ôtez-moi d’ici, repartit Francion, secourez-moi, mes amis ; je ne vous puis maintenant rendre satisfaits sur ce que vous me demandez.

Quand il eut dit ces paroles, les villageois le tirèrent hors de la cuve ; et comme ils le portaient à son hôtellerie, ils rencontrèrent un de ses valets, qui fut bien étonné de le voir en l’équipage où il était. Ce qu’il trouva de plus expédient, fut d’aller querir un chirurgien, qui arriva comme l’on dépouillait son maître auprès du feu pour le coucher dedans un lit. Il vit sa plaie, qui ne lui sembla pas fort dangereuse et, ayant mis dessus un premier appareil, il assura qu’elle serait guérie dans peu de temps.

Tandis, tous les habitants du village s’assemblèrent devant le château pour voir le soudain changement d’une fille en garçon. Ceux qui avaient déjà pris leur plaisir de cette drôlerie s’en allaient dire à leurs voisins qu’ils s’en vinssent à la grande place, et qu’ils n’y auraient pas peu de contentement. Le bon fut que les femmes, qui ont bien autant de curiosité que les hommes et principalement en ce qui est d’une plaisante aventure, voulurent savoir ce que c’était que leurs maris avaient vu. Elles s’en allèrent en troupes jusques au château, où elles ne furent pas sitôt, qu’ayant aperçu ce qui pendait au bas du ventre de Catherine, elles s’en retournèrent plus vite qu’elles n’étaient venues. Celles qui étaient de belle humeur riaient comme des folles, et les autres, qui étaient chagrines, ne faisaient que grommeler, s’imaginant que tout avait été préparé à leur sujet et pour se moquer d’elles.

— Oui, c’est mon[1], disait l’une, c’est bien en un bon jour de dimanche qu’il faut faire de telles badineries que cela ; encore si l’on attendait après le service. Cela serait plus à propos à carême-prenant. Ho, le monde s’en va périr sans doute : tous les hommes sont autant d’Antéchrists.

— Ne vous enfuyez pas, ma commère, dit un bon compagnon à cette bigote ; venez voir le gentil instrument que porte la servante de Valentin.

— Le diable y ait part, lui répondit-elle.

— Sur mon Dieu, lui répliqua-t-il, vous avez beau faire la dédaigneuse, vous aimeriez mieux y avoir part que le diable.

— Va, va, lui dit une autre plus résolue, nous ne voulons pas avoir seulement part à un morceau, mais le voulons avoir tout entier.

— Il est vrai que vous êtes la plus goulue de toutes, reprit le rustre. Vous ne seriez pas assouvie quand vous auriez le morceau gros et long de Catherine avec celui de votre mari. Et toutefois je sais bien que vous n’avez que la moitié de celui qui vous a été vendu par contrat : votre mari en fait part à une commère. C’est assez. Vous les aimez, la belle friande, ces deux membres que je ne veux pas nommer. Vous ne vous enfuyez de celui que l’on vous a fait voir que parce que, aussi bien, est-il trop loin de vous : il y a un fossé et une grille entre deux. Et puis vous aimeriez mieux le manier que le regarder.

— Merci Dieu, lui dit la femme en se courrouçant ; si tu m’échauffes une fois les oreilles, je manierai le tien de telle façon, que je te l’arracherai et le jetterai aux chiens.

— Et adieu, lui repartit-il par gausserie en s’enfuyant, vous êtes trop mauvaise ; vous ne m’y tenez pas, je m’en vais trousser mes quilles.

Ainsi plusieurs autres lardèrent les femmes de brocards en plus d’endroits que le plus savant cuisinier de Paris ne larderait une longe de veau ; mais je vous assure qu’elles en rendirent bien le change. Au moins, si elles ne jetèrent des traits aussi piquants, elles dirent tant de paroles et tant d’injures, et se mirent à crier si haut toutes ensemble, que les ayant étourdis, elles les contraignirent d’abandonner le champ de bataille, comme s’ils se fussent confessés vaincus.

Quelques villageois, s’éloignant du reste de la troupe, s’en allèrent à cette heure-là près du clos où était Valentin, qu’ils ouïrent crier à haute voix. Ils s’approchèrent du lieu où ils l’avaient entendu, ne croyant pas que ce fût lui, et furent infiniment étonnés de voir cet épouvantail couvert d’habillements extraordinaires, attaché à un arbre. En se tempêtant la nuit, son capuchon lui était tombé sur les yeux, de telle sorte qu’il ne voyait goutte et ne savait s’il était déjà jour. Au défaut de ses mains, il avait fort secoué la tête pour le rejeter en arrière, mais toute la peine qu’il y avait prise avait été inutile. Il ne voyait point les paysans et oyait seulement le bruit qu’ils faisaient en se gaussant de cet objet qui se présentait à leurs yeux, non moins plaisant que celui qu’ils venaient de voir en la grande place.

L’opinion qu’il avait eue toute la nuit, que les démons s’apprêtaient à le tourmenter, lui donna alors de plus vives atteintes qu’auparavant ; car il s’imagina que c’étaient eux qui s’approchaient, et recommença d’user des remèdes que Francion lui avait appris pour les chasser. Les paysans le reconnurent alors à sa voix, et, entendant les niaiseries qu’il proférait et considérant l’état où il était, crurent fermement qu’il avait perdu l’esprit, et, en s’ébouffant de rire, s’en retournèrent vers leur curé pour lui conter ce qu’ils avaient vu.

— Sans doute, dit-il, voici la journée des merveilles ; je prie Dieu que tout ceci ne se tourne point au dommage des gens de bien.

Lorsqu’il fut à l’entrée du clos, apercevant déjà Valentin entre les arbres, il lui dit :

— Est-ce donc vous, monsieur mon cher ami ? Hé, qui est-ce qui vous a mis là ?

Valentin, oyant la voix de son curé, modéra un peu sa crainte, parce qu’il vint à se figurer que les plus méchants diables qui fussent en enfer ne seraient pas si téméraires que de s’approcher de lui, puisqu’une personne sacrée était en ce lieu-là.

— Hélas, monsieur, répondit-il, ce sont des démons qui m’ont ici attaché et m’ont livré des assauts plus furieux que tous ceux dont ils ont jadis persécuté les saints ermites.

— Mais comment, dit le curé, n’avez-vous point couché chez vous cette nuit ? Vous ont-ils porté en ce lieu-ci sans que vous en ayez senti quelque chose ? Ne sont-ce point des hommes mêmes qui vous ont accommodé de la sorte ?

Valentin ne dit plus mot alors, parce qu’il songea que celui qui parlait à lui pouvait être un démon qui avait pris une voix pareille à celle de son curé pour le tromper ; car il avait lu que les mauvais esprits se transforment bien quelquefois en anges de lumière. Cela fit qu’il recommença ses conjurations et qu’il dit à la fin :

— Je ne veux point parler à toi, prince des ténèbres ; je te reconnais bien ; tu n’es pas mon curé, dont tu imites la parole.

— Je vous montrerai bien qui je suis, dit le curé en lui ôtant le capuchon. Hé quoi, Valentin, avez-vous perdu le jugement, pour croire que tous ceux qui parlent à vous sont des esprits ? Pourquoi vous forgez-vous ces imaginations ?

Valentin, jouissant de la clarté du jour, reconnut que tous ceux qui étaient autour de lui étaient de son village, et perdit tout à fait les mauvaises opinions qu’il avait conçues, quand il vit qu’ils se mettaient à le délier.

Le curé voulut savoir de lui par quel moyen il avait été mis là. Il fut contraint de raconter les enchantements que lui avait appris Francion, et de dire aussi pour quel sujet il les avait voulu entreprendre. Quelques mauvais garçons, en ayant entendu l’histoire, s’en allèrent la publier partout à son infâmie ; si bien qu’encore aujourd’hui l’on s’en souvient, et, lorsqu’il y a quelqu’un qui a froide queue, l’on lui dit par moquerie qu’il s’en aille aux bains de Valentin.

Après que le bon curé eut fait plusieurs réprimandes à son paroissien sur la pernicieuse curiosité qu’il avait eue, il le mena voir le plaisant spectacle qui était au château, dont Valentin, aussi étonné que les autres, ne put dire aucune raison. À l’instant, un homme de bonne conversation et de gentil esprit, se trouvant là, dit :

— Vous voilà bien empêchés, messieurs, vous ne vous pouvez imaginer la cause de ce que vous apercevez. Je m’en vais vous la dire en trois mots : Ce compagnon que vous voyez pendu à l’échelle était amoureux de Catherine, il la voulait aller voir sans doute ; mais pour lui montrer qu’il perdait ses peines, elle lui a découvert son devant, lui faisant connaître qu’elle n’est pas ce qu’il pensait. Tenez, il est demeuré là en contemplation, tout éperdu.

Cette ingénieuse imagination plut infiniment à la compagnie, qui pensa qu’elle saurait bientôt des choses plus véritables, d’autant que les valets de Valentin ouvrirent à l’heure le château ; mais ils entrèrent en admiration aussi grande de voir tout le mystère, que s’ils n’eussent point été du logis.

L’on eut bientôt détaché le voleur et Catherine, et l’on ne manqua pas à leur demander des nouvelles de leur affaire, vu que personne n’en pouvait rien dire. Le péril où ils étaient les avait fait résoudre à ne point répondre à toutes les interrogations que l’on leur ferait sachant bien que leur cause était si chatouilleuse, qu’ils l’empireraient plutôt en parlant que de l’amender. L’on eut beau dire à Catherine par plusieurs fois : « Pour quelle occasion est-ce qu’étant garçon vous avez pris l’habit de fille ? » Jamais l’on n’en put tirer de raison. Laurette, étant descendue, fit l’étonnée au récit de cette aventure et, s’étant retirée petit à petit à la cour pendant que tout le monde était à la salle, s’en alla trouver celui qui avait passé la nuit avec elle et, lui ayant derechef dit adieu, le fit déloger promptement.

Le juge du lieu, arrivé là-dessus, ne désirant pas qu’une telle chose se passât sans qu’il en fît son profit, voulut persuader à Valentin qu’il fallait faire des informations ; que le dessein de Catherine et de son camarade ne pouvait être bon, et qu’ils avaient entrepris de voler son bien ou son honneur. Mais Valentin, qui savait bien ce que c’était que de passer entre les mains ravissantes de la justice, ne voulut faire aucune instance, pour ce qu’il ne trouvait point de manque à son bien. Tout ce qu’il désirait était de savoir par quel accident ces personnes-là avaient été attachées à sa fenêtre. Quant au procureur fiscal, il ne voulut point faire de poursuite, d’autant qu’il voyait bien qu’il n’y avait rien à gagner ; et puis les parties ne parlaient point, et, si plus, ne pouvait trouver de preuves contre elles.

Après que la messe fut dite, l’on leur donna congé de s’en aller où ils voudraient ; et je vous assure que, deux ou trois lieues durant, ils furent poursuivis par tant de gens, et qui leur firent souffrir tant de martyre, qu’il n’est point de punition plus rigoureuse que celle qu’ils eurent.

Francion était cependant à l’hôtellerie, où, son homme lui ayant fait le récit de tout ce qui s’était passé au village, il se prit à rire de si bon cœur, que la douleur de ses esprits fut apaisée par son excès de joie ; néanmoins son jugement ne put avoir de lumière parmi l’aventure, encore qu’il se souvint des propos que Catherine lui avait tenus. Ce qui lui bailla le plus de contentement fut le récit de l’état où le curé avait rencontré Valentin.

Son chirurgien vint le visiter comme l’on lui allait donner à dîner ; et, voyant que l’on lui apportait du vin, il dit qu’il ne fallait pas qu’il en bût, à cause que cela ferait mal à sa tête. Francion, ayant ouï cet avis si rigoureux, dit :

— Ho, monsieur, ne me privez point de ce divin breuvage, je vous en prie, c’est lui qui est le seul soutien de mon corps ; toutes les viandes ne sont rien au prix. J’ai connu un jeune gentilhomme qui avait mal aux jambes ; l’on lui défendait le vin (comme vous me faites) de peur d’empirer sa douleur ; savez-vous ce qu’il faisait ? Il se couchait tout au contraire des autres, et mettait ses pieds au chevet afin que les fumées de Bacchus descendissent à sa tête. Quant à moi, qui suis blessé en l’autre extrémité, je suis d’avis de me lever du lit et me tenir droit, à cette fin que, voyant que le vin que je boirai descendra à mes pieds plutôt que de monter à ma tête, vous ne soyez pas si sévère de me l’interdire.

De fait, Francion, ayant dit ces paroles, demanda ses chausses à son valet pour se lever. Le chirurgien, lui voulant montrer son savoir, essaya de lui prouver que les raisons qu’il avait données ne valaient rien du tout, et qu’elles étaient plutôt fondées sur des maximes de l’hôtel de Bourgogne que sur des maximes des écoles de médecine. Là-dessus il vint à lui discourir en termes de son art, barbares et inconnus, pensant être au suprême degré de l’éloquence en les proférant, tant il était blessé de la maladie de plusieurs, qui croient bien parler tant plus ils parlent obscurément, ne considérant pas que le langage n’est que pour faire entendre ses conceptions, et que celui qui n’a pas l’artifice de les expliquer à toutes sortes de personnes est taché d’une ignorance presque brutale. Francion, ayant eu la patience de l’écouter, lui dit que tous ses aphorismes n’empêcheraient pas qu’il se levât ; mais toutefois qu’il ne boirait point de vin, et que ce qu’il en avait dit n’était que par manière de devis.

— C’est à faire aux âmes basses, continua-t-il, à ne pouvoir de telle sorte commander sur eux-mêmes qu’ils ne sachent restreindre leurs appétits et leurs envies ; pour moi, bien que j’aime ce breuvage autant qu’il est possible, je m’abstiendrai facilement d’en goûter, et ferais ainsi de toute autre chose que je chérirais uniquement.

— Votre tempérance est remarquable, repartit le chirurgien. Je n’ai pas les ressorts de l’âme si fermes qu’ils puissent ainsi commander à mon corps ; car je vous assure bien que, quand Hippocrate même m’aurait dit que l’usage du vin me serait nuisible, je ne m’en priverais pas, et que, quand l’on me mettrait auprès d’une fontaine d’eau, je ne laisserais pas de mourir de soif. Mais, monsieur, poursuivit-il, il n’est pas croyable que vous ne sentiez maintenant du mal, et si vous ne vous pouvez pas tenir de rire et de vous gausser.

— Si vous me connaissiez particulièrement et si vous saviez de quelle sorte un homme doit vivre, vous ne trouveriez rien d’étrange en cela, lui répondit Francion ; mon âme est si forte et si courageuse, qu’elle repousse facilement toute sorte d’ennuis et jouit de ses fonctions ordinaires parmi les maladies de mon corps.

— Monsieur, reprit le chirurgien en se souriant, vous me pardonnerez si je vous dis que vous m’obligez à croire que l’opinion que l’on a de vous en ce village-ci est véritable, qui est que vous êtes très savant en magie ; car autrement vous ne supporteriez pas, si patiemment que vous faites, le mal que vous avez. L’on dit même (je ne le saurais croire pourtant) que tout ce qui est arrivé cette nuit chez Valentin s’est fait par votre part ; que vous avez métamorphosé la servante du logis en garçon ; que vous l’avez rendue muette ; et que vous n’avez pas véritablement une plaie à la tête, mais que vous abusez nos yeux. Ce qui donne ces pensées-là aux bonnes gens est que l’on n’a pu trouver la cause de pas un de tous ces succès.

Cette plaisante imagination mit tellement notre malade hors de soi, qu’il pensa mourir de rire. Là-dessus, il acheva de s’habiller, et s’assit à la table avec le chirurgien, qui ne demanda pas mieux que de dîner avec lui.

— Or çà, monsieur, lui dit Francion, ne savez-vous point si je suis maintenant en la bonne grâce de Valentin ? En quelle manière parle-t-il de moi ?

— Je ne vous le cèle point, répondit le chirurgien, il en parle comme du plus méchant sorcier qui soit au monde. Il dit qu’au lieu que vos secrets lui devaient apporter quelque bien, ils lui ont causé beaucoup de maux. Encore qu’il y ait longtemps qu’il soit assuré de cela, il n’a pas laissé d’essayer tout maintenant s’il se porterait plus vaillamment au combat contre sa femme qu’il n’a accoutumé de faire ; mais jamais il n’en a eu la force de mettre sa lance en arrêt ; de sorte qu’il a été contraint de contracter une paix honteuse avec Laurette. Vous tirerez plutôt de la semence d’un bâton à goderonnerwkt les fraises que de ses pauvres armes mal fourbies. Il n’y a rien que sa porte de derrière qui soit ouverte ; je vous assure qu’elle l’est de telle façon, qu’il ne peut retenir une liquide et sale matière qui en sort à chaque moment. Il a fallu qu’il m’ait prié, comme son bon compère, de lui bailler une drogue qui ira refermer les ouvertures et apaiser les séditions de ces rebelles, qui, ne se tenant pas aux lieux déterminés, s’enfuient sans demander congé.

— Dois-je craindre qu’il ne prenne quelque vengeance de moi ? reprit Francion.

— Je ne vous en ai encore rien dit, répondit le chirurgien, parce qu’il m’a semblé que vous avez bien le moyen d’éviter, par votre science, toutes les embûches qu’il vous saura dresser ; néanmoins je vous assure à cette heure, qu’il n’épargnera pas toute la puissance qu’il a pour vous jouer d’un mauvais tour. Je m’en vais gager qu’il fera rassembler les plus vaillants du village pour vous venir ce soir enlever et vous mettre en prison dans le château.

— Cela ne m’empêchera pas de boire à sa santé avec ce verre d’eau que je m’en vais aussi emprisonner, répliqua Francion.

Puis il changea de discours et acheva de prendre son repas. Comme il se levait de table, plusieurs habitants arrivèrent à l’hôtellerie, poussés de curiosité de le voir. Ils demandaient tous : « Où est le pèlerin, où est le pèlerin ? » à si haute voix qu’il l’entendit distinctement. Incontinent il fit fermer la porte avec les verrous, et, quoique ces gens-là heurtassent, disant tantôt qu’ils avaient affaire d’un coffre qui était dedans la chambre, tantôt qu’ils voulaient parler au chirurgien, ils ne purent obtenir que l’on leur ouvrît l’huis. À la fin ils jurèrent tant de fois qu’il y avait un homme de blessé dans le village, qui se mourait à faute d’un prompt remède, qu’il fallut faire sortir le chirurgien ; mais, comme ils pensaient entrer dans la chambre, Francion et son valet se présentèrent à l’entrée avec les pistolets à la main, protestant qu’ils les tireraient contre ceux qui seraient si téméraires que d’approcher.

Les paysans, qui n’avaient pas coutume de se jouer avec de pareilles flûtes, demeurèrent tout penauds et, s’en retournant, laissèrent refermer la porte. Il en revint encore d’autres en plus grand nombre, qui perdirent leur peine non plus ni moins que les premiers. Francion, à qui leurs importunités déplaisaient infiniment, se résolut de s’en délivrer le plus tôt qu’il pourrait. Ayant appelé son hôte, il le paya de ses écots, lui communiqua son dessein, et le pria d’atteler une petite charrette qu’il avait, pour le faire conduire à un bourg où il serait moins inquiété. L’hôte attacha deux cerceaux à sa charette pour soutenir une couverture et, ayant mis au fond toutes les besognes[2] de Francion, il l’avertit qu’il était l’heure de partir. Il monta dedans où il se coucha dessus la paille, cependant que l’on le tirait hors la taverne par une porte de derrière, qui rendait parmi les champs ; son valet allait après, monté sur son cheval ; et en cet équipage, ils traversèrent le pays, sans que personne du village les vît.

Le bon fut que quelques-uns retournèrent à l’hôtellerie aussitôt qu’ils en furent partis, et, ne les trouvant point dedans leur chambre, ni en pas un autre lieu, eurent opinion qu’ils étaient disparus par art de nigromance.

Pendant le chemin, Francion se mettait à discourir, tantôt avec un jeune garçon qui conduisait la charrette, et tantôt avec son serviteur.

— Quand je songe aux aventures qui me sont arrivées ce jour-ci je me représente si vivement l’instabilité des choses du monde, qu’à peine me puis-je tenir d’en rire. Cependant j’en ai pour mes vingt écus et pour une bague que j’ai perdue, je ne sais en quelle sorte. Il faut que ceux qui m’ont porté ce matin à l’hôtellerie aient fouillé dedans mes pochettes. Un remède contre ce mal, c’est d’avoir de la patience, dont je suis, Dieu merci, mieux fourni que des pistoles. Mais considérez un peu l’agréable changement ; il n’y a pas longtemps que j’étais couvert d’habillements somptueux, et maintenant j’ai une cape de pèlerin ; je couchais sous les lambris dorés des châteaux, et je ne couche plus qu’aux fossés, sans aucun toit ; j’étais sur des matelas de satin bien piqués, et je me suis trouvé dedans une cuve pleine d’eau, pensez pour y être plus mollement ; je me faisais traîner dans un carrosse, assis sur des coussinets, et voici que je suis encore trop heureux d’avoir pu trouver une méchante charrette, où je me vautre dedans la paille, de telle sorte que je ne mériterai jamais le nom de paillard à plus juste raison.

Son serviteur lui répondit le mieux qu’il lui fut possible, afin de lui donner la consolation qu’il prenait bien lui tout seul.

— Monsieur, poursuivit-il, je ne me fâche que de ce que je vous vois ainsi là-dedans ; cela n’est guère honorable. Aussi, pour conduire les criminels au supplice avec plus d’ignominie, l’on les met dans une charrette. Je n’étais pas d’avis que vous entrassiez en celle-là.

Francion répondit là-dessus qu’il sentait plus de mal que l’on ne pense en l’entendant ainsi goguenarder, et qu’il n’avait pas assez de force pour se tenir à cheval.

Il aperçut que la nuit venait petit à petit, mais il ne s’en mit point en peine, parce que le charretier lui assura qu’il n’y avait plus qu’une demi-lieue jusques au bourg ; et de fait il disait la vérité. Néanmoins, ils n’y purent pas arriver, d’autant qu’une de leurs roues eut quelque chose de rompu. Ils passaient de fortune alors par un petit village où ils furent contraints de s’arrêter devant le logis d’un charron ; mais l’obscurité couvrait l’hémisphère entièrement auparavant que leur charrette fût raccommodée, de sorte qu’il leur fallut chercher un gîte. Ils s’en allèrent droit à la taverne du lieu, qui était fort mal pourvue de toutes choses et, ayant pris là un repas qui ne leur chargeait pas beaucoup l’estomac ils demandèrent où ils pourraient coucher.

— Je n’ai que deux lits dedans ma chambre haute, dit le tavernier ; encore sont-ils occupés.

— Les deux hommes qui sont venus avec moi se coucheront dedans l’écurie ou autre part, dit Francion. Mais, pour moi, il faut que je sois sur un lit ; je vous le payerai plutôt au double.

— Monsieur, dit l’hôte, il y a là-haut un gentilhomme couché tout seul ; je m’en vais m’enquérir de lui s’il voudrait bien vous faire place à l’un de ses côtés.

Ayant dit ceci, il monta à la chambre, dont il revint avec une fort bonne réponse pour Francion, qui incontinent alla trouver le lit, où l’on consentait qu’il prît son repos.

— Monsieur, dit-il à ce gentilhomme qu’il y vit couché, si je ne me portais point mal, la nécessité ne me forcerait pas à vous incommoder comme je vais faire ; je m’en irais plutôt passer la nuit volontiers, couché tout à plat sur un lit qui ne pourrait branler si tout l’univers était en mouvement, et où je n’aurais pour rideaux que les cieux. Ce qui me fait mettre ici, toutefois, perdra tout à fait la puissance qu’il a eue à me persuader de m’y tenir, si je connais que vous ne m’y souffriez pas de fort bon cœur.

— Monsieur, répondit le gentilhomme, ne dites point que je recevrai de l’incommodité, il est impossible que vous m’en apportiez ; et néanmoins je serais prêt à en endurer, s’il ne tenait qu’à cela pour vous rendre du service. Je sortirais même d’ici et vous y laisserais tout seul pour vous donner le moyen d’y dormir plus à requoi[3] si je ne considérais que vous penseriez que je le ferais par dédain.

Une courtoisie si remarquable que celle de ce gentilhomme ne fut pas mal reconnue par Francion, qui se servit des termes les plus affables qu’il pût inventer pour le remercier ainsi qu’il le méritait.

Comme il fut couché, le gentilhomme lui fit savoir que sa bonne mine, qu’il avait remarquée, où il éclatait je ne sais quoi de noble et de non vulgaire, était un charme qui l’avait invité à lui faire un nombre infini d’offres de son service. Francion, qui portait un nom qui lui était véritablement dû pour sa franchise accoutumée, lui répondit sans feintise qu’il lui rendait grâce de la bonne volonté qu’il avait pour lui ; mais qu’encore qu’il y allât de son intérêt, il ne trouvait pas bon qu’il fondât un jugement sur de bien faibles apparences qui sont ordinairement trompeuses, plus que l’on ne saurait dire, ce qu’il devait se figurer que souventes fois l’on trouve, par la communication, qu’une méchante âme loge dessous un beau corps de qui l’on a été déçu.

— Je sais bien que je ne me trompe point, dit le gentilhomme, et que tant plus je vous fréquenterai, tant plus je reconnaîtrai la vérité de ce que les teints de votre visage m’ont dit. Je tiens que les règles de physionomie ne sont point menteuses. Selon ce qu’elles m’enseignent, je vois beaucoup de bonnes choses en votre personne ; et puis j’ai vu un jeune gentilhomme qui vous ressemblait naïvement bien, lequel était le plus estimable que j’aie jamais pratiqué. Toutes ces choses me donnent une extrême envie de savoir qui vous êtes, de quel pèlerinage vous venez, et qui c’est qui vous a blessé à la tête comme je vous vois.

— De vous faire maintenant connaître tout à fait qui je suis, et vous réciter beaucoup d’aventures qui me sont arrivées, je ne le puis pas faire, dit Francion, à cause que je n’ai pas le temps qu’il me faudrait pour une semblable traite ; et puis je désirerais bien me reposer. Je vous dirai seulement les dernières choses qui me sont advenues, dont vous ne laisserez pas, je m’assure, d’être infiniment satisfait. Encore qu’il semble que l’on devrait celer tout cela, librement je vous le découvrirai de tout point, d’autant qu’il m’est aisé à voir que je ne puis confier mon secret plus assurément.

Sachez donc que je m’appelle Francion, et qu’étant il y a quelques jours à Paris, non point en l’habit que vous m’avez vu, mais en celui de courtisan, je rencontrai en faisant la promenade à pied par les rues, une bourgeoise, la plus aimable que je vis jamais. Aussitôt la fièvre d’amour me prit avec une telle violence, que je ne savais ce que je faisais. Le cœur me battait dedans le sein plus fort que cette petite roue qui marque les minutes dans les montres ; mes yeux étincelaient davantage que l’étoile de Vesper et, comme s’ils eussent été attirés par une chaîne à ceux de la beauté que j’avais aperçue, ils les suivaient tout partout. La bourgeoise était mon pôle, vers lequel je me tournais sans cesse ; en quelque endroit qu’elle allât, je ne manquais point à y porter mes pas. Enfin elle s’arrêta dessus le pont au Change, entra dans la boutique d’un orfèvre.

Étant passé jusqu’à l’horloge du Palais, je me sentis si fort piqué de passion, qu’il fallut nécessairement que je rebroussasse chemin pour revoir mon cher objet. Je m’avisai d’entrer au lieu où était la belle, pour acheter quelque chose tout exprès et, comme je ne savais que demander, je fus longtemps arrêté sur ce mot : « Montrez-moi… enfin, ce dis-je, montrez-moi un des plus beaux diamants que vous avez. » Le marchand, étant empêché à faire voir un collier de perles à ma déesse, ne put pas sitôt venir à moi, dont je fus plus aise que s’il m’eût baillé sa marchandise pour néant ; car je pouvais considérer avec attention des yeux qui brillaient davantage que ses pierreries, des cheveux plus beaux que son or et un teint dont la blancheur était plus grande que celle de ses perles orientales. Un peu après, il m’apporta ce que je lui avais demandé, et, en ayant su la valeur, je m’adressai à la bourgeoise, que je priai courtoisement de me montrer son achat, afin de trouver occasion de l’arrêter. Une autre de sa compagnie, qui tenait le collier, me le montra de fort bon gré, et lui dit après en lui rendant :

— Tenez, la fiancée, retournons-nous-en au logis, il est déjà tard.

Je connus par ces paroles que cette jeune mignarde était sur le point d’être mariée, et que c’était qu’elle achetait tout ce qui lui était besoin. Il y avait avec elle un bon vieillard qui déboursait tout l’argent ; je le pris du commencement pour son père ; mais je fus étonné, lorsque, après qu’ils s’en furent allés, l’orfèvre me dit :

— Regardez, monsieur, voilà le fiancé ; n’est-il pas bien digne d’épouser une telle femme que celle-ci ?

Je ne lui répondis que par un sourire, et commandai tout bas à un de mes laquais de suivre ces gens-là pour voir en quel logis ils entreraient.

L’orfèvre ne me put rien dire de leurs noms ni de leurs qualités pour cette heure-là ; mais il me promit qu’il en apprendrait quelque chose d’un de ses amis qui les connaissait. Après avoir acheté un diamant de fort peu de valeur et avoir commandé que l’on me fît un cachet de mes armes, je m’en retournai à ma demeure ordinaire, où mon laquais, qui était infiniment bien instruit aux commissions amoureuses, me vint rapporter tous les tenants et les aboutissants du logis de celle que j’appelais déjà ma maîtresse. Qui plus est, il me dit que le nom du vieillard qui l’accompagnait était Valentin, comme il avait appris, par hasard, d’un homme qui lui avait dit adieu tout haut dans la rue.

Le lendemain, je ne manquai pas à faire mes promenades par devant la maison où mes délices étaient enfermées. J’eus le bien de voir ma bourgeoise à sa porte, et la saluai avec une contenance où elle put bien remarquer quelque chose de l’affection que j’avais pour elle.

De là j’allai querir mon cachet sur le pont au Change, où l’orfèvre me confirma ce que mon laquais m’avait dit, que le fiancé s’appelait Valentin, et me dit, de surplus, qu’il était à un grand seigneur nommé Alidan, dont il avait toujours fait les affaires. Quant à la fiancée, il m’assura qu’elle s’appelait Laurette ; mais il ne me put rien dire au vrai de son extraction.

Qu’était-il besoin de savoir tant de choses inutiles ? Aussi je ne m’en informai point davantage. Tout ce que je tâchai de faire fut d’accoster la gentille Laurette. De vingt fois que je passais par devant son logis, il n’y en avait guère qu’une qui me fût favorable pour me la faire voir. Un soir, la trouvant toute seule à sa porte, je l’abordai gracieusement et lui demandai si elle ne savait point où demeurait un je ne sais quel homme, dont j’inventais le nom tout exprès. Quand elle m’eut répondu qu’elle ne le connaissait point, je contrefis l’étonné, disant qu’il m’avait assuré lui-même que son logis était en cette rue-là, et je ne quittai pas pourtant cette mignonne. Elle, qui se doutait presque de mon dessein, entama tout incontinent un autre discours et me demanda si je n’étais pas de son quartier, vu qu’elle m’y voyait souventes fois. Je lui répondis que non et lui dis résolument qu’elle avait tant de charmes qu’elle m’y attirait tous les jours, combien que je fusse d’un lieu fort éloigné. Elle me répliqua qu’il fallait bien que ce fût un autre sujet plus puissant qu’elle qui m’y amenât ; puis elle commença à se mettre tout à fait dans les termes d’une ingénieuse humilité. Je ne pus pas souffrir qu’elle s’abaissât de cette sorte et la relevai jusques aux astres du firmament. Ma conclusion fut telle que l’on prend d’ordinaire, de dire que tant de parfaites qualités qu’elle possédait faisaient que je n’avais rien de si cher que l’honneur de me pouvoir nommer son esclave.

Ce fut bien alors qu’elle me fit paraître combien elle était fine à ce jeu-là : car voyant qu’elle n’avait pas affaire à un novice, elle déploya tout ce qu’elle avait de subtil et d’artificieux ; et je vous assure, à ma honte, que je vis quasi l’heure que j’étais déferré[4].

Cela fit que je l’aimai encore davantage, et ces gentillesses non vulgaires, dont elle usa envers moi, furent comme qui jetterait de l’huile dedans un feu. Ses noces, qui se firent bientôt après, ne me causèrent aucune fâcherie, sinon en ce que je considérais quelquefois qu’un vieillard maussade tenait la place que je croyais m’être due. L’espérance m’était comme un baume salutaire dont j’adoucissais la douleur de toutes mes plaies. Il me semblait qu’il était infaillible que Laurette, belle et jeune, serait fort aise de trouver un ami qui fît, au lieu de son époux, une besogne qui ne pouvait pas demeurer à faire. Il faut un bon Atlas pour ne point succomber à un faix si pesant que celui de satisfaire aux amoureuses émotions d’une femme. Valentin n’avait pas, à mon avis, des épaules assez fortes pour le supporter ; il fallait que quelqu’un lui aidât. Au reste je m’imaginais que ma fidélité me ferait choisir de Laurette, pour cette affaire, entre tous les hommes du monde.

Tandis que je me flatte par cette pensée, voici un accident qui arrive, dont je ne me doutais pas : c’est que Valentin sort de Paris pour toujours avec son ménage. Je m’enquiers du lieu de sa retraite ; l’on m’apprend que c’est en ce pays-ci et en un château qui appartient à son maître, dont nous ne sommes éloignés que de quatre lieues. Je me fâche, j’enrage et me désespère de l’absence de Laurette, sans laquelle il ne m’était pas avis que je pusse vivre. Enfin, je me résous à délaisser toutes les bonnes fortunes que j’attendais auprès du roi pour venir ici tâcher de recueillir celles de l’amour. J’arrivai, il y a cinq jours, au village où est Valentin, ayant pris l’habit de pèlerin à un bourg proche d’ici où je laissai tous mes gens, excepté le valet que vous avez vu tantôt.

Je fis accroire à tout le monde que je venais du pèlerinage de Notre-Dame de Montserrat ; mais j’étais un grand trompeur, car j’allais à celui de Lorette. Les femmes me demandaient des chapelets et des Agnus Dei ; je leur en donnais de beaux, dont je n’avais pas manqué à me garnir. J’allais jusques au château, où je trouvai Valentin qui me reçut courtoisement et prit, avec des remerciements fort honnêtes, un de ces chapelets que je lui présentai. Je lui demandai la permission d’en bailler un autre à madame sa femme ; il me l’accorda librement, de sorte que je lui en portai un en sa présence. D’autant que l’heure de dîner était venue, il me pria de prendre mon repas chez lui ; je n’en fis pas grande difficulté, car j’avais peur qu’il ne cessât de m’en supplier avec une si grande instance, et rien ne m’était tant à désirer que de demeurer en sa maison. Il fut soigneux de s’enquérir de ma patrie et de la condition de mes parents ; je lui forgeai là-dessus des bourdes non pareilles.

Les discours que je lui tins après ne furent que de foi, de pénitence et de miracles ; si bien qu’il me prenait déjà pour un petit saint qui aurait quelque jour place dedans le calendrier. Cette bonne opinion fit qu’il ne feignit point de me laisser seul avec sa femme, pendant qu’il s’allait occuper à quelque affaire domestique. Soudain je m’approchai de Laurette, qui ne pouvait croire à ses yeux de me voir déguisé de la sorte que j’étais, et lui dis avec ma première modestie :

— Croyez-vous bien, madame, que la charité m’a fait prendre la hardiesse de vous venir adresser une prière de la part d’une personne que vous tourmentez cruellement, et qui n’attend du secours que de votre main ? Je veux parler de Francion, que vos perfections ont vaincu. Je ne vous supplie pour lui que d’ordonner comment il vivra désormais.

— Je ne m’étonne point si vous avez pris cette peine, me dit Laurette, car c’est pour vous-même que vous intercédez.

— Étant vêtu en pèlerin, je suis pèlerin, lui répondis-je, et par ainsi le pèlerin vous implore pour Francion.

Là-dessus, je lui appris la passion incomparable qui m’affligeait pour elle, et lui assurai que je n’étais venu en ce pays-ci et que je n’avais changé d’habit que pour la voir.

Comme elle était subtile à trouver des matières d’ingénieuses réponses dans mes discours, elle me dit incontinent :

— Puisque vous jurez que vous n’êtes venu ici que pour me voir, vous serez le plus déloyal du monde, si vous m’importunez de vous départir un autre bien plus grand que celui-là.

Je lui représentai la rigueur qu’elle exerçait dessus moi, en expliquant mes propos à ma ruine, en un sens contraire à celui qu’ils devaient avoir, et lui fis paraître qu’elle me rendrait promptement désespéré si elle ne me donnait de l’allègement. La mauvaise, tout au contraire de ce que j’attendais, voulut m’étonner des menaces qu’elle me fit, de découvrir à Valentin qui j’étais, et le sujet de mon voyage ; mais je lui dis que cela ne m’épouvantait guère, parce qu’après la perte de ses bonnes grâces celle de mon honneur ni de ma vie ne me touchaient point.

Quelque petit trait de douceur, que je remarquait en ses dernières paroles, me promit des faveurs singulières. À n’en point mentir, je ne fus pas trompé ; car lorsque je parlai à elle depuis, lui ayant tenu des discours qui eussent apprivoisé l’âme d’un tigre, ils eurent du pouvoir sur la sienne qui n’est pas des plus farouches. Que me sert-il d’allonger mon histoire par tant de contes inutiles ? Enfin je vainquis celle qui m’avait vaincu ; elle rechercha aussi diligemment que moi l’occasion d’assouvir ses désirs.

Valentin, à qui elle avait baillé encore de bien avantageuses impressions de ma piété et de mon savoir en toutes choses, voyant que je ne le visitais point, me vint chercher en mon hôtellerie, où ma franchise l’obligea à me découvrir sa plus secrète affaire, qui était qu’il se trouvait bien empêché en son ménage, parce qu’il avait épousé une jeune femme fringante, qui ne demandait qu’à folâtrer, et que Saturne n’était pas bien accouplé, étant avec Vénus.

Du premier abord, je me doutai qu’il me voulait faire entendre couvertement qu’il y avait à refaire à ses pièces ; néanmoins, j’attendis qu’il se fût mieux expliqué, sans lui témoigner que je savais sa pensée. Je le consolai sur ce sujet comme je trouvai bon, et, sur la fin, il me demanda si moi, qui avait étudié, qui avais voyagé et qui avais fréquenté les plus savants personnages de l’Europe, je n’avais point appris quelque recette qui fût propre à guérir son mal.

— Ce n’est pas tant pour mon plaisir que je désire de me voir sain en cette partie que pour celui de ma femme, continua-t-il ; car, quant à moi, je me sens assez satisfait de ce que j’ai.

Je demeurai quelque temps à songer, et, une insigne invention m’étant venue à l’esprit, je lui répondis que tous les remèdes qu’enseigne la médecine ne lui pouvaient de rien servir, et qu’il n’y avait que ceux de la magie qui le pussent assister. Lui, qui est assez gros chrétien, se résolut d’accomplir tout ce que je lui ordonnerais, si j’étais docte en cet art. Pour lui persuader que l’on n’en pouvait plus savoir que je faisais, je lui montrai beaucoup de petites gentillesses qui se font naturellement, lesquelles il prit néanmoins pour des miracles ; comme de tirer du feu d’une certaine pierre que j’avais sur moi en jetant de l’eau dessus, de transmuer l’eau en vin avec une poudre que j’y mettais secrètement, et de faire plusieurs tours de cartes.

Francion, rapporta là-dessus, les choses qu’il avait commandé de faire à Valentin, qui sont celles-là même que j’ai dit qu’il fit. Il raconta qu’il avait comploté avec Laurette d’aller passer la nuit avec elle cependant ; et que son valet, ayant contrefait le démon et lié Valentin à un arbre afin qu’il ne s’en retournât point au château, et aidé à lui monter à une échelle, s’en était allé dormir, de sorte qu’il ne l’avait point secouru quand il était tombé dedans une cuve. Il n’oublia pas à lui dire aussi tout ce qui était arrivé, le matin, au village, de la servante de Laurette. Pourtant, il ne put dire comment tout cela s’était fait et ne parla point de l’aventure d’Olivier, qui lui était inconnue ; mais enfin il ne laissa rien en arrière de ce qu’il savait assurément.

FIN DU PREMIER LIVRE



DEUXIÈME LIVRE


L’ENVIE que Francion avait de dormir fit qu’il pria celui qui était couché à son côté d’attendre au lendemain, s’il voulait émouvoir quelques questions sur les succès qu’il lui avait récités, ou s’il désirait apprendre quelque autre chose de lui. Le gentilhomme, lui ayant accordé cette juste requête, se mit en après si fort à penser aux plaisants succès qu’il venait d’entendre, qu’il le pensa réveiller en riant à gorge déployée. Toutefois, il eut tant de puissance sur soi, qu’il ne se donna point la liberté de rire autrement que dedans le cœur. Dès qu’il avait ouï le nom de Francion, il avait bien reconnu le personnage qu’il avait pratiqué en sa jeunesse ; mais ses actions et la vive peinture de son humeur le lui faisaient bien mieux connaître que tout autre chose. Néanmoins il se proposa de ne lui pas découvrir sitôt, qu’ils avaient eu ensemble autrefois de particulières familiarités. Ayant beaucoup d’imaginations en son esprit, il se laissa vaincre par les charmes du sommeil, qui le rendirent assoupi insensiblement.

Il y avait dedans l’autre lit de la même chambre une certaine vieille, qui, arrivant des champs toute lasse, s’y était couchée de fort bonne heure. Son premier somme était déjà achevé, et déjà elle avait perdu toute la puissance et toute l’envie de dormir, quand Francion avait été sur la fin de son conte ; de façon qu’elle avait entendu qu’il était amoureux de madame Laurette, que personne ne connaissait si bien qu’elle. Il avait parlé d’une voix aussi haute au commencement que, si elle n’eût point encore été endormie à l’heure, elle eût bien pu savoir comment il s’appelait. Cela lui eût donné une parfaite connaissance de lui ; car elle l’avait ouï souvent nommer à la Cour.

Ne sachant donc pas qui il était, elle eut une telle curiosité de l’apprendre et de voir son visage, que, deux heures après, elle se mit à la ruelle de sa couche et tira du feu d’un fusil d’Allemagnewkt, qu’elle portait toujours, dont elle alluma une chandelle ; puis elle prit le chemin du lieu où il lui semblait que celui qui avait tant discouru était couché. À la voir marcher toute nue en chemise, d’un pas tremblant, avec la lumière en sa main, l’on eût dit que c’était un squelette qui se remuait par enchantement.



Elle tira tout bellement un rideau du lit de Francion, et retroussa un peu la couverture qui cachait son visage, qu’elle n’eut pas sitôt vu, qu’elle ne fut plus en peine de chercher qui c’était ; car elle se l’imagina incontinent.

Les pensées qu’il y avait si longtemps que Francion avait toujours eues de Laurette agitaient encore son esprit à l’heure, en un songe si turbulent, qu’après avoir proféré trois ou quatre paroles mal arrangées il se jeta hors du lit. La vieille, tout éperdue, se retira à côté dessus une chaire, posant son chandelier sur un coffre d’auprès. Francion, s’étant tourné d’un côté et d’autre se jette sur elle en disant :

— Ha ! ma belle Laurette, je vous tiens à ce coup ; il est impossible que vous m’échappiez.

Le gentilhomme, qui s’était réveillé au bruit que la vieille avait fait pour allumer sa chandelle et qui n’avait pas pourtant voulu parler encore, se prit tellement à rire, que tout son lit en tremblait aussi fort que si l’on eût fait dessus le doux exercice que la Nature a inventé pour croître le monde. Quant est de la vieille, elle embrassa Francion aussi étroitement qu’il l’embrassait, et, pour répondre à ses caresses, le baisa de bon courage, étant bien aise de trouver une occasion qui ne s’était guère offerte à elle depuis la perte du pucelage de Vénus, à la naissance de laquelle, je pense, tant elle avait d’âge, que la pointe de ses attraits était déjà tout émoussée.

Mais le compagnon de lit de Francion la priva d’un si cher contentement ; car il tira son gentil baiseur par le devant de sa chemise, mettant en évidence la plus aimable pièce de son corps, qui avait frôlé contre le ventre de cette vieille et lui avait causé un plaisir nonpareil ; et puis après il le fit remettre au lit.

— Comment, monsieur, lui dit-il, votre Laurette ressemble à la même laideur, ou vous ne la connaissez guère bien, puisque vous prenez cette femme-ci pour elle ?

— Ha, mon Dieu, répondit-il en se frottant les yeux, laissez-moi dormir ; que me voulez-vous dire ?

— Levez la tête, ajouta l’autre, et regardez qui est celle que vous avez embrassé.

— Comment ? qu’ai-je embrassé ? dit Francion en s’éveillant en sursaut.

— Hé, comment ! Vous ne vous souvenez point de m’avoir tenue si longtemps entre vos bras ? » dit la vieille en souriant, et montrant deux dents qui étaient demeurées en sa bouche, comme les créneaux d’une vieille tour que l’on a battue en ruine. « Oui, il est vrai, et si vous m’avez baisée et tout ».

Francion, l’ayant regardée autant que ses yeux chargés et assoupis le lui pouvaient permettre, lui répondit :

— Ne te glorifie point de ce que j’ai fait ; car apprends que je prenais ta bouche pour un retrait des plus sales, et qu’ayant envie de vomir j’ai voulu m’en approcher, afin de ne gâter rien en cette chambre et de ne jeter mes ordures qu’en un lieu dont l’on ne peut accroître l’extrême infection. J’y eusse, possible, après, déchargé mes excréments en te tournant le derrière, et, si j’ai touché à ton corps, c’est que je le prenais pour quelque vieille peau de parchemin que je trouvais bonne à torcher un trou où ton nez ne mérite pas de flairer. Ha, monsieur, dit-il en se tournant vers le gentilhomme, vous me voulez donc persuader que j’ai caressé cette guenuchewkt embéguinée ? Ne connaissez-vous pas qu’elle n’a rien qui ne soit capable d’amortir l’affection et de ressusciter la haine ? Ses cheveux serviraient plutôt aux démons pour entraîner les âmes chez Pluton qu’à l’amour pour les conduire sous ses lois. Si elle subsiste encore au monde, c’est que l’on ne veut point d’elle en enfer, et que les tyrans qui y règnent ont peur qu’elle ne soit la furie des furies mêmes.

— Apaisez-vous, dit le gentilhomme, vous ne recevez point de honte à l’avoir embrassée ; ses yeux, qui luisent davantage que les ardents que l’on voit la nuit auprès des rivières, vous ont attiré dedans ce précipice. La chassie qu’ils jettent est si gluante, qu’elle peut servir d’excuse à votre désir, s’il s’y est arrêté.

Alors la vieille, tenant sa chandelle à la main, s’approcha du lit et dit à Francion :

— Si vous aviez considéré que je suis votre bonne amie Agathe, qui vous a fait toujours plaisir à Paris, vous ne me diriez pas tant d’injures.

— Ha, c’est donc vous, répondit Francion en faisant l’étonné ; je vous connais. Il n’y a pas un mois que je suis guéri du mal que vous me fîtes gagner chez Janeton.

— Quand cela serait, dit Agathe, vous ne m’en deviez point imputer de faute ; aussi vrai que voilà la chandelle de Dieu, la petite effrontée m’avait juré qu’elle était plus nette qu’une perle d’or riant.

— Vous vouliez dire d’Orient, interrompit le gentilhomme.

— Il n’importe comment je parle pourvu que l’on m’entende, répond Agathe.

Ce discours cessé, le gentilhomme pria Francion de dire quelle rêverie il avait eue quand il s’était levé, pensant être auprès de Laurette. Il lui répondit qu’il voulait passer tout le reste de la nuit à dormir, et que, le lendemain, il lui conterait le plus plaisant songe qu’il eût ouï jamais.

Agathe éteignit donc la chandelle, s’en retournant dans son lit, et les laissa jusques au jour suivant, qu’ils se levèrent tous trois à pareille heure. Le gentilhomme, sachant que Francion était venu dans une charrette, lui offrit une autre commodité et lui conseilla de la renvoyer ; ce qu’il fit, priant le charretier de ne dire à personne où il l’avait mené. Ayant fait déjeuner Agathe en leur compagnie, le gentilhomme lui demanda en secret d’où elle venait et où elle allait. Elle dit qu’elle venait de Paris et qu’elle allait voir Laurette, afin d’essayer ses bonnes grâces pour un financier qui était infiniment amoureux d’elle.

— L’espoir du gain te fait faire cela ? dit le gentilhomme.

— Oui, monsieur, répondit-elle.

— Si une autre personne que le financier t’en promet un plus grand, tu l’assisteras bien plutôt. Je te prie donc de faire en sorte que tu amènes Laurette à mon château pour voir son Francion qu’elle chérit beaucoup, comme tu pourras savoir d’elle. Si tu fais cela, je te rendrai la plus contente du monde ; et ne te soucie, nous ferons alors fête entière. Sois seulement secrète maintenant et ne découvre point qui je suis.

Agathe promit à celui qui parlait à elle de faire de la fausse monnaie pour lui s’il était besoin, et après s’en retourna vers Francion, à qui elle parla de ces amours de Laurette.

— Vous aimez une malicieuse femme, lui dit-elle ; je m’assure qu’elle n’aurait point de regret à vous voir noyé, pourvu qu’elle eût vos habits : elle ne fait rien que pour le profit.

— Je le crois bien, dit Francion ; car, m’ayant ouï dire que j’avais une fort belle émeraude, elle me la demanda, et, dès que je lui eus promis de la lui donner, elle me fit meilleur visage qu’auparavant.

— Je vous ai entendu cette nuit conter votre histoire, ajouta Agathe. Vous dites qu’une servante vous fit choir du haut en bas d’une échelle ; c’était sans doute sa maîtresse qui lui avait commandé d’en faire ainsi, et par aventure lui aidait-elle, la mauvaise. Ne connaissiez-vous pas bien que l’impossibilité qu’elle disait être à l’aller voir n’était qu’une chimère ? Elle vous eût bien fait entrer dans le château autrement que par une fenêtre, si elle n’eût voulu mettre un plus grand prix à ses denrées par cette difficulté-là.

— Le pont-levis était haussé, dit Francion ; je ne pouvais entrer par un autre lieu.

— Elle vous pouvait introduire au château de jour, reprit Agathe, et vous cacher en quelque endroit.

— Cela eût été fort périlleux, repartit Francion.

— Vous l’aimez, je le vois bien, ajouta Agathe, vous ne pouvez croire qu’il y ait de la malice en son fait ; et vous imaginez que toutes les vertus se sont tellement fortifiées dans son âme, qu’elles en défendent l’approche à tous les vices. Possible vous figurez-vous qu’elle est encore aussi pucelle que quand sa mère l’enfanta, à cause que vous savez que Valentin ne lui a pas pu faire une grande violence ; mais je veux vous ôter ces imaginations et vous conter toute sa vie, afin que vous sachiez de quel bois elle se chauffe. Aussi bien fait-il si mauvais temps, que, ne pouvant encore sortir d’ici, il nous faut quelque entretien.

Comme elle disait cela, le gentilhomme s’approcha d’elle et témoigna qu’il serait fort joyeux d’entendre les contes qu’elle ferait, qui ne pouvaient être autres qu’agréables. Après donc s’être un peu arrêtée et avoir dit qu’elle voulait conter ses actions aussi bien que celles de Laurette, elle commença ainsi :

— Je ne feindrai point, mes braves, de vous dire mes jeunes amourettes, d’autant que je connais que vos esprits ne sont pas faits de cruche, comme ceux des autres et que ce m’est une gloire d’avoir suivi la bonne nature. Je vous dis donc que mon père, ne me pouvant toujours nourrir à cause de sa pauvreté, me mit à l’âge de quinze ans, à servir une bourgeoise de Paris dont le mari était de robe longue. En ma foi, c’était la plus mauvaise femme que je vis jamais. Bon Dieu, comment le croirez-vous bien ? Il eût mieux valu que celui qui l’avait épousée eût épousé un gibet ou qu’il eût été attaché à une chaîne de galère que d’être lié à elle par mariage, car il n’eût pas eu tant à souffrir. Dès le matin, elle se mettait à jouer et à faire gogailleswkt avec ses voisines. Monsieur était-il revenu du Châtelet fort tard, il avait beau dire que la faim le pressait, elle ne se mettait point en devoir de lui faire apprêter à dîner, parce que, pour elle, elle était saoule, et il lui semblait que les autres l’étaient de même. Qui plus est, s’il pensait ouvrir la bouche pour crier, elle le forçait de la clore aussitôt, de peur de l’irriter davantage ; car elle l’étourdissait de tant d’injures, qu’il fallait qu’il fût armé de la patience de Job pour les souffrir. Combien que ce fussent ses affaires qui l’avaient empêché de revenir de bonne heure elle lui disait que c’était son ivrognerie et qu’il venait de trinquer quelque part. Quand il voyait cela, il prenait son manteau et s’en allait prendre son repas ailleurs ; mais il rendait sa cause pire, car elle faisait en sorte que quelqu’une de ses voisines savait le lieu où il allait, et puis elle lui disait : « Vous voyez, notre maison lui pue ; il n’y vient point, ni pour la table, ni pour le lit » ; puis elle procurait tant, que quelqu’un de ses parents lui en faisait des réprimandes.

Je vous laisse à penser si elle n’exerçait pas de plus notables rigueurs dessus moi. Dieu sait combien de fois elle m’a fait souper par cœur[5], les jours qu’elle était de festin chez ses compagnes, et combien de horions elle m’a baillés principalement quand je ne lui agençais pas bien quelque chose, lorsqu’elle s’habillait. Elle tenait toujours une épingle dans sa main, dont elle me piquait le bras quand je n’y songeais point. Une fois, la servante de cuisine ne se trouva pas sur le dîner à la maison ; c’était un vendredi, il fallut que je fisse une omelette. Parce que j’y mis un mauvais œuf et qu’il tomba de la suie dedans, madame prit tout et m’en fit un masque, me la plaquant au visage. Si je n’avais pas bien fait ma besogne, quand il venait une de ses voisines la visiter, tout leur entretien était là-dessus. « Ma servante fait ceci, elle fait cela, par-ci par là ; c’est une diablesse presque entière, il ne lui faut plus que des cornes. — La mienne l’outrepasse en mauvaiseté, disait l’autre, je vous veux conter de ses tours. » Sur cela, elle commençait à en enfiler de toutes sortes : qu’au lieu qu’un muid de vin avait accoutumé de durer trois mois, il n’en durait plus que deux depuis qu’elle lui avait baillé la clef de la cave ; que, si elle l’envoyait en message, elle y mettait une journée, et qu’elle n’était jamais lasse de deviser, spécialement avec des galefretierswkt qui lui faisaient l’amour. Ainsi se passait toute leur communication.

Mais je vous assure que, quand je pouvais rencontrer la servante dont la maîtresse avait tant dit de mal, je savais bien trouver ma langue et ma mémoire pour lui rendre tout de point en point. C’était alors que nous nous entredisions nos infortunes et que nous savions bien dire autant de choses de ces madames qu’elles en sauraient dire de nous : c’est un souverain plaisir que de médire, lorsque l’on est offensé ; aussi ne nous y épargnions-nous pas.

Il faut que je vous conte comment et pourquoi je sortis d’avec cette maîtresse. Elle était fort somptueuse en habillements, et son plus grand contentement était d’y passer toujours ses voisines ; de sorte que, quand elle voyait que quelqu’une avait une robe à la mode ou quelque autre chose, elle enrageait de n’en avoir point aussi. C’était alors qu’il fallait bien nécessairement qu’elle se portât en une extrémité fâcheuse ; car elle était contrainte de faire des caresses extraordinaires à son mari, pour tirer la moelle de sa bourse.

— Ha, mon fils, mon mignon, disait-elle en le baisant, endureras-tu toujours que cette petite gueuse du coin de notre rue, qui était au cagnardwkt il n’y a pas longtemps, me morgue quand elle me voit, comme si je n’étais rien à sa comparaison, à cause qu’elle a une plus belle robe que moi ? Souffriras-tu toujours que je ne paraisse qu’un torchon au prix d’elle, et qu’étant en sa compagnie, l’on me prenne pour son chambrillonwkt ? Ne sais-tu pas que l’office qu’a son mari n’est pas si honorable que le tien et qu’il ne vaut que douze mille francs, au lieu que celui que tu as, étant loyalement apprécié, en vaudrait plus de quinze mille ? Je n’ai point eu de robe ni de jupe depuis celle de mon mariage ; donne-moi pour en avoir d’autres.

Voilà les discours qu’en ces nécessités elle tenait à son mari ; et l’ayant su amadouer, lui promettait de lui obéir en toutes choses dorénavant, elle obtenait quelquefois tout ce qu’elle voulait de lui.

Voulant donc un jour avoir un collier de plus grosses perles qu’elle n’avait, elle voulut aller à son secours ordinaire ; mais monsieur était alors d’une humeur si revêche, qu’il la rabroua comme elle méritait. La douceur ne lui pouvant servir de rien, elle vola à l’autre extrémité et commença à chanter pouille à son mari ; elle lui reprocha que, sans elle, il eût été à l’hôpital, que les moyens qu’elle lui avait apportés l’avaient relevé du fumier, et que cependant il ne lui voulait pas bailler une chétive somme d’argent dont elle avait nécessairement affaire. Elle lui représenta qu’il n’était fils que d’un paysan, et qu’en sa jeunesse il avait porté la hotte aux vendanges. Pour se revancher, il lui dit que les villageois, gens simples et sans méchanceté, valaient bien les marchands trompeurs, comme était son père. Là-dessus il lui déduisit les fraudes et les usures du défunt sire ; ce qui la mit en colère davantage.

— Comment, vilain, dit-elle, en faisant le pot à deux anses, tu es donc si audacieux que de médire de celui qui a pris tant de peine à acquérir le bien dont tu jouis ? Ha ! par sainte Barbe, les marchands sont bien plus à priser que des coquins de procureurs comme toi. Tu t’es vanté que la plupart du bien que tu possèdes a été gagné par ton industrie ; mais tu mens, faux traître, tout vient de mon pauvre père, de qui Dieu ait l’âme. Hélas, continua-t-elle en pleurant, il fit une grande faute de me donner à un juif comme toi.

Après ceci, elle lui reprocha que le peu qu’il avait de son côté n’avait encore été acquis que par des larcins qu’il avait exercés sur ses parties, et lui dit ensuite, tous ses crimes si ouvertement, que, s’il eût envie d’aller à confesse à l’heure même, il eût fallu seulement qu’il l’eût écoutée pour apprendre tout au long de quelles choses il se devait accuser devant le prêtre.

Un villageois était alors dans l’étude avec le clerc, où il entendit, entre autres discours, que ma maîtresse disait à son mari qu’il l’avait trompé depuis peu, et lui avait fait payer six écus de quelque expédition qui n’en valait pas un. Son intérêt le pressant, il entre tout échauffé au lieu où se faisait la dispute, et s’écria :

— Monsieur mon procureur, rendez-moi cinq écus, vous avez pris cinq écus plus qu’il ne vous faut ; voilà votre femme qui vous le témoigne.

Mon maître, assez empêché d’ailleurs, ne lui répond point. Il redoubla alors ses cris ; et cependant ma maîtresse cessa les siens, qui lui avaient presque écorché la gorge, et, laissant vider le nouveau différend, elle sortit de la maison tellement en fougue, que ses yeux eussent épouvanté ceux qui l’eussent fixement regardée. Moi qui la suivais toujours par la ville, autant que son ombre, je n’y manquais pas encore à cette fois-là ; j’entrai avec elle chez un de ses parents, où elle exagéra la méchanceté et l’avarice de son mari, et dit pour conclusion qu’elle voulait être séparée. Le parent, qui entendait le tric-trac de la pratique, fit faire les procédures.

Enfin, parce qu’elle était amie du lieutenant civil de ce temps-là, duquel je ne veux rien dire, sinon qu’il était aussi homme de bien que les autres de son étoffe, elle fut séparée de biens.

Elle se tint donc toujours au logis où elle s’était retirée, et bien souvent de lestes mignons de ville la venaient visiter. Entre autres, il y en avait un d’assez bonne façon, qui comme je le reconduisais un soir dessus les montées avec une chandelle, essaya de me baiser. Je le repoussai un peu rudement, et vis bien qu’il s’en alla tout triste à cause de cela. Quelques jours après, il revint, et fit glisser dedans ma main quelques testonswkt, qui me rendirent plus souple qu’un gant d’Espagne ; non pas que je fusse prête à lui accorder la moindre faveur du monde, je veux dire seulement que j’avais une certaine bienveillance pour lui.

Je n’eusse pas pu croire qu’il me voulût tant de bien qu’il faisait, si une femme inconnue, que je rencontrai à la halle ne m’en eût assuré et ne m’eût dit que j’avais le moyen de me rendre la plus heureuse du monde, si je voulais aller demeurer avec lui. Je devais alors être bien glorieuse et me croire bien plus belle que ma maîtresse, puisqu’un de ses pigeons sortait de son colombier pour venir au mien ; aussi je me souviens qu’elle avait été jalouse de moi, étant avec monsieur, et qu’elle n’avait pas voulu aller une fois aux champs, craignant qu’en son absence il ne me fît coucher au grand lit.

Vous riez, messieurs, de m’entendre parler de la sorte. Hé quoi, ne sauriez-vous croire que j’aie été belle ? Ne se peut-il pas faire qu’en un lieu de la terre, raboteux, plein d’ornières et couvert de boue, il y ait eu autrefois un beau jardin, enrichi de diverses plantes et émaillé de diverses fleurs ? Ne peut-il pas être aussi que ce visage ridé, couvert d’une peau sèche et d’une couleur morte, ait eu en ma jeunesse un teint délicat et une peinture vive ? Ignorez-vous la puissance des ans, qui ne pardonnent à rien ? Oui, oui, je puis dire qu’alors mes yeux étaient l’arsenal d’amour, et que c’était là qu’il mettait les foudres dont il embrase les cœurs. Si j’y eusse pensé alors, j’eusse fait faire mon portrait ; il m’eût servi bien à cette heure pour vous prouver cette vérité. Mais, las, en récompense, il me ferait plus jeter de larmes maintenant que mes amants n’en jetaient pour moi ; car je regretterais bien la perte des attraits que j’ai eus. Néanmoins, ce qui me console, c’est que tant que j’en ai été pourvue, je les ai assez bien employés, Dieu merci. Il n’y a plus personne en France, qui vous en puisse parler que moi ; tous ceux de ce temps-là sont allés marquer mon logis en l’autre monde.

Celle qui en savait le plus y est allée presque des premières ; c’est la dame Perrette, qui me vint accoster à la halle. Elle me donna autant de riches espérances qu’une fille de ma condition en pouvait avoir, et me pria de venir chez elle tout aussitôt que j’aurais pris mon congé de ma maîtresse. Je ne faillis pas à le demander des le jour même, sur l’occasion qui se présenta après avoir été bien criée pour avoir acheté de la marée puante.

Le paquet de mes hardes étant fait, j’allais trouver celle dont les promesses ne me faisaient attendre rien moins qu’un abrégé du paradis. Voyez comme j’étais simple en ce temps-là ; je lui dis :

— Ma bonne mère, comment est-ce que vous n’avez pas pris la bonne occasion que vous m’avez adressée. Pourquoi est-ce que vous n’allez point servir ce monsieur, avec qui l’ont fait si bonne chère, sans travailler que quand l’on en a envie ?

— C’est que je t’aime plus que moi-même, dit-elle en se prenant à rire. Ah, vraiment tu n’en sais guère ; je vois bien que tu as bon besoin de venir à mon école. Ne t’ai-je pas appris qu’il t’aime, et ne vois-tu pas que pour moi, je ne suis pas un morceau qui puisse chatouiller son appétit ? Il lui faut un jeune tendron comme toi, qui lui serve aussi bien au lit qu’à la table.

Là-dessus, elle chassa de mon esprit la honte et la timidité, et tâcha de me représenter les délices de l’amour. Je prêtai l’oreille à tout ce qu’elle me dit, goûtai ses raisons et suivis ses conseils, me figurant qu’elle ne pouvait faillir, puisque l’âge et l’expérience l’avaient rendue experte en toutes choses.

Monsieur de la Fontaine (ainsi s’appelait ce galant homme à qui je plaisais) ne manqua pas de venir des le jour même chez Perrette, d’où il ne bougeait, tant il avait hâte qu’elle eût accompli la charge qu’il lui avait donnée de me débaucher. Quand il me vit, il témoigna une allégresse extrême ; et, me trouvant toute résolue à faire ce qu’il voudrait, après avoir bien récompensé sa corratière, il me fit monter en une charrette, qui me porta jusques à un gentil logis qu’il avait aux champs.

Tout le temps que je fus là, s’il me traita, pendant le jour comme sa servante, il me traita la nuit en récompense comme si j’eusse été sa femme. Alors je sus ce que c’est que de coucher avec les hommes, et ne me fâchais que de ce que je n’avais pas plus tôt commencé à en goûter. Je m’y étais tellement accoutumée, que je ne m’en pouvais non plus passer que de manger et de boire ; de sorte qu’il fallait que je prisse tous les jours mes ordinaires repas, aussi bien par la bouche secrète que par celle qui se montre à tout le monde. Le malheur pour moi fut que mon La Fontaine devint malade et que son robinet ne versait plus d’eau qui me fût plaisante. Il me fut force de souffrir la figure du jeûne, encore que je couchasse toujours auprès de lui, parce qu’il disait qu’il m’aimait tant, qu’il lui semblait qu’en me touchant seulement un peu il trouvait de l’allègement en son mal ; mais tout cela ne rassasiait pas mon ventre affamé. Je fus contrainte de me laisser aller à la poursuite du valet, qui était si ambitieux, qu’il désirait être monté en pareil degré que son maître. Nous ne demeurâmes guère forger ensemble les liens d’une amitié lubrique, et je reconnus par effet qu’il ne faut point faire état de la braverie et de la qualité, lorsque l’on veut jouir des plaisirs de l’amour avec quelqu’un ; car celui-ci, avec ses habits de bure, me rendait aussi satisfaite que son maître avec ses habits de satin.

Enfin, monsieur de La Fontaine revint en convalescence et paya tout au long les arrérages qu’il me devait. Son serviteur occupait aussi la place, lorsqu’il lui était possible, de façon que mon champ ne demeurait point en friche, et que, s’il ne produisait rien, ce n’était pas à faute d’être bien cultivé.

Je ne sais quelle mine vous faites, Francion, mais il semble que vous vous moquiez de moi. Êtes-vous étonné de m’entendre parler si librement ? La sotte pudeur est-elle estimée d’un si brave chevalier comme vous ?

Francion répondit alors à Agathe que la contenance qu’il tenait ne procédait que de l’aise qu’il sentait de l’ouïr discourir avec tant de franchise, et que tout ce qu’il avait à souhaiter était qu’elle parlât bientôt de Laurette.

— Toutes choses auront leur lieu, répliqua-t-elle ; vous n’aurez point de sujet de vous ennuyer. Le serviteur de monsieur de La Fontaine, étant entré en mes bonnes grâces, y gagna petit à petit une place plus grande que son maître, pour ce que l’égalité de nos conditions faisait que je parlais plus familièrement à lui. Enfin je ne divisai plus mon cœur en deux parts, et le lui donnai entièrement.

J’eus le vent que mon maître, persuadé par ses amis de quitter sa manière de vie, était en termes de se marier. Sa délibération m’en fit prendre une à mon profit, d’autant que je me figurai que lui ou la femme qu’il allait prendre me chasseraient honteusement de la maison. Pour remédier à ce mal, je me délibérai de faire un coup de ma main qui me payât de mes gages, et de faire un trou à la nuit[6], comme dit le proverbe. Je communiquai mon dessein à Marsaut, qui était notre valet, et le vis tout-à-fait disposé à me suivre. Mon maître, quelques jours après fut sollicité de prendre mille livres que l’on lui voulait donner pour racheter une rente de lui ; je les vis compter pièce à pièce, et fis tant, que je découvris que, n’étant guère bien meublé en sa maison, il s’était contenté de les serrer en son buffet.

La fortune me montrait un visage aussi riant que j’eusse su désirer ; car il fut prié d’aller souper en la ferme d’un gentilhomme champêtre, à une grande lieue de la sienne. Dès qu’il fut parti, Marsaut retourna le buffet, et, ayant levé un aiswkt du derrière, en tira la somme entière puis le raccommoda le mieux qu’il put. Ce qui nous était grandement favorable, c’est que c’était quasi toutes pièces d’or ; de sorte qu’il me fut facile de faire tenir tout dans une petite boîte.

Sur les neuf heures au soir, nous descendîmes dans le jardin pour sortir par la porte de derrière ; et déjà Marsaut était dehors, lorsque j’entendis que mon maître heurtait à la grande porte. J’eus si peur qu’il me surprît que je fermai celle du jardin, et m’en revins à la maison. Craignant d’être saisie avec l’argent que j’avais, je m’en allai le cacher la nuit dans une vigne qui était en notre clos, où je savais bien que l’on n’entrerait de longtemps. Le lendemain, mon maître, fouillant dedans son buffet et n’y trouvant plus le rachat de sa rente, mena un horrible bruit par tout le logis ; et, voyant que son valet s’était absenté dès le soir précédent, il n’eut point de soupçon que ce fût un autre que lui qui l’eût dérobé. Quant à moi, je pensai que Marsaut n’avait osé revenir au logis et qu’il m’attendait quelque part ; mais il ne me fut pas possible de le joindre sitôt, car j’avais perdu alors la résolution de m’en aller sans prendre congé. Enfin, je tâchai d’avancer l’affaire ; je dis à mon maître que j’avais appris qu’il était sur le point de se marier, et que, cela étant, je ne pouvais plus demeurer chez lui.

Après quelque feinte résistance, il s’accorda à m’en laisser sortir : il fut, je pense, bien aise de ce que j’en avais entamé la première la parole. J’allais donc un soir déterrer mon argent, et le lendemain, dès le matin, je partis. Avec ce que mon maître m’avait donné, je m’estimais grandement riche, et mon rendez-vous à Paris fut chez la bonne Perrette, qui me reçut très humainement. Lorsqu’elle su l’argent que j’avais, elle me conseilla de m’en servir pour en attraper davantage, et fit acheter des habits de demoiselle, avec lesquels elle disait que je paraissais une petite nymphe. Mon Dieu, que je fus aise de me voir leste et pimpante et d’avoir toujours auprès de moi des jeunes hommes qui me faisaient la cour ! Mais les dons qu’ils me faisaient n’étaient pas si grands que j’en pusse fournir à notre dépense qui était grande, tant de bouche que de louage de maison ; et puis Perrette avait voulu avoir le bonheur, aussi bien que moi, de traîner[7] la noblesse avant sa mort ; de sorte que je me voyais au bout de mes moyens et ne vivais plus que par industrie. La cour s’était éloignée pour quelque trouble, et, en son absence, notre misérable métier n’était pas tant en vogue qu’il nous pût nourrir splendidement.

Un soir, Perrette, ayant fait des plaintes avec moi là-dessus, ouït quelque bruit dans la rue. Sa curiosité la fit mettre à la porte, pour voir qui c’était ; et elle fut tout étonnée qu’un homme, en fuyant, lui mît entre les mains un manteau de velours doublé de pluche, sans lui rien dire. Je m’imagine que c’est qu’il la connaissait ; car sa renommée était assez épandue par la ville et dans toutes les académies d’amour : elle était la lumière des femmes de son état.

Le gage qu’elle reçut lui plut extrêmement, et nous nous mîmes à le découdre la nuit, de peur qu’il fût reconnu en le portant, le lendemain, à la friperie. Nous espérions que l’argent de cette vente subviendrait à nos urgentes nécessités ; mais voilà que l’on heurte à notre porte, un peu devant souper, comme nous devisions avec un honnête homme qui me venait voir souvent. La servante ouvre à trois grands soldats, qui demandaient à parler à la maîtresse du logis. Perrette descend pour savoir ce qu’ils veulent ; ils ne l’eurent pas sitôt envisagée, que l’un d’eux s’approcha d’elle et lui dit :

— Mademoiselle, je vous prie de me rendre le manteau que je vous baillai hier au soir en passant par ici.

Perrette lui nia qu’elle eût reçu un manteau de lui, et dit qu’elle ne le connaissait point pour prendre quelque chose en garde de sa main. Là-dessus, ils émurent un grand bruit qui me fit descendre pour en savoir la cause ; mais, dès que je fus en l’allée, je connus qu’un des trois qui demandaient le manteau était Marsaut. Je m’en retournai me cacher toute confuse, et tandis la querelle s’alluma tellement, que le commissaire du quartier, en étant averti, s’y en vint pour y gagner sa lippéewkt. Voyez un peu la merveille, et comme cet homme de justice était équitable ! Ceux qui querellaient Perrette étaient voleurs, il les reconnaissait pour tels, et néanmoins il assura que le manteau qu’ils avaient dérobé leur appartenait, comme pris en bonne guerre, et condamna Perrette à le leur rendre. Elle qui savait l’autorité du personnage, et combien il lui importait de gagner ses bonnes grâces, ne voulut plus faire la rétive ; mais ayant confessé qu’elle avait reçu le manteau, elle assura qu’elle ne voulait point de dispute et qu’elle en passerait par où l’on aviserait. Elle dit, de surplus, qu’elle l’avait déjà vendu, et pria les trois auxquels il appartenait, et monsieur le commissaire aussi, d’en venir manger ce qu’elle en avait retiré.

Aux moindres mots de courtoisie qu’elle eut dit pour les inviter, les voilà prêts à bien faire, et, avant que de remonter, elle envoie sa servante en tous les lieux où il fallait aller pour avoir en un moment le couvert d’une table. Quand je vis entrer Marsaut, je changeai de couleur plus de fois que ne ferait un caméléon en toute sa vie. Encore le malheur voulut que celui qui m’entretenait s’en allât, de sorte que je fus après contrainte de parler à ceux qui étaient demeurés.

Marsaut me regardait et m’écoutait avec un étonnement non-pareil, car il lui semblait bien que j’étais la même Agathe avec laquelle il avait eu par le passé une familiarité si grande ; mais mes habits le démentaient. Il fut des mieux trinqué au repas que nous fîmes ; et, parce que nous avions tous affaire l’un de l’autre, nous nous jurâmes une éternelle amitié et une assistance favorable. Nos conviés s’en retournèrent coucher chez eux, et le lendemain Marsaut ne faillit pas à revenir avec cinq de ses compagnons mieux en ordre que ceux que j’avais déjà vus : me tenant en secret, il me dit que je n’avais que faire de cacher ce que j’étais, parce qu’il me reconnaissait bien. Ma réponse fut que je n’avais aussi jamais désiré de le lui tenir secret, et qu’il me devait excuser si le jour précédent je ne lui avais point fait d’accueil, d’autant que je ne le trouvais point à propos, à cause des personnes qui étaient présentes. Là-dessus, il s’enquit de moi, que j’avais fait de l’argent de notre maître ; et je lui fis accroire qu’il me l’avait repris, l’ayant trouvé dans mon coffre, et qu’il m’avait chassée pour ce sujet. Quant à l’état où j’étais, je lui dis qu’il n’en devait entrer en aucune admiration, vu qu’il pouvait présumer par quel moyen je m’y étais mise et m’y conservais.

Voilà en un instant notre amitié nouée de plus belle, et ce fut à lui à conter quelle sorte de vie il avait choisie : il me dit que, ne pouvant plus obéir à des maîtres, il avait trouvé un brave homme de son pays, qui était l’un de ceux que je voyais, lequel l’avait attiré à chercher comme lui l’occasion, la nuit et le jour, et dérober tout ce qu’ils pourraient. Il me conta qu’ils étaient dans Paris grande quantité qui vivaient de ce métier-là, et qui avaient entre eux beaucoup de marques pour se reconnaître, comme d’avoir tous des manteaux rouges, des collets bas, des chapeaux dont le bord était retroussé d’un côté, et où il y avait une plume d’un autre, à cause de quoi l’on les nommait plumets ; que leur exercice était, le jour, de se promener par les rues et y faire des querelles sur un néant, pour tâcher d’attraper quelque manteau parmi la confusion ; que, la nuit, ils avaient d’autres moyens différents pour exercer leurs voleries ; que quelques-uns d’eux avaient l’artifice d’attirer au jeu ceux qu’ils rencontraient et de leur gagner leur argent par des tromperies insignes ; et qu’enfin ils étaient en si bonne intelligence avec les ministres de la justice, qu’il n’arrivait guère qu’ils fussent punis, s’ils n’avaient quelque forte partie de qui la bourse fût mieux garnie que la leur. Bref, il m’apprit les affaires les plus secrètes de sa compagnie. Je lui demandai si pas un des siens ne craignait le supplice. Il me répondit qu’il croyait qu’il n’y en avait guère qui y songeassent seulement, et qu’ils n’avaient rien devant les yeux que leur nécessité qui les obligeait à chercher des moyens de passer leurs vies parmi le contentement ; et que, s’il advenait que l’on les fît mourir l’on les délivrerait du souci et de la peine qu’ils prenaient à tâcher de se tirer hors de la pauvreté. Je voulus encore savoir de quelle manière de gens leurs bandes étaient composées.

— Nous sommes, pour la plupart, ce dit-il, des valets de toutes sortes de façons qui ne veulent plus servir, et encore, parmi nous, il y a force enfants d’artisans de la ville qui ne veulent pas se tenir à la basse condition de leurs pères et se sont mis à porter l’épée, pensant être beaucoup davantage à cause de cela : ayant dépensé leurs moyens, et ne pouvant rien tirer de leurs parents, ils se sont associés avec nous. Je vous dirai bien plus, et à peine le croirez-vous : il y a des seigneurs des plus qualifiés, que je ne veux pas nommer, qui se plaisent à suivre nos coutumes, et nous tiennent fort souvent compagnie la nuit. Ils ne daignent pas s’adresser à toutes sortes de gens, comme nous ; ils n’arrêtent que les personnes de qualité, et principalement ceux qui ont mine d’être courageux, afin d’éprouver leur vaillance contre la leur. Néanmoins, ils prennent aussi bien les manteaux comme nous et font gloire d’avoir gagné cette proie à la pointe de l’épée. De là vient que l’on les appelle tire-soies, au lieu que l’on ne nous appelle que tire-laines.

Quand Marsaut m’eut conté cela, je m’étonnai de la brutalité et de la vileté de l’âme de ces seigneurs, indignes du rang qu’ils tiennent à la cour, lesquels prenaient pourtant leur vice pour une héroïque vertu. Les plumets et les filous ne me semblaient pas si condamnables, vu qu’ils ne tâchaient qu’à sortir de leur nécessité, et qu’ils n’étaient pas si sots ni si vains que de faire estime d’une blâmable victoire acquise sur des personnes attaquées au dépourvu.

Depuis, Perrette, ayant eu leur accointance, leur servit à retirer beaucoup de larcins, dont elle avait sa part pour nous entretenir. Le commissaire souffrait que l’on fît tout ce ménage, encore que les voisins l’importunassent incessamment de nous faire déloger, parce qu’il avait avec nous un acquêt qui n’était pas si petit qu’il n’aidât beaucoup à faire bouillir sa marmite.

Nous jouâmes en ce temps-là beaucoup de tours admirables à des gens qui payaient toujours, malgré eux, l’excessive dépense que nous faisions. Je ne vous en veux raconter qu’un entre autres, venu de l’invention de Marsaut, qui s’était rendu, par l’exercice, un des plus subtils voleurs qui fût en toutes les bandes des Rougets et des Grisons ; car les compagnies s’appelaient ainsi. Il continuait toujours à jouir de moi quand il en avait envie, et n’était point jaloux que d’autres que lui eussent le même bien, pourvu qu’il fût leur maquereau. De tous côtés il me cherchait des pratiques, mais non point des communes ; car il ne s’y arrêtait pas seulement. Il ne butait qu’aux excellentes, comme était celle que je m’en vais vous dire.

Un jeune gentilhomme anglais était logé avec lui au faubourg Saint-Germain, et lui avait une fois dit qu’il ne voyait point de si belles femmes en France qu’en son pays. Marsaut lui ayant répondu qu’elles se cachaient à Paris dedans les maisons, comme des trésors qui ne devaient pas être mis à la vue de tout le monde, il s’enquit de lui s’il en connaissait quelqu’une.

— Je vous veux faire voir la plus belle que je connaisse, ce dit Marsaut, et qui est entretenue par un des plus grands seigneurs de la cour.

Après avoir dit cela, il le mène promener, lui contant mille merveilles de mes perfections, et le fait passer par dedans notre rue, où il lui montre ma demeure. Il fallut qu’ils y retournassent par dix ou douze fois pour me voir à la fenêtre ; car je ne m’y tenais pas souvent, et encore n’était-ce que le soir. Ce qui fit que l’Anglais, ayant déjà l’opinion préoccupée et ne pouvant pas voir parmi l’obscurité les défauts de mon visage, s’il y en avait, crut que j’étais un chef-d’œuvre de la nature.

— Elle n’est pas ma parente de si loin, lui dit Marsaut en se retournant, qu’elle ne m’appelle son cousin à tour de bras.

— Vous l’allez donc visiter ? dit l’Anglais.

— Quelquefois, répond Marsaut.

— Y a-t-il moyen que j’y aille avec vous, réplique l’Anglais.

— Comment ! monsieur, dit Marsaut, à peine y puis-je avoir entrée pour moi ; car le seigneur qui la possède est si jaloux qu’il a des espies qui veillent sur ses actions et gardent que personne ne parle à elle, principalement en particulier.

— Ne dois-je point avoir d’espérance d’acquérir ses bonnes grâces ? reprit l’Anglais.

— Je pense que cela n’est pas faisable, encore que votre mérite soit infini, répond mon dissimulé cousin ; car elle a trop bien donné son cœur pour le dégager de sitôt.

Cette difficulté augmenta les désirs de l’Anglais, qui ne sortait jamais depuis, qu’il ne fît la ronde vers ma maison, comme s’il l’eût voulu prendre d’assaut. Je fus avertie de ce qu’il me fallait faire, et à l’heure que mon nouvel amant passait, je me mettais à la fenêtre pour jeter toujours des œillades languissantes dessus lui, comme si j’eusse été transie d’amour à son sujet. Un jour, Marsaut s’arrêta tout exprès à parler à moi sur ma porte, comme l’autre était en notre quartier, et, quand il passa, je dis fort haut : « Mon Dieu ! qui est cet étranger-là ? il a parfaitement bonne mine. »

Cette parole, qu’il entendit, lui navra le cœur par l’oreille ; mais la passion qu’il eut alors ne fut rien à comparaison de celle qu’il sentit lorsque Marsaut, étant de retour, lui conta que je m’étais bien enquise encore plus particulièrement de lui après qu’il avait été passé, et que j’étais si aise de le voir, que je me tenais tous les jours à ma fenêtre à l’heure qu’il avait accoutumé de venir en ma rue. « Voilà un bon commencement pour votre amour, ajouta Marsaut, il faut poursuivre à tout hasard : je me fais fort de vous y servir beaucoup. » L’Anglais, tout comblé de joie, embrassa une infinité de fois Marsaut, qui, pour commencer à faire son profit, supplia l’hôte de faire accroire qu’il lui devait cinquante écus pour l’avoir logé. Il tenait cabaret chez lui et s’entendait avec les filous, qui y menaient boire des dupes pour les tromper au jeu ou leur ôter leur argent de violence ; voilà pourquoi il n’avait garde qu’il ne s’accordât à faire ce que lui demandait un du métier. Comme Marsaut était avec l’Anglais, il lui vint dire qu’il avait affaire des cinquante écus qu’il lui devait : Marsaut fit réponse qu’il n’avait pas d’argent à l’heure ; l’hôte jure qu’il en veut avoir et qu’il s’en va querir les sergents pour le faire ajourner. Lorsqu’il s’en fut allé, Marsaut pria le gentilhomme anglais de l’assister en une nécessité si grande, et tira sans difficulté de lui la somme que l’on lui avait demandée, lui promettant de bouche de la lui rendre. Il feignit qu’il s’en allait rattraper le tavernier pour le contenter, et qu’en considération du plaisir qu’il venait de recevoir il donnerait jusques à ma maison pour savoir tout à fait si mon cœur pouvait être échauffé par un autre que celui que j’avais déjà.

À son retour, il fit accroire à l’Anglais qu’il m’avait trouvée entièrement disposée à contracter avec lui une parfaite amitié, et que je ne demandais pas mieux que de jouir de sa communication. Là-dessus, il lui dit qu’il serait fort à propos qu’il me fît quelque présent, comme d’un poinçon de diamant pour mettre dans les cheveux, parce qu’il avait remarqué que je n’en avais point, et que je tenais un peu d’une humeur avaricieuse, qui me donnait de l’inclination à chérir ceux qui me faisaient des largesses. Ce passionné étranger alla aussitôt acheter ce que Marsaut lui avait dit, et le lui mit entre les mains pour me l’apporter, sur la promesse qu’il lui fit que, le lendemain, il verrait que j’en parerais ma tête lorsqu’il le ferait parler à moi.

Je savais l’heure qu’il devait venir, et me mis sur notre porte, où il m’accosta courtoisement avec Marsaut. Il n’entendait pas encore bien le français, aussi ne faisais-je pas son langage corrompu, de manière que notre entretien fut d’un coq-à-l’âne perpétuel. Quand il m’offrait son affection, je pensais qu’il me reprochât le présent bien plus riche qu’il m’avait déjà fait ; néanmoins je n’étais pas prête à le lui rendre. Si je louais son mérite, il me répondait que, s’il eût pu trouver un plus beau diamant que celui qu’il m’avait envoyé, c’eût été pour moi.

Nous avions bon besoin que Marsaut nous servît de truchement, comme il fit depuis, en me disant en deux mots que le beau chevalier que je voyais se mourait d’amour pour moi, et en répondant à l’Anglais, suivant mes paroles, que, sur tous les vices du monde, je haïssais l’ingratitude, et serais prompte à reconnaître son affection puisqu’elle était jointe à des perfections incomparables dont j’étais éprise.

Là-dessus, Perrette sortit de sa chambre et me dit avec une voix rude, comme si elle eût été en colère :

— Rentrez-ici ! À qui parlez-vous là-bas ?

— Je parle à mon cousin, répondis-je.

Puis aussitôt, avec une façon craintive et éperdue, je dis adieu à mon vrai serviteur et à mon feint parent, qui lui dit que celle qu’il avait ouï crier était une vieille à qui l’on m’avait donnée en une étroite garde ; que, pour conquêter une si précieuse toison comme ma beauté, il fallait tâcher d’endormir ce dragon veillant et qu’il était vraisemblable que les écus étaient les enchantements les plus assurés. Les liens de son amour étaient si fermement attachés, qu’il consentit bien à détacher ceux de sa bourse, de sorte que le lendemain, étant encore avec Marsaut et ayant trouvé Perrette à la porte, elle n’eut pas sitôt déclaré, comme par manière d’entretien qu’elle était en peine de trouver de l’argent à emprunter, qu’il s’offrait à lui en apporter autant qu’elle en avait besoin ; et, de fait, qu’à l’instant il s’en retourna chez lui querir quelques cent francs, qui étaient environ la somme dont Perrette se disait avoir nécessité. Après qu’il la lui eut comptée dedans sa chambre, il dit à l’oreille de Marsaut, qui était présent, qu’il songeât à son affaire ; et Marsaut, après avoir parlé à l’écart à Perrette, lui vint rapporter qu’elle était vaincue par sa courtoisie et qu’elle manquerait à la fidélité qu’elle avait promise à un grand seigneur, pour lui complaire, en le faisant jouir de moi la nuit d’après le jour suivant.

L’heure de cette douce assignation venue, il se trouva en notre maison avec un habit tout chargé de passements d’or ; car d’autant que le roi les avait défendus par un édit, lui, qui était étranger, se plaisait à en porter, pour paraître davantage avec une chose non commune. Tout son corps était curieusement nettoyé et parfumé ; car il songeait qu’ayant à coucher avec la maîtresse d’un grand, accoutumée aux somptuosités, il ne fallait pas être en autre façon, craignant d’être dédaigné. Lorsqu’il fut au lit près de moi, je vous assure que je ne suivis pas un conseil que Perrette et Marsaut m’avaient donné, de ne lui point départir la cinquième et dernière faveur de l’amour, et de ne le point laisser passer outre la vue, la communication, le baiser et le toucher ; car je ne songeais pas tant au gain que l’on m’avait assuré que je ferais en me montrant un peu revêche qu’au plaisir présent dont j’étais chatouillée. J’avais la curiosité de goûter si l’on recevait plus de contentement avec un étranger qu’avec un Français ; et puis celui-là était si beau et si blond, que, ma foi, j’eusse été plus forte qu’une tigresse si je n’eusse fait toucher son aiguille au pôle où elle tendait.

Notre commissaire, qui avait été averti de cette nouvelle proie, vint pour en avoir sa part, comme nous nous embrassions aussi amoureusement que l’on se puisse figurer. La bonne Perrette lui ouvrait tout bellement sa porte, l’admonestant de bien jouer son rôle. À son arrivée, je me jetai tout en chemise à la ruelle du lit, et mon amant éperdu, oyant dire que l’on me voulait mener en prison s’en allait courir à son épée, lorsqu’un sergent et son recorswkt l’arrêtèrent furieusement par le bras, le menaçant de le loger aux dépens du roi. Ayant eu inutilement son recours aux supplications, il s’avisa de se servir de ce divin métal dont tout le monde est enchanté ; et, ayant pris quelques pistoles dans les pochettes de son haut-de-chausse, il en contenta si bien cette canaille, qu’elle le laissa en paix se recoucher auprès de moi.

Voilà la première alarme qu’il eut ; mais ce ne fut pas la dernière, ni la plus effroyable. Car, comme ses esprits se furent réchauffés, ayant perdu la peur passée qui les avait glacés entièrement, étant prêt à se donner du bon temps pour ses pistoles, l’on heurta assez fort à notre porte, qui fut incontinent ouverte, et l’un des camarades de Marsaut, bien en point, entra dedans ma chambre avec trois autres après lui, qui lui portèrent toute sorte de révérence, comme à leur maître. Moi qui savais la mômerie, je fis accroire à l’étranger que c’était là le seigneur qui était amoureux de moi, et le suppliai de se cacher promptement à ma ruelle. Ce fanfaron de tire-laine, qui s’entendait des mieux à trancher du grand[8], demanda à Perrette où j’étais.

— Elle est déjà couchée, lui répondit-elle, car elle ne vous attendait pas aujourd’hui, et puis elle avait un mal de tête qui la travaillait fort.

— Mon petit page n’est-il pas venu ici tantôt pour vous avertir que je ne manquerais pas à la visiter ? répliqua le brave.

— Nous ne l’avons point vu, lui dit Perrette.

— Ha ! le coquin, répondit-il, je lui apprendrai à m’obéir ; il est allé jouer quelque part. Je croyais venir de meilleure heure, continua-t-il ; mais, ayant vu souper le roi, j’ai été contraint d’entrer avec Sa Majesté dans son cabinet, par son commandement, pour recevoir l’honneur qu’il me voulait faire de me communiquer quelques-unes de ses plus secrètes intentions. Je ne fais que d’en partir tout maintenant et n’ai pas voulu aller souper en mon hôtel ; j’ai commandé à mes gens d’apporter ici mon service.

Comme il finissait ces paroles, ceux qui l’accompagnaient, entrèrent dans une garde-robe prochaine, et l’un d’eux vint mettre une nappe sur la table, et les autres apportèrent quelques plats de viande.

Le seigneur, étant assis, se mit incontinent à jouer des mâchoires et, ayant bu un verre de vin et torché sa moustache, me dit tout haut :

— Agathe, ma maîtresse, dormez-vous ? ferons-nous l’amour cette nuit ?

Alors, comme si je me fusse réveillée d’un profond sommeil, ayant tiré un peu le rideau, je répondis en frottant mes yeux à ce qu’il m’avait demandé.

— Il faut que vous vous leviez, ce me vint dire Perrette, et que vous mangiez un morceau ; aussi bien n’avez-vous point soupé. Je pense que tout votre mal ne vient que d’opinion.

— Il n’importe pas que le mal que j’avais tantôt fût imaginaire ou non, lui répondis-je, puisque je m’en vois guérie entièrement.

Ayant dit ceci, je mis un petit cotillon, et, ayant jeté un manteau de chambre sur mes épaules, je sortis par la ruelle et allai faire la révérence au feint seigneur. Après m’avoir saluée, il me dit :

— Vous aviez en cette ruelle-là quelqu’un qui vous aidait à vous vêtir, ce me semble, et pourtant je n’en vois sortir personne.

— Vous me pardonnerez, lui répondis-je, il n’y a aucune créature vivante.

— Si est-ce que j’y ai entendu tousser autrement que vous ne faites ; et vraiment, continua-t-il en se levant de table, il faut que je sache qui c’est. Maître d’hôtel, apportez cette chandelle.

En achevant ces paroles, il tira tous les rideaux du lit et vit l’Anglais au coin de la ruelle. Alors, avec un visage comme enflambé de colère, il me chanta mille pouilles :

— Comment ! putain, me dit-il, vous vous êtes donc ainsi moquée de moi ? Vous avez contrefait la chaste et la resserrée pour m’attraper ; et cependant vous faites venir coucher un gueux avec vous, faveur que vous ne m’avez pas départie qu’après m’avoir vu en des passions extrêmes ! Quel affront à une personne de ma qualité ! Ha ! vous vous en repentirez à loisir : dès demain je renverrai querir tous les meubles de céans, que je vous avais baillés, et vous serez bien étonnée de n’avoir plus personne qui entretienne votre dépense.


[9]

Perrette et moi nous esquivâmes, tandis qu’il tenait ce discours, comme si nous eussions eu grande peur. À l’instant, il s’adressa à l’Anglais et lui dit :

— Et vous, monsieur le vilain, je vous apprendrai s’il faut suborner les filles de la sorte ; prenez-le, maître d’hôtel, gardez-le ici jusques à demain, que je le ferai pendre.

— Moi suis gentilhomme, disait l’Anglais ; moi vient des antiq rois de Cosse. Moi fera raison à toi.

— Quelle effronterie ! dit le feint seigneur ; tu m’appelles en duel, coquin ! Mérites-tu d’être blessé de mes armes ? Va ! si tu n’étais destiné à mourir au gibet, je te ferais battre contre le principal marmiton de ma cuisine.

L’Anglais alors regardait partout si ses habits n’y étaient point, croyant qu’alors qu’il les aurait l’on reconnaîtrait mieux sa noblesse par leur somptuosité ; mais, avant qu’il eût été par toute la chambre, le plumet s’en était allé et l’avait enfermé avec celui qui faisait le maître d’hôtel. Il n’avait garde de trouver ce qu’il cherchait ; car en nous en allant, Perrette et moi, nous avions tout emporté en un galetas, où nous nous étions retirées.

S’imaginant qu’il était en un extrême péril, il fit des supplications infinies à celui qui le gardait de le laisser aller ; mais le maître d’hôtel lui répondit que, s’il commettait cette faute-là, il n’oserait plus se représenter devant son seigneur, et que tous ses services seraient perdus. L’Anglais chercha ses habits plus que devant pour y prendre de l’argent et le lui offrir. Ne les rencontrant point, il ôta un bracelet de perles rondes et fines, et lui dit qu’il le lui donnerait pour récompense, s’il lui faisait recouvrer sa liberté.

— Monsieur, dit le maître d’hôtel en le prenant, votre mérite plutôt que ce don me fait résoudre à vous complaire ; car je vous assure que ce que vous me baillez ne vaut pas le quart de ce que je devrais espérer de Monseigneur, si je ne le trahissais comme je le fais. Je m’en vais donc vous faire sortir de céans ; mais, dès demain, il faut que vous quittiez cette ville-ci et que vous vous en retourniez en votre pays ; car, si vous demeuriez dans la France, l’autorité du personnage que vous avez offensé y est si grande partout, que l’on vous condamnerait à la mort sans raison. Quand vous pourriez trouver vos habillements à cette heure, vous feriez bien de ne les point prendre, vu que possible en vous retournant seriez-vous reconnu des gens de notre hôtel.

Le gentilhomme anglais, ayant donc pris seulement un méchant haut-de-chausse qui traînait dans les ordures, s’en alla aussi vite à sa maison que si tous les lévriers du bourreau eussent été après lui. Dès le lendemain, il ne faillit pas à plier bagage, et je m’assure qu’étant en son pays, il s’y vanta encore d’avoir joui d’une des plus merveilleuses beautés de l’univers, maîtresse d’un des plus grands seigneurs de France, et qu’il y raconta glorieusement les aventures qu’il avait courues en son amour, tenant son argent pour bien employé.

Tous ceux qui avaient aidé à le tromper eurent loyalement leur part au gâteau ; mais ce fut bien moi qui eus la fève, car j’eus un gain plus gros que les autres. Avec de semblables artifices, nous gagnions honnêtement notre vie. La justice n’entendait point parler de nous, car nous faisions tout secrètement ; et je crois que, de la sorte, nos vices étaient des vertus, puisqu’ils étaient couverts.

La fortune, lasse de m’avoir tant montré son devant, tandis que je montrais le mien à tout chacun, me montra enfin son derrière. La première fois que son revers me fut témoigné, ce fut quand monsieur de la Fontaine, que j’ai tantôt mis sur les rangs, rencontra Marsaut, qu’il reconnut et suivit jusques en notre maison, où, de hasard, me voyant à la fenêtre, il me reconnut aussi. Étonné de me voir demoiselle, il s’enquêta de quelques-uns de la rue qu’il connaissait, ce que je faisais. L’on lui dit tout ce qu’il en avait déjà conjecturé. Mes voisins, ayant appris de lui que j’avais été servante, me décrièrent plus que la vieille monnaie ; de sorte que je ne sortais point sans recevoir quelque affront. D’ailleurs, la Fontaine, rencontrant derechef Marsaut, l’accosta, lui dit qu’il l’avait volé, et fit un terrible vacarme ; mais il ne le put faire conduire en prison, parce qu’il arriva à l’instant de ses camarades qui fendirent la presse, le tirèrent de la main des sergents et, outre cela, dérobèrent deux manteaux à des badauds qui mettaient le nez aux affaires d’autrui.

Marsaut échappa belle ce coup-là ; mais il n’en fut pas ainsi quinze jours après, que des archers l’encoffrèrent pour avoir volé la maison d’un bourgeois d’autorité : son procès fut expédié en deux jours, et l’on l’envoya en Grève, où son col sut combien pesait le reste de son corps[10].

Cette infamie retombant dessus Perrette et dessus moi, à cause qu’il avait toujours été avec nous, nous fûmes contraintes de déloger de notre quartier, de peur qu’il ne nous arrivât quelque malencontre ; car nous n’avions plus guère de soutien. Nous avions chié dans la malle du commissaire, parce qu’étant venu un jour chez nous, pensant y avoir sa chalandise accoutumée, il y avait bien trouvé à qui parler. Trois gentilhommes déniaisés étaient avec moi, qui le testonnèrentwkt bravement et lui firent sauter les montées plus vite qu’il n’eût voulu. Il croyait que Perrette l’avait trahi ; voilà pourquoi dès l’instant il avait rompu avec nous.

Nous nous retirâmes aux faubourgs, en une méchante maison fort éloignée, où nous regrettâmes bien la bonne chère que nous avions faite par le passé ; car nous en faisions alors une bien maigre, n’ayant rien autre chose que quelque peu d’argent que nous avions épargné, qui était le reste de nos trop somptueuses dépenses. Cette chétive vie fut, je pense, la principale cause d’une grande indisposition qui prit à Perrette. Comme elle était merveilleusement triste de se voir ainsi déchue, la bonne dame se sentait bien défaillir peu à peu ; c’est pourquoi elle fit ce que l’on a coutume de faire en cette extrémité. Moi qui étais comme sa fille, je reçus d’elle des témoignages apparents de bienveillance ; de toutes les choses qu’elle savait, elle n’en oublia pas une à me dire, et me donna des conseils dont je me suis bien servie depuis.

Pour ne vous point mentir, il n’y avait aucun scrupule en elle, ni aucune superstition ; elle vivait si rondement, que je m’imagine que, si ce que l’on dit de l’autre monde est vrai, les autres âmes jouent maintenant à la boule de la sienne. Elle ne savait non plus ce que c’est des cas de conscience qu’un Topinambouwkt, parce qu’elle disait que, si l’on lui en avait appris autrefois quelque peu, elle l’avait oublié, comme une chose qui ne sert qu’à troubler le repos. Souvent elle m’avait dit que les biens de la terre sont si communs, qu’ils ne doivent être non plus à une personne qu’à l’autre, et que c’est très sagement fait de les ravir subtilement, quand l’on peut, des mains d’autrui. « Car, disait-elle, je suis venue toute nue en ce monde, et nue je m’en retournerai : les biens que j’ai pris d’autrui, je ne les emporterai point. Que l’on les aille chercher où ils sont et que l’on les prenne, je n’en ai plus que faire. Hé quoi ! si j’étais punie après ma mort pour avoir commis ce que l’on appelle larcin, n’aurais-je pas raison de dire à quiconque m’en parlerait, que ç’aurait été une injustice de m’avoir mise au monde pour y vivre sans me permettre de prendre les choses dont l’on y vit ? »

Après m’avoir tenu de pareils discours, elle expira, et je la fis enterrer sans aucune pompe, comme elle m’avait recommandé, parce qu’elle savait qu’il n’est rien de plus inutile.



Quelques nouvelles connaissances me vinrent alors, qui m’apportèrent un peu de quoi dîner ; mais la perte de ma bonne mère me fut si sensible, avec la mauvaise rencontre que je faisais quelquefois de personnes qui savaient trop de mes affaires, que je me résolus de quitter Paris et m’en aller à la ville de Rouen. Ma beauté fut encore si puissante pour m’amener force galants ; mais comme j’étais indifféremment une étable à tous chevaux je me vis en peu de temps infectée d’une vilaine maladie. Que maudits soient ceux qui l’ont apportée en France ! Elle trouble tout le plaisir des braves gens, et n’est favorable qu’aux barbiers, lesquels doivent bien des chandelles à l’un de nos rois, qui mena ses soldats à Naples pour l’y gagner et en rapporter ici de la graine. Si j’eus quelque bonheur en mon infortune, c’est qu’un honnête et reconnaissant chirurgien, à qui j’avais fait plaisir auparavant, me pansa pour beaucoup moins que n’eût fait un autre de sa manicle. Je ne vous veux pas entretenir de ces ordures, encore que je sache que vous n’êtes pas de ces délicats à qui un récit est d’aussi mauvaise odeur que la chose même.

C’est assez de vous apprendre que j’allai, comme l’on dit, à Bavière voir sacrer l’empereur, et qu’étant de retour, je me trouvai si changée, que je fus contrainte de recourir aux artifices. Les fards, les eaux et les senteurs furent mis en usage dessus mon corps, pour y réparer la ruine qui s’y était faite. Outre cela, je m’étudiai à garder une certaine façon attrayante et à dire quelques paroles affectées, ce qui enchantait infiniment ceux sur qui je faisais dessein. Un certain homme, fort riche et sans office, en fut tellement épris, qu’il me retira en sa maison pour m’y gouverner plus librement. À ne point mentir, il eût bien pu trouver une maîtresse plus belle que moi, aussi le confessait-il librement ; mais il y avait quelque chose en mon humeur qui lui plaisait tant, qu’il me préférait aux autres. La cause de notre séparation fut qu’il arriva une petite castillewkt entre nous, à cause que je tranchais comme je voulais de son bien, et avec plus de liberté qu’il ne m’avait permis.

L’exercice de mon premier métier étant encore en ma mémoire, ce fut mon soudain refuge. Je m’y adonnai longtemps, ne refusant aucune personne qui m’apportât de ce qui se couche de plat. En ce temps-là un certain coquefredouillewkt, se voulant marier eut envie de savoir auparavant en quel endroit il faut assaillir son ennemi en la guerre de l’amour, où il n’avait jamais montré sa valeur. Il me fut adressé par un sien ami pour lui en donner des leçons. Ayant été chez moi un dimanche après dîner, l’on lui dit que j’étais au sermon, où il s’en alla aussitôt après dîner, pour m’y trouver. Le prêcheur, tombant sur la première vie de la Madeleine, parlait fort contre les paillardes et représentait si vivement les peines qui leur sont préparées en enfer, que mon amant disait en lui-même qu’il pouvait bien faire compte d’aller chercher une autre que moi pour lui octroyer la courtoisie, s’imaginant que je serais touchée de beaucoup de repentirs en oyant cette prédication. Mais, sitôt qu’elle fut achevée, et qu’ayant pu m’aborder il m’eut dit la pensée qu’il avait, je lui répondis :

— Vrami voire ! lui dis-je, j’aurais l’âme bien faible de m’étonner de ce que nous vient de conter ce moine ; ne sais-je pas bien qu’il faut que chacun fasse son métier ? Il exerce le sien, en amusant le simple peuple par ses paroles, et le détournant d’aller aux débauches où se perd l’argent inutilement et où se font les querelles et les batteries ; et moi j’exerce aussi le mien, en éteignant la concupiscence des hommes par charité chrétienne.

Il fut payé de cette sorte ; et comme il avait l’âme simple, à la mode du vieux temps que l’on se mouchait sur la manche, il s’étonna fort de mon humeur libertine, qu’il prenait pour très mauvaise et répugnante à la bonne religion. Pour vous abréger le conte, je lui enseignai ce qu’il désirait d’apprendre, mais si malheureusement pour lui, qu’il y gagna un chancre qu’il fut contraint de porter aussi bien que la sphère du ciel porte le sien ; qui pis est, il n’eut pas couché huit jours avec sa nouvelle épouse, qu’il lui infecta tout le corps. N’avait-il pas fait un bel apprentissage sous ma maîtrise ?

Enfin, les ans gâtèrent tellement le teint et les traits de mon visage, que la céruse et le vermillon n’étaient pas capables de me rembellir. Petit à petit, le nombre de mes amants s’amoindrissait, et je n’avais plus chez moi que des faquins, moins chargés d’argent que de désir d’en avoir. Cela me contraignit à me tirer du rang des filles et à me mettre du rang des mères, qui cherchent la proie pour leurs petits. Afin de m’acquitter plus accortement de cette charge, je m’habillai à la réformation[11], et n’y avait point de pardons où je n’allasse gagner des crottes. Je connaissais les braves hommes à leur mine et, quand j’avais acquis leur connaissance, je les menais en des lieux où ils recevaient toute sorte de contentement. Si quelqu’un était amoureux de quelque fille, j’employais pour lui tout mon pouvoir et faisais tenir finement des lettres à sa maîtresse.

Or, Francion, apprêtez maintenant vos oreilles à ouïr ce que je m’en vais conter de Laurette ; car je m’en vais entrer en ce sujet-là.

Étant aux champs avec une de mes commères, je me promenais un soir toute seule en un lieu fort écarté, comme je vis passer auprès de moi un homme inconnu qui tenait quelque chose sous son manteau. Après qu’il fut à vingt pas de moi, j’entendis crier un enfant, ce qui me fit retourner aussitôt, et je connus qu’il fallait que ce fût cet homme qui en portât un.

— Où portez-vous cet enfant-là ? lui dis-je ; à qui est-il ?

S’arrêtant alors, il me dit qu’il l’allait porter à un village prochain, où il croyait y avoir une bonne nourrice. Je le suppliai tant, qu’à la fin il me découvrit que c’était un péché d’un jeune gentilhomme du pays, qu’il avait fait à une servante de sa mère ; mais il ne me voulut pas nommer personne. Encore que l’obscurité fût grande, je pris la petite créature entre mes mains pour voir si elle était belle ; et celui qui me l’avait baillée me montra aussitôt les talons, en me disant qu’il allait parler à un de ses camarades. Le gage qu’il me laissait ne me plaisant pas, je le posai dessus l’herbe et m’en courus après lui, inutilement toutefois, car il avait si bonne jambe qu’il disparut en peu de temps ; d’ailleurs, j’entendais aboyer un mâtin auprès de l’enfant que j’avais quitté, ce qui me fit retourner à lui, craignant qu’il ne lui advînt quelque mal. La compassion me le fit prendre entre mes bras et le porter à la maison, où je connus à la lumière que c’était une fille parfaitement belle, comme ordinairement sont tous les enfants qui se font par amourettes, d’autant que l’on y travaille avec plus d’affection et que le plus souvent les mères sont belles, puisqu’elles ont su donner de la passion à un homme.

Je connaissais à Rouen une nourrice qui avait tant de lait qu’elle s’accorda à nourrir encore ma fille outre la sienne, moyennant une petite somme que je lui promis. Quand elle l’eut sevrée, je la pris avec moi et l’appelai toujours Laurette, ainsi que celui qui me l’avait baillée m’avait dit que l’on l’avait nommée sur les fonts. Je ne dépensais guère à la nourrir, parce que toutes les filles de joie de la ville la trouvaient si bellottewkt, qu’elles la voulaient avoir chacune à leur tour en leur maison. Et certes elle ne leur était point inutile ; car en allant avec elles par les rues, elle était cause que l’on ne les prenait pas pour ce qu’elles étaient, mais pour des femmes de bien mariées.

Le jugement lui étant venu, c’était à qui lui montrerait le plus de gentillesses, et à qui lui apprendrait de plus subtils discours pour toutes les occasions où elle se trouverait. Elle apprit, à voir faire les autres, beaucoup de ruses pour décevoir les hommes ; et, la voyant déjà fort grande, je la retirai chez moi, craignant qu’elle ne laissât cueillir la plus belle fleur de son pucelage sans en retirer aucun notable profit. Il ne m’était pas avis que Rouen fût une ville digne d’elle, qui avait toutes les beautés et toutes les perfections que l’on saurait désirer. Je me résolus de la mener à Paris, où il me semblait que je ferais avec elle un gain si grand, qu’il me récompenserait de l’avoir élevée. Je n’avais plus alors les atours de demoiselle ; il y avait longtemps qu’ils étaient allés jouer. Je ne lui donnai donc qu’une coiffe, comme à la fille d’une bourgeoise, et, avec cela, elle parut si mignarde, que je ne le vous puis exprimer du tout. Quand elle marchait après moi par la rue, l’un disait qu’elle avait un visage d’ange, et l’autre louait ses cheveux blonds et frisottés, ou son jeune sein qui s’enflait petit à petit et dont elle découvrait une bonne partie. J’épiais finement quand quelqu’un la regardait et la suivait jusques chez nous ; puis je la faisais tenir à la porte, afin qu’en repassant il la pût voir encore et s’empêtrer davantage dans les liens de sa beauté.

Il me sembla bien qu’il était temps de la monter aux classes et de lui donner les plus grandes leçons. C’est pourquoi je ne la gouvernai plus en enfant, et commençai à lui apprendre ce qui lui était nécessaire pour surgir à un heureux port dans la mer de ce monde.

Depuis elle ne fut point chiche d’œillades à ceux qui lui en jetaient, et je vous assure bien qu’elle les envoyait si amoureusement, qu’elle remportait toujours un cœur en récompense. Voyez un peu l’artifice dont je lui faisais user, afin que chacun m’estimât de celles que l’on appelle femmes d’honneur. Lorsque je me retournais vers elle, elle abaissait soudain les yeux, comme si elle n’eût plus osé regarder les hommes licencieusement, comme elle avait fait quand j’avais eu le dos tourné.

Entre les jeunes muguets qu’elle avait charmés, il y en avait un, plus brave que les autres, nommé Valderan, que je croyais être aussi le plus riche. Comme notre voisin il nous accosta bientôt et me demanda la permission de nous venir visiter, que je lui accordai avec remerciements de l’honneur qu’il nous voulait faire ; néanmoins je recommandai bien à Laurette de lui témoigner toujours une petite rigueur invincible, jusques à tant qu’il répandît dans ses mains force écus d’or, que je lui disais être des astres qui donnent la qualité de dieux en terre à ceux qui les ont en maniement, ainsi que ceux qui sont au ciel donnent ce même honneur aux pouvoirs souverains qui les régissent.

Mes remontrances n’étaient pas vaines ; car elle les savait si bien observer, qu’elle ne voyait pas une fois Valderan, qu’elle ne se plaignît à lui, à part, que sa tante (qui était moi) était la plus chiche femme du monde.

— Mon père m’a envoyé beaucoup d’argent pour me r’habiller tout à neuf, lui disait-elle, mais elle n’en veut point faire d’emplette pour moi ; et je pense même qu’elle l’a employé à ses nécessités particulières, encore que, Dieu merci, elle soit d’ailleurs très bien payée de ma pension.

Après cette menterie, elle ne feignait[12] point de demander de l’argent à Valderan, pour acheter une cotte ou une robe ; et, lorsqu’il lui disait qu’il aurait bien de la peine à lui donner ce qu’elle lui demandait, elle lui répondait :

— Hé ! comment voulez-vous que je connaisse votre affection, si vous ne vous portez en des difficultés extrêmes pour la témoigner ?

Par des subtilités semblables, elle tira de lui à la fin quelque peu d’argent. Il pensait que, pour cela, elle fût obligée de se donner du tout à lui ; mais il fallut bien qu’il quittât cette opinion, lorsqu’il vit qu’elle le dédaignait plus que de coutume.

En ce temps-là, il y eut un brave et leste financier, appelé Chastel, qui acquit notre connaissance par le moyen d’une fille qui nous servait, laquelle lui représenta si bien nos nécessités, selon mon instruction, que, pour avoir part à nos bonnes grâces et tâcher d’obtenir du remède à l’affection qu’il avait pour Laurette, il nous fit plusieurs largesses, qui captivèrent infiniment notre bienveillance. C’était un rieur, qui ne savait ce que c’est de ces grands transports d’amour. Il fuyait tout ce qui lui pouvait ôter son repos et ne voulait point que l’on lui refusât deux fois une chose. Moi qui connaissais son humeur, je lui faisais le meilleur visage que je pouvais ainsi que faisait pareillement ma nièce.

Un soir, nous revenions de la ville comme il venait de sortir de chez nous, et Valderan nous vint voir en même temps. Laurette prit le miroir, selon sa coutume ordinaire pour accommoder ses cheveux, et notre servante, la regardant, se prit si fort à rire qu’elle lui demanda ce qu’elle avait. Elle qui était une délibérée sans dissimulation lui dit :

— Chastel vient de sortir de céans ; vous ne savez pas ce qu’il a fait ? En vous voyant mirer, je me souviens qu’il a pris ce miroir-là, et qu’il a contemplé son… vous m’entendez bien : il n’est pas besoin que je l’explique.

Ayant dit cela, elle se mit à rire plus fort que devant, et Laurette fit alors un trait non pareil pour témoigner une excessive pudeur à Valderan, qui écoutait tout, et pour réparer l’indiscrétion de la servante ; car, comme si elle eût été grandement en colère, elle prit un certain fer et en cassa la glace du miroir, disant qu’elle ne voulait jamais voir son visage en un lieu où l’on avait vu une si vilaine chose. Valderan lui dit avec un sourire modéré qu’elle était d’une humeur trop colérique, et qu’il n’était rien demeuré dans le verre de l’objet que lui avait présenté Chastel ; néanmoins je sais bien qu’il loua en soi-même cette action et qu’il fut bien aise d’avoir une si sage maîtresse, comme paraissait Laurette en tous ses discours. Cela fut mêmement cause qu’il ne la requit plus avec tant de licence d’alléger son tourment, et qu’il s’imagina qu’il ne pourrait rien avoir d’elle s’il ne l’épousait ; néanmoins, parce qu’il n’avait guère envie de se lier déjà d’une si fâcheuse chaîne, il se proposa de tenter encore la fortune et de tâcher de gagner sa maîtresse par les preuves d’une extrême passion.

Chastel avait tant dérobé le roi pour nous enrichir, que nous eussions été les plus ingrates du monde si nous n’eussions reconnu sa bonne volonté. Aussi lui promîmes, nous de le faire parvenir au but où il visait : et Laurette, à qui la coquille démangeait beaucoup, quelque modestie qu’elle eût, se résolut à manier tout de bon ce qu’elle avait feint de tant haïr, qu’elle n’avait pas voulu voir le lieu où il avait été représenté fort peu de temps.

La nuit que son gentil pucelage était aux abois de la mort, Valderan amena un musicien de ses amis devant nos fenêtres et lui fit chanter un air qui, avec le son d’un luth, empêcha que je n’allasse prendre mon repos, tant j’ai d’affection pour l’harmonie. Je descendis en une salle basse avec ma servante, pour écouter ; et, voyez la vanité de notre amoureux : afin que l’on sût que c’était lui qui donnait ou qui faisait donner cette sérénade, il se fit appeler tout haut par quelqu’un qui était là. Mais d’autant que je savais bien que ce n’était pas lui qui chantait, et qu’il m’était avis que ce n’était pas assez que de ne donner que des paroles et de la musique à sa dame, je dis à ma servante qu’elle lui en touchât quelques mots. La chanson étant achevée, elle ouvrit la fenêtre, et lui, croyant que ce fût Laurette, s’approcha incontinent ; mais comme il vit que ce ne l’était pas, il lui demanda où elle était.

— Et croyez-vous qu’elle soit si sotte que de se réveiller pour vous entendre racler deux ou trois méchants boyaux du chat de ma servante ? À quoi sert toute votre viande creuse ? Vous pensez qu’ainsi que vous passez la nuit à songer à elle, elle la passe à songer de vous ? Ôtez cela de votre fantaisie : maintenant elle dort dans son lit à jambe étendue. Si vous aimez sa santé, ne faites pas jouer davantage, craignant de la retirer du sommeil : aussi bien n’est-ce pas un grand présent que vous lui faites.

— Tu es une moqueuse, dit Valderan ; je ne lui puis rien bailler de plus sortable à sa qualité que de la musique. Car ne sais-tu pas bien que c’est tout ce qu’on donne aux plus grandes divinités pour les convier à nous servir et pour les remercier de nous avoir secourus ?

— Vous nous la baillez belle, dit ma servante : vous prenez donc Laurette pour une déité ? Voulez-vous voir ce qui est dans sa chaise percée, et si vous aurez bien le courage d’en manger ? Ce n’est point du nectar ni du maître Ambroise. La fin de votre air a été que votre soleil commençait à paraître, et c’était moi sans doute que vous preniez pour elle : voilà pourquoi je conjecture que je jette des rayons aussi flamboyants que les siens, ou peu s’en faut. La nuit est donc passée incontinent ; allez-vous-en, je vous le conseille. Ce ne serait plus une sérénade que vous bailleriez ; et vous feriez l’amour indiscrètement, le faisant en plein jour.

— Si ma maîtresse était aussi mauvaise que toi, dit Valderan, je serais réduit à une étrange extrémité : je pense qu’elle aura meilleure opinion que toi de ma musique.

— Vous êtes bien de votre pays, répondit ma servante, pensant que, quand elle aurait entendu votre chanson, elle vous aimât davantage. Non, non, si elle lui a plu, elle aimerait bien plutôt celui qui l’a chantée ; car, quant à vous, quelle merveille avez-vous faite qu’un autre ne puisse faire ? Le plus grand sot du monde peut faire venir chanter ici le plus excellent musicien que l’on puisse trouver.

— Ce n’est pas avec la voix que je désire acquérir la bonne grâce de madame, dit Valderan, c’est avec l’affection extrême qu’il me suffit d’avoir fait déclarer par le chant d’un autre.

— Voilà qui est bien, ma foi, répondit la servante : un homme insensible à l’amour peut faire dire qu’il est passionné aussi bien que vous.

Valderan, voyant qu’il n’y avait rien à gagner que de la honte avec cette moqueuse-là, qui disait la plupart de ses traits piquants selon que je la venais d’enseigner, s’en retourna sans faire continuer la musique ; et je m’en allai voir ma nièce, qui était entre les bras de Chastel, avec qui, elle avait pris son plaisir au son du luth. Je ne dis pas devant lui qui c’était qui avait fait donner la sérénade, craignant de lui causer de la jalousie. Mais le lendemain j’en parlai à Laurette, et, considérant la misère où l’on est quelquefois en exerçant le métier que je lui faisais prendre, m’avisai qu’il serait bon de la marier, et que nous ferions bien, si nous pouvions prendre au trébuchet le passionné Valderan ; car je m’imaginais qu’il était infiniment riche, et que je passerais en repos le reste de mes jours en sa maison, hors du péril des naufrages que je redoutais.

Dès que Laurette le put voir en secret, elle lui assura qu’elle était ardemment éprise de ses perfections : mais pourtant qu’il se trompait, s’il pensait devoir obtenir d’elle quelque faveur sans la prendre pour sa femme. Sa passion dominant alors dessus lui plus que jamais, il prit du papier et lui écrivit une promesse de mariage, pensant qu’il posséderait d’elle après ; mais, quand il fut sorti et qu’elle me l’eut montrée, je ne me contentai pas de cela et dis qu’il fallait tout résolument qu’il l’épousât en public, ou qu’il donnât bien du fonds pour jouir d’elle en secret. Comme nous étions sur le point de le faire résoudre à l’un ou à l’autre, nous le vîmes un jour traîner honteusement au Fort-l’Évêque[13], où je pense qu’il est encore détenu prisonnier, pour avoir affronté plusieurs marchands et autres personnes. Quand nous sûmes que toute sa piaffewkt n’était venue que d’emprunts, nous ne fîmes non plus d’état de lui que de la fange, et sa promesse fut jetée dans le feu comme inutile.

En ce temps-là, l’amour du financier se refroidit par la jouissance, et comme il ne venait plus voir ma nièce si souvent que par le passé, il ne nous faisait plus aussi des dons si fréquents. Cela me contraignit de donner entrée chez moi à plusieurs autres braves hommes, à qui j’avais l’artifice de faire entendre nos nécessités. Les uns nous assistaient un peu, et les autres point du tout. Mais aussi étaient-ils traités d’une étrange façon de Laurette, qui leur témoignait tantôt un dédain, et leur donnait tantôt un trait de gausserie qui les piquait vivement. Le plus souvent, en jouant aux cartes avec eux, elle prenait bien la hardiesse de serrer en bouffonnant tout leur argent à jamais rendre, et elle faisait cela de si bonne grâce et si à propos, qu’ils eussent eu de la honte à s’en offenser. Il y avait quelquefois des niais qui voulaient toucher son sein, autant pour lui montrer une belle bague qu’ils avaient au doigt et lui éblouir les yeux, que pour autre chose. Soudainement elle leur prenait la main, et leur disait :

— Qu’elle est effrontée, cette main-ci ! qu’elle est téméraire ! Elle court en tous les endroits où ses désirs la portent, et encore en temps de guerre elle va sur les pays de son ennemi. Certes, je la tiens bien la traîtresse : je ne la laisserai pas aller qu’elle n’ait payé sa rançon. » Puis, en ôtant la bague, elle continuait : « Ha ! voici qui aidera à nous satisfaire. »

Quelquefois le jocrissewkt la lui redemandait en s’en allant, mais elle lui répondait toujours avec des risées qu’elle lui demeurerait pour la rançon de sa main.

— M’aviez-vous pas tantôt appelée votre plus cruelle ennemie, en me contant vos tourments ? lui disait-elle : vous deviez songer que depuis nous n’aurions point fait de paix ni de trêve.

Si, à quelques jours de là, il l’importunait encore de la rendre et que ce fût une pièce de trop grand prix pour la dérober ainsi, elle la lui baillait, à condition de lui faire un autre présent à sa discrétion même. Mais quelquefois aussi voyant qu’elle n’était pas de grande valeur, elle la retenait fort bien, ou disait qu’elle l’avait mise en gage ; et celui à qui elle appartenait était contraint de l’aller retirer de son argent, s’il la voulait ravoir.

Elle faisait une infinité d’autres profitables galanteries et ne considérait point la beauté, la courtoisie ni la gentillesse de personne pour l’affectionner davantage que ces autres. Je l’avais avertie de ne se point laisser embéguiner par ces fadaises-là ; qui n’apportent pas de quoi dîner, et son humeur libre la portait assez à suivre mon conseil. Ceux-là qui étaient prodigues seulement acquéraient ses bonnes grâces : et encore fallait-il qu’ils eussent de la modestie et qu’ils gardassent le silence, pour parvenir aux suprêmes degrés de la félicité d’amour, d’autant qu’elle voulait toujours paraître chaste.

Elle ne sortait guère que les bons jours et paraissait si gentille en la maison avec une simple jupe, que les plus belles de la cour lui eussent porté envie. Aussi y eut-il un seigneur nommé Alidan, qui, la voyant en cet état à la fenêtre, en passant par notre rue, la trouva la plus aimable fille qu’il eût jamais considérée, et s’informa curieusement qui elle était. Comme il sut que c’était Laurette, dont il avait ouï faire du récit à des courtisans, il fut encore plus embrasé au souvenir des preuves que l’on lui avait données de son gentil esprit.

Tout aussitôt, il se résolut d’acquérir une si belle possession ; et lui étant avis que je ne la lui donnerais pas pour quelque prix que ce fût, il crut qu’il lui était nécessaire de la faire enlever. De tous côtés il nous fait épier par ses gens ; et, comme j’étais un soir sortie, il envoya un carrosse devant notre porte : un homme de bonne mine en sortit, qui allait faire accroire à Laurette qu’au lieu d’aller où je lui avais dit en partant, j’avais été chez un galant homme où je l’attendais, et qu’il fallait qu’elle se mît dedans le carrosse pour m’y venir trouver. De mauvaise fortune, Laurette était toute vêtue à cette heure-là, de sorte qu’elle ne se fit guère prier pour sortir de la maison, parce que même il était vrai que j’allais souvent chez celui où l’on lui disait que j’étais.

Le carrosse étant arrivé en la maison d’Alidan, elle fut reçue de son nouvel amant comme vous pouvez penser. Quoiqu’au commencement elle ne voulut pas permettre que celui qui l’avait trompée lui touchât en aucune façon, à la fin, considérant ses qualités éminentes et le bon traitement qu’il lui faisait, elle se laissa apprivoiser. Cependant j’étais bien en peine d’elle, et tout mon exercice était de m’enquêter si elle n’était point chez quelqu’un de ceux qui lui avaient fait l’amour.

Le troisième jour d’après celui de sa perte, je rencontrai un honnête homme de ma connaissance, qui m’apprit le lieu où elle était. Je m’y en allai tout de ce pas, et demandai à parler à Alidan, à qui je dis que l’on m’avait assuré que c’était lui qui m’avait fait ravir une certaine nièce qui vivait avec moi, et le suppliai de m’excuser si je prenais la hardiesse de lui venir demander si cela était vrai. Après qu’il me l’eut nié, je repris de la sorte :

— Monsieur, vous n’avez que faire de me celer, car aussi bien ne la veux-je pas ravoir : elle est en trop bonne main. Je viens ici seulement pour vous déclarer qu’il ne fallait point que vous vous servissiez de tromperie ni de violence, parce que, si vous me l’eussiez demandée, je vous l’eusse donnée de bon gré.

M’ayant ouï parler avec une liberté si grande, il me découvrit ce qui en était ; et, m’ayant fait donner une récompense dont je me contentai, me mena voir Laurette en son corps de logis de derrière. Elle me fit des excuses sur ce qu’elle ne m’avait point mandé de ses nouvelles, et me dit qu’elle n’avait su le faire en façon quelconque. Ce m’était une chose bien fâcheuse d’être privés de sa compagnie, et ce néanmoins la nécessité m’apprit à m’y résoudre. Tantôt Alidan l’envoyait aux champs, tantôt il la faisait venir à la ville, et souvent il la faisait loger ailleurs que dans sa maison. C’était alors que je l’allais visiter bien familièrement, et que je faisais bien avec elle mes petites affaires sans que personne en sût rien. Autant de mille écus que j’y ai mené de fois de jeunes drôles qui jouissaient d’elle, tandis que celui qui était son maître et son serviteur tout ensemble croyait qu’elle ne pouvait faire ouvrir la serrure dont il portait la clef.

Enfin, comme l’on se lasse d’être nourri toujours d’une même viande, il n’a plus tant adoré les appas de Laurette et, ne voulant pas néanmoins la quitter tout-à-fait, mais désirant retâter sans scandale de son mets ordinaire quand bon lui semblerait, il s’est avisé de la donner en mariage à Valentin, avec quelques avantages, comme une récompense des services qu’il a reçus de lui. Valentin et elle sont venus demeurer en un château ici proche, où je m’en vais lui présenter les recommandations d’un brave homme qui obtiendra plus en un jour que Francion n’a fait en trois mois. Ma foi, il le mérite aussi, quand ce ne serait qu’à cause que son affection est née en un temps remarquable et pour un charitable sujet. La première fois qu’il vit Laurette, ce fut dans l’église, comme l’on la mariait, et, considérant que son époux ne lui donnerait pas tout ce qu’elle pourrait désirer, il se proposa par amitié fraternelle de lui subvenir. Dans peu de temps, vous le verrez en cette contrée ; car il est si assuré que je m’acquitterai bien de ma charge, que je m’assure qu’il est déjà parti de Paris.

Êtes-vous content à cette heure, Francion ? Voilà tout ce que je vous puis dire de votre maîtresse ; l’aimez-vous encore aussi ardemment que vous faisiez ?

— Je suis plus son serviteur que jamais, répondit Francion, et assurez-vous que, n’était que la mémoire est toute récente en son village de certaines folies qui se sont passées, parmi lesquelles on m’a mêlé, je m’y retournerais, et ferais, je m’assure, plus par mes soumissions et par mes témoignages d’amour que vous et votre beau financier par l’argent, sur qui vous fondez toute votre espérance. Ira-t-elle aimer un sot, dont elle verra les pistoles plutôt que la personne même qui, je m’assure bien n’a aucun mérite, puisqu’en un mot c’est un financier ?

— Ha ! mon ami Francion, reprit Agathe, vous savez bien quelle puissance je vous ai dit que l’argent a sur l’esprit de Laurette.

— Oui, mais elle est femme, repartit Francion, et n’est pas insensible aux plaisirs qu’on reçoit avec une personne dont le mérite est agréable. Il se peut bien faire que pour attraper quelques ducats, elle se laissera en proie aux désirs d’un badaud, mais elle ne le chérira pas pourtant, et quand elle verra sa bourse vide, elle se videra pareillement de l’affection qu’elle aura feint de lui porter. Faites du pis que vous pourrez, Agathe : aussitôt que le moule de mon timbre sera guéri de sa plaie, j’irai voir secrètement ma maîtresse et recevrai d’elle tout ce que je saurais désirer. »

Ce discours fini, Agathe prit congé de la compagnie et monta dans une charrette, où elle avait fait tout son voyage ; puis elle se mit au chemin de la demeure de sa nièce, envers qui elle n’avait pas envie de faire la chose dont elle avait menacé Francion. Car elle s’était résolue de le secourir entièrement sans qu’il s’en aperçut, et de donner de la casse au financier.

FIN DU SECOND LIVRE


TROISIÈME LIVRE


COMME cette gentille vieille fut partie, laissant ceux qui l’avaient entendue discourir tout satisfaits des facétieux contes dont elle les avait entretenus, il arriva dans la taverne un carrosse que le gentilhomme qui avait couché avec Francion avait envoyé querir chez soi dès le grand matin. Après dîner, voyant que la pluie était passée, il fit tant que le bon pèlerin y monta, lui disant qu’il désirait avoir cet honneur de le traiter en sa maison, où il serait aussi bien qu’au village inconnu où il avait voulu aller.

— Ce m’a été une bonne fortune, continua-t-il, de trouver si à propos un homme dont la connaissance m’est infiniment chère. Je revenais, avec un seul laquais, de voir une mignarde veuve de ce pays-ci, qui s’appelle Hélène ; je soupai avec elle fort tard, et, en passant par ici pour m’en retourner en mon château, il m’arriva un accident qui me fit demeurer, et que je bénis comme la cause de mon bonheur : c’est que mon cheval se rompit une jambe en sautant un fossé. Mais je ne voudrais pas pour cinquante coureurs tels que lui n’avoir eu votre rencontre.

Pour répondre à ces honnêtetés signalées, Francion usa des compliments qui lui semblèrent plus à propos ; et ayant dit sur la fin que, pour récompense, il s’efforcera de donner son sang et sa vie et tout ce qu’on lui demanderait, le gentilhomme lui dit que, pour lors, il ne voulait rien autre chose de lui, sinon qu’il lui racontât le songe qu’il avait fait la nuit passée. Tandis que le carrosse roulait à travers les champs, Francion commença ainsi à parler :

— Monsieur, puisque votre bel esprit désire être récrée par des rêveries, je m’en vais vous en raconter les plus extravagantes qui aient jamais été entendues, et je mets encore de mon propre mouvement cette loi en mon discours, que, s’il s’y trouve des fadaises qui vous ennuient, je le terminerai aussitôt que vous l’aurez dit.

— Vous ne finiriez jamais, interrompit le gentilhomme bourguignon, si vous attendiez que je vous fisse taire ; car vous ne pouvez rien dire que d’extrêmement à propos et extrêmement délicieux à entendre. Encore que les choses que vous avez songées soient sans raison et sans ordre, je ne laisserai pas de les écouter attentivement, afin de les éplucher après si bien, que j’en puisse tirer l’explication.

— Je m’en vais donc vous contenter, dit le pèlerin, combien que je sois assuré qu’Artémidore[14] même demeurerait camuswkt en une chose si difficile.

Après vous avoir donné le bonsoir, à la fin de mon histoire, je me laissai emporter à une infinité de diverses pensées, et bâtis des incomparables desseins, touchant mon amour et ma fortune, qui sont les deux tyrans qui persécutent ma vie. Comme j’étais en cette occupation, le sommeil me surprit sans que j’en sentisse rien, et tout du commencement parce que mon esprit était rempli de la mémoire des choses qui m’arrivèrent hier, il me semble que j’étais encore dans une cuve mais sans être lié et sans être aucunement vêtu. Je flottais là-dedans sur un grand lac, et fus tout étonné d’y voir encore plusieurs hommes tout nus comme moi et portés dans de pareils vaisseaux. Ils venaient tous de je ne sais où par un petit canal, et à la fin ils furent en si grande quantité que j’avais grande peur que leurs cuves n’entourassent de telle sorte la mienne qu’elle n’eût plus d’espace pour voguer. Mais ce n’était pas là encore ce qui me donnait le plus de martyre, car j’avais bien autre chose à penser : il y avait un trou à ma nef où il fallait que je tinsse toujours les mains, craignant que l’eau, entrant par là, ne me fît noyer. La misérable consolation que j’avais était que tous les autres étaient en une semblable peine. Baste ! cette affliction-là nous eût été supportable, si en même instant il ne fût tombé du ciel une certaine pluie de concombres, de melons, de cervelats et de saucisses, que nous n’osions presque ramasser, de peur de donner cependant passage à l’eau.

Ceux que la faim pressait prirent ce qu’ils purent d’une de leurs mains, tenant toujours l’autre à l’ouverture. D’autres plus goulus et plus inventifs (car le désir de contenter son ventre est un maître de toutes sortes de sciences et d’arts), firent servir leur catzewkt de bondonwkt, et se mirent à rafler des deux mains la douce manne qui tombait. Moi qui d’abord n’avais rien fait autre chose qu’ouvrir la bouche pour en faire un égout à la pluie, je pris la hardiesse de faire tout de même qu’eux, et leur imitation me réussit fort bien. Ho ! le malheur pour quelques-uns de mes compagnons qui me voulaient ensuivre ! Leur pauvre pièce était si menue, qu’au lieu de bondon elle n’eût pu servir que de faussetwkt : de sorte qu’ils furent pitoyablement noyés, d’autant qu’ils n’avaient su bien boucher le trou de leur vaisseau.

Moi qui ne craignais pas que ce malheur m’advînt, parce que j’étais fourni autant que pas un de ce qui m’était nécessaire, je n’avais point d’autre souci que de me remplir le ventre de saucisses, qui me semblaient un délicieux manger. En étant tout rassasié, je m’amusai à contempler une belle île, qui était au milieu de notre lac et où je voyais des nourritures bien plus exquises que celles dont je m’étais saoulé. « Qui est-ce qui nous fait vivre en la misère où nous sommes, disais-je ? Que ne nous met-il en ce lieu délicieux que je contemple, ou si la haîne qu’il nous porte l’en empêche, pourquoi a-t-il enduré que nous ayons subsisté jusques à cette heure ? »

Ayant dit ces paroles et voyant que je ne pouvais gouverner mon vaisseau à ma volonté à cause que je n’avais point d’avirons, je me jetai dedans le lac à corps perdu, afin de nager jusques à l’île. Mais je portai la peine de mon imprudence, car cette terre que je croyais être fort proche était fort éloignée, et si, elle se reculait à mesure que je m’avançais, comme si elle eût nagé comme moi.

Le désespoir d’y aborder jamais fit anéantir mes forces, et, mon corps n’étant plus soutenu par le mouvement de mes bras ni de mes pieds, je fus englouti des flots qui s’élevèrent en même temps aussi impétueux que ceux d’une mer.

Après cela, je ne sais de quelle sorte il advint que je me trouvai dans le ciel ; car vous savez que tous les songes ne se font ainsi qu’à bâtons rompus. Voici les plus fantasques imaginations que jamais esprit ait eues ; mais écoutez tout sans rire, je vous en prie, parce que, si vous en riez, vous m’émouvrez par aventure à faire de même, et cela fera mal à ma tête qui ne se porte pas trop bien.

— Ha ! mon Dieu, vous me tuez de vous arrêter, tant j’ai hâte de savoir vos imaginaires aventures, dit le gentilhomme ; continuez, je me mordrai plutôt les lèvres, quand vous direz quelque chose de plaisant. Hé bien ! vous vous trouvâtes dans le ciel, y faisait-il beau ?

— Voilà une demande ! répondit Francion. Comment est-ce qu’il y ferait laid, vu que c’est là qu’est le siège de la lumière et l’assemblage des plus vives couleurs ?

Je reconnus que j’y étais, à voir les astres, qui reluisent aussi bien par-dessus que par-dessous, afin d’éclairer en ces voûtes. Ils sont tous attachés avec des boucles d’or ; et je vis de belles dames qui me semblèrent des déesses, lesquelles en vinrent défaire quelques-uns, qu’elles lièrent au bout d’une baguette d’argent, afin de se conduire en allant vers le quartier de la lune, parce que le chemin était obscur en l’absence du soleil qui était autre part. Je pensai alors que de cette coutume de déplacer ainsi les étoiles provient que les hommes en voient quelquefois aller d’un lieu à l’autre.

Je suivais mes bonnes déesses, comme mes guides, lorsqu’une, se retournant, m’aperçut et me montra à ses compagnes qui toutes vinrent me bienveignerwkt et me faire des caresses si grandes, que j’en étais honteux. Mais, les mauvaises, elles ne firent guère durer ce bon traitement ; et comme elles songeaient quel supplice rigoureux elles me feraient souffrir, la plus petite de leur bande commença à rendre son corps si grand, que de la tête elle touchait à la voûte d’un ciel qui était au-dessus, et me donna un tel coup de pied, que je roulai en un moment plus de six tours tout alentour du monde, ne me pouvant arrêter, d’autant que le plancher est si rond et si uni, que je glissais toujours. Et puis, comme vous pouvez savoir, il n’y a ni haut ni bas, et, étant du côté de nos antipodes, l’on n’est plus renversé qu’ici. À la fin, ce fut une ornière que le chariot du soleil avait cavéewkt qui m’arrêta, et celui qui pansait ses chevaux, étant là auprès, m’aida à me relever et me donna des enseignes, comme il avait été en son vivant palefrenier de l’écurie du roi ; ce qui me fit conjecturer qu’après sa mort, l’on reprend où l’on va l’office que l’on avait en terre.

Me rendant familier avec cettui-ci, je le priai de me montrer quelques singularités du lieu où nous étions. Il me mena jusques à un grand bassin de cristal, où je vis une certaine liqueur blanche comme savon. Quand je lui eus demandé ce que c’était, il me répondit :

— C’est la matière des âmes des mortels, dont la vôtre est composée.

Une infinité de petits garçons ailés, pas plus grands que le doigt, volaient au-dessus, et, y ayant trempé un fétu, s’en retournaient je ne sais où. Mon conducteur, plus savant que je ne pensais, m’apprit que c’étaient des génies, qui, avec leur chalumeau, allaient souffler des âmes dans les matrices des femmes, tandis qu’elles dormaient, dix-huit jours après qu’elles avaient reçu la semence ; et que, tant plus ils prenaient de matière, tant plus l’enfant qu’ils avaient le soin de faire naître serait plein de jugement et de générosité. Je lui demandai, à cette heure-là, pourquoi les sentiments et les défauts des hommes sont tous divers, vu que leurs âmes sont toutes composées de même étoffe ?

— Sachez, me répondit-il, que cette matière-ci est faite des excréments[15] des dieux, qui ne s’accordent pas bien ensemble ; de sorte que ce qui sort de leurs corps garde encore des inclinations à la guerre éternelle. Aussi voyez-vous que la liqueur de ce bassin est continuellement agitée, et ne fait que mousser et s’élever en bouillons, comme si l’on soufflait dedans. Les âmes, étant épandues dans les membres des hommes, sont encore plus en discord parce que les organes d’un chacun sont différents, et que l’un est plein de pituite, et l’autre a trop de bile, ou bien il y a quelque autre cause de division d’humeurs.

— Voilà qui va fort bien, repartis-je. Hé ! à quoi tient-il que les hommes ne soient composés de telle sorte, qu’ils puissent vivre en paix ensemble ? Mais à propos, vous dites que les dieux n’y vivent pas seulement l’un avec l’autre ! Vous avez menti, lui dis-je en lui baillant un soufflet ; vous êtes un blasphémateur.

Alors ce rustre m’empoigne et me jette au fond du bassin, où j’avalai, je pense, plus de cinquante mille âmes ; et je dois avoir maintenant bien de l’esprit et bien du courage. Cette boisson-là ne se peut comparer qu’au lait d’ânesse pour sa douceur ; mais néanmoins ce n’était point une liqueur véritablement, c’était plutôt une certaine fumée épaisse. Je sortis de là avec grande peine et ne trouvai mes habits mouillés aucunement ; car il me semblait que je les avais alors, encore que je ne les eusse point, étant dans la cuve du lac.

Ma curiosité n’étant pas encore assouvie, je passai plus outre, pour voir quelque chose de nouveau. J’aperçus plusieurs personnages qui tiraient une grosse corde à reposées et suaient à grosses gouttes, tant leur travail était grand.

— Qui sont ces gens-là ? Que font-ils ? demandai-je à un homme habillé en ermite qui les regardait.

— Ce sont des dieux, me répondit-il avec une parole assez courtoise ; ils s’exercent à faire tenir la sphère du monde en son mouvement ordinaire. Vous en verrez tantôt d’autres, qui se reposent maintenant, les venir relever de leur peine.

— Mais comment, ce dis-je, font-ils tourner la sphère ?

— N’avez-vous jamais vu, reprit-il, une noix percée et un bâton mis dedans avec une corde, qui fait tourner un moulinet quand l’on la tire ?

— Oui-da, lui répondis-je ; lorsque j’étais petit enfant, c’était là mon passe-temps coutumier.

— Ho bien ! dit l’ermite représentez-vous que la terre, qui est stable, est une noix ; car elle est percée de même, par ce que l’on appelle l’essieu, qui va d’un pôle à l’autre, et cette corde-ci est attachée au mitan ; de sorte qu’en la tirant l’on fait tourner le premier ciel, qui, en certains lieux, a des créneaux qui, se rencontrant dans les trous d’un autre, le font mouvoir d’un pas plus vite, ainsi qu’il donne encore le branle à ceux qui sont après lui. Faites une petite promenade ici proche, et vous verrez ici un autre secret.

Je tournai du côté qu’il me montra à l’instant et, au travers d’un endroit des cieux tout diaphane, je vis des femmes qui ne faisaient que donner un coup de la main sur un des cercles et les faisaient tourner comme des pirouettes.

Un désir me venant alors de m’en aller à la terre, je demandai le chemin à l’ermite, et lui aussitôt me fit prendre à deux mains la corde que tenaient les dieux ; et je me laissai couler jusques au bas, où je me gardai bien d’entrer dans une grande ouverture. Car, pour éviter ce précipice, je ne sais de quelle façon l’air me soutint, dès que j’eus remué mes bras, comme si c’eussent été des ailes, Je prenais plaisir à voler en cette nouvelle façon, et ne m’arrêtai point jusques à tant que je fus las.

Je me trouvai en un champ bien labouré où je rencontrai un homme qui ne semait que des cailloux et m’assurait pourtant qu’il y viendrait du beau froment. Ayant passé une haie qui bordait des terres, j’arrivai dans un pré assez fleurissant où je vis une grande quantité de monstres si extraordinaires, que je ne pouvais discerner de quelle façon étaient leurs corps. Petit à petit, quelques-uns s’avancèrent vers moi et principalement deux qui en portaient un autre sur leurs épaules. Celui-ci avait le cul tout découvert et portait dessus une belle couronne d’or à la mode nouvelle. Lui et ceux qui le soutenaient avaient des membres d’une même sorte. Leur tête était comme celle d’un âne, et le reste de leur corps comme celui d’un bouquin. La grande troupe qui s’avançait encore était bien plus difforme, car il n’y avait pas deux parties en ces monstres-là qui fussent d’un semblable animal : toutes étaient de différentes espèces de brutes. Un d’entre eux, plus laid que pas un, était traîné dans un chariot et en menait beaucoup d’autres enchaînés alentour de lui, lesquels entraînaient encore quelques-uns de leurs compagnons attachés à eux tout de même. Nonobstant leur captivité, ils ne laissaient pas de témoigner leur allégresse par des hurlements épouvantables.

Comme je m’amusais à les considérer avec étonnement, une ancienne matrone, vêtue à la grecque, me vint aborder et me montrer deux fontaines proches l’une de l’autre.

— Si vous buvez de l’eau de cette première, dit-elle, vous deviendrez pareil à ces monstres que vous voyez et serez mis en leur compagnie ; mais si vous buvez de l’eau de cette autre, vous acquerrez des perfections infinies.

Je m’en allai donc à cette dernière pour obtenir ce qu’elle me promettait ; mais je n’eus pas sitôt bu plein ma main que, me mirant dedans l’eau, je vis que j’avais la plus laide forme que l’on se puisse figurer. Je me retournai vers la dame pour l’appeler traîtresse ; mais au lieu d’une voix articulée, il ne sortit de ma bouche qu’un hurlement.

Au même instant, les monstres accoururent à moi et m’entraînèrent jusques dans un palais bâti non point avec des marbres, mais avec toutes sortes de choses bonnes à manger, rangées en ordre l’une sur l’autre. Celui que j’avais vu auparavant sur un chariot était là, dessus un trône élevé, où il fallut que je lui allasse rendre hommage selon la coutume du lieu. Il lui croissait à vue d’œil un long poil au ventre, qui l’importunait tant, que ceux qui lui voulaient faire quelque honneur le devaient couper. L’on me donna donc pour cet effet de petites forceswkt bien tranchantes, et encore me dit-on qu’il ne fallait toucher qu’à la moitié de cette partie velue, parce qu’il en devait rester pour un nouveau venu comme moi, qui se mettait en son devoir avant que les poils pussent reconnaître (sic). Ce que je devais raser m’ayant été marqué avec un compas, je commençai à jouer de mes forces, mais si malheureusement que je coupai un morceau du membre qui eût servi à la génération d’une infinité de petits diablotins comme leur père.

Quand j’eus commis ce sacrilège, les assistants mirent les pattes dessus moi et, la parole m’étant venue alors, je les priai de me pardonner. Ils me firent entendre par signes qu’ils me pardonneraient si je leur étais propre à quelque chose ; car comme je vous l’ai déjà dit, ils n’avaient point de voix humaine. Sans songer au marché que je faisais, je leur allai répondre que j’étais bon à les faire rire et, pour leur témoigner, je me pris à rire si fort moi-même, qu’ils furent contraints de rire aussi sans savoir pour quelle occasion. Leur maître, qui n’avait pas tant de mal que je pensais, me fit amener vers lui pour prendre son plaisir de moi. Comme il me commandait de le faire rire aussi bien que ses serviteurs, je lui dis premièrement, voyant que l’on lui apportait à souper, qu’il ne lui était pas nécessaire de tenir une grosse cuisine et qu’il n’avait qu’à manger petit à petit les murailles de son palais. Ayant là-dessus fait un éclat de risée, il voulut savoir de moi où il se pourrait mettre après à couvert, et de quelle matière il bâtirait un autre séjour. Je lui fis réponse, sans demeurer court, qu’il entasserait l’une sur l’autre les ordures que son ventre rejetterait par son boyau culier, et qu’il n’aurait point de jugement s’il ne s’édifiait un logis pour lui des choses que son corps même n’avait pas dédaigné de loger en soi. Ces maîtres, qui ne tenaient rien des hommes, sinon en ce qu’ils avaient l’usage du ris, furent encore émus à rire merveilleusement, et, ayant la curiosité de voir si je ne pourrais pas aussi bien les faire pleurer, je leur reprochai leur laideur avec des paroles injurieuses et leur donnai avis de changer de forme s’ils en avaient la puissance. Mais, au lieu de les rendre tristes, je les rendis si joyeux, qu’ils ne songeaient qu’à faire des gambades et à se moquer de moi comme d’un insensé.

Leur vilaine humeur me déplaisant, je m’enfuis de leur compagnie et rencontrai la matrone grecque qui, m’ayant jeté d’une certaine eau au visage, me montra dans un miroir que j’avais ma première forme. Lui ayant demandé pour quelle cause l’eau que j’avais bue m’avait autrement métamorphosé qu’elle m’avait fait espérer, elle me répondit que c’était qu’un monstre, désirant acquérir une beauté parfaite, s’y était lavé la tête et y avait laissé sa laideur sans qu’elle s’en aperçût.

L’ayant quittée, je me trouvai à l’entrée d’un bois où je vis des hommes montés sur des ânes qu’ils s’efforçaient de faire courir plus vite que ne permettait leur nature. C’était qu’ils avaient hâte de poursuivre d’autres hommes tout nus, qui se lançaient de taillis en taillis pour éviter les coups de certaines flèches qu’ils leur jetaient. En ayant attrapé deux en cette chasse, je fus tout étonné qu’ils ouvraient leur poitrine, qui se fermait à boutons, et qu’ils en tirèrent leur cœur fait en forme de trèfle.

Une fontaine voisine leur servit à les laver, et, les ayant mis dans un plat d’argent, ils les portèrent à une majestueuse dame qui était à table sous un pavillon et qui, en ayant mangé un morceau, les cria très bien, leur disant qu’ils n’avaient rien apporté d’assez délicieux pour elle, à qui la fièvre avait fait perdre l’appétit. Alors, me montrant du doigt, elle leur commanda de prendre mon cœur et leur assura que ce lui serait une viande très savoureuse. Dès que j’eus vu qu’ils se mettaient en devoir de lui obéir je me pris à courir si fort qu’ils ne me purent atteindre.

Toute ma défense était, en fuyant, de leur dire que je n’avais point de fenêtre au corps, aisée à ouvrir, par laquelle ils me pussent tirer ce que leur avait demandé leur maîtresse.

Je les avais perdus de vue, quand j’aperçus tous les maîtres que j’avais quittés, divisés en deux bandes armées. Il en partit trois d’un côté et trois d’un autre, qui se battirent si bien qu’à la fin il n’en demeura qu’un seul, lequel ceux qui étaient du parti contraire massacrèrent ; et tout à l’heure le combat se commença si furieusement et si brutalement qu’ils chargeaient le plus souvent leurs compagnons au lieu de leurs ennemis déclarés. Craignant que leur colère ne tombât aussi dessus moi, je portai aussi mes pas plus loin ; et ce qui me vint premièrement à la rencontre fut un homme malicieux, qui était monté sur un pommier et ne se contentait pas de cueillir le fruit, mais rompait aussi les branches, de sorte qu’il ne demeura plus que le tronc de l’arbre qui ne donnait pas espérance de produire quelque chose l’année future.

À partir de là, je trouvai un vieillard qui avait de grandes oreilles, et la bouche fermée d’un cadenas, qui ne se pouvait ouvrir que quand l’on faisait rencontrer en certains endroits quelques lettres, qui faisaient ces mots : il est temps, lorsque l’on les assemblait. Voyant que l’usage de la parole lui était interdit, je lui demandai pourquoi, croyant qu’il me répondrait par signes. Après qu’il eut mis de certains cornets à ses oreilles pour mieux recevoir ma voix, il me montra de la main un petit bocage, comme s’il m’eût voulu dire que c’était là que je pourrais avoir réponse de ce que je lui demandais. Quand j’en fus proche, j’ouïs un caquet continuel, et m’imaginai alors que l’on parlait là assez pour le vieillard.

Il y avait six arbres au milieu des autres, qui au lieu de feuilles avaient des langues menues attachées aux branches avec des fils de fer fort déliés, si bien qu’un vent impétueux, qui soufflait contre, les faisait toujours jargonner. Quelquefois je leur entendais proférer des paroles pleines de blâmes et d’injures. Un grand géant, qui était couché à leur ombre, oyant qu’elles me découvraient ce qu’il avait de plus secret, tira un grand cimeterre et ne donna point de repos à son bras qu’il ne les eût toutes abattues et tranchées en pièces ; encore étaient-elles si vives qu’elles se remuaient à terre et tâchaient de parler comme auparavant. Mais sa rage eut bien après plus d’occasion de s’accroître, parce que, passant plus loin, il me vit contre un rocher, où il connut que je lisais un ample récit de tous les mauvais déportements de sa vie. Il s’approcha pour hacher aussi en pièces ce témoin de ses crimes, et fut bien courroucé de ce que sa lame rejaillissait contre lui sans avoir seulement écaillé la pierre. La fureur qu’il en conçut fut si grande qu’en un moment il se tua de ses propres armes.

Une telle puanteur sortait de son corps que je m’en éloignai le plus tôt que je pus, et ne m’arrêtai point que je ne fusse auprès de deux petites fosses pleines d’eau, où deux jeunes hommes tout nus se plongeaient, en disant par plusieurs fois qu’ils étaient dans les délices jusques à la gorge. Désirant jouir d’un bonheur pareil au leur, je me déshabillai promptement, et voyant une fosse dont l’eau me semblait encore plus claire que celle des autres, je m’y voulus baigner aussi ; mais je n’y eus pas sitôt mis le pied, que je chus dans un précipice : car c’était une large pièce de verre qui se cassa, et m’écorcha encore toutes les jambes.



Pourtant je tombai en un lieu où je ne me froissai point du tout. La place était couverte de jeunes tétons collés ensemble deux à deux, qui étaient comme des ballons, ballons sur lesquels je me plus longtemps à me rouler. Enfin, m’étant couché lâchement sur le dos, une belle dame se vint agenouiller auprès de moi et, me mettant un entonnoir en la bouche et tenant un vase, me dit qu’elle me voulait faire boire d’une liqueur délicieuse. J’ouvrais déjà le gosier plus large que celui de ce chantre qui avala une souris en buvant, lorsque, s’étant un peu relevée, elle pissa plus d’une pinte d’urine[16], mesure de Saint-Denis, qu’elle me fit engorger. Je me relevai promptement pour la punir et ne lui eus pas sitôt baillé un soufflet, que son corps tomba tout par pièces. D’un côté était la tête, d’un autre côté les bras, un peu plus loin étaient les cuisses, bref tout était divisé ; et ce qui me sembla émerveillable, c’est que la plupart de tous ces membres ne laissèrent pas peu après de faire leurs offices. Les jambes se promenaient par la caverne, les bras me venaient frapper, la tête me faisait des grimaces et la langue me chantait injures. La peur que j’eus d’être accusé d’avoir fait mourir cette femme me contraignit de chercher une invention pour la faire ressusciter. Je pensai que si toutes les parties de son corps étaient rejointes ensemble, elle reviendrait en son premier état, puisqu’elle n’avait pas un membre qui ne fût prêt à faire toutes ses fonctions. Mes mains assemblèrent donc tout, excepté ses bras et sa tête, et, voyant son ventre en un embonpoint aimable, je commençai de prendre la hardiesse de m’y jouer pour faire la paix avec elle ; mais sa langue s’écria que je n’avais pas pris ses tétons mêmes, et que ceux que j’avais mis à son corps étaient d’autres que j’avais ramassés emmiwkt la caverne. Aussitôt je cherchai les siens, et, les ayant attachés au lieu où ils devaient être, la tête et les bras vinrent incontinent se mettre en leur place, voulant avoir part au plaisir comme les autres membres. La bouche me baisa et les bras me serrèrent étroitement, jusqu’à ce qu’une douce langueur m’eut fait quitter cet exercice.

La dame me força de me relever incontinent, et, par une ouverture d’où venait une partie de la clarté qui était en l’antre, me mena par la main dans une grande salle, dont les murailles étaient enrichies de peintures qui représentaient en diverses sortes les jeux les plus mignards de l’amour. Vingt belles femmes, toutes nues comme nous, sortirent, les cheveux épars, d’une chambre prochaine et s’avancèrent vers moi en faisant le colin-tamponwkt sur leurs fesses. Elles m’entourèrent et s’en vinrent aussi frapper sur les miennes ; de sorte que, la patience m’échappant, je fus contraint de leur rendre le change. Considérant à la fin que je n’étais pas le plus fort, je me sauvai dans un cabinet que je trouvai ouvert, et dont tout le plancher était couvert de roses à la hauteur d’une coudée. Elles me poursuivirent jusque-là, où nous nous roulâmes l’un sur l’autre d’une étrange façon. Enfin, elles m’ensevelirent sous les fleurs où, ne pouvant durer, je me relevai bientôt ; mais je ne trouvai plus pas une d’elles, ni dans le cabinet ni dans la salle. Je rencontrai seulement une vieille, toute telle qu’Agathe en vérité, qui me dit :

— Baisez-moi, mon fils, je suis plus belle que ces effrontées que vous cherchez.

Je la repoussai rudement, parce que j’étais même fâché de ce qu’une créature si laide parlait à moi. Mais comme j’eus le dos tourné, elle me dit :

— Tu t’en repentiras, Francion ; alors que tu me voudras baiser, je ne voudrai pas que tu me baises.

Je portai mes yeux vers le lieu où était celle qui parlait à moi, et aperçus, à mon grand étonnement, que ce n’était point une vieille, mais cette Laurette même pour qui je soupire.

— Pardon, ma belle, lui dis-je alors, vous vous étiez transformée, je ne vous reconnaissais point du tout.

En disant cela je la voulus baiser, mais elle s’évanouit entre mes bras. Un ris démesuré que j’ouïs alors me fit tourner les yeux vers un autre endroit, où j’aperçus toutes les femmes que j’avais vues premièrement, lesquelles se moquaient de l’aventure qui m’était arrivée et me disaient qu’au défaut de Laurette il fallait bien que je me passasse de l’une d’elles.

— J’en suis content, ce dis-je ; çà ! que celle qui a encore son pucelage s’en vienne jouer avec moi sur ce lit de roses !

Ces paroles-ci causèrent encore de plus grands éclats de risée ; de sorte que je demeurai confus sans leur répondre.

— Venez, venez, me dit la plus jeune ayant pitié de moi ; nous vous allons montrer nos pucelages.

Je les suivis donc jusques à un petit temple, sur l’autel duquel était le simulacre de l’amour, environné de plusieurs petites fioles pleines d’une certaine chose que l’on ne pouvait bonnement appeler liqueur. Elle était vermeille comme sang et, en quelques endroits, blanche comme lait.



— Voilà les pucelages des femmes, ce me dit l’une ; les nôtres y sont aussi parmi. Aussitôt qu’ils sont perdus, ils sont apportés en offrande à ce dieu, qui les aime sur toutes choses. Par les billets de dessus vous pouvez voir à qui ils ont appartenu, et qui sont les hommes qui les ont gagnés.

— Montrez-moi celui de Laurette, dis-je à une affétée qui était auprès de moi.

— Le voilà, Francion, me dit-elle en m’apportant une fiole.

— Le voilà de fait, ce dis-je ; son nom est écrit ici, mais je ne vois point celui du champion qui l’a eu.

— Apprenez, me répondit la belle, que, quand l’on perd son pucelage, n’étant point mariée, le nom de celui à qui l’on l’a donné ne se met point, parce que l’on veut tenir cela caché ; autant que quelquefois la nature nous pressant nous le fait bailler au premier venu, qui, ne le méritant pas, nous serions honteuses si l’on le savait. De là vous pouvez conjecturer que votre Laurette n’a pas attendu jusques au jour de son mariage à faire cueillir une fleur entièrement éclose, laquelle se fût fanée sans cela et ne lui eût point apporté de plaisir. Allons, Francion continua-t-elle, voici un autre temple non moins beau que celui-ci.

En achevant ces paroles, elle me fit entrer dans un temple tout joignant où je vis sur l’autel la statue de Vulcain qui portait des cornes d’une toise de haut. Toutes les murailles étaient couvertes d’autres semblables.

— Est-ce quelque veneur qui vient ici attacher en trophée les bois de tous les cerfs qu’il prend ? dis-je à ma guide.

— Non, non, me répondit-elle, ce sont des panaches que portent invisiblement les cocus.

Alors, Valentin sortit du lieu le plus secret du temple, vêtu en ramoneur de cheminées et paré de cornes d’argent.

— Ce n’est pas moi qui te fais porter ceci, dis-je en moi-même, mais je le voudrais bien.

Les femmes qui étaient entrées, l’ayant vu paraître, commencèrent à siffler et à lui faire mille niches, qui le contraignirent de se retirer.

— Les cornes d’argent qu’il porte, me dit-on après son départ, veulent signifier que son cocuage lui est profitable. Et, regardez, vous en verrez même en ce lieu de toutes chargées de pierreries ; car, quant à celles qui sont simplement de bois, elles démontrent que celui à qui elles appartiennent, ou à qui elles doivent appartenir, est Janinwkt sans qu’il le sache et n’est point plus riche pour cela.

Ayant prié à loisir le dieu Vulcain à ce qu’il me donnât la grâce de plutôt planter des cornes que d’en recevoir, je retournai au temple de l’Amour, à qui je fis une dévote oraison, où je le suppliais de me départir le pouvoir de gagner tant de pucelages que j’en couvrisse tout son autel. De là je m’en voulus retourner à la salle des dames, mais je rencontrai Valentin sur la porte, qui, se courbant, me donna de roideur un tel coup de ses cornes dedans le ventre qu’il m’y fit une fort large ouverture. Je m’allai coucher dans le cabinet des roses, où je me mis à contempler mes boyaux et tout ce qui était auprès d’eux de plus secret : je les tirai hors de leur place et eus la curiosité de les mesurer avec mes mains, mais je ne me souviens pas combien ils avaient d’empanswkt de long. Il me serait bien difficile de vous dire en quelle humeur j’étais alors ; quoique je me visse blessé, je ne m’en attristais point et cherchais aucun secours. Enfin, cette femme, qui m’avait auparavant pissé dans la bouche, s’en vint à moi et prit du fil et une aiguille, dont elle recousit ma plaie si proprement, qu’elle ne paraissait plus après.

— Venez voir votre Laurette, me dit-elle à l’heure : elle est dedans ma caverne.

Je la suivis, ajoutant foi à ses paroles ; et quand je fus descendu, j’aperçus Laurette en un coin tout immobile. À l’instant je courus l’embrasser ; mais au lieu de sentir une chair douce et délicate, je ne sentis rien qu’une pierre froide ce qui me fit imaginer que ce n’était qu’une statue. Toutefois, je voyais les yeux se remuer comme s’ils eussent été vivants, et la bouche, après un mignard sourire, me dit :

— Vous soyez le bienvenu, mon Francion ; ma colère est passée, il y a longtemps que je vous attends ici.

La femme qui m’avait conduit là, me voyant en grande peine alors, m’apprit qu’il était inutile d’embrasser Laurette, et qu’elle était enfermée d’un étui de verre à proportion de son corps, que l’on voyait aisément au travers. Cela dit, elle me parla de Valentin et me fit accroire que j’étais aussi impuissant que lui aux combats de l’amour, mais qu’elle avait des remèdes pour me donner de la vigueur. M’ayant donc fait coucher tout de mon long, elle me fourra une baguette dedans le fondement, dont elle fit sortir un bout par la verge, qui demeurait en cet état aussi roide qu’elle fut jamais ; néanmoins, cela me causait si peu de mal, que j’étais plutôt ému à rire de cette plaisante recette qu’à me plaindre. Comme je me regardais de tous côtés, je vis que la baguette poussa de petites branches chargées de feuilles, et peu après poussa un bouton de fleur inconnue qui, s’étant éclos et étalé, offrit à mes yeux les plus belles couleurs qui se puissent voir.

J’eusse bien voulu savoir s’il avait une odeur qui pût aussi bien contenter le nez, et, ne l’en pouvant pas approcher, je coupai sa queue avec mes ongles pour le séparer de la tige. Mais je fus bien étonné de voir que le sang sortit aussitôt par l’endroit où j’avais rompu la plante ; et peu après je commençai de souffrir un petit de mal, qui me contraignit de me plaindre à ma chirurgienne, qui, accourant à moi et voyant ce que j’avais fait, s’écria :

— Tout est perdu, vous mourrez bientôt par votre faute. Je ne sais rien qui vous puisse sauver : la fleur que vous avez rompue était un des membres de votre corps.

— Hé ! rendez-moi la vie, ce dis-je ; vous m’avez déjà montré qu’il ne vous est rien d’impossible.

— Je m’en vais mettre tous mes efforts à vous guérir, me répliqua-t-elle ; et puisque Laurette est ici présente, je crois que, par son moyen, je viendrai mieux à bout de mon entreprise.

Alors elle alla trouver le verre qui couvrait Laurette au droit de la bouche, et lui donna à souffler dans une longue sarbacane qu’elle fit entrer par en bas dans un petit creux qui était en terre ; puis elle vint à moi et, m’ayant tiré la baguette du corps, me retourna et me mit le cul sur un petit conduit où répondait la sarbacane.

— Poussez votre vent, dit-elle alors à Laurette ; il faut que vous rendiez ainsi l’âme à votre serviteur au lieu que les autres dames la rendent aux leurs par un baiser.

À l’heure même, une douce haleine m’entra dans le corps par la porte de derrière, de quoi je reçus un plaisir incroyable. Tôt après, elle se rendit si véhémente, qu’elle me souleva de terre et me porta jusqu’à la voûte ; petit à petit, elle modéra sa violence, de sorte que je descendis à deux coudées près de la terre. Ayant alors moyen de regarder Laurette, je tournai ma tête vers elle et vis que sa châsse de verre se rompit en deux parties, et qu’elle en sortit toute gaie pour venir faire des gambades autour de moi. Je me dressai alors sur mes pieds, parce qu’elle ne soufflait plus dans la sarbacane, et que je ne pouvais plus être enlevé par son vent. Oubliant toute autre chose, j’étendais les bras pour enserrer son corps ; mais à l’instant vous me réveillâtes, et je trouvai que j’embrassais une vieille, au lieu de celle que j’aime tant ! Quand je considère que vous me privâtes du bien que j’allais goûter en idée, je dis que vous me fîtes un très grand tort. Mais quand je considère en récompense, que vous me gardâtes de souiller mon corps en le joignant à un autre auquel je ne saurais penser qu’avec horreur, je confesse que je vous ai beaucoup d’obligation ; car certes il me fût advenu mal en effet, tandis que le bien ne me fût arrivé qu’en songe. Pour ce regard, je conclus que je vous suis infiniment redevable.

— En vérité, dit le gentilhomme, je voudrais que vous ne me fussiez point redevable de cette sorte-là, et je suis marri maintenant de ce que je vous réveillai, d’autant que votre songe eût été plus long et que le plaisir que je reçois à vous l’ouïr raconter eût été de même mesure. Mes oreilles n’ont jamais rien entendu de si agréable. Mon Dieu ! que vous êtes heureux de passer la nuit parmi de si belles rêveries ! Si j’étais que de vous, je passerais plus des trois quarts de ma vie à dormir ; car pour le moins j’aurais par imagination tous les biens que la fortune me dénierait. Hé ! dites-moi de grâce, de quels breuvages usez-vous pour faire de si plaisants songes ?

— Moi, dit Francion, je bois à l’accoutumée du meilleur vin que je puisse trouver. Si le dieu Morphée me visite quelquefois, ce n’est point qu’il soit appelé à moi par artifice : il se tient auprès de ma couche de son bon gré. Au reste, je ne trouve point qu’il y ait tant de plaisir à rêver comme j’ai fait que vous deviez souhaiter qu’une pareille chose vous arrivât. Car représentez-vous les inquiétudes que j’ai eues ; ne sont-elles pas bien plus grandes que la joie que j’ai ressentie ? L’on m’a battu d’un côté, je suis chu d’un autre, et partout il m’est advenu quelque chose de sinistre.

— Ce qui me semble le plus facétieux, dit le gentilhomme, c’est que le palefrenier du soleil vous jeta dedans le bassin des âmes. Tout aujourd’hui je vous ai vu cracher, et je pense que c’est que vous videz celles que vous y avalâtes.

— Ma foi, l’imagination en est bonne, dit Francion ; mais, or çà, expliquerez-vous bien quelque chose de mon songe, ainsi que vous vous êtes vanté ?

— Il me faut du terme, répondit le Bourguignon, nous en parlerons à souper entre la poire et le fromage. Encore ne suis-je pas assuré de donner la signification de tant d’énigmes, que je ne croyais pas avoir tant d’obscurité, et puis c’est affaire à des niais de vouloir trouver les choses futures ou passées dedans ces fantaisies-là. Monsieur, il faut prendre le temps comme il vient et ne se point alambiquer l’esprit sur la consideration des succès d’aucune chose.

Ils tenaient encore plusieurs discours sur ce sujet-là quand ils arrivèrent à un fort beau château, qui appartenait au gentilhomme bourguignon, duquel Francion reconnut, mieux qu’il n’avait encore fait, la qualité éminente et les grandes richesses par un assez bon nombre de gens qui lui portaient beaucoup de respect, et par les meubles somptueux du logement.

Après qu’il eut soupé, son hôte le conduisit dans une chambre où, dès l’heure même, il voulut à toute force qu’il se couchât, parce qu’il lui était besoin de se reposer. Lui ayant fait débander la plaie qu’il avait à la tête et ôter les onguents que le barbier y avait appliqués, il y fit mettre d’un certain baume très exquis que l’on lui avait apporté de Turquie et qui remédiait en peu de temps à toutes sortes de blessures.

— Vous me promîtes hier au soir dans la taverne, lui dit-il après, de m’apprendre sans fiction qui vous êtes et de me conter vos plus particulières aventures. Maintenant que nous sommes de loisir, vous vous rendrez quitte de cela envers moi, s’il vous plaît.

— Monsieur, dit Francion, je serais le plus ingrat du monde si je ne vous accordais tout ce que vous me sauriez demander ; car véritablement vous me traitez avec une courtoisie des plus remarquables du monde. Ce m’est un grand bonheur d’avoir rencontré un homme qui ne veut que des paroles pour récompense des plaisirs qu’il me départ ; je m’en vais donc vous satisfaire au mieux qu’il me sera possible.

Son hôte s’étant alors assis sur une chaise proche de son lit, il poursuivit en cette façon :

— Puisque nous avons le temps à souhait, il ne sera pas mauvais que je vous dise premièrement quelque chose de mon père : son nom était La Porte, son pays était la Bretagne, sa race était des plus nobles et des plus anciennes, et sa vertu et sa vaillance si notables, qu’encore qu’il ne soit pas parlé de lui dans les histoires de France, à cause de la négligence et de l’infidélité des auteurs de ce siècle, l’on ne laisse pas de savoir quel homme c’était, et en combien de rencontres et de batailles il s’est trouvé pour le service de son prince.

Ayant passé ses plus belles années auprès des grands, où il voyait que sa fortune n’égalait pas son mérite, il s’en retira enfin tout dépité, et vint demeurer en sa patrie, où il possédait quelques terres.

Sa mère, qui s’était remariée depuis la mort de son père, vint à mourir en ce temps-là. Il ne put recueillir la succession sans procès, parce que le mari de la défunte aimait fort à chicaner, et avait recelé quelque chose des meubles, autant pour avoir sujet de passer par les mains de la justice que pour faire son profit. Les instances ordinaires furent formées, et le procès se vit en état d’être jugé par le bailli d’une des principales villes de notre pays. Mon père, qui eût mieux aimé aller à l’assaut d’une ville qu’à la sollicitation d’un juge, ou donner trois coups d’épée que d’écrire ou de voir écrire trois lignes de pratique, fut le plus empêché du monde. Il ne savait par quel côté se prendre pour bien mener son affaire ; et enfin, considérant la force que les présents ont sur des âmes viles, comme celles des personnes qui sont maintenant élevées aux charges de judicature, il se délibéra de donner quelque chose d’honorable à M. le bailli.

Ce qui lui sembla le mieux convenir fut une pièce de satin pour lui faire une soutane ; en ayant fait l’achat, il s’en alla recommander son procès à son juge, qui lui assura qu’il lui rendrait la justice. Mon père, laissant son laquais à la porte, avait pris le satin sous son bras. Le juge, ne sachant pas ce que c’était qu’il portait, lui demanda :

— Ne portez-vous pas là un sac ? Avez-vous encore quelques pièces à me montrer ?

— Oui, monsieur, ce dit mon père, c’est une pièce de satin qui m’a été baillée par un marchand en payement de quelque somme qu’il me devait, et je prends la hardiesse de vous la présenter, afin qu’elle vous fasse souvenir des autres pièces de mon procès. Excusez si ce n’est un don digne de votre mérite.

Le bailli, retroussant alors ses moustaches et regardant mon père avec un œil sévère, lui dit :

— Comment, monsieur ! pour qui me prenez-vous, moi qui suis un juge royal dont la candeur est connue en tous lieux ? Croyez-vous qu’il soit nécessaire de me faire des présents pour m’obliger à visiter les pièces d’un procès ? Ne sais-je pas bien à quoi mon devoir m’oblige ? Allez, allez, je n’ai que faire ni de vous ni de votre satin : encore que mon office me coûte bien cher, je ne veux point en regagner l’argent iniquement, il me suffit d’avoir de l’honneur et de l’autorité ; apprenez à ne plus essayer une autre fois de corrompre ceux qui sont incorruptibles. Est-ce votre procureur qui vous a conseillé cela ? Si je savais que ce fût lui, je lui défendrais de venir aux plaids d’un an, car il doit être mieux instruit que vous de ce qui concerne ma charge.

Lui semblant, à entendre les paroles et à voir les mines de son juge, qu’il était en grande colère, il reprit son satin sous son manteau, et, lui ayant fait une humble révérence, s’en alla sans lui rien dire. La femme, qui l’avait ouï parler d’une autre chambre, et qui ne désirait pas laisser échapper le gain qui se présentait, s’en vint à sa rencontre, et lui dit courtoisement :

— Monsieur, vous avez vu, mon mari est un peu fâcheux, il n’y fallait pas aller de la sorte que vous y avez été ; baillez-moi votre satin, je lui en ferai trouver le présent agréable.

Mon père s’était déjà résolu de s’en faire un habit, encore que ce ne fût pas bien sa coutume de porter du noir, parce qu’il le haïssait infiniment, étant une couleur funeste et malplaisante, qui n’appartient qu’à des gens qu’il n’aimait guère, comme bien contraire à son humeur martiale.

Le satin fut donc mis entre les mains de madame la baillevesse[17], et monsieur le bailli, ne sachant pas qu’elle l’eût, se mit à la fenêtre de sa salle, et, voyant mon père passer par la cour, lui dit :

— Là, là, monsieur de La Porte, l’on vous pardonne celle-ci, pourvu que vous ne retombiez jamais en une pareille : vous laisserez ici ce que vous m’avez voulu donner : aussi bien vous serait-ce trop de peine de le remporter chez vous.

— Je l’ai déjà baillé à madame, ce dit mon père.

Après ceci, il s’esquiva doucement, et s’en alla droit chez son procureur, qui était des meilleurs qui se fassent. Il lui conta tout ce qui s’était passé avec son juge ; et l’autre lui dit sincèrement :

— Vous ne connaissez pas l’homme, l’on le devrait plutôt appeler preneur que bailli ; car il prend bien et ne baille guère. Il vous a demandé si c’était de mon avis que vous lui offriez un présent, parce qu’il sait bien que nous tous, qui connaissons son humeur, n’avons garde de conseiller à nos parties de faire comme vous : il fallait tout d’un train donner l’étoffe à sa femme, ou, pour le mieux, la lui faire tenir par un tiers, afin de cacher d’autant plus la corruption, et faire que monsieur conservât la renommée qui court de sa prud’homie.

Or, nonobstant le don que mon père avait fait, il perdit son procès tout au long, et fallut qu’il payât les frais et les épiceswkt qui se montaient à beaucoup, car le bailli aimait fort les sauces de haut goût. Son adverse partie avait su, du marchand qui lui avait vendu le satin, le présent qu’il en avait fait au juge, et, craignant que cela ne lui fit avoir gain de cause, il avait été voir aussi le bailli, pour le solliciter ; mais, n’osant pas lui rien offrir parce qu’il savait la coutume du personnage, il s’était avisé d’une gentille subtilité, qui couvrait la corruption : c’est que, voyant un beau tableau dedans la salle, il avait dit qu’il en eût bien voulu avoir un pareil.

— Il est à votre service, avait répondu la dame du logis,

— Je vous en remercie très humblement, avait-il répliqué ; mais dites-moi ce qu’il vous coûte, je vous en donnerai tout à cette heure le même prix.

— Six écus, monsieur.

— Et vraiment en voilà trente-six que je vous baille, lui avait-il répondu en lui mettant entre les mains une bourse. La peine que vous avez eue à l’acheter, et que vous aurez à vous accoutumer à ne plus le voir, mérite bien cette somme-là.

La femme du bailli, qui entendait bien à quel sujet il lui donnait tant d’argent de son tableau, avait recommandé si bien son affaire à son mari, qu’elle lui avait donc fait gagner son procès.

Il n’y a chose si cachée au monde, qu’elle ne vienne un jour en évidence. Celle-ci fut publiée par une servante que le bailli avait chassée après l’avoir bien battue. Pour diffamer son maître, elle ne se trouva depuis en pas un lieu où elle ne contât l’histoire, de sorte que son maître fut décrié partout.

Mon père s’en alla communiquer son affaire à son avocat du parlement, pour savoir s’il serait bien fondé en appellationwkt-4. Celui-ci qui ne dissuadait jamais personne de chicaner, ne manquât pas à garder sa coutume, et anima mon père à relever son appel par plusieurs raisons.

— Vous qui êtes noble, lui disait-il, il faut que vous montriez que vous avez du courage, et que vous ne vous laissez pas vaincre facilement ; le procès est une manière de combat où la palme est donnée à celui qui gagne, aussi bien qu’aux jeux Olympiques. Voyez-vous qui se fait brebis, le loup le mange, comme dit le proverbe ; vous avez à vivre aux champs, parmi des villageois opiniâtres qui vous dénieraient ce qui vous serait dû, espérant de ne vous point payer, si vous vous étiez une fois laissé mener par le nez comme un buffle. Au reste, si vous plaidez en notre illustre cour, il vous adviendra des félicités incomparables : vous serez connu de tel qui n’entendrait jamais parler de vous, et, qui plus est, vous serez immortalisé, car les registres que l’on garde éternellement feront mention de vous. Davantage les héritiers que vous aurez, possédant le bien pour lequel vous prenez tant de peine maintenant, béniront votre bon ménage, et prieront Dieu pour vous tout le temps de leur vie. Ceci vous doit ôter la considération d’un petit ennui passager qui vous dégoûte de poursuivre votre pointe. Je vous conseille donc, pour conclure, de ne point donner de repos à votre partie et de ne point faire d’accord, quand elle vous en parlerait. Il n’est que d’avoir un arrêt définitif. Ne craignez point qu’il ne soit donné à votre profit, car vous avez une cause infiniment bonne.

Là-dessus, il prenait Barthole et Cujas par les pieds et par la tête ; et citait des lois de toutes sortes de façons, pour prouver le bon droit de mon père, qui crut tout ce qu’il lui disait, ne sachant pas qu’il était en un lieu où l’on s’entendait des mieux à supposer de faux titres, à ne se souvenir que des raisons de ceux que l’on affectionne, et à juger les procès dessus l’étiquette.

L’on lui adressa un jeune procureur de la nouvelle crue qui, je m’assure, avait baillé de l’argent pour se faire recevoir (je sais bien à qui) car il n’y avait pas apparence que ce fût la grande connaissance des affaires du palais qui lui eût fait obtenir la permission de postuler. Néanmoins, il n’était pas si ignorant qu’il ne sût bien de quelle sorte il fallait accroître son talent ; et certes il était si bien procureur qu’il procurait plutôt pour lui-même que pour autrui. Mon père était en une très mauvaise main ; car cet homme-ci se laissa gagner par sa partie, afin de faire double profit, et, au lieu d’avancer l’affaire, la retardait malgré que mon père en eût, lui faisant accroire que toutes les procédures inutiles qu’il faisait étaient nécessaires.

Ses plus ordinaires discours n’étaient que d’argent, dont il assurait toujours qu’il lui était besoin pour faire beaucoup de frais, encore qu’il n’en fallût faire que fort peu : mon père ne laissait pas pourtant de lui en donner autant qu’il en demandait, afin de l’induire à apporter plus de diligence en son affaire.

D’un autre côté, l’avocat faisait des écritures où il ne mettait que deux mots en une ligne, pour gagner davantage. Afin de les enfler très bien, il usait de certaine orthographe où il se trouvait une infinité de lettres inutiles. Le pire était qu’il n’y avait rien que des discours frivoles qui n’éclaircissaient point la matière. Or il avait cette gentille coutume que, quand il avait quelque chose à acheter, il acquérait, sur les premiers contreditswkt-3 que l’on lui donnait à faire, tout l’argent qui lui était de besoin ; car il songeait auparavant combien il était nécessaire qu’il fît de rôles, et fallait qu’il les emplît après, quand c’eût été d’une chanson.

Mon père ne se put pas tenir de lui dire un jour, en lui payant de pareilles écritures, que tout ce qu’il avait fait ne servait de rien ; que, pour lui, il en eût autant fait, et possible davantage, encore qu’il ne fût pas du métier, et qu’aussi bien était-ce une chose vaine d’y alléguer toutes les lois qui y étaient, vu qu’il était certain que la cour n’y avait jamais égard. Il prit ceci au point d’honneurwkt, et une grosse querelle s’émut entre eux. Mon père afin de le moins offenser, fit d’une attaque particulière une attaque générale, et se mit à parler contre la bande entière des praticiens, qu’il déchiffra[18] d’une terrible façon :

— Quelle vilenie, disait-il entre autres choses, que ces gens-ci exercent publiquement leurs brigandages. Ils ont trouvé mille subtilités pour faire que les biens dont il s’agit n’aillent pas à une des parties, mais demeurent à eux seulement. Les hommes sont-ils si sots que de se laisser tant tirer par ces sangsues ? Ne voient-ils pas bien que tant de procédures fagotées ensemble ne se font que pour les tromper ? À quoi servent toutes ces choses, qui ne rendent pas les causes moins obscures ? Que ne juge-t-on dès l’instant que les plaideurs comparaissent ? Encore, ce qu’il y a de pire, c’est qu’en toutes ces juridictions il y a diverses manières de procéder : je voudrais bien savoir pourquoi. Car, que ne prend-on partout celle qui est la meilleure et la plus courte ? Il faut que je m’imagine que c’est que l’on veut décevoir plus couvertement ceux qui n’entendent pas les chicanoux.

— Vous vous formalisez de peu de chose, dit l’avocat, et j’oserai bien dire que vous vous plaignez sans raison. Est-il rien de plus beau que la façon dont l’on agite les procès ? N’est-ce pas une marque de la grandeur de la justice que le grand nombre de ressorts qu’elle fait jouer ? Vous autres qui plaidez, ne devrez-vous pas avoir du contentement à voir marcher cette grande machine ? Quant à la différence des procédures des juridictions, elle est plus louable que blâmable ; car ne savez-vous pas bien qu’il faut que tout pays ait sa coutume ?

— Je vous le concède pour vous contenter, répondit mon père : mais je me fâche qu’après tous ces fatras le bon droit n’est point rendu : si l’on le rendait comme il faut, il n’y a point de longueur ni de chicanerie qui ne fût supportable.

Là-dessus l’avocat dit encore plusieurs choses pour défendre son honorable métier : et, néanmoins, à la fin, il fut contraint de conclure qu’il y avait beaucoup à redire ; mais que c’était que la Divinité envoyait ce fléau aux hommes pour la punition de leurs énormes péchés, et force lui fut d’accorder à mon père que c’est à tort que l’on appelle en un mot la chicanerie pratique, sans dire de quoi elle est pratique, comme s’il n’y avait que cette pratique-là, ou qu’elle eût une prérogative si grande sur toutes les autres, que ce fût assez de dire cela seulement pour la faire reconnaître.

Pour revenir au procès, il fut distribué à un conseiller le plus fantasque de tous, car, pour dire vrai, je ne sais par quelle fatalité la plupart de ces gens-là deviennent à demi-fous sur leur vieillesse. Ceux qui ont hanté les cours souveraines s’en étonnent. Les raisons les plus probables sont que, premièrement, pour la plupart, ils sont des âmes abjectes ; comme étant nés de parents de basse condition, et que, pour garder leur sotte gravité, ils se séquestrent des bonnes compagnies, et ne passent leur temps qu’à des choses qui les rendent d’autant plus stupides qu’elles sont les plus viles du monde.

Le rapporteur de mon père, parmi sa solitude ordinaire s’était rendu un vrai misanthrope ; personne ne se pouvait vanter de le savoir gouverner, car son humeur était intraitable : de sorte que ses parties ne devaient pas craindre qu’il favorisât l’un plus que l’autre. Tout ce qui pouvait advenir, était qu’il ne comprît pas bien l’affaire ; et certes c’était sa coutume de passer par-dessus, et de croire pourtant qu’il n’y avait personne qui l’entendît si bien que lui.

La première fois que mon père l’alla voir, il le prit d’abord pour un crieur de trépassés, le trouvant sur sa porte sans aucune suite, et lui pensa demander qui était mort au quartier. Mais un jeune homme bien grave, ayant ouvert la porte, lui fit une profonde révérence, ce qui lui donna à connaître que c’était le maître du logis. Il s’enquêta qui était ce jeune muguet, et l’on lui apprit que c’était le clerc de monsieur, qui de palefrenier était venu en ce degré où il ne s’oubliait pas à jouer de la harpe[19].

Pour ce coup-là, le conseiller ne fit rien paraître à mon père de son humeur bizarre ; mais une autre fois il lui en montra une partie, car il lui dit fort bien, comme il lui racontait son fait, qu’il était un ignorant, qu’il ne savait ce qu’il voulait dire, et qu’il lui amenât son procureur, pour lui mieux expliquer son affaire.

Étant retourné le visiter quelques jours après, il s’aperçut qu’il avait une épée ; je ne sais quelle fantaisie lui avait pris à l’heure même de ne vouloir pas que l’on en portât chez lui, non plus que des éperons au palais : tant y a qu’il ôta incontinent une vieille hallebarde enrouillée d’un râtelier, qui était en sa salle basse, et, la brandissant au poing, se vint mettre en son perron sur son quant-à-moi, comme s’il eût voulu boucher le passage. Mon père lui ayant demandé pourquoi il faisait cela, il lui dit que, le voyant entrer en sa maison avec des armes, il croyait qu’il la voulût prendre d’assaut, et qu’il désirait la défendre.

Ceci n’était qu’une matière de risée ; mais il avait bien d’autres choses qui faisaient maudire à mon père l’heure qu’il avait commencé de plaider ; et enfin, quoi que lui conseillât son avocat, il s’en alla trouver son beau-père, auquel il parla de s’accorder à telle composition qu’il voudrait.

— Mon Dieu ! je vous supplie, lui dit-il, retirons-nous à la hâte de ce gouffre, où nous nous sommes imprudemment jetés ; autrement nous y serons engloutis. Pour moi, j’aimerais autant être en enfer que de plaider, et je pense que le plus grief supplice que l’on ait inventé pour les damnés, c’est de semer bien du discord entre eux, et de leur faire recevoir des injures dont ils ne peuvent avoir raison, quelques poursuites qu’ils fassent, et quelque matière qu’ils se donnent. Assurez-vous que nous trouverons à la fin que nous ne serons guère mieux partagés l’un que l’autre. Tout le bien dont nous disputons sera la proie de ces maudites gens, qui ne vivent que du dommage des autres, et qui ne sauraient souhaiter avoir occasion de s’enrichir sans souhaiter la ruine et le malheur des familles. Ne vaut-il pas bien mieux que nous gardions notre argent que de le donner à ces personnes-là, qui ne nous en saurons pas de gré, et croiront encore que nous leur serons de beaucoup redevables, nous comptant trois lignes d’écriture une somme hors de raison ? Partageons ensemble ce que nous voulions avoir tous deux entier, ou je vous jure que je suis si harassé des chicaneries passées, que je vous laisserai tout sans disputer dorénavant.

La franchise de mon père plut tant à son beau-père qu’il goûta ses raisons, et lui dit qu’il songerait à cela plus mûrement. Cependant mon père, ayant vu en son logis une belle fille du premier lit, prit dessein de la demander en mariage, ce qu’il fit à la première vue, et l’accord que l’on lui en passa mit fin à toutes les plaideries et rendit camuswkt-3 les procureurs et les avocats.

Un an après qu’il eut épousé cette femme, il eut une fille d’elle, et encore une autre au bout d’un même terme.

Quant à moi, je vins au monde cinq années après qu’ils furent joints ensemble, et ce fut en un jour des Rois ; comme ma mère, ayant été la reine de la fève, s’était assise au bout de la table où elle buvait aux bonnes grâces de tous ses sujets d’une soirée, elle sentit une petite douleur qui la contraignit de se jeter sur un lit, où elle ne fut pas sitôt qu’elle accoucha de moi sans sage-femme, si l’on ne veut appeler sages celles de la compagnie qui étaient à l’entour d’elle.

Ainsi je naquis dauphin et je ne sais quand ce sera que je me verrai la couronne royale sur la tête. L’on but si plantureusement à ma santé par tout le logis, qu’il y parut bien aux tonneaux de notre cave. Maintenant il ne faut pas s’étonner si je bois bien ; car c’est que, me voyant en âge compétent, je veux faire raison à loyale mesure à tous ceux qui m’appelèrent dès ce temps-là au combat du verre, et je pense que je les y vaincrai.

Pour vous le faire court, ma mère n’étant pas en assez bonne disposition à son avis, se dispensa de me nourrir et de me bailler à une femme d’un village prochain pour me donner à téter. Je ne veux pas m’arrêter à juger si elle fit bien d’endurer que je prisse du lait d’une autre qu’elle, parce qu’en premier lieu je ne suis pas si mauvais fils que je reprenne ses actions ; et si je vous assure que cela ne m’eût importé en rien, d’autant que je n’ai point pris de ma nourrice des humeurs qui déplaisent aux hommes d’esprit et de courage. Il est vrai que je me souviens que l’on m’apprit, comme aux autres enfants, mille niaiseries inventées par le vulgaire, au lieu de m’élever petit à petit à de grandes choses, en m’instruisant à ne rien dire de badin[20] ; mais depuis, avec le temps, je m’accoutumai à ce qui est de louable.

Il faut que je vous conte, en passant, une petite chose qui m’arriva après que je fus sevré : j’aimais tant la bouillie, que l’on ne laissait pas de m’en faire encore tous les jours. Comme la servante tenait le poëlon dessus le feu dedans ma chambre, cependant que j’étais encore couché, l’on l’appela de la cour : elle laissa son poëlon à l’âtre, et s’en alla voir ce que l’on lui voulait. Tandis, un maître singe, que nourrissait secrètement depuis peu un de nos voisins, sortit de dessous ma couche où il s’était caché, et ayant vu, pensez, d’autres fois donner de la bouillie aux enfants, prit un peu de la mienne et m’en vint barbouiller tout le visage. Après, il m’apporta tous mes habits et me les vêtit à la mode nouvelle, faisant entrer mes pieds dans les manches de ma cotte et mes bras dedans mes chausses : je criai beaucoup, à cause que cet animal si laid me faisait peur ; mais la servante étant empêchée, ne se hâtait point de venir pour cela, d’autant que mon père et ma mère étaient à la messe. Enfin le singe, ayant accompli son bel ouvrage, sauta de la fenêtre sur un arbre, et de là s’en retourna chez lui.

La servante, revenant peu après, et me trouvant en l’état où il m’avait laissé, fit plus de cent fois le signe de la croix, en écarquillant les yeux et donnant des signes de son étonnement ; elle me demanda, avec des caresses, qui m’avait accommodé ainsi ; et, parce que j’avais déjà ouï parler du nom de diable, quelque chose laide, je dis que c’était un petit garçon laid comme un diable ; car je prenais le singe, qui avait une casaque verte, pour un petit garçon. Mais la servante qui y allait tout à la bonne foi considérant qu’il n’était point entré d’enfant chez nous, ni personne du monde d’extraordinaire, crut fermement qu’un mauvais esprit m’était venu voir ; et, après m’avoir nettoyé et habillé, jeta plus d’une pinte d’eau bénite par la chambre.

Ma mère, étant revenue de l’église, la trouva encore en cette occupation, et lui demanda pour quel sujet elle faisait cela. Elle lui conta, avec une simplicité très grande en quelle façon elle m’avait trouvé et l’opinion qu’elle avais que ce fût un diable qui était venu dedans ma chambre. Ma mère, qui n’avait pas coutume de croire de léger, rapporta le tout à mon père, qui s’en moqua et dit que c’était une pure rêverie, voulant quasi faire accroire à la servante qu’il n’était rien de tout ce qu’elle avait vu ; mais un valet, qui était entré un peu après elle en la chambre et m’avait vu au même état, comme elle m’interrogeait là-dessus, lui ôta le soupçon qu’il avait, qu’elle se trompât par faiblesse d’esprit.

Le méchant singe revint encore chez nous la nuit suivante, et, ayant étalé tous les jetons d’une bourse sur la table de la salle, comme s’il les eût voulu compter, et ayant aussi renversé beaucoup d’écuelles en la cuisine, s’en retourna avant le jour par entre les barreaux d’une petite fenêtre qui n’avait point de volet, et qui lui avait déjà servi de passage. Quand les servantes eurent aperçu tout le ménage qu’il avait fait, elles le dirent à mon père et à ma mère, qui furent contraints de s’imaginer qu’il revenait un lutin en notre maison.

Les impressions que nos serviteurs eurent de cela faisaient qu’ils s’imaginaient que la nuit ils avaient vu beaucoup de fantômes. Même l’un d’eux assura que, s’étant relevé sur les onze heures pour pisser par sa fenêtre, à cause qu’il n’avait point de pot de chambre, il avait aperçu quelque chose dans le jardin qui sautait d’arbre en arbre.

— Je jure, dit mon père, que tous tant que vous êtes, puisque vous voulez me faire accroire qu’il revient ici des esprits, vous ferez les nuits la sentinelle, à quelque fenêtre, pour voir si quelque chose vous apparaîtra et m’en venir avertir à l’heure.

Comme il était entier en ses résolutions, il accomplit ce qu’il disait, et déjà par huit fois quelqu’un de nos gens avait toujours veillé ou feint de veiller (car je pense qu’ils se laissaient bientôt abattre par le sommeil), lorsque celui qui était la neuvième nuit à la guette vint dire à mon père qu’il avait vu quelqu’un dans le jardin. Mon père prend un pistolet, et s’en va tout bellement avec celui-là au lieu qu’il lui avait enseigné. Il n’y fut pas sitôt, qu’il vit un homme s’enfuir vers un endroit de la muraille qui était abattu. Lui de courir après avec son pistolet, qu’il tira en l’air ; ce qui étonna tellement celui qui fuyait, qu’avec ce qu’il se heurta contre une pierre, il lui fut impossible de se soutenir davantage ; de sorte que mon père fut auprès de lui avant qu’il eût le loisir de se relever : par sa voix qu’il fut contraint de faire ouïr, en disant que l’on lui pardonnât, notre serviteur reconnut que c’était un paysan d’un bourg prochain ; et, par un panier où il y avait deux ou trois poires de bon-chrétien, mon père vit qu’il était venu là pour dérober ses fruits. Néanmoins, il avait un courage si peu porté à tirer vengeance d’une telle canaille, qu’il se contenta de lui bailler deux ou trois coups de pieds au cul, et de le menacer de le mettre en justice s’il retournait à sa première faute.

Ce fut ainsi qu’il reconnut quel esprit c’était que notre valet avait vu sur les arbres ; mais, quant à celui qui m’avait tourmenté, et qui avait fait ravage dans la maison, il n’en savait que juger. Le lendemain il entra dans le logis où demeurait le singe, qu’il vit attaché d’une chaîne de fer dedans la chambre basse. Il demanda à un laboureur, qui demeurait là-dedans, à qui appartenait cette bête-là.

— Monsieur, répondit-il, elle est à un gentilhomme dont je suis affectionné, et qui me l’a baillé en garde. Je voudrais bien n’en être point chargé, elle me fait mille maux : j’ai été contraint de l’enchaîner ainsi, parce que, deux jours après que je l’eus, elle alla à votre maison, où j’aurais peur qu’elle ne retournât faire quelque dommage si je lui donnais la liberté. Mon père, s’étant enquis alors particulièrement du jour préfixwkt que le singe était venu chez nous, découvrit que c’était là le démon dont l’on avait tant parlé et tant eu de crainte.

C’est pour vous dire comme les âmes basses se trompent bien souvent, et conçoivent de vaines peurs ainsi que faisaient nos gens. Vous qui vivez auprès des villages ; vous pouvez savoir qu’il n’y a si petit hameau où il ne cours le bruit qu’il y revient quelques esprits ; et cependant, si l’on avait bien cherché, l’on trouverait que les habitants ont fondé ces opinions-là sur des accidents ordinaires et naturels, mais dont la cause est inconnue à leurs esprits simples et grossiers. C’est un grand cas que si petit que j’aie été, je n’ai jamais été sujet à de tels épouvantements ; car même, lorsque nos servantes, me voulant corriger de quelque chose qui ne leur plaisait pas, me disaient qu’elles me feraient manger à cette bête qui m’était venue voir un matin dans le lit, j’avais aussi peu de crainte que si elles ne m’eussent point menacé.

Un jour, mon père et ma mère s’en allèrent à quelque six lieues de nous et, menant mes sœurs en leur compagnie, ne laissèrent rien que moi au logis avec une servante et quelques valets, qui en leur absence, se résolurent de faire ripailles aux dépens de leur maître, qui avait bon dos, à ce qu’ils disaient. Mais, parce que je nuisais beaucoup à leur dessein, ils eussent voulu que j’eusse été encore au ventre de ma mère. Quand ils apprêtaient quelque chose de bon, ils me disaient à tous coups :

— Vous en mangerez ; mais n’en parlez pas à votre maman, Francinet !

Car l’on m’appelait ainsi, ou bien Francionet, parce que, comme vous savez, l’on a cette coutume en France d’appeler les enfants par un diminutif de leur nom, de sorte que l’on en fait parfois de bien plaisants, comme était celui de ma sœur aînée, qui a nom Élisabeth ; et l’on l’appelait Babay — j’aimerais autant dire Barbet ou Barbichon. — Pour moi, je promettais donc à notre chambrière de garder le silence et j’y étais bien contraint, si je voulais manger du bon-bon que je voyais (ce sont des mots badins que l’on apprend aux enfants).

J’avais de la curiosité beaucoup, et aperçus qu’un valet prenait le chemin du colombier pour y aller querir quelques pigeons, afin de faire chère entièrewkt. Je le voulais suivre à toute force, quoique l’on me dit que c’était là que demeurait la bête ; et j’y eusse été si la servante ne m’eût retenu bien ferme par le bras, afin que je ne visse point leur larcin : mais quelque bonne garde qu’ils fissent, je leur vis tuer les pigeons et mangeai néanmoins de la fricassée sans en faire aucune frime.

Mon père et ma mère étant un jour après, sur l’heure de souper, ils commandèrent que l’on leur apprêtât vitement leur repas ; et ma mère se trouvant dans la cour, dit à celui qui avait été, pendant son absence, voler les pigeons du colombier, qu’il s’y en allât querir tout à l’heure deux ou trois paires. Quand je vis que le compagnon était entré dedans et que ma mère prenait le même chemin, je m’écriai :

— Maman, maman, gardez-vous bien d’aller au colombier. C’est là que loge la bête.

Elle se retourna alors et me demanda qui m’avait fait accroire cela, parce qu’elle ne voulait pas que l’on me donnât de tels épouvantements qui causent parfois de grandes maladies à de la jeunesse. Je lui racontai alors tout ce que j’en savais, depuis un bout jusqu’à l’autre, lui disant principalement que, quand notre valet était au colombier, il ne fallait pas s’en approcher, si l’on ne voulait pas être menacé, comme moi, par notre chambrière. Je vous laisse à juger si ma mère ne fit pas alors une belle vie à nos gens et si elle ne se résolut pas de me laisser toujours à la maison, puisque je prenais si bien garde au tort que l’on lui faisait.

Il faut que je passe sous silence beaucoup de petites naïvetés que je fis en ce bas âge, et que je monte un peu plus haut. Quand l’usage de la raison me fut venu, l’on me donna un homme pour m’enseigner à lire et à écrire, à quoi je ne fus pas longtemps ; puis l’on me fit aller tous les jours chez notre curé, qui m’apprit presque tout ce qu’il savait de latin.

J’avais déjà je ne sais quel instinct qui m’incitait à haïr les actions basses, les paroles sottes et les façons niaises de mes compagnons d’école, qui n’étaient que les enfants des sujets de mon père, nourris grossièrement sous leurs cases champêtres. Je me portais jusques à leur remontrer de quelle façon il fallait qu’ils se comportassent : mais, s’ils ne suivaient mes préceptes, je les chargeais aussi d’appointement[21], de manière que j’avais souvent des querelles contre eux ; car ces âmes viles, ne connaissant pas le bien que je leur voulais, et ne considérant pas que, qui bien aime, bien châtie, se cabraient à tous les coups, et me disaient en leur patois : « Ha ! parce que vous êtes monsieur, vous êtes bien aise », et mille autres niaiseries et impertinences rustiques. Quelquefois ils se plaignaient à leurs parents de ma sévérité, et faisaient tant qu’ils venaient prier mon père de m’enchargerwkt de ne plus battre leurs enfants, qui n’osaient pas se revancher contre moi. Mais je plaidais si gentiment ma cause, que l’on était contraint d’avouer que j’avais bonne raison de les punir des fautes qu’ils commettaient. Quelquefois, j’entendais discourir mon père des universités, où sont les collèges, pour instruire la jeunesse, tous remplis d’enfants de toute sorte de maisons, et je souhaitais passionnément d’y être, afin de jouir d’une si bonne compagnie, au lieu qu’alors je n’en avais point du tout, si ce n’était des badauds de village. Mon père, voyant que mon naturel me portait fort aux lettres, ne m’en voulait pas distraire, parce qu’il savait que, de suivre les armes comme lui, c’était un très méchant métier.

Or, parce que les collèges de notre pays n’étaient pas à sa fantaisie, malgré les doléances de ma mère, ayant affaire à Paris, il m’y amena et me donna en pension à un maître de collège, que quelqu’un de ses amis lui avait enseigné. Après qu’il m’eut bien recommandé à un certain avocat de ses anciennes connaissances, et l’eut supplié de me fournir tout ce qui me serait nécessaire, il s’en retourna en Bretagne, et me laissa entre les mains des pédants, qui, ayant examiné mon petit savoir, me jugèrent digne de la cinquième classe ; encore ne fut-ce que par faveur.

Ô quel changement je remarquai, et que je fus bien loin de mon compte ! Je ne jouissais pas de toutes les délices que je m’étais promises ; qu’il m’était étrange d’avoir perdu la douce liberté que j’avais chez nous, courant parmi les champs d’un côté et d’autre, allant abattre des noix, cueillir du raisin aux vignes, sans craindre les messierswkt, et suivant quelquefois mon père à la chasse ! J’étais alors plus enfermé qu’un religieux dans son cloître, et étais obligé de me trouver au service divin, au repas et à la leçon, à de certaines heures, car toutes choses étaient là compassées. Au lieu de mon curé, qui ne me disait pas un mot plus haut que l’autre, j’avais un régent à l’aspect terrible qui se promenait toujours avec un fouet à la main, dont il se savait aussi bien escrimer qu’homme de sa sorte. Je ne pense pas que Denis le Tyran, après le misérable revers de sa fortune, s’étant fait maître d’école afin de commander toujours, gardât une gravité de monarque beaucoup plus grande.

La loi qui m’était la plus fâcheuse à observer sous son empire était qu’il ne fallait jamais parler autrement que latin et je ne me pouvais désaccoutumer de lâcher toujours quelques mots de ma langue maternelle ; de sorte qu’on me donnait toujours ce que l’on appelle le signe, qui me faisait encourir une punition. Pour moi, je pensai qu’il fallait que je fisse comme les disciples de Pythagoras, dont j’entendais assez discourir, et que je fusse sept ans à garder le silence comme eux, puisque, sitôt que j’ouvrais la bouche, l’on m’accusait avec des paroles aussi atroces que si j’eusse été le plus grand scélérat du monde ; mais il eût été besoin de me couper la langue, car, en étant bien pourvu, je n’avais garde de la laisser moisir. À la fin donc, pour contenter l’envie qu’elle avait de caqueter ; force me fut de lui faire prononcer tous les beaux mots de latin que j’avais appris, auxquels j’en ajoutais d’autres de français écorché, pour parfaire mes discours.

Mon maître de chambre était un jeune homme glorieux et impertinent au possible ; il se faisait appeler Hortensius par excellence, comme s’il fût descendu de cet ancien orateur qui vivait à Rome du temps de Cicéron, ou comme si son éloquence eût été pareille à la sienne. Son nom était, je pense, le heurteur ; mais il l’avait voulu déguiser, afin qu’il eût quelque chose de romain et que l’on crût que la langue latine lui était comme maternelle. Ainsi plusieurs auteurs de notre siècle ont sottement habillé leurs noms à la romaine, afin que leurs livres aient plus d’éclat et que les ignorants les croient composés par des plus anciens personnages. Je ne veux point nommer ces pédants-là ; il ne faut qu’aller à la rue Saint-Jacques, l’on y verra leurs œuvres et l’on y apprendra qui ils sont.

Mais, encore que notre maître commît une semblable sottise, et qu’il eût beaucoup de vices insupportables, nous n’en recevions pas d’affliction comme de voir sa très étroite chicheté, qui lui faisait épargner la plus grande partie de notre pension pour ne nous nourrir que de regardeaux[22]. J’appris alors, à mon grand regret, que toutes les paroles qui expriment les malheurs qui arrivent aux écoliers, se commencent par un P, avec une fatalité très remarquable ; car il y a pédant, peine, peur, punition, prison, pauvreté, petite portion, poux, puces et punaises, avec encore bien d’autres, pour chercher lesquels il faudrait avoir un dictionnaire et bien du loisir.

À déjeuner et à goûter, nous étions à la miséricorde d’un méchant cuistre qui, pour ne nous point donner notre pitance, s’en allait promener, par le commandement de son maître, à l’heure même qu’elle était ordonnée, afin que ce fût autant d’épargné et que nous écoulassions jusques au dîner, où nous ne pouvions pas nous recourrewkt ; car l’on ne nous baillait que ce qu’on l’on voulait bien que nous mangeassions. Jamais l’on ne nous présentait de raves, de salade, de moutarde, ni de vinaigre, craignant que nous n’eussions trop d’appétit.

Hé Dieu ! quelle piteuse chère, au prix que faisaient seulement les porchers de notre village ! Encore disait-on que nous étions des gourmands, et fallait-il mettre la main dans le plat l’un après l’autre par certain compas. Notre pédant faisait ses mignons de ceux qui ne mangeaient guère et se contentaient d’une fort petite portion qu’il leur donnait. C’étaient des enfants de Paris, délicats, à qui il fallait peu de nourriture ; mais, à moi, il m’en fallait beaucoup plus, d’autant plus que je n’avais pas été élevé si mignardement : néanmoins je n’étais pas mieux partagé : et si mon maître disait que j’en avais plus que quatre, que je ne mangeais pas, mais que je dévorais. Bref, je ne pouvais entrer en ses bonnes grâces. Il faisait toujours à table un petit sermon sur l’abstinence, qui s’adressait particulièrement à moi ; il alléguait Cicéron, qui dit, qu’il ne faut manger que pour vivre, non pas vivre pour manger. Là-dessus il apportait des exemples de la sobriété des anciens, et n’oublia pas l’histoire de ce capitaine qui fut trouvé faisant rôtir des raves à son feu pour son repas. De surplus, il nous remontrait que l’esprit ne peut faire ses fonctions, quand le corps est par trop chargé de viande, et disait que nous avions été mis chez lui pour étudier, non pas pour manger hors de raison, et qu’à ce sujet nous devions plutôt songer à l’un qu’à l’autre. Mais, si quelque médecin se fût trouvé là et eût tenu notre parti, comme le plus juste, il eût bien prouvé qu’il n’est rien de pire à la santé des enfants que de les faire jeûner. Et puis voyez comme il avait bonne raison de prêcher l’abstinence : tandis que nous étions huit à l’entour d’une éclanchewkt de brebis, il avait un chapon à lui tout seul. Jamais Tantale ne fut si tenté aux enfers par les pommes où il ne peut atteindre que nous l’étions par ces bons morceaux où nous n’osions toucher.

Quand quelqu’un de nous avait failli, il lui donnait une pénitence qui lui était profitable : c’était qu’il le faisait jeûner quelques jours au pain et à l’eau, ainsi ne dépensant rien d’ailleurs en verges. Aux jours de récréation, comme à la Saint-Martin, aux Rois, et à Carême-prenant, il ne nous faisait pas apprêter une meilleure cuisine, si nous ne donnions chacun un écu d’extraordinaire ; et encore je pense qu’il gagnait beaucoup sur les festins qu’il nous faisait, d’autant qu’il nous contentait de peu de chose, nous qui étions accoutumés au jeûne ; et, ayant quelque volaille bouillie avec quelques pièces de rôti, nous pensions être au plus somptueux banquet de Lucullus, dont il ne nous parlait jamais qu’en l’appelant infâme, vilain et pourceau. De cette façon, il s’enrichissait au détriment de nos pauvres ventres, qui criaient vengeance contre lui ; et certes je craignais le plus souvent que les araignées ne fissent leurs toiles sur mes mâchoires à faute de les remuer, et d’y envoyer balayer à point nommé. Dieu sait aussi quelles inventions je trouvais quelquefois pour dérober ce qui m’était nécessaire.

Nous étions aux noces lorsque le principal, qui était un assez brave homme, festoyait quelques-uns de ses amis ; car nous allions, sur le dessert, présenter des épigrammes aux conviés qui, pour récompense, nous donnaient tant de fruits, tant de gâteau et de tarte, et quelquefois tant de viande, lorsqu’elle n’était pas encore desservie, que nous décousions la doublure de nos robes pour y fourrer tout, comme dans une besace.

Les meilleurs repas que j’ai pris sur les plus grands princes du monde ne m’ont point été si délicieux que ceux que je prenais après avoir fait cette conquête par ma poésie. Ô vous, misérables vers que j’ai faits depuis, encore ne m’avez-vous jamais fait obtenir de salaire qui valût cettui-là, que je prisais autant qu’un empire !

J’étais aussi bien aise, lorsqu’aux bonnes fêtes de l’année l’avocat à qui mon père m’avait recommandé m’envoyait querir pour dîner chez lui ; car, à cause de moi, l’on rehaussait l’ordinaire de quelque pâté de godiveau que j’assaillais avec plus d’opiniâtreté qu’un roi courageux n’assiégerait une ville rebelle. Mais, le repas fini, mon allégresse était bien forcée de finir aussi ; car l’on m’interrogeait sur ma leçon, et on me menaçait de mander à mon père que je n’étudiais point, si l’on voyait que j’hésitasse quelque peu en répondant. C’est une chose apparente que, de quelque naturel que soit un enfant, il aime toujours mieux le jeu que l’étude, ainsi que je faisais en ce temps-là, et toutefois je vous dirai bien que j’étais des plus savants de ma classe.

Aussi, quand l’avocat me reconnaissait, il me donnait toujours quelques testonswkt qu’il mettait sur les parties qu’il faisait pour mon père ; de cet argent, au lieu d’en jouer à la paume, j’en achetais de certains livres que l’on appelle des romans, qui contenaient les prouesses de certains chevaliers.

Il y avait quelque temps qu’un de mes compagnons m’avait baillé à en lire un qui m’enchanta tout-à-fait ; car je n’avais jamais rien lu que les épîtres familières de Cicéron et les comédies de Térence. L’on m’enseigna un libraire du Palais qui vendait plusieurs histoires fabuleuses de la même sorte ; et c’était là que je portais ma pécunewkt. Mais je vous assure que ma chalandise était bonne ; car j’avais si peur de ne voir jamais entre mes mains ce que je brûlais d’acheter, que j’en donnais tout ce que le marchand m’en demandait, sachant bien à qui il avait affaire. Je vous jure, monsieur, que je désire presque d’être aussi ignorant à cette heure qu’en ce temps-là ; car je goûterais encore beaucoup de plaisir, en lisant de tels fatras de livres, au lieu que maintenant il faut que je cherche ailleurs de la récréation, ne trouvant pas un auteur qui me plaise si je ne veux tolérer ses fautes ; car, pour n’en mentir point, je sais bien où sont tous les livres, mais je ne sais pas où sont les bons : une autre fois je vous prouverai qu’il n’y en a point du tout et qu’à chacun il y a de très grands vices à reprendre.

C’était donc mon passe-temps que de lire des chevaleries ; et faut que je vous die que cela m’époinçonnaitwkt le courage, et me donnait des désirs nonpareils d’aller chercher les aventures par le monde ; car il me semblait qu’il me serait aussi facile de couper un homme d’un seul coup par la moitié qu’une pomme. J’étais au souverain degré des contentements quand je voyais faire un chapelis[23] horrible de géants, déchiquetés menu comme chair à pâté. Le sang qui pissait de leurs corps à grand randonwkt faisait un fleuve d’eau rose où je me baignais moult délicieusement ; et quelquefois il me venait en l’imagination que j’étais le même damoisel qui baisait une gorgiase[24] infante qui avait les yeux verts comme un faucon. Je vous veux parler en termes puisés de ces véritables chroniques. Bref, je n’avais plus en l’esprit que rencontres, que tournois, que châteaux, que vergers, qu’enchantements, que délices et qu’amourettes ; et, lorsque je me représentais que tout cela n’était que fiction, je disais que l’on avait tort néanmoins d’en censurer la lecture, et qu’il fallait faire en sorte que dorénavant l’on menât un pareil train de vie que celui qui était décrit dedans mes livres : là-dessus je commençais déjà à blâmer les viles conditions à quoi les hommes s’occupent en ce siècle, lesquelles j’ai aujourd’hui en horreur tout à fait.

Cela m’avait rendu méchant et fripon, et je ne tenais plus rien du tout de notre pays, non pas même les accents, car je demeurais avec des Normands, des Picards, des Gascons et des Parisiens, avec qui je prenais de nouvelles coutumes : déjà l’on me mettait au nombre de ceux que l’on nomme des pestes, et je courais la nuit dans la cour avec ce nerf de bœuf dans mes chausses pour assaillir ceux qui allaient aux lieux, pour parler par révérence. J’avais la toque plate, le pourpoint sans boutons, attaché avec des épingles ou des aiguillettes, la robe tout délabrée le collet noir et les souliers blancs, toutes choses qui conviennent bien à un vrai poste[25] d’écolier ; et qui me parlait de propreté se déclarait mon ennemi. Auparavant, la seule voix d’un maître courroucé m’avait fait trembler autant que les feuilles d’un arbre battues du vent ; mais alors un coup de canon ne m’eût pas étonné. Je ne craignais non plus le fouet que si ma peau eût été de fer, et exerçais mille malices, comme de jeter, sur ceux qui passent dans la rue du collège, des pétards, des cornets pleins d’ordures, et quelquefois des étrons volants.

Une fois, je dévalais par la fenêtre un panier attaché à une corde, afin qu’un pâtissier qui était en bas, à qui j’avais jeté une pièce de cinq sols, mît dedans quelques gâteaux ; mais, comme je le remontais, mon maître qui était à mon déçu[26] dans une chambre de dessous, le tira en passant à lui et ne le laissa point aller qu’il ne l’eût vidé. Je descendis en bas pour voir qui m’avait fait cette supercherie, et trouvant ce pédant sur le seuil de la porte, je reconnus que c’était lui et n’en osai pas seulement desserrer les dents. Ô le grand crève-cœur que j’eus ! il me commanda tout à l’heure d’aller prier un autre maître, son voisin, de venir goûter avec lui : je m’en allai, et le ramenai avec moi jusque dans sa chambre, où je ne vis point d’autres préparatifs sur la table que mes gâteaux, dont il ne me donna pas une miette à manger, tant il fut vilain. Voyez un peu comme il savait bien pratiquer les ordonnances de la lésine, friponnant sur ses disciples pour festoyer ses amis !

— Vous en aurez, monsieur, le raquedenaze[27], ce dis-je en moi-même ; dussé-je avoir la salle, je vous servirai d’un plat de mon métier.

L’occasion de me venger s’offrit peu après à souhait. Le père d’un de mes compagnons lui avait fait présent d’un pâté de lièvre, qu’il avait dit être bon la première fois qu’il en avait tâté à notre table ; car il se plaisait, je pense, à manger ce qu’il avait d’exquis afin de nous faire enrager d’envie, et même il n’en donna pas au fils de celui qui le lui avait envoyé. J’ouïs qu’il commanda de le porter en son étude, parce qu’il en faisait autant d’état que de ses livres, aimant autant la nourriture de son corps que celle de son esprit. Ce lieu, où il l’enferma, n’était entouré que de planches à demi déboîtées, et couvertes d’un côté et d’autre de vieille natte que je décousis en son absence ; et, comme j’étais fort menu alors, un Gascon[28] de mes compagnons plus fidèles, levant un aiswkt de toute sa force, je me glissai à la fin dedans le cabinet, autant sacré à Bacchus et à Cérès, qu’aux muses : je regardai sous les planches, et détournai tous les livres, sans trouver aucune chose.

Ayant dit mon malheur à celui qui m’attendait de l’autre côté avec grande impatience, j’avais déjà passé mes deux pieds entre les ais pour ressortir à reculons, lorsqu’en me baissant j’avisai une grande caisse où l’année précédente on avait fait un jardin. Un certain démon me conseillant, je m’en retournai vers ce côté-là et trouvai le pâté enchassé là-dedans. La croûte était dure et de fort peu de saveur, n’y ayant point de beurre ; voilà pourquoi, songeant aussi que ce serait trop que d’emporter tout, je la laissai, et ne pris que la chair, au lieu de laquelle je mis dedans un chausse-pied, qui se trouva sous ma main. Ayant posé le couvercle, j’empaquette le lièvre dans du papier, le donne à mon compagnon, et vais après avec une aussi grande ardeur que si je l’eusse poursuivi à la chasse. Je vous jure qu’il ne demeura guère entre nos mains, et que nous n’eûmes que faire de songer où nous pourrions le cacher sûrement ; car nous le mîmes dedans notre coffre naturel avant que le soir fût venu ; et il eût fallu que nous eussions au corps une fenêtre, comme désirait Momus, pour découvrir que nous en étions les larrons.

Hortensius ne songea pas à son pâté jusqu’au lendemain, qu’il en eut un ressouvenir, et commanda à son cuistre d’aller prier à déjeuner un autre vieil pédant, sien compagnon de bouteille, et de lui dire qu’il lui ferait manger d’un bon lièvre, à la charge qu’il apportât une quarte de son bon vin, pour servir de remède à la soif que leur causerait l’épice. Ce pédant ne faillit pas à venir tout à l’heure avec autant de vin qu’Hortensius avait dit, et sitôt qu’il fut dans la chambre, le cuistre alla querir le pâté dedans la caisse et le posa sur sa table, où il ne fut pas sitôt que le vieil pédant prit un couteau qu’il fourra par l’endroit même où la croûte était entamée, pensant qu’elle ne le fût point, et tournoya tout à l’entour tenant une main ferme sur la couverture, et disant :

— Çà, çà, il faut voir ce que ce pâté-ci a dedans le ventre Ah ! monsieur Hortensius, que vous avez ici un bon couteau. Il coupe tout seul, je ne m’efforce point presque.

Hortensius se mourait de rire, voyant qu’il était si sot, qu’il passait le couteau par le lieu où il était déjà coupé ; et l’autre disait ; en ôtant la couverture :

— Qu’avez-vous à rire ?

Alors, ses yeux ne pouvant pas discerner ce qui était dedans la croûte, il mit ses lunettes, et, voyant le chausse-pied au lieu d’un lièvre, il crut qu’Hortensius s’était voulu moquer de lui et que c’était de cela qu’il faisait alors des risées : c’est pourquoi, ne supportant pas volontiers un tel affront, il reprit sa quarte sous sa robe de chambre, et s’en retourna en grommelant.

Hortensius, qui avait plus d’émotion que lui, le laissa sortir, sans songer à lui faire des excuses, et ne savait qui soupçonner du larcin du lièvre. Car, quant à son cuistre, à qui il l’avait donné à porter dans son étude, sa fidélité lui était si connue, qu’il n’avait garde de s’imaginer que ce fût lui. Ce bon serviteur était un autre soi-même, c’était son Achates, son Pirithoüs et son Pylade : sa bonté étant si grande, qu’elle couvrait l’inégalité de sa condition. Il avait l’argent en maniement, et ne ferrait point la mulewkt. Seulement il rognait notre portion, et, pour ce sujet, nous l’appelions les ciseaux d’Hortensius. Était-il croyable qu’il eût voulu aussi s’employer à rogner ce que son maître et son bon ami lui donnait franchement en garde ? Il était bien plus à juger que c’était quelqu’un de nous autres écoliers, et le pédant se l’imagina bien, sachant qu’il y en avait entre nous autres qui avaient l’artifice d’ouvrir toutes sortes de serrures. Toutefois, ne soupçonnant pas un particulièrement du fait dont il était question, il eût volontiers, tant sa rage était grande, fait ouvrir, notre corps pour savoir la vérité comme fit Tamberlan à ce soldat qui avait dérobé le lait d’une pauvre villageoise.

À la fin, il se résolut de nous punir tous, afin de ne point faillir à punir le coupable, ce qui était une injustice bien grande, ne lui en déplaise ; mais quel supplice pensez-vous qu’il nous fit souffrir ? Celui que je vous ai dit tantôt, qui lui était profitable : il dîna tout exprès auparavant que nous fussions sortis de la classe, et se retira après dans son étude. Au sortir de la messe, nous n’avions point trouvé le cuistre pour lui demander notre bisée[29], après laquelle nous courions plus allègrement que si le vent de bise nous eût soufflé au derrière ; et croyez que, quand nous avions nouvelles que le boulanger les apportait, nous étions frappés d’un doux vent ; aussi étaient-elles toutes creuses et l’on ne trouvait rien dedans que du vent au lieu de mie. Je vous laisse à juger si nous ne devions pas avoir bien faim ; et toutefois l’on nous fit asseoir à une table où il n’y avait rien que la nappe blanche comme les torchons des écuelles : pour des serviettes, l’usage en était défendu, parce que l’on y torche quelquefois ses doigts, qui sont entourés de certaine graisse qui repaît d’autant plus quand l’on les lèche.

Ayant demandé de quoi dîner au cuistre, il nous apporta le pâté tout fermé, et nous dit : Monsieur veut que vous mangiez votre part de cela. Un Normand affamé ôta la couverture, et, voyant le chausse-pied, se mit tellement en colère contre le cuistre, qui se moquait de nous, qu’il lui jeta toute la croûte et se sauva après en la chambre d’un sien ami, où il demeura un jour durant, craignant le courroux d’Hortensius. Le Gascon et moi nous nous pâmions de rire, bien que nous eussions le ventre presque aussi creux que les autres, et tous ensemble, ne pouvant avoir chez notre maître de quoi manger, nous fîmes venir quelque chose de la ville, que nous achetâmes de notre argent : ainsi tel en pâtit qui n’en pouvait mais, et notre pédant ne sut point que j’avais dérobé le lièvre.

En ce temps-là, j’étais à la troisième, où je n’avais encore rien donné pour les landis[30] ni pour les chandelles, bien que l’on fût déjà près des vacances ; et c’était que mon père avait oublié d’envoyer cela avec ce qu’il fallait pour ma pension : mon régent, mal content au possible, exerçait sur moi, à cette occasion, des rigueurs dont les autres étaient exempts, et me faisait, quand il pouvait, de petits affronts sur ce sujet.

Afin de lui causer plus de dépit, voyant qu’il cherchait partout quelques raisons pour autoriser le supplice qu’il avait envie de me faire endurer, j’étudiais mieux et m’abstenais plus que de coutume de toutes sortes de friponneries, si bien qu’il pensa plusieurs fois perdre patience, et m’imputer faussement quelque chose, tant cette âme vile se colérait lorsqu’on n’assouvissait point son avarice. Par sa méchanceté, il m’eût fallu passer par les piques, si mon argent ne fût venu à point nommé : je le lui voulais présenter à la mode que les pédants avaient introduite pour leur profit, lui donnant un beau verre de cristal plein de dragées, et un citron dedans ; sur l’écorce duquel je n’avais pas mis toutefois les écus, comme c’est l’ordinaire, mais les avais fourrés dedans par un trou que j’y avais fait.

— Monsieur, lui dis-je avec feintise en lui présentant le verre ; vous savez que je suis de loin, le messager ne m’a pas encore apporté ce qu’il faut pour votre landi : en attendant, je vous offre ceci de ma seule part, comme des arrhes de dix écus d’or que vous aurez dans quinze jours.

Cette promesse alla fendre le rocher qui entourait son cœur, et l’empêchait d’être touché du respect et de l’amitié que je lui témoignais pour vaincre sa sévérité opiniâtre. Il garda le verre, m’en remerciant, avec un souris, me versa dans ma toque des dragées et donna le citron à un galoche[31] de ses mignons, ignorant qu’il était aussi précieux que pas une pomme qui fût dans le jardin des Hespérides. Afin d’en avoir le plaisir tout au long, je le laissai faire ; mais, quand je vis que la leçon étant donnée, l’externe était prêt à sortir de classe, je m’en allai vers lui et m’enquis s’il voulait troquer son citron contre mes dragées. Il s’y accorda, aimant mieux le doux que l’aigret, et tout de ce pas je m’en retournai à notre Dominéwkt, que je tirai par sa grand’manche comme il corrigeait un thème. Je lui demandai en riant s’il voulait manger du citron, et, en disant cela, l’ouvris par la moitié avec une jambettewkt et lui fis voir les écus.

— Vous n’attendrez pas si longtemps que je vous avais fait accroire, lui dis-je.

— Non, répondit-il, en prenant l’argent, ceci est pour moi, je vous laisse le citron.

Après il me dit qu’il me louait bien pour ma subtilité, mais qu’il me blâmait pour le hasard où je m’étais mis de perdre mes écus. Tandis qu’il discourait là-dessus, ses écoliers plaudèrent[32] de leurs portefeuilles à l’accoutumée contre les bancs, et si fort qu’ils les pensèrent rompre.

Depuis, cet animal farouche, entièrement apprivoisé, ne me traita pas plus rigoureusement que les autres ; mais je ne pus jouir longtemps de ce bonheur, parce que mon père me manda, par ses lettres, que j’allasse en notre pays aux noces de mes sœurs que l’on devait marier en un même jour, l’une à un brave gentilhomme et l’autre à un conseiller du parlement de Bretagne. Je fus donc là par la voie du messager, et jamais je ne me vis si aise ; car l’on ne me parlait guère autre chose que de faire bonne chère. Néanmoins l’envie que j’avais d’apprendre les sciences me fit demander mon congé après la fête ; d’autant que la Saint-Remy s’approchait, où les leçons se recommencent ; et je m’en revins donc, âgé d’environ treize ans, pour être à la seconde classe.

De celle-là, je passai les années suivantes à toutes les autres, et enfin achevai mon cours. Je ne vous dirai rien de ce qui m’y advint ; car ce sont de petites choses qui ne feraient qu’importuner vos oreilles. Déjà je suis las de vous avoir tant conté de niaiseries, vu que je puis mieux vous entretenir.

— Comment, monsieur, dit le seigneur bourguignon, est-ce ainsi que vous me privez cruellement du récit de vos plus plaisantes aventures ? Ignorez-vous que ces actions basses sont infiniment agréables, et que nous prenons même du contentement à ouïr celles d’un gentilhomme écolier qui fait paraître la subtilité de son esprit et la grandeur de son courage dès sa jeunesse.

— Vous ne savez pas, repartit Francion, que vous recevrez bien plus de plaisir à entendre ce qui m’est advenu en un âge plus haut, d’autant que ce sont choses plus sérieuses, et où vous trouverez bien plus de quoi vous repaître l’esprit.

— Je n’attends rien moins que des merveilles de votre vie courtisane, dit le seigneur ; car j’en ai déjà ouï quelque chose de nonpareil par de certaines personnes qui venaient à la cour : c’est pourquoi je voudrais que vous y fussiez déjà, et que vous eussiez passé toutes les classes, quand vous devriez être fouetté dix fois à chacune ; néanmoins je ne désire pas sauter d’un temps à l’autre.

— Vous vous représentez avec grâce les choses comme si elles étaient présentes, lui dit Francion, et vraiment, je vous sais bon gré de ce que vous souhaitez ainsi de me voir tant donner le fouet. Où pourrais-je trouver des fesses qui y puissent résister ? Je vous prie, faites forger une cuirasse à mon cu, et la faites peindre de couleur de chair, ou prêtez la peau du vôtre pour le couvrir.

— Ne vous souciez pas, nous parviendrons à tout, lui répondit-il.

Achevant ces paroles, il vit que Francion tira un peu à soi le rideau de son lit, et avançant la tête jeta les yeux à l’endroit le plus reculé de la chambre.

— Que regardez-vous, monsieur ? lui dit-il alors.

— Je voulais voir, répondit Francion, s’il n’y avait point ici quelqu’un de vos gens pour le prier qu’il me donnât ce petit tableau qui est attaché à la tapisserie. Il m’est impossible de discerner d’ici ce qui y est représenté.

— Je m’en vais vous le querir, dit le seigneur du château ; et, s’étant levé de sa place, alla prendre le tableau, fait en ovale, et pas plus grand qu’un cadran au soleil à porter en la poche, et le mit entre les mains de Francion, qui dit qu’il était marri d’en avoir parlé, puisqu’il était cause qu’il avait pris cette peine-là. En après, il tourna sa vue vers le tableau, où il vit dépeinte une beauté, la plus parfaite et la plus charmante du monde.

— Ha ! monsieur, s’écria-t-il, mettez-vous de tels enchantements dans la chambre de vos hôtes, afin de les faire mourir sans qu’ils y pensent, et d’avoir leurs dépouilles ? Ha ! vous m’avez tué en me montrant ce portrait.

— Tout le monde n’est pas si sensible que vous, dit le seigneur ; et, si je l’étais, je serais déjà mort, puisque j’ai beaucoup de fois contemplé les attraits de ce visage.

Francion alors regarda sur la couverture du tableau, car il se fermait comme une boîte et y vit écrit : Naïs.

— Que veut signifier cela ? dit-il.

— C’est le nom de la belle, lui répondit le seigneur ; elle est Italienne, comme vous pouvez voir par sa coiffure. Un gentilhomme italien, nommé Dorini, qui vint ici dernièrement, me prêta ce portrait pour huit jours, afin que j’eusse le loisir de le considérer à mon aise. Je l’avais mis en cette chambre-ci, qui est la plus secrète de tout mon château, et où je fais mon cabinet de délices.

— Cette nonpareille dame est-elle encore vivante ? dit Francion.

— Je n’en sais rien, répondit le seigneur, il n’y a que Dorini qui nous le puisse apprendre.

— Ha ! que vous êtes peu curieux de ne vous en être point encore enquêté ! reprit Francion. L’on voit bien que vous êtes d’une humeur libre, qui se tient dans l’indifférence.

— Il est vrai, repartit le seigneur, et je vous jure qu’étant avec Hélène, que j’allai voir avant-hier, et qui n’a qu’une beauté vulgaire, je pris autant de plaisir que je ne pouvais faire en jouissant de l’incomparable Naïs. Fermez les yeux, monsieur, quand vous serez contraint de baiser un visage qui n’aura rien d’attrayant, et vos sens ne laisseront pas d’être chatouillés du plaisir le plus parfait de l’amour, et si vous éteindrez l’ardeur que vous aviez pour vous joindre à un corps en qui vos yeux trouvent des sujets d’une extrême passion.

Cependant Francion, ayant regardé attentivement le portrait, l’attacha d’une épingle au dossier de son lit, et reprit après la parole, ainsi que l’on pourra voir au livre suivant.

FIN DU TROISIÈME LIVRE


QUATRIÈME LIVRE


DEMAIN, je verrai ce portrait tout à loisir à la clarté du jour, dit Francion ; mais, pour maintenant, il faut que je m’acquitte de ce que je vous dois, et au lieu de vous conter mes aventures courtisanes je vous conte mes aventures scolastiques. Figurez-vous donc de voir entrer Francion en classe, le caleçon passant hors de son haut-de-chausse, jusques à ses souliers, la robe mise tout de travers, et le portefeuille dessous le bras, tâchant de donner un pourri[33] à l’un et une nasardewkt à l’autre. Toujours j’avais un roman caché dessus moi, que je lisais en mettant mes autres livres devant, de peur que le régent ne l’aperçût. Le courage m’étant alors crû de beaucoup, je soupirais en moi-même, de ce que je n’avais encore fait aucun exploit de guerre, bien que je fusse à l’âge où les chevaliers errants avaient déjà défait une infinité de leurs ennemis, et je ne saurais vous exprimer le regret que j’avais de voir que mon pouvoir ne répondait pas à ma volonté.

Ne vous étonnez point si j’aimais mieux lire que d’écouter mon régent ; car c’était le plus grand âne qui jamais monta en chaire. Il ne nous contait que des sornettes, et nous faisait employer notre temps en beaucoup de choses inutiles, nous commandant d’apprendre mille grimauderies les plus pédantesques du monde. Nous disputions fort et ferme pour les places, et nous nous demandions des questions l’un à l’autre ; mais quelles questions pensez-vous ? Quelle est l’étymologie de Luna ? et fallait répondre que ce mot se dit : Quasi luce lucens aliena ; comme qui dirait, en français, que chemise se dit quasi sur chair mise. N’est-ce pas là une belle doctrine pour abreuver une jeune âme ? Nous passions les journées sur de semblables badineries, et celui qui répondait le mieux là-dessus portait la qualité d’Empereur. Quelquefois ce sot pédant nous donnait des vers à faire, et endurait que nous en prissions de tous entiers de Virgile, pour le mieux imiter, et que nous nous servissions encore, pour parfaire les autres, de certains bouquins comme de Parnasse et du Textor. S’il nous donnait à composer en prose, nous nous aidions tout de même de quelques livres de même étoffe, dont nous tirions toutes sortes de pierres pour en faire une capilotade à la pédantesque. Cela n’était-il pas bien propre à former notre esprit et ouvrir notre jugement ?

Quelle vilenie de voir qu’il n’y a plus que des barbares dans les universités pour enseigner la jeunesse ! Ne devraient-ils pas considérer qu’il faut de bonne heure apprendre aux enfants à inventer quelque chose d’eux-mêmes, non pas les renvoyer à des recueils, à quoi ils s’attardent et s’engourdissent tandis ? On ne sait point là ce que c’est que de pureté de langage, ni de belles dictions, ni de sentences, ni d’histoires citées bien à propos, ni de similitudes bien rapportées. Mon Dieu ! que les pères sont trompés, pensant avoir donné leurs fils à des hommes qui les rempliront d’une bonne et profitable science ! Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire, et sont en peu de temps cuistres, pendant lequel ils dérobent quelques heures, pour étudier, en passant, de celles qu’ils doivent au service de leurs maîtres. Tandis que leur morue est dessus le feu, ils consultent quelque peu leurs livres, et se font à la fin passer maîtres ès arts ; ils lisent seulement les commentaires et les scoliastes des auteurs, afin de les expliquer à leurs disciples, et leur donner des annotations dessus. Au reste, ils ne savent ce que c’est que de civilité, et faut avoir un bon naturel, et bien noble, pour n’être point corrompu, étant sous leur charge ; car ils vous laissent accoutumer à toute sorte de vicieuses habitudes sans vous en reprendre.

Notre régent, avec toutes ses belles qualités, ne laissa pas de nous vouloir faire jouer des jeux français de sa façon, car il tranchait gourdementwkt du poète. Il y eut beaucoup d’écoliers qui prirent deux personnages, et le désir que j’avais de me voir une fois prince en ma vie m’en fit aussi prendre un ; car c’était une tragédie où il ne venait que des monarques et des grands seigneurs en la scène, et même j’eus tant d’ambition, que je voulais aussi être le dieu Mercure en moralité latine qui se jouait aussi par intermèdes.

Jamais vous ne vîtes rien de si mal ordonné que notre théâtre. Pour représenter une fontaine, on avait mis celle de la cuisine, sans la cacher de toile ni de branchage, et l’on avait attaché des arbres au ciel parmi les nues. Nos habits étaient très mal assortis ; car il y avait le sacrificateur d’un temple de païens qui était vêtu, comme un prêtre chrétien, d’une aube blanche, et avait par-dessus la chape dont l’on se servait à dire la messe en notre chapelle. Au reste, la disposition des actes était si admirable, les vers si bien composés, le sujet si beau et les raisons si bonnes, qu’en ayant trouvé parmi des vieux papiers quelques fragments il y a deux mois, je pensai vomir tripes et boyaux, tant cela me fit mal au cœur. Mon Dieu ! ce dis-je, est-il possible que Francion ait proféré autrefois de si sottes paroles ? Et quant et quant, je jetai dans le feu cette horrible pièce.

Lorsque j’en jouai mon personnage, il n’y avait rien qui ne me semblât extrêmement bien fait, et je tâchais d’en imiter les vers, lorsque j’en voulais composer d’autres ; même j’étais si aveugle, qu’encore que j’en eusse trouvé la plupart dans des comédies imprimées, dans les farces de Pathelin et dans le roman de la Rose, d’où le pédant les avait frippés[34], je ne retranchais rien de la gloire que je lui donnais. Il faut que je vous conte quelques-unes des plaisantes impertinences qu’il commit en sa pièce, aussi bien à la faire représenter qu’à en composer les paroles : Jupiter se plaignait qu’il avait mal à la tête, et disait qu’il s’en allait coucher, et qu’on lui apprêtât un bouillon et un consommé. Cela eût été bon, si l’auteur eût feint qu’il était à cette heure-là gros de Minerve.

Il avait mis quelques seigneurs qui en venaient assassiner un autre, sans en donner autre sujet, sinon qu’ils s’imaginaient qu’il avait offensé un de leurs parents, qui à son dire même ne se trouvait bien piqué. Aux endroits où il était besoin d’user d’une grande promptitude, il faisait tenir de longs discours inutiles, et tout partout il ne s’y disait rien qui ne fût hors de propos. Il y avait en la scène deux gentilhommes qui se plaignaient l’un à l’autre des rigueurs dont usait l’Amour en leur endroit ; ils se troublèrent un peu, de sorte qu’ils demeurèrent tout court, aussi muets que les planches même du théâtre, et ne se souvenaient point de faire de certaines actions qui étaient nécessaires. Le pédant leur soufflait derrière la tapisserie et leur disait ce qu’il fallait qu’ils fissent ; mais ils étaient si éperdus, qu’ils ne l’oyaient point. Pour donner remède à cela, il se met en évidence sur la scène et les fait souvenir de leur devoir. Aussitôt l’un des deux reprit la parole et continua en cette sorte une longue traite qu’il avait auparavant commencée :

Que viens-tu faire ici, animal sans raison ?
Éloigne-toi de nous, va et nous laisse faire.
Mieux que toi nous savons ce qui est nécessaire.

Il voulait parler à Cupidon en l’injuriant et lui disant qu’il ne vînt point troubler leur repos, que ses conseils n’étaient pas trop bons et qu’ils aimaient mieux suivre leurs sentiments qui leur apprenaient ce qu’il était besoin de faire pour vivre heureux ; car tout cela était expliqué plus au long par les vers qui suivent ceux-ci. Mais les auditeurs, voyant qu’en disant cela il se tournait vers son pédant, crurent qu’il parlait à lui sans doute, et je vous laisse à penser quel éclat de risée il y eut par toute l’assistance et si l’on put ouïr le reste des discours des amants, pour concevoir une autre opinion.

Voilà déjà un grand esclandre, mais il en arriva encore un autre qui ne fut pas moindre : j’avais été tué à la tragédie par mon ennemi, et après cela, je faisais le personnage d’une Furie qui voulait tourmenter l’homicide. Pendant que j’étais sur le théâtre avec celui que je poursuivais, il y eut un acteur qui, ayant aussi à changer d’habit, ne savait où mettre ses premiers ; parce qu’il était familier du régent, le voyant nu tête, il le couvrit d’un turban qu’il avait et lui jeta sa casaque dessus les épaules, dont il mit après les manches, encore qu’il eût sa soutane, à cause qu’il faisait froid. En ce même temps, celui après qui je courais de tous côtés, avec un flambeau ardent et des postures étranges, comme s’il eût été saisi d’horreur de me voir, commença d’hésiter en ses plaintes et récita six fois un même vers sans pouvoir trouver en sa mémoire celui qui devait suivre, pensant que je m’en souviendrais mieux que lui, à cause que je l’avais ouï par plusieurs fois répéter, il me disait :

— Comment est-ce qu’il y a après ? Francion, souffle-moi !

Mais sans songer à ce qu’il me demandait, je tournoyais d’un côté et d’autre. Notre régent, extrêmement en colère de voir cette ânerie, sort avec son libelle à la main, sans songer au vêtement qu’il avait pris, et le venant frapper d’un coup de poing, lui dit :

— Va, va, ignorant, je n’acquerrai que du déshonneur à cause de toi ; lis ton personnage.

Cet autre prend le papier, et se retire vivement derrière la tapisserie, pensant que ce fût le vouloir du régent. Moi, voyant mon maître accoutré tout de même que celui qui venait de sortir (car nos habits, venant des défroques d’un ballet du roi, étaient presque tous pareils) je crois qu’il vient là, au lieu de lui, pour achever son personnage qu’il n’a pu faire ; je le prends donc par une manche, comme il m’avait été enseigné et, le faisant tourner et courir d’un côté et d’autre, je lui passe le flambeau par-devant le nez, tellement que je lui brûlai presque toute la barbe. Tandis que mon compagnon, qui avait manqué, n’oyant pas récité ses vers à mon maître, croyait qu’il les eût oubliés aussi bien que lui, et les lui soufflait si haut, que l’on pouvait entendre du haut de la salle. Pensant alors qu’il fût devenu sourd, il rentre en la scène, et les lui vient crier aux oreilles : cela me confirma davantage en l’opinion que j’avais conçue, que notre pédant voulût jouer ce personnage de l’homicide ; et, comme j’étais plus fort que lui, je le tourmentai tant qu’à la fin il fut contraint de se laisser choir à terre. Je vous proteste que la poix-résine que je brûlais l’entêtait de telle manière, qu’avec les secousses que je lui donnais elle fut cause qu’en un instant il devint comme tout pâmé, et que ses esprits furent si affaiblis, qu’il ne me pouvait pas dire distinctement que je le laissasse. À n’en point mentir, je ne vous nie pas qu’il n’y eût beaucoup de malice de mon côté, et que je ne lui fisse ce traitement quasi tout exprès pour me venger de la cruauté qu’il avait aucunes fois exercée sur moi ; car, si mon compagnon eût gardé son personnage, je ne lui eusse pas fait souffrir tant de mal ; mais je vous assure bien que jamais, en quelque farce ni en quelque mômerie que ce soit, l’on n’a pris autant de contentement que l’on fit en nos jeux, où il arriva de si plaisants succès.

L’on me donna la gloire d’avoir le mieux fait de tous les acteurs, qui étaient pour la plupart des caillettes[35] de Parisiens qui, selon les sots enseignements du régent, rempli de civilité comme un porcher, tenaient chacun un beau mouchoir à la main par faute d’autre contenance et prononçaient les vers en les chantant, et faisant souvent un éclat de voix plus haut que les autres. Pour bien faire, je faisais tout le contraire de ce que mon maître m’avait enseigné ; et, quand il me fallait saluer quelqu’un, ma révérence était à la courtisane, non pas à la mode des enfants du Saint-Esprit, qu’il m’avait fallu contraindre d’imiter. Au reste, je ne faisais des gestes ni des démarches qu’aux lieux où la raison me contraint qu’il en était besoin : mais je me repentis bien à loisir d’avoir trop bien représenté la furie ; car mon régent voyant que tout le collège et beaucoup de gens d’honneur de la ville s’étaient moqués de lui, voulut tirer de moi une vengeance, et, à la première faute que je commis, me déchiqueta les fesses avec des verges plus profondément qu’un barbier ne déchiquette le dos d’un malade qu’il ventouse.

En ce temps-là, je vivais avec Hortensius comme de coutume, sinon qu’il nous traitait encore plus mal que les années précédentes ; et, même, pendant l’hiver qui avait été extrêmement froid, voyant qu’il ne nous donnait point de bois, nous avions été contraints de brûler les ais de nos études, la paille de nos lits, et puis après nos livres à thème, pour nous chauffer. Un jour, il voulut faire la visite de ma bibliothèque, et, y trouvant force livres français d’histoires fabuleuses, il les emporta tous, disant qu’ils corrompaient mon bon naturel et me gâtaient l’esprit ; car c’était ainsi qu’il l’estimait. Il en trouva de si amoureux, qu’ils servaient beaucoup à enflammer son cœur, avec la vue de la fille de l’avocat, qui payait ma pension.

Notez que l’amour triomphe aussi bien du bonnet carré des pédants que de la couronne des rois. Ce qui l’invitait davantage à suivre l’empire de ce petit dieu est qu’il voyait sa puissance révérée et estimée de presque tous les livres des philosophes. Vaincu d’un si doux trait, il commença de rechercher les moyens de plaire à sa dame et s’habilla plus curieusement qu’il n’avait fait ; car, au lieu qu’il avait accoutumé de changer de linge que tous les mois, il en changea tous les quinze jours ; à chaque matin il retroussa sa moustache avec le manche d’une petite cuiller à marmite, et le ravaudeur notre portier fut employé deux journées à mettre des manches neuves à sa soutane et à recoudre des pièces en quelques endroits déchirés. Jamais il ne s’était regardé chez lui que dans un seau d’eau ; mais alors il fut bien si prodigue que d’acheter un miroir de six blancs[36], où il ne cessait de regarder s’il avait bonne grâce à faire la révérence, ou quelques autres actions ordinaires, et quelquefois il avait beaucoup de peine car il avait envie de voir s’il avait bonne façon en lisant, et ayant jeté les yeux sur son Marc-Tulle, qu’il tenait entre ses mains, il les relevait vers le miroir ; mais il ne pouvait contenter son désir, parce qu’il trouvait que son image, qui y était représentée, haussait la tête aussi bien que lui, et ne regardait plus dans le livre ; de sorte qu’il eût bien voulu tourner sa vue en même temps en deux lieux.

Encore qu’il fût soigneux de son corps, ce n’était pas qu’il se proposât de gagner la bienveillance de sa maîtresse par ce seul moyen ; les qualités de son esprit, qui lui semblaient éminentes, étaient les forces auxquelles il se fiait le plus ; tous les jours il feuilletait les livres d’amour qu’il m’avait pris, et en tirait les discours qui étaient les meilleurs à son jugement pour en orner dorénavant sa bouche. Entre ces volumes, il y en avait un plein de métaphores et d’antithèses barbares, de figures si extraordinaires, qu’on ne leur peut donner de nom, et d’un galimatias continuel où le plus subtil esprit du monde fût demeuré à quia, s’il en eût voulu expliquer quelque chose. Néanmoins il appelait l’auteur un Cicéron français, et formait tout son style sur le sien, excepté qu’il tirait encore d’autres de ce temps de certaines façons de parler qui lui semblaient merveilleuses, parce qu’elles étaient pas communes, bien que ce fût autant de fautes dont une fruitière du coin des rues l’eût repris, et ses beaux auteurs aussi. Je m’en vais vous redire un discours qu’il tint à sa maîtresse, suivant ceux qu’il avait lus, un jour qu’il la trouva toute seule chez elle, comme il allait tout exprès visiter son père :

— Mademoiselle, lui dit-il, je gagne en perdant, et si, je perds en gagnant, à raison qu’en perdant la fréquentation de monsieur votre père je gagne la vôtre, qui me fait encore perdre d’une autre façon, car je perds ma franchise, en vous oyant discourir. Les incomparables charmes de vos incomparables perfections, que l’on ne peut assez magnifier, se tiennent si bien sur leurs pieds en assaillant, que ce serait être orbe de raison[37] que de croire de pouvoir se défendre ; par quoi ce serait toujours la cause par laquelle je me dirai votre incomparable serviteur.

Frémonde, ainsi s’appelait la demoiselle, à peine put trouver une réponse à des propos si extravagants. En peu d’heures, elle reconnut la sottise du personnage qu’elle n’avait jamais vue si manifestement découverte. C’était une bonne marchande[38] : les grands drôles du collège, avec qui je me mettais déjà, me disaient qu’ils voyaient à son encolure qu’elle était du métier, et continuement ils ne s’abusaient en façon quelconque : car, étant demeurée privée de sa mère dès l’âge de quatre ans, son humeur joviale et volage la portait en beaucoup d’excès d’amour envers des jeunes hommes qui la courtisaient, à la vue même de son père, qui ne se mettait guère en souci pour cela, d’autant qu’il était pauvre, et qu’il s’imaginait qu’elle tâchait d’attraper au trébuchet quelque riche serviteur qui l’épousât. Je me souviens bien que, quand j’étais plus jeune en feignant de me vouloir chatouiller ou d’avoir envie de tirer quelque chose de mes pochettes, elle fourrait sa main aucune fois dedans celle de devant, où elle prenait la liberté de manier tout ce qu’elle y trouvait. Ô ! combien de fois ai-je dit en moi-même, en y songeant :



— Que n’ai-je maintenant la faveur que j’avais alors, ou que n’avais-je alors la puissance que j’ai maintenant. J’eusse chatouillé cette mignarde au lieu où elle se démangeait ; et possible en eût-elle été bien aise, vu qu’il est croyable qu’en ce temps-là, craignant l’enflure, elle flattait encore ses désirs avec quelque chose qui n’avait que la forme de ce qu’elle souhaitait.

Un jour, j’allai chez elle, comme elle était entretenue d’un jeune avocat, qui me demanda, sur ce quelque propos, si un ancien n’avait pas dit que la pire des bêtes farouches est le médisant et des domestiques le flatteur. Je lui répondis qu’oui, et que je l’avais lu dans Plutarque : mais il fallait corriger l’apophthegme, et dire que la pire des bêtes domestiques est le pédant. Ayant loué mon intention, il me dit que j’avais une raison très juste, et qu’il avait été exposé aussi bien que moi à la fureur de ces animaux.

Puis il voulut savoir de quelle humeur était Hortensius : Apelle ne dépeignit cettui-là, de sorte que je fis rire Frémonde à bon escient. Quand j’eus raconté tout ce que je savais, elle dit au jeune avocat le discours que ce maître pédant lui avait fait, il y avait quelques jours, et résolut, avec lui, d’en prendre un plaisir singulier. J’entendis à bâtons rompus leurs propos et dis incontinent :

— Je vous jure, mademoiselle Frémonde, qu’il est devenu amoureux de vous ; car, toutes les fois qu’il me voit, il me dit que vous êtes extrêmement parfaite, et me demande si je ne sais point de vos nouvelles.

— Mon Dieu ! Francion, répondit Frémonde, faites-moi ce plaisir que de lui faire accroire qu’il est infiniment en mes bonnes grâces et que je ne vis jamais homme si éloquent que lui.

Dès que je lui pus parler familièrement, je ne manquai pas à m’acquitter de cette charge encore mieux que Frémonde n’espérait ; car je le disposai à l’aller voir dès le lendemain et à lui parler ouvertement d’amour.

Voici sa belle communication de mot à mot : « Comme ainsi soit que vos attraits prodigieux aient dépréhendé mon esprit, qui avait auparavant blasphémé contre les empanons des flèches de Cupidon, je dois non seulement implorer les autels de votre douceur, mais encore essayer de transplanter cette incomparable influence du ciel où séjourne votre divinité, en la terre caduque où m’attachent mes défauts. Partant, ne pouvant qu’injustement adresser mon cœur qu’à vous, dès l’instant que je devins merveilleusement amoureux de si amoureuse merveille que vous êtes, je résolus de le sortir de sa place quotidienne, et l’offrir à vos pieds, bien qu’il fût fait rebellions générales en mon jugement et en ma raison, qui pensèrent toutefois à la fin que ma liberté aurait si bien sur les doigts qu’il lui serait force de se rendre. Maintenant vous avez fait de si fortes, visibles, puissantes impressions sur mon âme, que jamais aucun imprimeur n’a mieux imprimé feuille que vous l’avez imprimée d’un caractère indélébile ; et ma volonté, y recevant l’idole de vos monstrueuses beautés, y fait grandement les honneurs de la maison : vous aurez donc toujours, à cette cause, l’image de mes affections au-devant de vos yeux, et mettez votre nez dedans, afin de voir comme elles sont innumérables. Arrachez les vôtres de votre cœur pour me réciproquer, s’il vous plaît, et n’affligez plus mon repos, comme vous avez fait par ci-devant ! »

Cette belle harangue finie, Frémonde lui dit, en paroles nettes et naïves, qu’elle ne croyait pas avoir puissance de captiver un si bel esprit que le sien, mais qu’elle se figurait qu’il voulait feindre de la passion pour avoir sujet d’exercer son éloquence.

— Ha ! bel astre mignon, s’écria-t-il, vous ne connaissez pas que déjà vous êtes haut montée dessus l’horizon de l’accompli, et que la perfection de vos miracles et le miracle de vos perfections, d’un effort faiblement fort, blessent mon âme jusques au sang. Ha ! demoiselle autant belle que cruelle, et autant cruelle que belle, vous ressemblez bien à ce traître empereur Néron, qui prenait plaisir à voir brûler la ville de Rome ; car vous regardez avec contentement, du haut de l’échauguette de vos mérites, brûler non seulement les faubourgs, mais encore la ville de mon cœur, avec toutes les églises dont je vous ai fait la dédicace. Ne savez-vous pas, mademoiselle, qu’un ancien disait cette mignarde sentence : Amoris vulnus idem qui facit sanat. Guérissez un pauvre moribond, c’est à vous à faire ; autrement je chanterai avec le poète Properce, que vous connaissez pour un bon auteur et sans reproche : Solus amor morbi non cupit artificem.

En suite de cela, il dit tant de tripes de latin, que je pense qu’il débagoulawkt-3 tout ce qui était dans le pot-pourri de ses lieux communs sous le titre De amore. Frémonde, sans faire semblant de trouver de l’impertinence en ses discours, les écoutait attentivement, et ne lui répondait pas néanmoins aussi favorablement qu’il avait espéré ; voilà pourquoi il poursuivit ainsi :

— Quoi donc, belle, plus Vénus que Vénus de Cypre quelque raison que moi, misérable passif, puisse faire au genre démonstratif, et quelque syllogisme que je puisse faire couler de ma bouche, vous ne sauriez croire que je sois votre superlatif serviteur per omnes casus ?

— Vous n’êtes pas né pour servir, monsieur, répondit alors Frémonde ; il n’y a point de fille, si ambitieuse qu’elle soit, qui se voulût donner la qualité de votre maîtresse ; pour moi, je prendrais plutôt celle de votre esclave.

Hortensius fit là-dessus des répliques qui n’ont point de comparaison en plaisanterie, et les discours de tous les pédants du monde ne sont rien au prix ; car, avec tout cela, il excoriait des mieux la langue latialewkt, et se servait d’un petit nombre de proverbes grecs dont il entrelardait ses propos. Je vous laisse à juger si Frémonde entendait tout ce qu’il lui disait.

Elle, qui recevait toutes ses offres de service en bouffonnant, selon sa coutume, ne laissa pas de lui assurer qu’elle l’irait visiter dans peu de temps et ne mènerait que deux bourgeoises de ses voisines en sa compagnie, et possible ce jeune avocat qui lui faisait l’amour, lequel elle lui disait être son cousin-germain. Sachant le jour que la reine de son cœur devait venir en sa maison, il fit force préparatifs, l’amour l’ayant rendu prodigue et voulut pour le moins dépenser le demi-quartier d’une pension à lui apprêter une collation somptueuse.

Je songeai donc que, par aventure, ne m’y prierait-il pas, et que, pour ne laisser le certain pour l’incertain, il n’était que de faire son coup de bonne heure. Une bouteille de vin muscat et une autre d’hypocras étaient dans son étude, qui me tentaient d’une étrange façon ; mais quel moyen de les avoir ?

Les planches par où j’avais pris le lièvre étaient reclouées. En cette pensée, j’entrai dans sa chambre, où, voyant Hortensius lire un grand livre, je regardai au titre ce qu’il commençait ; c’était un traité de l’État et de la puissance du Grand-Turc.

— Voici un beau livre, me dit-il, j’y viens d’apprendre ce que je ne savais pas encore ; il fait bon vivre et tout remarquer. C’est que l’on ne tourne jamais le cul à ce grand empereur, qui tient le siège de Mahomet, et que l’on s’en va à reculons de devant lui, quand l’on serait même ambassadeur de France. Souvenez-vous bien de cela, fripon, et l’écrivez tantôt dans votre recueil.

— Voilà qui est fort plaisant, ce dis-je en riant, car depuis qu’il était amoureux j’étais devenu aussi grand maître que lui ; puis, après, voyant son étude ouverte, j’entrai dedans, tout d’un saut.

— Qu’allez-vous faire là-dedans ? me dit-il.

— Je vais chercher votre Ovide, Dominé, lui répondis-je.

— Il est au coin de mes tablettes, répliqua-t-il.

Je n’avais que faire de l’Ovide et eusse plutôt eu affaire d’un os plein ; partant je ne laissai pas de le prendre pour faire la mine, et, trouvant la bouteille d’hypocras, qui était trop grande pour la cacher dedans mes chausses, je l’attachai à une aiguillette derrière mon dos ; forgeant une subtilité admirable, je sors, tenant l’Ovide en ma main, et, marchant toujours à reculons, je dis à mon maître, qui n’avait garde à cette heure-là de tenir la vue sur son livre :

— Monsieur, j’ai tant envie de retenir en ma mémoire la révérence que l’on porte au Grand-Turc, que je veux maintenant m’en aller d’auprès de vous comme si vous l’étiez.

Je me reculai donc jusqu’à la porte avec des postures de bouffon qui le firent rire ; et, de cette sorte, ayant dérobé sa bouteille sans qu’il l’eût vu, je l’allai décoiffer en mon étude, où j’avalai de bonnes gorgées ; mais, de peur de me rencontrer devant lui lorsqu’il serait en la fureur qui le posséderait, s’étant aperçu du larcin, tout aussitôt je retournai en sa chambre, où je lui demandai congé de sortir, ce que j’obtins avec un exeat. Et, ayant pris ma bouteille sous mon manteau, je fus la vider chez un écolier de ville de mes amis ; puis après je m’en allai trouver Frémonde, avec laquelle je ne craignis point de m’en retourner au collège, parce que je savais qu’elle était aussi capable d’apaiser la colère d’Hortensius que l’est un verre d’eau de rabattre la force d’un verre de vin.

Elle n’avait que ses deux voisines en sa compagnie, comme elle l’avait promis, et entra avec elles chez Hortensius ; non pas par la grande porte du collège, mais par une de derrière qu’il avait sur la rue, et que, pour ce sujet, il venait de faire ouvrir, encore qu’il y eût plus de six ans qu’elle était fermée.

Après quelques devis amoureux, il prit une plume, et écrivit sur un papier de certains vers à la louange de sa maîtresse. Une des bourgeoises loua son courage ; et, se souvenant d’avoir vu cette même poésie parmi celles d’un poète de ce temps, comme elle vit qu’il s’arrêtait, qu’il rongeait ses ongles, et qu’il tapait du pied tout de la même sorte que s’il eût eu bien de la peine à parachever les stances qu’il feignait de composer, elle lui dit par raillerie :

— Monsieur, si vous ne vous souvenez point de ce qui suit, je vous dicterai ; écrivez, je le sais bien par cœur, il n’y a qu’un jour que je lus encore cette pièce-là dans un livre dont l’on m’a fait présent.

— Je ne le pense pas, répondit Hortensius, ceci vient entièrement de ma muse.

— Je m’en vais vous réciter la suite, réplique la bourgeoise et vous verrez que tout répondra à ce que vous avez déjà écrit.

Alors, lui ayant dit tout mot à mot, elle ne s’en contenta pas, mais entra en l’étude, dans laquelle elle chercha tant, qu’elle y trouva un livre pareil au sien, où elle montra à Hortensius les mêmes vers qu’il avait écrits ; et pourtant il ne se rendit pas, au contraire, il assura toujours qu’il en était l’auteur, et dit, par vanité, que, son esprit était semblable à celui de ce poète, il s’était rencontré en de mêmes pensées et en de mêmes pointes que lui.

— Ne savez-vous pas, continuait-il, que l’on ne saurait rien dire qui n’ait été déjà dit ? et, si je trouve ici de la différence, car j’ai mis Frémonde et il a mis un autre nom, j’ai mis en un endroit « charmes » et lui » attraits » ; au commencement de ma troisième stance, vous trouvez « je ne veux pas », et au même lieu de la sienne il y a « je ne veux point ».

Ainsi Hortensius tâchait de cacher son larcin, plus grand que celui que j’avais fait de sa bouteille ; mais il n’était non plus couvert que ne le serait un homme nu qui n’aurait qu’un rets dessus soi. Si l’on n’osa pas, à cette heure-là, se moquer ouvertement de lui, l’on le fit après en beaucoup de bonnes compagnies ; mais, quand j’y songe, la bourgeoise, ayant vu sa première stance, n’avait qu’à se retirer sans voir les autres, et, lorsqu’il eût achevé, si elle l’eût vue écrite, l’on eût indubitablement cru qu’elle était une grande sorcière, pensant qu’elle eût deviné ce que l’on eût pensé qu’Hortensius fût venu à l’heure même de composer.

Cette invention ne venant pas à son esprit, elle se servit de celle que je vous ai dite, qui vaut bien autant ; et notre pédant, afin de faire oublier ceci, commença incontinent de mettre tout par écuelles, chargeant la table d’une honnête collation : les confitures sèches et liquides n’y manquèrent non plus que l’eau à la rivière ; mais il y avait une bouteille d’hypocras qui manquait, et que l’on ne pouvait trouver ; il se fallait contenter de celle de vin muscat ; toutefois Hortensius ne fit point paraître que le larcin que l’on lui avait fait le mît en colère, à cause qu’il craignait, pensez, que sa maîtresse ne le trouvât de mauvais naturel. Moi, bien aise, je pris la hardiesse de venir jusques au lieu où était Frémonde, qui me fit autant de bien qu’il lui fut possible, me donnant ce qui lui restait après avoir rempli son ventre et ses pochettes.

Hortensius avait coutume, quand il festoyait quelqu’un chez lui, de manger plus que tous ceux qui étaient à sa table, afin que tout au moins la plupart de la dépense se tournât à son profit. Il avait donc déjà bien fait son office à nettoyer les plats, et encore mieux à vider les bouteilles, tellement qu’il était entré en une humeur la plus gaillarde du monde ; à tous propos, il contait quelque petite histoire d’amour ; mais, parce qu’il avait un vice en liant ses périodes que plusieurs autres commettent, comme il y en a qui disent toujours : « Enfin », la compagne de celle qui lui avait fait un affront pour sa poésie le remarqua incontinent, et, à la première fois qu’il dit : « Pour le faire court », car c’étaient les mots qu’il répétait, elle lui répondit :

— Si vous nous voulez plaire, il ne faut pas dire si souvent : « Pour vous le faire court », parce que tout résolument nous le voulons long.

Cette privauté accrut son allégresse, et lui fit boire encore trois coups ; de sorte qu’il chancelait à chaque moment. L’on lui demanda s’il apprenait à danser, et s’il répétait les passages de courante. N’ayant pas le soin de cacher sa maladie, il répondit :

— Il y a un certain auteur anonyme, que je pense, qui dit que Bacchus dolosus luctator est, primum caput, deinde pedes tentat. Ainsi je reconnais bien cette cautèle, medius Fidius ; il m’a donné le crochet pour me faire tomber, cependant qu’il m’a assailli par en haut au même temps.

Comme il tenait ce discours, l’amant de Frémonde vint avec deux de ses amis, et encore deux bourgeoises des plus gausseuses de la ville.

— Monsieur, dit l’avocat à Hortensius, ayant à parler à mademoiselle Frémonde, nous sommes entrés franchement en votre maison, de quoi je vous supplie de nous excuser.

— Il n’est pas besoin que vous usiez de compliments, interrompit Frémonde, je m’assure que monsieur est très aise de votre venue et n’a point d’ennui, sinon de ce qu’il voit que vous êtes arrivés trop tard pour la collation.

Alors une de ses compagnes dit : « Il y a bien encore quelque peu de vin muscat. »

Salva pace, madame, dit le cuistre.

— Eh bien, dit Hortensius, va-t’en mettre ordre que mon compère le cabaretier m’en envoie de meilleur, avec quelque pièce de rôt.

Or, il disait cela parce qu’étant déjà fort tard, et voyant que les derniers venus avaient amené un vielleux, il s’imaginait bien qu’il fallait qu’il donnât à souper à tout ce qu’il y avait de personnes dedans sa chambre, vu qu’ils y demeuraient encore beaucoup de temps : néanmoins il n’en avait point de fâcherie, d’autant qu’il lui semblait que c’étaient gens d’une si bonne humeur, qu’il ne pouvait faire moins que d’acheter leur compagnie.

Les viandes étant venues, chacun se mit à table pour le souper, et n’y eut que les dames qui avaient assisté à la collation qui ne mangèrent point. Quant à Hortensius, il ne laissa pas enrouiller ses dents. Ô ! qu’il lui faisait bon voir ronger artificieusement une cuisse de poulet, en tournant la tête du côté de Frémonde, et retournant les yeux sens dessus-dessous, pour lui jeter des regards amoureux ! Mais c’était une chose bien plus belle à voir comme j’étais derrière la même Frémonde, pour avoir d’elle des morceaux qui me plaisaient bien plus que ma portion ordinaire.

Le souper fini, l’on fit jouer au vielleux toutes sortes de danses, et les jeunes hommes qui étaient là montrèrent la disposition de leurs corps au son d’un agréable instrument. Enfin, étant lassés de cet exercice-là, ils mirent en avant quelques petits jeux, où les dames prirent assez de plaisir. En après ils firent tant de folies et si différentes, qu’il m’est impossible de vous les réciter : je vous dirai seulement qu’en vérité ils jouèrent fort bien à remue-ménage, car il n’y eut livre dans l’étude qu’ils ne jetassent par terre en bouffonnant ; et même ils ne pardonnèrent point au linge sale, qui était sur le plancher en un coin, selon la propreté des collèges. Chacun en prit sa pièce, et la mettant tout en toupillon, la darda en la tête de Hortensius, qui demandait si l’on voulait jouer à la mouche, et se défendait au moins mal qu’il pouvait. En suite de ceci, l’on lui dit que tout résolument il fallait qu’il dansât au son de la vielle avec Frémonde, et qu’il ne lui avait point montré encore ce qu’il savait faire. Il s’accordait bien à cela, néanmoins il ne voulait point quitter sa soutane, non pas qu’il craignit que l’on la lui dérobât, comme un fort brave homme que je connais, qui danse toujours avec son manteau de peur qu’il ne s’égare, mais parce qu’il avait peur que l’on ne vit que son pourpoint était privé de deux ou trois de ses basques, et déchiré en plusieurs lieux, dont quelques-uns étaient rapetassés avec des étoffes d’une autre couleur ; quelque résistance qu’il fît, il fallut qu’il quittât la vénérable couverture de sa pauvreté. Ce ne fut pas un maigre passe-temps de lui voir faire des fleurons, des passages et des cabrioles, qui étaient, je pense, les mêmes que Socrate eut la curiosité d’apprendre un peu avant sa mort. Cependant l’un des jeunes hommes vêtit sa soutane, et commença à se carrer avec. Hortensius, le voyant, lui assura qu’en cet habit il était du tout semblable au principal du collège ; et là-dessus un autre lui demanda quel personnage c’était que ce principal : « Je vous dirais qu’il est de mérite s’il ne me louait point ces chambres trop cher », répondit-il ; et en après il en dit quelque mal, comme il était d’un esprit médisant, spécialement contre ceux qui tiraient la moelle de sa bourse.



Sur ce propos, ayant pris une basse de viole sur le ciel de son lit, s’imaginant d’en savoir bien jouer, il en voulut charmer sa maîtresse : de fortune le vielleux savait le même air qu’il commença à ronfler, et Hortensius, s’étant accordé avec lui, dit à la compagnie !

— Il faut que vous dansiez tout à cette heure un ballet au son de nos lyres.

— Quels personnages représenterons-nous ? dit Frémonde.

— Que monsieur, qui a déjà ma soutane, représente le principal de céans, répondit Hortensius, et que vous et tout le reste de la compagnie, prenant les robes de chambre de mes enfants, fassiez les personnages des écoliers. Tenez, monsieur le principal, prenez ces verges qui sont attachées à ma natte, vous en fouetterez les compagnons à la cadence.

La troupe, étant sortie de sa chambre, pour s’aller déguiser en une autre proche, considéra qu’il était fort tard, et se délibéra de s’en aller sans lui dire adieu, le laissant racler tout son saoul. J’allai querir les manteaux des hommes et les écharpes des femmes dessus son lit, lui faisant accroire qu’ils s’en voulaient servir pour se mieux déguiser, et, leur ayant tout apporté, je les fis sortir par la porte de derrière, dont le cuistre, qui était allé autre part, m’avait laissé les clefs ; puis je m’en retournai en mon étude, que je tins fermée, comme si je n’en eusse bougé de tout le soir.

Le principal faisait alors la ronde dans la cour avec une lanterne de voleur pour voir si tout le monde était retiré ; et passant par devant notre logement, il entendit la viole et la vielle qui jouaient toujours : il ne se pouvait imaginer qui faisait cette musique, qui était la plus discordante du monde, car les deux instruments n’étaient point sur un même ton et ne se suivaient point, et si notre maître touchait souvent les cordes qui n’en pouvaient mais, et allait presque à tous les coups sur une touche au lieu d’aller sur une autre, prenant le C pour le B, et le D pour le C. Se mettant au pied de la muraille, il écouta attentivement et ouït Hortensius qui criait tant qu’il pouvait : « Et ! là, entrez donc, monsieur le principal, c’est à vous à faire ; faites l’introït de votre ballet. »

Le principal croyait qu’il parlât à lui, et qu’il l’eût vu par sa fenêtre : voilà pourquoi il monta jusques en haut, tant pour savoir ce qu’il lui voulait dire que pour apprendre s’il faisait quelque noce chez lui. Il était en l’allée de la chambre, lorsque Hortensius dit encore ceci :

Festina, principal, je suis las d’attendre ; je m’en vais faire un petit escampativoswkt, et danser ici moi-même, si tu ne viens tout à cette heure… Hô ! bonhomme, continua-t-il en frappant sur les doigts du vielleux avec l’archet de sa viole, sonnez-moi le branle que les Lacédémoniens dansaient à leurs sacrifices, ou la sarabande que jouaient ces Curettes, ces Corybantes emportant Jupiter hors du Louvre de Saturne, de peur que ce grand goulu n’ouït crier ce petit enfant et ne le vînt dévorer comme les autres.

Le vielleux qui n’entendait non plus son langage que s’il eût parlé margajatwkt, continuait toujours le premier air de son ballet ; de quoi Hortensius, en colère, le frappa plus ferme qu’auparavant, ce qui fit crier le vielleux en haute gamme. Le principal s’était arrêté près de la porte pour écouter tout ceci ; mais sa curiosité le fit alors entrer dedans et demander à notre maître :

— Quel diable de ballet voulez-vous que je danse ? Monsieur Hortensius, à quel jeu est-ce que vous jouez ici ? Vertu-nom-de-Dieu ! je pense que vous êtes ivre !

— Ha ! monsieur, ne vous fâchez point, dit Hortensius, qui n’avait pas tant bu qu’il ne reconnût bien son principal, j’ai fait ici un convivewkt à quelques-uns de mes amis avec lesquels je m’ébaudis un peu. Ce n’était pas à vous que je parlais tout maintenant ; c’était à un d’entre eux qui va faire l’introït d’une mômerie cimmérienne qu’il a entreprise avec le reste de la société.

— Mais où sont ces gens-là, dont vous parlez ? reprit le principal.

— Ils se déguisent dans la chambre de mes disciples, répondit Hortensius.

Le principal alla dans cette chambre aussitôt, et, n’ayant trouvé personne du monde, lui vint dire :

— Je pense pour moi, que vous n’êtes pas bien sage, et que vous vous imaginez être en grande compagnie, encore que vous soyez tout seul. Hé ! quel ravage est-ce que vous avez fait parmi toute votre chambre ? il semble que les pourceaux y aient entré. Comment ! voilà le bon Sénèque et les auteurs de la langue latine dans les ordures, dit-il en ramassant quelques livres que l’on avait jetés par terre au plus fort de la débauche : Et vous, maître vielleux, je vous battrai à dire : d’où venez-vous ? qu’êtes-vous venu faire à mon collège ? Par aventure, votre belle mélodie a-t-elle fait perdre davantage le jugement à cet homme-ci, qui, n’ayant point d’égal au bien-dire, était véritablement un phénix ?

— Hélas ! monsieur, pardonnez-moi, dit le vielleux je ne vais que là où l’on me mène : mon pauvre luminaire est éteint : un homme, que je ne connais pas, m’a fait venir et a renvoyé mes yeux à la maison, leur disant que je n’avais que faire d’eux jusqu’à demain matin, qu’ils me viendraient querir.

— Qu’est-ce à dire, vos yeux ? dit le principal.

— J’appelle ainsi un petit garçon qui me conduit, répond le vielleux, parce qu’il me dit ce qu’il voit dans la rue, et je le reçois en mon imagination comme si je le voyais aussi. Ô bon Giésus ! je voudrais qu’il fût ici, pour me mener coucher autre part que céans, où l’on m’a déjà bien fait du mal : tantôt j’ai demandé à boire, l’on m’a donné un verre dont le pied était tout emmerdé ; et, quoique l’odeur m’en déplût, la soif que j’avais m’a forcé de le porter à ma bouche, qui, en s’ouvrant fort large, a englouti beaucoup d’urine qui était dedans avant que j’eusse reconnu que ce n’était pas du vin. Ce n’était pas tout : ce beau musicien-ci, qui jouait avec moi, m’a battu comme plâtre, après m’avoir bien dit du latin, qui me froissait autant l’âme que les coups de ses poings me froissaient les côtes. Ô ! quiconque vous soyez, qui parlez à moi, je pense que vous me connaissez bien, pour ce que vous avez tenu quelques discours de l’enseigne d’un cabaret où je loge, qui est le Phénix, reconduisez-m’y donc, et je vous baillerai un blanc.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser de telles prières ni de telles offres, dit le principal, je ne m’en fâche pas pourtant, mon ami, car vous n’avez pas ici vos yeux pour voir qui je suis : cherchez un autre conducteur.

Pendant ce colloque, Hortensius remettait son ménage en ordre, et le vielleux, l’ayant alors arrêté par le bras, lui dit :

— Ho ! monsieur, j’ai joué toute la soirée, l’on m’avait promis un quart d’écu pour mon salaire, donnez-le moi.

— Hé ! mon ami, dit Hortensius, n’as-tu pas pris autant de contentement à m’entendre jouer de la viole que moi à t’entendre jouer de la vielle, et si ne te demandé-je de l’argent pour récompense.

— Ho ! mais vous avez dansé auparavant, réplique le vielleux, et vous ne pouvez pas dire que votre danse m’ait donné du plaisir, et que, pour cela, je ne dois point être payé, car je ne l’ai vue en façon quelconque.

— Que ceux qui t’ont mis en besogne te payent, dit Hortensius ; tu ne saurais rien montrer de ton ouvrage : tout s’est évanouï avec la vue, et cependant tu veux que l’on te baille réellement et de fait un quart d’écu, qui demeure dans ta pochette.

— Voilà-t-il pas la misère du siècle ? dit le vielleux. Hélas ! notre état n’est plus estimé comme il était autrefois : j’ai vu que les douzaines tombaient plus dru dans ma gibecière que ne font à cette heure-ci les doubles. J’allais jouer devant les rois et l’on me faisait mettre au bout de la table.

— Réconfortez-vous, mon ami, dit le principal, je vous ferai payer. Monsieur Hortensius, voulez-vous retenir le salaire de ce pauvre homme ? Mais, dites-moi, quelle fantaisie vous a pris de jouer avec lui ?

— Ne vous l’ai-je pas dit déjà ? répond Hortensius ; je m’en vais aller chercher où est allée la compagnie.

En disant cela, il prit une chandelle, et s’en alla par tout le logis. Le principal, heurtant à nos études, nous demanda s’il y avait eu quelqu’un avec notre maître nous répondîmes que nous n’en savions rien, afin de lui montrer que nous apprenions notre leçon avec tant de ferveur, que nous ne songions pas aux choses indifférentes qui se passaient dans le logis.

— Je ne sais que veux signifier ceci, dit Hortensius en revenant de la quête, je ne rencontre personne.

— Allez, allez vous coucher, vous en avez besoin, répondit le principal, qui croyait qu’il eût perdu l’esprit. Je m’en vais mener le vielleux prendre son repos chez moi, de peur que vous ne vous querelliez de nouveau, ou que, faisant la paix, vous ne recommenciez la musique.

Ayant dit cela, il emmena le bonhomme, qu’il paya de quelque argent qu’il avait à notre maître. Eux étant partis, Hortensius me demanda où étaient allées Frémonde et ses compagnes. Je lui fis accroire qu’ayant avisé le principal qui venait en notre logis elle m’avait prié d’ouvrir la porte de derrière pour s’en retourner, craignant qu’il ne la vît là, et que tous les jeunes hommes l’avaient suivie. Là-dessus, il me demanda où était sa soutane ; et je lui dis que celui qui avait voulu faire le principal l’avait emportée et avait dit qu’il la vendrait le lendemain pour donner à déjeuner à sa bande.

— Ha ! Jupiter Hospitalier, s’écria-t-il, vous avez vu comme j’ai toujours honoré votre déité ; j’ai traité splendidement mes hôtes, et pourtant ils m’ont volé : faites m’en la raison !

Avec cette fâcherie, il s’alla mettre au lit, et le lendemain, dès le matin, il fut visité de tous les pédants du collège, qui venaient voir s’il était rentré en son bon sens, d’où le principal leur avait assuré qu’il était sorti. La nuit, il avait cuvé son vin ; tellement qu’ils ne le trouvèrent point en une autre humeur que celle où il voulait être. Néanmoins ils ne laissèrent pas de le gausser sur la musique. L’après-dînée il me donna charge d’aller chez Frémonde, lui dire qu’il la suppliait de lui faire renvoyer sa soutane. Frémonde se résolut de lui écrire une lettre, où elle lui manda que son affection, qu’elle avait reconnue, lui était agréable, mais que sa condition lui déplaisait, parce qu’encore que son père fût avocat, si est-ce qu’il était très noble de race, et qu’elle ne voulait point épouser d’homme qui au moins ne fût noble par sa vertu, et ne fît profession des armes ; que la soutane ne lui serait donc point rendue, à cause qu’au lieu il fallait qu’il portât désormais une épée, s’il voulait obtenir d’elle ce qu’il avait tant témoigné de désirer.

Ayant lu cette épître qui était comme un arrêt définitif, il y répondit par une autre : Que son dessein avait toujours été de se faire avocat, croyant que Frémonde aurait agréable un homme de la condition de son père ; qu’elle faisait mal de mépriser les hommes de lettres, qui sans doute doivent être plutôt estimés nobles que les hommes d’armes ; que toutefois, puisque c’était sa volonté, il prendrait l’épée, et que la profession qu’il avait toujours suivie ne dérogeait point à la noblesse de ses ancêtres dont il lui donnerait des preuves. Tout ceci était entremêlé de sentences, de proverbes, d’exemples et d’autorités, avec une confusion plus que barbare qui fut si malaisée à démêler, qu’il fallut que l’avocat et quatre de ses amis bien lettrés s’y employassent une après-dînée durant ; encore ne tirèrent-ils leurs explications que par conjectures.

Hortensius aussi perdu d’amour qu’il avait jamais été (car pour dire vrai, la cause de sa passion le méritait), se délibéra d’accomplir ce qu’il avait promis ; et, sachant que, si tout d’un coup il armait son côté d’une épée, cela semblerait étrange à ceux qui le connaissaient, il voulut accoutumer chacun petit à petit à la lui voir. Pour cet effet, il prit un jour la botte, et, se promenant par la ville, dit à tous ses amis qu’il rencontra qu’il partirait le lendemain pour aller en Normandie, qui était son pays ; dans le collège même il fit courir ce bruit-là. Toutefois il ne partit que quatre jours après, il laissa un sous-maître chez lui pour avoir soin de nous en son absence.

Étant de retour, il se logea autre part qu’au collège, et ne quitta point son épée ni ses bottes : il fit rogner son long manteau et métamorphoser sa soutane en pourpoint découpé sur la chemise ; il portait toujours un collet à dentelle et n’avait quasi plus rien de pédantesque que les discours.

Ayant vu Frémonde en cet équipage, elle lui témoigna qu’il lui plaisait infiniment, mais qu’elle ne serait pas entièrement contente s’il ne lui montrait les preuves de l’ancienneté de sa noblesse, qu’il s’était vanté d’avoir. Réduit à cette extrémité, il chercha diligemment les moyens de soutenir une chose si mensongère ; et, ayant appris qu’un bon vieillard de son village était à Paris, il l’alla trouver, et le pria de venir témoigner qu’il avait connu son père, et qu’il l’avait toujours vu tenir dans le pays pour gentilhomme. Le vieillard, qui était fort homme de bien, dit qu’étant si près, comme il était, d’aller rendre compte à Dieu de ses actions, il ne pouvait se résoudre à proférer un mensonge, pour toute la récompense qu’il lui promettait ; de laquelle il ne se trouvait guère désireux, n’ayant plus quasi à faire des biens de ce monde. Hortensius lui répliqua là-dessus que, sur toutes les demandes que l’on pouvait lui faire, il lui dresserait des réponses si subtiles, qu’encore qu’elles ne fussent rien que de la vérité, elles ne lairraientwkt pas de beaucoup servir à prouver ce qu’il fallait. Le villageois lui dit que, pourvu qu’il fît cela, il avait rencontré un homme dont il retirerait toute sorte de plaisir.

— Or bien, dit Hortensius, mon père était aussi gentilhomme que toi, et, quand tu affirmeras qu’il était noble tu ne mentiras point ; car tu n’as point le courage vilain, et il ne l’avait point non plus. Je m’en vais te dire comment : si l’on vous eût donné à tous deux cent mille livres de rente, vous ne vous fussiez pas adonnés à des exercices mécaniques où la pauvreté attachait vos esprits ; vous eussiez vécu sans rien faire, et vivre sans rien faire, c’est être noble. La volonté que vous aviez doit être réputée pour le fait ; et, par ainsi, vous ne commettez pas le quart d’un avorton de péché véniel, en parlant de ce premier point. Si l’on vous entretient du second, qui est si mon père a été à la guerre servir le roi, vous pourrez aussi assurer qu’il y a été, car véritablement je me souviens bien que les soirs, auprès du feu, il contait à ma mère qu’en sa jeunesse, il s’était débauché pendant quelques troubles de la France ; et avait servi de goujat à un cadet d’une compagnie de l’infanterie. Or, puisqu’il faisait service à un homme qui en faisait au roi, il n’y a personne qui ne puisse nier qu’il n’en fît à Sa Majesté. Qui plus est, il n’a pas tenu à lui qu’il n’ait été capitaine, voire même général d’armée ; et les hommes ne doivent point être blâmés pour n’être pas parvenus à ces grandeurs, n’étant pas favorisés de la fortune.

Le villageois s’accorda à servir de témoin en l’affaire d’Hortensius, incité par les bonnes raisons. Le pédant anobli, la première fois qu’il vit Frémonde, sut d’elle qu’elle se trouverait un certain jour en une maison qu’elle lui enseigna, où il lui pourrait dire tout ce qu’il aurait envie. Il s’y trouva à l’heure assignée avec le villageois, et son cuistre de surplus, auquel il avait commandé de se tenir toujours derrière lui, et lorsqu’il nombrerait à quelqu’un tout ce qu’il avait, pour prendre hardiment la parole et faire les choses plus grandes qu’elles n’étaient, afin que d’un côté l’on le jugea extrêmement à son aise, et que d’un autre l’on le prit pour un homme très modeste et sans vanité, qui dit encore moins qu’il n’avait.

Frémonde était en cette maison avec celle qui en était la maîtresse, et qui l’avait accompagnée au collège. Son feint cousin y était encore parce qu’elle disait que c’était à lui qu’elle voulait parler de la recherche d’Hortensius avant que son père en eût des nouvelles. Davantage il y avait deux braves hommes très propres à cette conférence. Notre pédant entretient premièrement sa maîtresse de discours d’amour, suivant sa coutume, et comme il voit qu’elle le somme de ses promesses, et veut savoir en outre s’il a assez de bien pour la maintenir en l’état de damoiselle, il se met à discourir tout haut de ses moyens avec une impertinence la plus grande du monde.

— Monsieur, dit-il en s’adressant particulièrement au cousin, qui avait mis le nez dans leur communication, afin que vous ne pensiez point que je sois un homme de paille, sachez que j’ai fait acquisition en ma patrie d’une maison qui vaut deux mille écus.

Le cuistre, qui était derrière sa chaise, va dire incontinent, selon ses préceptes : « Elle en vaut bien quatre mille, monsieur. »

— Hoy ! dit Hortensius en se retournant, vous faut-il reprendre votre maître ? Quand je dirais une bourde, le devriez-vous pas tenir pour une vérité ? De surplus, reprit-il, j’ai une constitution de rente de trois mille livres au denier seize sur une personne grandement solvable.

— Elle est bien de six mille livres, dit le cuistre incontinent, j’ai vu la grosse de votre contrat.

— Ne veux-tu pas te taire, encore une fois, coquin ? répond Hortensius.

— Mais, monsieur, réplique le cuistre, il faut bien que je vous fasse souvenir de ce que vous oubliez.

Là-dessus, la maîtresse du logis dit à Hortensius que le bruit courait qu’il avait quelques infirmités, et que, s’il était ainsi, elle ne conseillait à Frémonde de l’épouser.

— Ce sont des malveillants qui vous ont fait ce rapport, lui répondit-il ; je suis ici près d’une personne à laquelle je ne veux non plus mentir que si j’étais devant la même divinité : je jure donc que je n’ai d’autre ulcère en tout mon corps que celui qu’un cautère me fait à la jambe gauche.

Le cuistre, croyant qu’il fallût aussi multiplier ceci, dit : « Vous en avez un pareillement à la jambe droite. »

Alors Hortensius se leva de sa chaire pour frapper son valet et le punir de son indiscrétion ; mais l’on le retint, et le cuistre crut que sa colère était feinte comme l’autre fois et se délibéra de bien faire encore son office à la première occasion.

— Monsieur, dit alors Frémonde à Hortensius, nous avons pu colliger, tant de votre dire que de votre serviteur, que vous aviez vaillant dix-huit-mille livres ; mais, d’un autre côté, nous avons su de gens dignes de foi que vous en avez bien dix mille, dont vous avez emprunté une partie pour aider à l’achat de votre maison et l’autre pour vous assister en quelques nécessités.

— Ceux qui vous ont dit cela, reprit Hortensius, ne vous ont pas dit la vérité.

— Vous me pardonnerez, répond Frémonde ; si vous voulez que nous vous tenions pour un homme franc, vous ne nierez pas une chose qui nous est apparente.

Alors, ne voulant pas démentir sa maîtresse, et s’imaginant que c’était assez de lui assurer qu’il était riche de huit mille francs, il lui dit : « Puisque vous voulez que je vous l’accorde, je vous dis que j’ai fait une dette de dix mille livres.

— Vous en avez fait une de vingt mille, reprit le cuistre.

— Comment ! dit Hortensius en se levant, ne vois-tu pas que tu outrepasses ta charge ? ne sais-tu pas, lui dit-il en l’oreille, que ce n’est pas une possession qu’une dette, et ne t’ai-je pas appris qu’il ne faut multiplier que les possessions ?

À ces paroles il joignit quatre ou cinq coups de poing, qui eussent été suivis d’autres, si l’on n’eût retenu sa colère.

Quand il se fut rassis, Frémonde lui dit : « Je vous trouve bien indigent, au lieu que vous vous faisiez bien riche ; car, si vous avez dix-huit mille francs, vous en devez vingt mille : vous ne désirez vous marier que pour avoir le bien d’une femme qui vous acquitte, je le vois bien. »

Pour dire la vérité, il avait bien vaillant trois mille écus, qu’il avait gagnés en rognant notre portion, en faisant l’office de régent dans quelques classes, et par quelques petits trafics particuliers ; néanmoins il ne le put jamais faire croire à Frémonde ni à sa compagnie, qui demeuraient opiniâtres à garder la croyance que le cuistre leur avait donnée. Toutefois Frémonde lui dit que, s’il était de si bonne maison comme il avait dit, par aventure ne regarderait-on pas tant sa pauvreté.

— Ah ! mademoiselle, j’ai ici mon témoin, ce dit-il. Et alors, faisant venir le villageois, il reprit ainsi :

— Voici un homme de bien à qui je m’en rapporte.

— Hé bien, mon ami, dit le cousin de Frémonde au villageois, il est question de savoir si le père de monsieur Hortensius était noble ; que m’en direz-vous ?

— Je sais fort bien qu’il l’était, répond le villageois.

— Et son grand-père ? reprit l’avocat.

— Il l’était tout de même, dit le villageois.

— En avez-vous des lettres, monsieur ? dit l’avocat en s’adressant à Hortensius.

— Non, répondit-il, car lorsque notre race a commencé de s’élever en vertus, il ne fallait point de patentes du roi ; les actions généreuses de mes aïeux, qui se montraient à tout le monde sans discontinuation, faisaient même confesser leur noblesse à l’envie ; et si, quand ils auraient eu en ce temps-là des lettres, elles seraient maintenant pourries ou mangées des rats.

— Je vous crois, dit l’avocat. Mais vous, bonhomme, reprit-il en s’adressant au villageois, dites-moi si le père de monsieur a été à la guerre en son vivant ?

— Oui, répondit-il, je vous en assure.

— Étant retiré en sa maison, ajouta l’avocat, portait-il toujours l’épée comme marque de sa condition ?

Le villageois se trouva pris en cet endroit-ci ; car Hortensius ne lui avait pas enseigné comment il pourrait répondre à un tel point sans commettre de mensonge ; enfin il songea qu’il avait toujours vu porter un grand couteau au bon défunt à sa ceinture, et dit qu’il ne l’avait jamais vu sans quelque ferrement.

— Mais quel ferrement ? dit l’avocat. Possible était-ce une bêche.

— Non, monsieur, c’était un glaive, reprit le villageois, ne voulant point user de ce nom de couteau ni d’épée.

— Vivait-il en homme de sa qualité ? ajouta l’avocat ; combien avait-il de chiens ?

— Rien qu’un.

— Quel chien était-ce ?

— Un grand mâtin, répondit encore le villageois.

— Il n’allait donc point à la chasse ? dit l’avocat.

— Je l’ai vu une fois aller à la chasse d’un loup qui avait dévoré un de ses moutons ; et, pour montrer sa vaillance, ce fut lui qui le tua d’un seul coup de pierre qu’il jeta avec sa houlette.

— Voilà qui va des mieux, dit l’avocat en riant ; il se servait de houlette au lieu d’arquebuse, encore qu’il eût été à la guerre. Mais de son mâtin, qu’en faisait-il ?

— Il lui servait à garder son troupeau, tandis qu’il s’en éloignait un peu, pour s’occuper à faire avec certains bois de petites croix et de petites figures, tant pour éviter l’oisiveté que pour aider à gagner sa vie.

Alors il se fit un petit éclat de risée, qui eût été plus grand sans la présence d’Hortensius, que l’on avait envie de traiter respectueusement, pour avoir plus de plaisir de lui.

— Tellement donc, mon ami, dit incontinent l’avocat, que nous apprenons de vos discours que le père de monsieur gardait les moutons, et était réduit à travailler de ses mains pour se subvenir. Mais il n’en doit point être honteux, poursuivit-il en souriant ; car lui, qui a grandement lu, sait bien qu’autrefois les princes étaient bergers, et qu’encore maintenant l’innocence et la tranquillité de cette condition est beaucoup estimée.

Hortensius, voyant que la faute du paysan était irréparable, se contenta de dire que son père n’était pas moins à priser pour avoir gardé un troupeau de moutons ; et qu’étant sorti des tumultes de la guerre il avait cru qu’il ne pouvait pas mieux savourer les douceurs de la paix en un autre office. Mais Frémonde, lui faisant une moue de deux pouces et demi, lui assura qu’il pouvait chercher parti ailleurs, et qu’elle ne voulait point un homme dont le père avait été d’une qualité si basse, et qu’elle en aurait de la honte, parce que possible Hortensius avait-il semblablement gardé un régiment de pourceaux en sa jeunesse : qu’en parlant à elle il croirait encore parler à ses sujets : qu’il la voudrait traiter tout de même et que tout le monde la montrant du doigt, dirait : Voilà mademoiselle la porchère.

Ce dédain mit tellement en fougue Hortensius, que ce fut un salutaire antidote contre le venin de son amour, qu’il changea incontinent en haine ; et, sans dire adieu à personne, sortit de la chambre, en refermant la porte après lui, de peur que l’on ne le reconduisît, puis s’en vint droit au collège conter son infortune à son sous-maître. Tandis que le villageois et le cuistre, qui étaient demeurés furent interrogés en toutes façons, et l’on apprit que ce glorieux pédant était venu à Paris presque tout nu, et avait été contraint de gueuser jusqu’à tant qu’il eût trouvé une condition. Le cuistre pensa retourner devers lui ; mais il lui donna son congé dès qu’il l’eût vu, indigné de la sottise qu’il avait faite, et laissa sans récompense le paysan, qui avait gâté toute son affaire.

Au plus fort de son courroux, il écrivit une lettre à Frémonde, où il mit une infinité d’injures de collèges contre elle, il l’appelle Médée, Mégère, Tisiphone. Il lui dit que, puisqu’elle ne voulait pas être rose, et se laisser cueillir par un nourrisson des Muses qui avait avalé plus d’un seau de l’onde Aganippide, Phœbus la métamorphoserait en chardon, afin qu’elle servît de pâture aux ânes ; qu’il voyait bien, par l’exemple de Jupiter, qui s’est transformé en cygne, en satyre et en taureau, pour jouir de ses maîtresses, qu’il fallait être du tout bête pour obtenir quelque chose des femmes, et principalement d’elle, qu’il estimait la plus femme du monde, c’est-à-dire qui tenait le plus d’humeur volage et brutale qui appartient à ce sexe. Après, il en venait aux reproches, et, par une vilenie la plus sale du monde, nombrait la dépense qu’il avait faite à la traiter avec sa compagnie dedans sa maison ; l’assurait qu’il ne s’était mis en frais que parce qu’il espérait de l’épouser, et lui disait pour conclusion que, vu qu’il était frustré de son attente, il voulait qu’elle et tous ceux qu’il avait traités lui rendissent un festin chacun à leur tour.

Je fus encore le Mercure de cette missive ; mais je ne portais pas la caducée, qui est un signe de paix, car j’allais dénoncer la guerre. Frémonde voulut répondre doucement à ses outrages, afin d’avoir toujours sa fréquentation et conserver le plaisir extrême qu’elle recevait. Elle lui manda qu’elle ne prenait point garde aux injures dont il la diffamait, d’autant qu’elle connaissait qu’il était préoccupé de passion ; qu’elle avait toujours fait état de lui, à cause de son savoir, mais qu’elle ne pouvait l’épouser, parce qu’il n’était pas de la qualité requise selon les coutumes du siècle, qu’elle était forcée de suivre ; que néanmoins elle lui porterait toujours une affection honnête, en récompense de la sienne ; et que, pour son banquet, personne ne lui en voulait être tenu, son cousin commencerait à le traiter, et tous les autres suivraient.

Dès qu’Hortensius eut lu cette réponse, il la jeta dans le feu, disant qu’il n’avait que faire des affections ni des festins de Frémonde ; et, devenu plus sage depuis, il jura qu’il ne caresserait jamais d’autres filles que les muses qui pourtant nous déçoivent ordinairement, comme étant de ce sexe trompeur.

Quelque message plein de feinte courtoisie que lui pût envoyer son ancienne maîtresse, il se voulut du tout priver de sa fréquentation, et cessant de porter l’épée, il revêtit sa soutane pour se tenir toujours dans son collège, où ses sottises étant publiées, il eut un peu de peine à supporter les brocards que l’on lui donna.

En ce temps-là, je passais le temps avec le plus de plaisir et le moins de souci que je pouvais parmi les compagnies des écoliers les plus généreux et les plus débauchés. Presque tous étaient adonnés à un vice dont de tout temps notre collège avait eu le renom d’être infecté. C’était que, pressés par leur jeune ardeur, ils avaient appris à se donner eux-mêmes quelques contentements sensuels à faute d’être accouplés avec une personne d’autre sexe. Quant à moi, je n’étais guère amoureux de ce plaisir-là et faisais conscience de répandre inutilement une semence très bonne, au lieu de la mettre en un lieu où elle profitât ; je ne me voulais point rendre ennemi des dames, qui haïssent mortellement ceux qui les privent ainsi de ce qui leur est dû. Mais quand j’y songe, si ces garçons-là péchaient ils en étaient assez grièvement punis car ils avaient beau faire, jamais ils n’assouvissaient leur désir qui s’accroissait de plus en plus et leur donnait des gênes secrètes. Un tel martyre me causa de la pitié et je maudis les lois du monde qui gardent que les remèdes n’y soient donnés et que tant de filles, qui d’ailleurs soupirent en cachette après les embrassements, ne soient mises avec ceux qui sont ainsi travaillés, afin qu’ils éteignent ensemble leur flamme par une eau, la plus douce de toutes, et que désormais ils s’abstiennent de pécher. Si nous eussions eu chacun une de ces mignardes en notre compagnie, nous eût bien plus servi que celle de tous nos livres.

Je parachevai tous les cours de mes études dans le même collège sans qu’il m’arrivât autre chose digne de vous réciter que ce que je vous ai dit : et, les vacations de l’année de ma philosophie venues, je fus mandé par mon père pour sortir tout à fait du collège et venir en Bretagne.

Puisque vous voulez tout savoir, il faut que je vous raconte de quelle sorte je perdis sur le chemin mon pucelage, qu’à mon grand regret j’avais gardé jusque-là, ne trouvant point d’occasion de le donner à personne. J’étais arrivé à une hôtellerie où il y avait une fort gentille servante, qui avait le renom de prêter logis à tous les venants d’une autre façon que sa maîtresse ; et véritablement ses yeux étaient des bouchons capables d’attirer chez elle tous les voyageurs. Je la rencontrai sur la montée, tenant des verres à la main, et la baisai en l’embrassant avec des caresses qui sentaient un peu le collège et qui étaient si rudes qu’elle laissa casser tout ce qu’elle portait. Sa maîtresse, en ayant entendu le bruit, la cria très bien, lorsqu’elle fut auprès d’elle, et cela lui fit concevoir une haine contre moi : de sorte que, comme je l’eus encore accostée et lui eus demandé en termes intelligibles si elle voulait coucher avec moi, elle se délibéra de prendre de moi une petite vengeance.

Elle avait donné assignation pour cette nuit-là à un marchand qui était arrivé devant moi, et pourtant elle ne laissa pas de me dire que je la trouverais, sur les onze heures du soir, dedans sa chambre qu’elle me montra. L’ayant baisé sur cette promesse, je lui baillai libéralement deux quarts d’écu qu’elle me demanda, craignant qu’elle fît la revêche si je lui refusais.

Le temps venu, je m’en allai droit vers sa porte que je trouvai ouverte, et me glissai jusque dans son lit, où couchait encore une autre vieille servante, sa compagne, qu’elle y avait laissée tandis qu’elle était allée contenter le marchand. Cette pièce antique ronflait d’un ton fort haut qui me faisait étonner comment une fille si belle, comme celle pour qui je la prenais, dormait de cette façon. Je la tirai doucement par le bras pour la réveiller et, voyant qu’elle ne mettait point de fin à son sommeil, ne me laissai pas de me ruer dessus tant j’avais hâte d’assouvir mon désir, et de l’enfiler comme un grain de chapelet : ce qui me fut très facile à faire, car l’ouverture était si grande que j’y étais comme dans un large palais où l’on se promène tout à l’aise. Je la secouai si vivement qu’elle se réveilla et commença de soi-même à se remuer plus vite qu’une anguille que l’on tiendrait par la tête. Je crois qu’au commencement elle ne savait si c’était un songe d’être ainsi caressée par un homme ; mais quoi que ce fût, elle en était toute ravie en extase et délâcha en son transport quatre ou cinq pets tout d’une tire, après que j’eus retiré mon épingle du jeu. Elle me dit ensuite, d’un soupir qui sentait mieux la truie que la femme :

— Ah ! mon doux ami, qui que vous soyez, je vous remercie, il y a plus de douze ans que je n’ai joui d’une telle douceur que celle-ci.

Sa voix rude et fort différente de celle de ma petite coquine me fit émerveiller infiniment ; et comme j’eus appris d’elle qui elle était, j’eus une si grande fâcherie que je ne vous la puis exprimer. Auparavant, la mauvaise odeur qui sortait de son corps m’avait semblé douce et sa chair raboteuse m’avait semblée polie : parce que l’imagination que j’avais que ce fût la jeune servante en qui j’avais remarqué toutes sortes de perfections, me forçait de prendre ces mauvaises qualités pour de très bonnes. Mais à cette heure-là, les choses me paraissaient encore plus horribles qu’elles n’étaient. De manière qu’ayant appris de cette vieille que sa compagne était allée coucher avec le marchand, je m’en retournai dans mon lit, résolu de n’aller plus jamais à la proie sans lumière.

Dès que l’aube fut levée, je voulus partir pour m’éloigner du lieu déplaisant où j’avais été trompé ; il n’en faut point mentir : je pris par aventure autant de contentement avec la vieille que j’eusse fait avec la jeune. Je l’ai depuis, éprouvé assez de fois.

Quand je fus en mon pays, je me vis bien à la fin de mes aises, car l’on ne me faisait autre chose que me demander à quoi je voulais employer ma vie, et l’on me disait que l’on ne m’avait fait aller aux humanités qu’à dessein de m’envoyer après aux lois, et tâcher de m’avoir un office au parlement.

Cela me fut de si mauvais goût, qu’il m’est impossible de vous le représenter. Ce fut bien alors qu’en moi-même je déclamai contre la malice du siècle, où les lois naturelles sont corrompues, et où les esprits les plus généreux sont contraints de prendre de sottes charges pour troubler leur repos, au lieu de vivre parmi la tranquillité, qui n’est pas refusée aux brutes. De jour en jour je différais d’aller apprendre cette pernicieuse science que j’ai toujours haïe plus que la peste, comme la cause de la plupart de nos maux ; et, comme j’étais quasi sur le point de partir, mon père devint malade à l’extrémité. En vain les médecins d’alentour firent leurs efforts de le guérir, il fallut qu’il mourût, et qu’il laissât sa femme et ses enfants extrêmement affligés de faire une telle perte.

Après son trépas, ma mère, qui m’accordait tout ce que je voulais, ne conserva rien du dessein qu’il avait de me forcer à prendre la robe ; et, parce que j’étais comme étranger en Bretagne, étant accoutumé à l’air de Paris, je la priai de me permettre que je m’y retournasse. Elle s’enquit qu’est-ce que je désirais y faire. Je lui dis que j’y passerais quelque temps à apprendre des honnêtes exercices, et que j’essayerais de me mettre au service de quelque prince. Mes beaux-frères donnèrent leurs avis là-dessus, et me représentèrent que c’était à la cour que régnait le plus impérieusement la fortune, et y montrait le plus des traits de son inconstance ; bref, que, lorsque je croirais y être au suprême degré de ses faveurs, elle me rejetterait au plus bas. Tout cela ne m’étonna point, je n’avais rien à la tête que les grandeurs du monde.

Enfin, l’on me permit donc d’exécuter mon intention ; je m’en revins à Paris, où je me logeai encore à l’Université, que je ne pouvais oublier, chez un certain homme qui logeait en chambre garnie et prenait des pensionnaires. Je fis marché avec un joueur de luth, un tireur d’armes et un danseur, pour m’apprendre leur art, de sorte qu’une heure était pour une occupation, et celle d’après pour une autre.

J’employais ce que je pouvais de temps à lire indifféremment toute sorte de livres, où j’appris plus en trois mois que je n’avais fait en sept ans au collège, à ouïr les grimauderieswkt pédantesques qui m’avaient de telle manière perdu le jugement, que je croyais que toutes les fables des poètes qu’ils racontaient fussent des choses véritables, et m’imaginais qu’il y eût des sylvains et des dryades aux forêts, des naïades aux fontaines, des néréïdes dans la mer. Même je croyais que tout ce que l’on disait des transformations fût véritable et ne voyais jamais un rossignol que je ne crusse que c’était Philomèle. Je n’étais pas tout seul abusé ; car je sais de bonne part que quelques-uns des maîtres avaient une opinion semblable.

Comme ces vieilles erreurs furent chassées de mon entendement, je le remplis d’une meilleure doctrine, et m’étudiai à savoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentiments en toutes occasions, sans m’arrêter aux opinions vulgaires.

Au milieu de mes entretiens divers, je passai plus d’un an en la plus grande solitude du monde, et, sans sortir que fort peu, encore n’allai-je me promener que sur les fossés, ou bien auprès des Chartreux ; j’étais seulement visité de deux ou trois gentilshommes dont j’avais acquis la connaissance.

Il me souvient qu’une fois il y en vint un avec eux, de ce pays-ci, nommé Raymond, qui quelques jours après y retourna sans compagnie. Regardant dedans mon coffre après qu’il fut parti, j’y trouvai vide une petite boîte où j’avais mis pour le moins soixante écus ; je me souvins de l’avoir laissé tout seul dans ma chambre et ne soupçonnai personne du vol que lui. Quand je le vis, je lui dis ouvertement ce que j’en pensais, et nous vînmes à des paroles piquantes, suivies de menaces ; enfin, je lui demandai s’il voulait que notre différend se décidât le lendemain à l’épée hors de la ville. Mais il me répondit qu’il ne pouvait s’y trouver, parce qu’il fallait qu’il partît dès le grand matin, selon la promesse qu’il avait faite à quelques-uns de ses camarades avec lesquels il s’en allait voyager en Flandres ; et, de fait, le lendemain je ne le trouvai plus à Paris. Depuis je ne l’ai point vu, et ne sais ce qu’il a pu devenir.

Ô ! que j’eus un grand mal au cœur d’avoir perdu mon argent, dont j’espérais me faire habiller, après le deuil que j’allais quitter. Demander à ma mère qu’elle m’en renvoyât d’autre, c’eût été une chose plus nuisible que profitable, car elle eût cru que je l’eusse perdu au jeu, et ne m’eût donné que des réprimandes ; elle ne m’écrivait même pas une lettre qu’elle n’essayât de m’y représenter que j’étais plus pauvre que je ne pensais, et que mon père avait laissé plusieurs dettes, et qu’elle ne m’accusât aussi de négligence de n’avoir point encore cherché de condition, comme je le lui avais promis partant. Je fus donc contraint de reprendre un vieil habit gris et un manteau de couleur de roi qu’il y avait longtemps que je ne mettais plus. J’étais si mal accommodé avec, qu’il n’y en avait guère qui eussent tant de jugement qu’ils me pussent prendre pour le fils du brave capitaine de La Porte.

Néanmoins, je ne laissais pas de sortir plus que jamais, tant j’avais alors envie de savoir comment l’on se gouvernait par toute la ville, ce qu’étant au collège je n’avais pas eu le soin de considérer. Le lendemain de la Saint-Martin je m’en allai au palais, où je n’avais jamais été plus de trois fois, encore était-ce pour acheter des gants. Étant sur les degrés, je vis descendre un jeune homme de mon âge, que j’avais fréquenté dans le collège, lequel était vêtu d’une robe rouge : il me souvenait qu’il avait assez bonne voix ; je pensai qu’il était un des enfants de chœur de la Sainte-Chapelle, et ne m’en mis point en peine davantage. Si une foule de peuple ne m’eût éloigné de lui, j’eusse été l’aborder encore avec le sobriquet que l’on lui donnait en classe, et lui eusse dit des railleries que l’on lui disait ordinairement touchant son père qui était un des plus vilains usuriers et mercadans[39] du monde.

Quelque temps après, j’eus encore la curiosité de retourner à cet abominable lieu, et, en me promenant le long de la galerie des Merciers, je revis mon sot, avec une longue robe noire à parements de velours et une soutane de satin, qui parlait à une jeune parfumeuse bien gentille, dont il touchait les tétons et baisait la joue, faisant semblant de lui dire un mot à l’oreille. Je me résolus alors de savoir, à quelque prix que ce fût ce qu’était mon compagnon ; mais l’action où je le voyais me faisant remettre la partie, je passai outre, et le lendemain revins un peu plus tôt. Ne le trouvant pas à l’endroit même, je m’en allai d’un côté et d’autre, et pensai m’égarer dans les détours où je rencontrais toujours quelques petites chambres obscures et mal bâties, où je voyais une infinité de gratte-papiers dont les uns cherchaient des sacs et les autres écrivaient, et, de temps en temps, recevaient de l’argent qui me faisait infiniment envie. Je m’amusais à les regarder compter, comme je vis sortir mon jeune drôle d’une chambre prochaine, en même équipage que le jour précédent.

Il était suivi d’une demoiselle éplorée qui tenait un papier en sa main, et d’un vieillard d’assez bonne mine, vêtu de même que lui, qui parlait à lui la tête nue et avec un très grand respect, encore que l’autre ne se détournât pas seulement pour le regarder, et s’amusât à chanter :

Las ! qui hâtera le temps.

À cause qu’il allait fort vite, et que je ne le pouvais suivre, je m’avisai qu’il le fallait appeler par le nom que les écoliers lui baillaient, m’imaginant que pour moi, qui avais eu de la familiarité avec lui, je parlerais à lui plus facilement que les personnes qui le suivaient.

— Hé là, Tocarète, ce dis-je, où cours-tu si vitement ?

Alors celui qui recevait de l’argent dessus un bureau, ayant reconnu à qui je parlais, sortit de sa place, et, me frappant d’un coup de poing, me dit : « Impudent, je vous ferai mener là-bas ! Si je savais à quel procureur vous êtes, je vous ferais châtier, petit clergeon ! »

S’il n’y eût des gens alentour de lui qui avaient la mine de se porter contre moi, je me fusse revanché infailliblement ; mais tout ce que je pus faire fut de répondre à ses paroles, et de lui dire en ma colère, que je n’étais point clergeon de procureur, et que j’étais gentilhomme ; cela fit rire ce faquin à gorge déployée, en disant à ceux qui l’accompagnaient :

— Voyez, qu’il a bien la mine d’un gentilhomme, avec ses coudes percés et son manteau qui se moque de nous, en nous montrant les dents.

— Comment, infâme, vous prenez donc la noblesse à l’habit ? repartis-je.

Et en eusse dit davantage, si un honnête homme de moyen âge, qui tenait un sac de velours sous son bras, me conduisant par la main dans un galetas qui était proche, ne m’eût parlé ainsi :

— Tout beau, tout beau, il faut respecter le lieu où vous êtes, et les personnes à qui vous parlez ; c’est un greffier que vous injuriez !

— Qu’est-ce qu’un greffier ? ce dis-je. Un homme qui joue de la griffe, car il a joué tantôt extrêmement bien de la sienne sur l’argent que l’on a étalé dessus son banc.

— Vous êtes trop scandaleux, me répondit-il ; vous avez même tantôt appelé par je ne sais quel nom un conseiller de céans.

— Quoi ! ce jeune homme qui a passé par ici, répliquai-je.

— Oui, dit-il.

— Hé ! vraiment, repris-je, j’eusse bien voulu parler à lui, car, la dernière fois que je le vis venir en classe, en un collège où j’étais, il me déroba mes plumes, mon canif et mon écritoire : j’en ai de certaines preuves ; j’ai envie de le lui reprocher.

Alors celui qui parlait à moi, et qui était un solliciteur, m’avertit que je m’en gardasse bien, vu la qualité du personnage.

— Comment ! vous dites donc qu’il est conseiller, lui répondis-je : hé ! certainement, il y a bien plus de sottise que de conseil dans sa tête.

— La Cour ne l’aurait pas reçu en cette dignité, répliqua le solliciteur, si elle ne l’avait trouvé capable de la tenir.

— Si est-ce que l’on l’a toujours estimé le plus grand âne de l’Université, ce dis-je ; et quelque office qu’il ait, je pense bien être davantage que lui.

— N’ayez pas cette vanité-là, dit le solliciteur.

— Ce n’est point une vanité, répondis-je, car je suis des plus nobles de la France, et lui n’est fils que d’un vil marchand.

— Sa charge l’ennoblit, répliqua le solliciteur.

— Et comment a-t-il acquis cette charge ? dis-je alors.

— Par son bon argent, répondit le solliciteur.

— Tellement que le plus abject du monde, ce dis-je, aura une telle qualité, et se fera ainsi respecter, moyennant qu’il ait de l’argent. Ah ! bon Dieu, quelle vilenie ! comment est-ce donc que l’on reconnaît maintenant la vertu ?

Ayant tenu ce propos je quittai le solliciteur, et m’en allai dans une grande salle pleine de monde qui trottait d’un côté et d’autre comme des pois qui bouillent dans une marmite. Pour moi, si l’on m’avait porté dormant à un tel lieu que celui-là, je croirais à mon réveil être dedans les enfers. L’un crie, l’un tempête, l’autre court, et l’on en mène quelques-uns en prison avec violence ; de tous côtés l’on ne voit personne de content.

Après avoir considéré ces témoignages de la brutalité des hommes, je m’en retournai chez moi si dépité, que je ne le vous saurais exprimer du tout. L’après-dînée, étant à la fenêtre, je vis passer par la rue mon jeune badaud de conseiller ; mais en quel équipage pensez-vous ? En équipage de seigneur. Jamais je ne fus plus étonné : comment, il avait un manteau couleur d’amarante, de velours doublé de peluche, un haut-de-chausse aussi de velours de la même couleur, et un pourpoint de satin blanc. Son côté était muni d’une épée à la Miraumonte, et il était monté sur un barbet et suivi de trois laquais. Je m’enquis de mon hôte si, à Paris, les hommes de robe longue étaient aussi hommes d’épée. Il me répondit, que de jeunes gens comme le conseiller que je venais de voir, ne prenaient la robe que pour avoir une qualité qui les fît respecter, et trouver des femmes qui eussent de grands avantages, et que, leur âge les portant aux gentillesses de la cour, étant hors du palais, ils se licenciaient de prendre aucunes fois l’épée et l’habit de cavalier.

Me voyant en la misère où j’étais, j’eusse souhaité d’être de ce beau métier, dont mon père m’avait voulu faire, n’eût été que j’estimais que ce m’eût été un déshonneur d’être en la compagnie de personnes si viles.

Je sentis vivement, en ce temps-là, les poignantes épines de mon malheur ; car n’étant couvert que de mon pauvre habit, personne ne faisait estime de moi ; et je n’osais porter une épée en cet état, parce qu’au lieu de servir de témoignage de ma noblesse, elle m’eût fait prendre pour un fainéant vagabond par le plus sot peuple de toutes les villes de la terre. Cependant tous les jours je souffrais de mille indignités, je n’oserais dire patiemment, car je vous assure que, si la puissance eût répondu à ma volonté, j’eusse puni les stupides hommes qui m’offensaient.

Un matin j’entrai dans la cour du Louvre, pensant que c’était un lieu de respect où je recevrais du plaisir de beaucoup de diversités, et ne me verrais bafoué d’aucun à l’accoutumée. Comme je regardais ce pompeux édifice, en levant la tête d’un côté et d’autre, un page, qui connaissait à mon action que je n’avais pas appris de venir là, me prenant pour un badaud, donna une telle secousse à mon chapeau en le tenant par le bord, qu’il le fit tourner plus de huit fois à l’entour de ma tête ; je lui eusse bien montré à quelle personne il se jouait, n’eût été que je vis derrière lui dix ou douze laquais avec le bâton et l’épée, qui faisaient mine d’être par là pour le défendre. Néanmoins je lui dis qu’il avait tort de me toucher, vu que je ne l’avais jamais offensé. Alors lui et ses compagnons ouvrirent la bouche quasi tous pour m’appeler bourgeois ; car c’est l’injure que cette canaille donne à ceux qu’elle estime niais, ou qui ne suivent point la cour. Infamie du siècle, que ces personnes, plus abjectes que l’on ne saurait dire, abusent d’un nom qui a été autrefois et est encore en d’aucunes villes si passionnément envié ! Toutefois, sachant qu’ils ne me le baillaient que pour une injure, je pris la hardiesse de leur dire qu’ils regardassent de plus près à qui s’adressaient leurs paroles, et que je n’étais pas ce qu’ils pensaient. En m’entourant à cette heure-là, ils me demandèrent, avec des risées badines et hors de propos, qu’est-ce que j’étais donc, si je n’étais bourgeois.

— Je suis ce que vous ne serez jamais, leur répondis-je, et que vous ne désirez pas possible d’être ; d’autant que vous n’avez pas assez de courage pour le faire.

De parler ainsi à ces ignorants, c’était leur parler grec ; et je me repentis bien de m’être amusé à des bêtes brutes contre lesquelles l’on ne se doit point courroucer, encore qu’elles nous baillent quelque coup de pied, parce qu’elles sont privées de raison et n’ont pas le sentiment, quand l’on les châtie, de connaître que c’est afin qu’elles n’y retournent plus.

Cette considération m’étant venu à l’esprit, je me retirai à quartier ; mais la maudite engeance, pensant être offensée par les dernières paroles que j’avais dites s’en vint me persécuter. Le page faisant semblant de vouloir cogner contre la terre avec son bâton, me frappait bien serrément[40] sur les pieds, et fallait qu’à tous coups je les levasse comme si j’eusse été en courbettes. Les laquais, en niaisant, venaient aussi me faire algarade, et même il y en eut d’entre eux qui dit qu’il me fallait bailler les seaux[41]. À cette parole, démesurément irrité, je me laissai emporter à mes premiers mouvements, et leur dis en me déboutonnant tout d’un coup, et après avoir juré comme un charretier embourbé :

— Venez-vous là dehors avec moi, et, m’ayant donné une épée, assaillez-moi tous tant que vous êtes, vous verrez si je vous craindrai, vile canaille ; vous n’êtes courageux que quand vous êtes tous ensemble contre un seul qui n’a point d’armes. Si vous n’avez envie de me gratifier, me laissant mourir valeureusement étant sur ma défense, que quelqu’un de vous se dépêche de me tuer, car aussi bien ne vivrai-je plus qu’à regret, après avoir enduré de si sensibles affronts que ceux que vous me faites ; et, si d’un autre côté, j’ai des infortunes qui me font désirer la mort.

Leur rage aveugle et insensée s’enflammait par ces paroles, lorsqu’une grande masse de chair, couverte d’un habit de satin bleu passementé d’or, s’approcha d’eux : je ne sais pardieu si c’était un homme, mais au moins j’y en voyais la forme au corps ; quant à l’âme, elle était toute brutale : c’était un baron, à ce que j’entendis depuis. Il était le maître du petit page qui me persécutait, et disait à trois buffles qui le côtoyaient le chapeau à la main :

— Mort-non-pas-de-Dieu, n’ai-je pas un page qui est gentil garçon ? Regardez les plaisanteries qu’il fait ; il est courageux ; il a de l’esprit !

Le page, oyant la louange que lui donnait son maître, se délibéra de paraître encore davantage en la vertu, pour laquelle il l’estimait, et s’en vint me donner une nasarde ; mais je le repoussai si rudement, que je le pensai faire tomber. Le baron, qui avait l’œil dessus lui, s’en colère, car je pense qu’il lui touchait de près, et qu’il le tournait à l’envers bien souvent, son corps ayant une assez attrayante beauté. Et retroussant sa moustache d’une main, et me menaçant de l’autre, il me dit :

— Holà ! ho ! courtaud, si vous frappez mon page, je vous ferai bailler les étrivièreswkt-2 sans miséricorde.

M’oyant appelé du sobriquet que l’on donne aux valets de boutique, de la condition desquels j’étais plus éloigné que le ciel ne l’est de la terre, je me résolus de lui montrer la sottise du jugement qu’il faisait de moi. Je me présente devant sa badaude de personne, et lui dis :

— Je ne m’offense point de ce que vous dites, car cela ne s’adresse point proprement à moi ; il n’y a que ceux qui ont la qualité que vous m’attribuez qui se doivent ressentir du peu d’estime que vous faites d’eux. Quant à moi, étant en un état plus élevé que le leur, et par aventure aussi éminent que le vôtre, je ne me sens aucunement touché. En tous cas, ce méchant habit qui me couvre, et qui vous a fait concevoir de moi une mauvaise opinion, pourrait bien aussi se tenir injurié ; mais qu’il vide sa querelle tout seul, je n’y veux point avoir de part.

Ces paroles proférées, je dirai bien sans vanité, avec une grâce qui n’est point dans le vulgaire, furent ouïes d’un gentilhomme qui se promenait tout proche, et qui connut bien que de telles raisons ne pouvaient venir que dedans un esprit des mieux timbrés, au lieu que le baron, le plus grand Ase[42] de la cour, n’eut pas seulement l’intention de s’imaginer ce que voulait signifier le moindre de mes mots. Le gentilhomme, ayant pitié de moi, pour me tirer de la fureur des âmes barbares, me conseilla à l’écart de m’en aller par une autre porte que par celle où j’étais entré : je suivis donc son avis, en donnant mille blâmes à la noblesse de ce siècle, qui se fait suivre par des vauriens dont la méchanceté lui plaît tant, qu’elle les incite à outrager toute sorte de personnes.

Mais hélas, ce ne fut pas seulement par ces gens-là que je me vis maltraité et méprisé : je le fus même par ceux qui font le plus profession d’honneur et de modestie. En quelque lieu que je fusse, il n’y avait bourgeois qui voulût permettre que j’eusse une plus éminente place que lui. Dans les rues, l’on me frappait quelquefois du coude afin de me faire aller du côté du ruisseau, et m’appelait-on gueux si je témoignais mon ressentiment par quelque parole piquante. Qui plus est (voyez l’extrême malheur de la pauvreté, que l’on croit toujours avoir le vice pour compagnon) une fois l’on avait perdu une bourse dedans une presse, et l’on eût soupçonné que c’était moi qui l’avais prise, si, par certaines paroles et actions, je n’eusse contraint aussitôt d’avoir une très bonne opinion de moi.

Vous me direz que je ne pouvais tomber en ces inconvénients-là qu’auprès des personnes tout à fait mondaines, et qui ne s’attachent qu’aux plus petites apparences ; mais apprenez que ceux mêmes qui ont renoncé aux vaines pompes, par un étrange malheur, ne faisaient pas plus d’estime de moi. Je le reconnus évidemment étant à vêpres à une certaine religion. Un bon Père laissa entrer dans une chapelle dix ou douze faquins à manteaux de peluche, dont il n’avait aucune connaissance, et ne refusa pas même la porte à leurs valets, mais à moi qui les voulais suivre, il la ferma vitement au nez.

— Que je vous dise un mot, mon Père, lui criai-je par les barreaux.

Puis, quand il se fut rapproché, je continuai ainsi :

— Je ne suis pas venu ici pour vous admonester, aussi n’en suis-je pas capable ; néanmoins je prends la hardiesse de vous dire ce que je sais, qui est que votre église doit être l’image de la maison céleste de notre grand Dieu, et que vous devez y laisser prendre la meilleure place aux pauvres, ainsi qu’il est fait dedans cette heureuse demeure. Bien, bien, poursuivis-je en souriant, quand je désirerai entrer dedans vos chapelles pour y mieux entretenir ma dévotion qu’en ce lieu-ci, j’apporterai un manteau doublé de peluche, en dus-je louer un à la friperie.

Le religieux eut de la honte, à n’en point mentir, et, parce qu’il me quitta bientôt, il n’eût pas entendu tout mon discours si je n’eusse haussé ma voix sur la fin, mais cela se tourna à sa confusion : car plusieurs personnes d’alentour m’ouïrent aussi, et je connus, par leurs risées, qu’ils autorisaient mes paroles et se moquaient de celui qui gardait si mal les règles de son ordre, ne chérissant pas la pauvreté : ce qu’il y avait à dire contre moi, c’est seulement que je n’étais pas un pauvre volontaire. Néanmoins le religieux avait commis un péché qu’il ne pouvait amender que par une très austère pénitence.

Considérez encore un malheur plus grand ; ceux qui savaient de quelle maison je suis sorti ne me traitaient pas plus respectueusement. De petits coquins, enfants de bourgeois, que j’avais connus au collège, et tenus bien souvent sous ma loi, en me rencontrant par la ville, ne faisaient pas semblant de m’avoir fréquenté autrefois ; et si, par une humilité très grande, je les saluais pour renouveler les connaissances anciennes, ils ne faisaient que porter la main auprès de leur chapeau ; encore croyaient-ils avoir fait une corvée, tant ils étaient présomptueux de se voir couverts de soie et d’avoir des valets mieux vêtus que je n’étais moi-même. J’en allai visiter quelques-uns qui me semblaient les plus accostables, et avec qui j’avais été le plus familier. Pour dire la vérité, ils me firent dans leur logis un assez bon accueil, y étant contraints par les règles de la courtoisie ; mais pourtant ils ne prirent pas la peine de venir chez moi récompenser mes visites par les leurs, s’imaginant que ce leur était s’abaisser par trop que d’aller trouver un homme si mal en point que moi, et qui leur faisait déshonneur, à leur opinion, étant en leur compagnie.

Si je me rencontrais par hasard avec quelques personnes qui discourussent sur quelque sujet où j’avais moyen de faire paraître des fruits de mes études, j’étais encore bien infortuné, car je n’osais ouvrir la bouche, sachant que la mauvaise opinion que l’on avait déjà conçue de moi ferait mépriser tout ce que je dirais, ou bien, si je pensais entamer un propos, je n’étais pas écouté, et quelqu’un m’interrompait audacieusement.

Cependant mon habit s’empirait de jour en jour, et j’y voyais si souvent des plaies nouvelles, que je ne savais de quelle sorte y remédier. J’avais employé tout mon argent à payer ma pension à mon hôte, il y avait longtemps, et ne me restait pas pour acheter de l’étoffe pour rapiécer derechef mon haut-de-chausse et mon pourpoint. Je rattachais avec des épingles les basques décousues, et, mes boutons étant tout usés, j’avais de méchantes aiguillettes qui faisaient leur office. Au reste, je me couvrais toujours de mon manteau, le plus que je pouvais, encore qu’il ne valût guère, afin que l’on ne s’aperçût point des autres défauts que j’avais. À la fin même je fus forcé de reprendre mon pourpoint noir de deuil, parce qu’il était encore meilleur que mon gris.

Les affronts que je recevais en cet état, m’étant sensibles infiniment, me contraignirent de demeurer à la maison tout du long pour les éviter, combien que ce me fût un supplice bien cruel ! car depuis peu de temps j’avais vu une jeune merveille à sa porte, en une rue proche de celle de Saint-Jacques, et ses attraits avaient triomphé si avantageusement de ma liberté que je ne faisais autre chose que soupirer pour elle. Mais quoi ? qu’eussé-je fait quand j’eusse sorti ? L’amour est ennemi mortel de la pauvreté ; je n’eusse pas osé me montrer à Diane (c’était le nom de la reine de mon âme) sans être accommodé d’une autre façon, parce qu’elle eût eu des impressions de moi qui ne m’eussent pas été favorables. En ma solitude je n’avais point d’autre occupation que de penser à elle ; et, cela étant cause que ma passion s’enflammait davantage, j’étais si fol, que je prenais quelque sorte de plaisir à passer tous les soirs devant sa porte, encore que ce me fût une chose la plus inutile du monde.

En ce temps-là, si j’eusse voulu me mêler du métier de certains fripons d’écoliers de ville que je connaissais depuis peu, il m’eût été facile de me vêtir à peu de frais, car toutes les nuits ils ne faisaient que dérober des manteaux en quelque rue écartée ; mais jamais je ne pus me résoudre à rabaisser mon courage jusques à faire des actions si infâmes. J’aimais mieux l’accointance de certains philosophes qui me promettaient des montagnes d’or par une voie licite et honorable. Toutefois, à la fin, je laissai leur conversation, d’autant que je connus que c’étaient des vendeurs de fumée qui déjà s’ennuyaient aussi de communiquer avec moi, à cause que, n’ayant rien à perdre, leurs tromperies étaient inutiles à mon endroit. Au commencement, j’avais été pour le moins aussi fin qu’eux, et leur faisant espérer qu’il me viendrait bientôt une notable somme d’argent de mon pays, dont je les assisterais pour acheter ce qui était nécessaire en leurs opérations, je les invitai à m’apprendre beaucoup de secrets de la magie naturelle, desquels je me suis déjà servi en plusieurs occasions : voilà le profit que j’eus de les avoir fréquentés.

Après, je m’adonnai à une autre étude. Ce fut à celle de la poésie française, qui eût pour moi des appâts dont je ne cessai jamais d’être enchanté. Mon entretien ordinaire fut de composer des vers sur la haine que je portais à la malice du siècle et sur l’amour que j’avais pour la gentille Diane. Mais, hélas ! mon Dieu, quels ouvrages c’étaient au prix de ceux que je pourrais maintenant faire ! Tout était à la mode du collège, et n’y avait ni politesse, ni jugement ; aussi, je jurerais bien que je n’avais lu encore pas une bonne pièce, et les auteurs dont je pouvais apprendre quelque chose m’avaient été inconnus, autant par ma négligence qu’autrement ; de sorte que cela n’était pas moins à admirer que ce que font les vieux chantres de Grèce dans les œuvres desquels nous trouvons tant de remarquables fautes, à cause que tout venait de leur veine, qu’ils n’avaient rien à se proposer pour patron, et qu’une chose ne peut en même temps être inventée et rendue parfaite.

Reconnûtes-vous jamais mieux qu’à cette heure que les Muses se plaisent d’habiter avec la pauvreté ? Vous voyez fort peu qu’un homme riche ait jamais envie de faire des vers ; aussi les grandes possessions des biens de fortune sont cause que l’on s’affainéantit, et que l’on néglige de posséder les biens de la vertu. Néanmoins, quant est de la poésie, il n’y a rien qui plaise tant à l’esprit, et l’usage que nous en avons met la plus grande distinction entre nous et les brutes.

Hélas, mon Dieu ! ce fut en ce temps-là que je me vis frustré de toutes les espérances que j’avais tellement nourries en mon âme. J’avais tracé mes aventures à venir sur celles de quelques grands personnages dont j’avais lu l’histoire, et m’imaginais qu’infailliblement j’aurais un sort pareil au leur, me fiant sur mon courage et sur l’inclination que j’avais à suivre tout ce qui est vertueux. Ô ! que j’étais aveugle de ne voir pas les infinis obstacles qui se pouvaient opposer à ma bonne fortune, quand j’eusse eu une valeur plus admirable que celle des anciens chevaliers !

Si je n’eusse jeté les fougues de ma colère sur le papier, je fusse tombé dans un désespoir le plus violent du monde. Voyez, de grâce, quel enchantement ! N’est-il pas étrange, et ne me guérissait-il pas contre la règle naturelle ? Après avoir décrit mon mal, je ne le sentais plus si violent, encore que j’en aperçusse les plus vifs accès naïvement représentés. Quel homme sans raison me niera à cette heure-ci qu’Apollon a été estimé dieu de la médecine autant pour le remède que donnent ses vers aux plaies les plus dangereuses que pour celui que les herbes y donnent, qu’il fait croître quand il prend la qualité de soleil pour rendre la terre fertile ?

Jusques-là Francion avait parlé, lorsque son courtois hôte, lui serrant la main, lui dit : « C’est assez pour ce coup, il s’en va tard. Je ferais conscience d’endurer que vous parlassiez tant. »

Et, l’ayant fait arrêter par ces paroles, avant que de partir d’auprès de lui, il le voulut entretenir encore un peu, et lui dit que vraiment il avait eu tort auparavant de l’avoir voulu frustrer d’entendre les aventures qu’il avait eues avec les pédants. Puis il poursuivit ainsi :

— Mais, monsieur, vous endurâtes bien des tourments pour la perte de l’argent que vous aviez. Il me semble que vous m’avez dit que ce fut un nommé Raymond qui vous le prit ; vous lui en vouliez du mal ?

— Je vous en réponds, dit Francion et, maintenant encore que je me ressouviens de l’ennui qu’il me fit souffrir, ma haine se rallume aussi ardemment que jamais, car son action m’est extrêmement odieuse, d’autant que je sais assurément qu’il était des meilleures maisons et des plus riches de la France.

Le seigneur du château, ayant alors une certaine façon non accoutumée dont à peine eût-on pu trouver la cause, dit que possible ce Raymond avait-il dérobé l’argent par galantise ou par nécessité, se voulant débaucher pour aller en Flandres au déçu de ses parents, et, que pourtant, si Francion ne lui pardonnait point, il pouvait s’informer s’il était en Bourgogne, et le faire appeler en duel ; mais Francion répondit qu’il se ferait la risée de tout le monde, s’il témoignait d’avoir du ressentiment pour des offenses si anciennes. Néanmoins son hôte lui promit qu’il s’enquêterait s’il y avait en la Bourgogne, ou aux environs, un seigneur qui portât ou qui eût porté autrefois le nom de Raymond, seulement pour lui contenter l’esprit, en lui apprenant qu’était devenu son voleur. Là-dessus, il lui donna le bon soir, et le pria de se disposer à lui conter le lendemain matin le reste de sa vie ; puis il s’en alla coucher.

FIN DU QUATRIÈME LIVRE

CINQUIÈME LIVRE


QUAND le soleil eut chassé les ombres de la nuit par son retour, le seigneur du château, étant habillé déjà, ne manqua pas à venir voir si Francion avait bien reposé, afin de savoir quand il pourrait achever le récit de ses diverses fortunes. Voulant bien employer le temps, leurs salutations furent courtes. Encore que Francion sentît beaucoup d’allègement au mal qu’il avait en la tête, il fut arrêté qu’il se tiendrait encore au lit jusques au lendemain, pour reprendre entièrement ses forces ; sans avoir donc souci de se lever, il continua le fil de son histoire comme je vais dire.

— Monsieur, nous demeurâmes hier sur le plaisir que je prenais à la poésie ; il faut qu’en retournant sur ce sujet je vous conte que l’on me mit en main quelques ouvrages assez polis, sur lesquels je façonnai ceux que je fis après ; l’on m’enseigna même un certain livre fort nouveau, et d’un auteur fort renommé, que je me délibérai d’acheter, pour y apprendre comment il fallait écrire selon le siècle ; car je confessais ingénument que je n’y entendais rien.

Ayant appris que le libraire qui vendait cet ouvrage-là demeurait en la rue Saint-Jacques, je m’y en allai ; et, ma curiosité étant connue, aussitôt l’on prit la peine de me montrer une infinité de livres français, qui m’avaient été auparavant inconnus. Je n’avais pas assez de moyens pour acheter tant de marchandise ; voilà pourquoi je ne fis emplette que de ce que j’avais eu premièrement dessein d’avoir, de quoi même l’on m’avait prêté de l’argent. Nonobstant je ne laissais pas de m’amuser à feuilleter tous les livres qui étaient dessus le comptoir, comme voici venir un grand jeune homme maigre et pâle, qui avait les yeux égarés et la façon toute extraordinaire : il était si mal vêtu que je n’avais point de crainte qu’il se moquât de moi ; de sorte que je parlai franchement au libraire devant lui, sans me soucier qu’il m’écoutât.

— Apprenez-moi, disais-je, s’il y a quelqu’un en ce temps-ci qui fasse bien en poésie : j’ai toujours cru qu’il n’y en a point qui y excellent, d’autant que je ne pense pas même que l’on s’amuse beaucoup en ce siècle-ci à rimer.

— En quelle erreur êtes-vous, me répondit le libraire ; ne viens-je pas de vous montrer des œuvres admirables, composées par des auteurs encore vivants ? Mais c’est possible que vous ne prisez pas la nouvelle façon d’écrire de ces messieurs, et que vous n’estimez que les choses anciennes et grossières.

— Moi, ce dis-je, je ne sais pas si l’on fait mieux en ce temps-ci qu’au temps passé, et ne saurais-je discerner, quand je fais des vers, s’ils sont à la mode ou à l’antique.

Le jeune homme, en tournant alors la tête vers moi avec un ris de mauvaise grâce, et montrant la plupart de ses dents, me dit :

— Vous faites donc des vers, monsieur, à ce que j’entends ?

— Je mets des paroles avec des paroles, sur des sujets qui s’offrent à mon esprit, répondis-je ; mais je les arrange si mal, que je ne crois pas que l’on doive appeler cela de la poésie.

Là-dessus, il me répliqua que je disais ceci par humilité, et me pria de lui montrer quelqu’un de mes ouvrages. Je lui dis que je n’osais pas faire voir des pièces qui n’étaient pas par aventure selon les règles qu’il fallait suivre alors, desquelles je n’avais aucune connaissance.

— Hé bien, monsieur, me repartit-il, je vous dirai en ami ce qui m’en semblera, et possible serez-vous bien aise d’avoir ma conférence ; car il n’y en a pas trois dans Paris qui se puissent vanter de savoir mieux juger d’un vers que moi.

Ces paroles-là ne m’ayant pu persuader de lui accorder sa prière, il prit congé de moi, ayant mis deux ou trois livres sous son manteau, sans en donner de l’argent au marchand, à qui je demandai, dès qu’il fut parti, s’il lui en faisait crédit de cette sorte.

— Je les lui prête, répondit-il ; je suis contraint d’en faire ainsi à un tas de personnes comme lui, qui se trouvent tous les jours dans ma boutique pour se communiquer ensemble leurs ouvrages.

— Ce sont donc des poètes.

— Oui, reprit-il ; ici se font leurs plus grandes assemblées ; tellement qu’il n’y a point de lieu en France qui doive plus justement porter le nom de Parnasse.

— Quel profit tirez-vous de leurs conférences ? ce dis-je.

— La perte de beaucoup de livres ; qu’ils empruntent et ne les rapportent point, répondit le marchand en riant.

— Si je n’étais que de vous, je chasserais bien cette chalandise-là, lui repartis-je.

— Je n’ai garde pour moi, me dit-il ; car il y en a toujours quelqu’un entre eux qui me donne quelque copie à faire imprimer, et puis ma boutique en est plus renommée.

Après ce devis, je m’informai de tous les poètes du temps, dont j’appris les noms, et sus même que celui que je venais de voir était à la vérité, des plus renommés. Le libraire, alors, me voulant obliger, me promit que, si je lui donnais quelques-unes de mes pièces, il les montrerait à ces gens-là, sans leur en nommer l’auteur, pour savoir d’eux ce qu’il y aurait de manque. Le désir que j’avais de bien faire au goût de tout le monde me fit prendre ce parti, et, dès le lendemain, je lui apportai la pièce qui me plaisait le plus de toutes les miennes. Elle fut montrée à ces personnages-là, qui y trouvèrent quasi autant de fautes que de paroles. Mon libraire me fit ce plaisir que de me les coter toutes ; de sorte que j’y pris garde, et, ayant vu qu’ils avaient bonne raison, je me délibérai de ne plus tomber en pareil endroit.

Véritablement leurs lois ne tendaient qu’à rendre la poésie plus douce, plus coulante et plus remplie de jugement ; qui est-ce qui refuserait de la voir en cette perfection ? On me dira qu’il y a beaucoup de peines et de gênes à faire des vers suivant des règles ; mais, si l’on ne les observait point, chacun s’en pourrait mêler, et l’art n’aurait plus d’excellence.

Quelque temps après, j’eus une connaissance parfaite de ces choses, car je me trouvais souvent dans la boutique du libraire, où j’accostais tous les poètes : dès que je me fus frotté à leur manteau, je sus incontinent de quelle sorte il fallait composer ; ils ne me reprirent jamais que deux ou trois fautes, et, en considérant celles-là, je m’abstins d’autres très lourdes. Je ne pense pas leur être redevable de beaucoup ; car certainement le peu qu’ils m’en dirent n’était pas capable d’ouvrir le jugement d’une personne.

Il faut que je vous dise quelles gens c’étaient : il y en avait deux qui sortaient du collège, après y avoir été pédants ; d’autres venaient de je ne sais où, vêtus comme des cuistres, et, quelque temps après, trouvaient moyen de s’habiller en gentilshommes ; mais ils retournaient incontinent à leur premier état, soit que leurs beaux vêtements eussent été empruntés ou qu’ils les eussent vendus pour avoir de quoi vivre. Quelques-uns ne montaient ni ne descendaient, et ne paraissaient point plus en un jour qu’en l’autre : les uns vivaient de ce que l’on leur donnait pour quelques copies, et les autres dépensaient le peu de bien qu’ils avaient, en attendant qu’ils eussent rencontré quelque seigneur qui les voulût prendre à son service, ou qui leur fît bailler pension du roi. Au reste, il n’y en avait pas un qui eût un grand et véritable génie. Toutes leurs inventions étaient imitées, ou se trouvaient si faibles, qu’elles n’avaient aucun soutien. Ils n’avaient rien outre la politesse du langage ; encore n’y en avait-il pas un seul qui l’eût parfaitement ; car si le plus habile d’entre eux évitait une chose, il choppait[43] en une autre. Plusieurs ne faisaient que traduire des livres ; qui est une chose très servile : et lorsqu’ils voulaient composer quelque chose d’eux-mêmes, ils faisaient des grotesques ridicules. Par ma foi, je les plains, les pauvres gens ; ils écrivaient sur l’imagination qu’ils avaient d’être bons écrivains, et se trompaient ainsi tout doucement. Néanmoins il y a des livres de leur main qui sont très estimés aujourd’hui ; mais, je vous dirai, c’est à faute d’autres meilleurs. Il faut bien se passer à[44] ce que l’on a, malgré son envie ; et moi-même j’ai bien été quelquefois forcé de les lire, ne trouvant rien autre chose pour me divertir. Ce sont de belles pièces, ma foi, que deux ou trois romans de leur façon, que l’on prise. Je veux que l’on m’ôte la vie, si je ne montre dans chacun des fautes dignes du fouet.

Un jour, je me trouvai en leur compagnie, et sur quelques vers que l’on avait lus, de grosses disputes s’émurent pour beaucoup de choses de néant, où ils s’attachaient et laissaient en arrière celles d’importance. Leurs contentions[45] étaient s’il fallait dire : Il eût été mieux, ou il eût mieux été ; de savants hommes, ou des hommes savants, il fallait mettre en rime main avec chemin, saint Cosme avec royaume, traits avec près. Et cependant ceux qui soutenaient que c’était autant de fautes en faisaient de bien plus intolérables ; car ils faisaient rimer périssable avec sable, étoffer avec enfer. Toutes leurs opinions étaient puisées de la boutique de quelque vieil rêveur qu’ils suivaient en tout et partout, même se plaisaient, en discourant, à user de quelques façons de parler extrêmement sottes, qui lui étaient communes. Ils vinrent à dire beaucoup de mots anciens, qui leur semblaient fort bons et très utiles en notre langue, et dont ils n’osaient pourtant se servir, parce qu’ils disaient qu’un d’entre eux, qui était leur coryphée, en avait défendu l’usage. Tout de même en disaient-ils beaucoup de choses très louables, vous renvoyant encore à ce maître ignare dont ils prenaient aussi les œuvres à garant lorsqu’ils voulaient autoriser quelqu’une de leurs fantaisies. Enfin, il y en eut un plus hardi que tous, qui conclut qu’il fallait mettre en règne, tous ensemble, les mots anciens que l’on renouvellerait ou d’autres que l’on inventerait, selon que l’on connaîtrait qu’ils seraient nécessaires ; et puis, qu’il fallait aussi retrancher de notre orthographe les lettres superflues et en mettre en quelques lieux de certaines mieux convenantes que celles dont l’on se servait.

— Car, disait-il, sur ce point, il est certain que l’on a parlé avant que de savoir écrire, et que, par conséquent, l’on a formé son écriture sur sa parole, et cherché les lettres qui, liées ensemble, eussent le son des mots. Il m’est donc avis que nous devrions faire ainsi, et n’en point mettre d’inutiles ; car à quel sujet le faisons-nous ? Me direz-vous que c’est à cause que la plupart de nos mots viennent du latin ? et c’est là une occasion de ne le suivre pas : il faut montrer la richesse de notre langue, et qu’elle n’a rien d’étranger. Si l’on vous faisait des gants qui eussent exigé six doigts, vous ne les porteriez qu’avec peine et cela vous semblerait ridicule. Il faudrait que la nature vous fît à la main un doigt nouveau, où que l’on ôtât le fourreau inutile ; regardez si l’on ne ferait pas ce qui est le plus aisé. Aussi, parce qu’il n’est pas facile de prononcer de telle sorte les mots, que toutes leurs lettres servent, que d’ôter ces mêmes lettres inutiles, il est expédient de les retrancher. En pas une langue vous ne voyez de semblable licence, et quand il y en aurait, les exemples mauvais ne doivent pas être suivis plus que la raison. Considérez que la langue latine, même, dont, à la vérité, la plupart de la nôtre a tiré son origine, n’a pas une lettre qui ne lui serve.

— Par la mort du destin, dis-je alors, voilà bien harangué pour le repos de la chose publique : je ne dis pas que vos raisons ne soient bonnes ; mais où est le moyen de les faire suivre, et où est même celui d’entre le peuple qui les approuvera ? Il vaudrait beaucoup mieux retrancher tant de choses mauvaises, qui sont superflues en nos mœurs et en nos coutumes, que non pas songer à retrancher des lettres qui ne font mal à personne, les pauvres innocentes. Quant aux paroles nouvelles, que vous avez dit tantôt qu’il fallait introduire, je vous laisse à penser si, semblant du tout extraordinaire au peuple, l’on ne se moquerait pas de nous. Néanmoins je consens qu’aux premiers États vous soyez délégué de la part des auteurs français, (dont il faut faire une chambre nouvelle) pour représenter aux autres États l’utilité de vos opinions et persuader au roi qu’il les doit faire embrasser par tous ses sujets.

Après que j’eus ainsi parlé, et donné matière de rire à chacun, il y eut le plus galant d’entre eux qui conclut que tout ce que l’on avait dit ne servait de rien au repos de la vie ; et, nous faisant sortir d’entre les livres, nous conduisit, entre les pots et les verres, au meilleur cabaret de Paris, où il nous voulait traiter de l’argent qu’il avait. Pour vrai dire, il n’y a point de gens moins avaricieux que les poètes : ils ont tant d’envie d’aller au royaume des cieux où il est aussi difficile qu’un riche entre qu’un câble dans le pertuis d’une aiguille, qu’ils avalent leur bien tout d’un coup, comme une pilule, afin d’y aller facilement. Il ne faut pas s’enquérir comment il fut morféwkt, ni combien l’on dit de bons mots de gueule, parce que je jurai là encore par la mort du destin, ainsi qu’en la rue Saint-Jacques, l’on me demanda pourquoi je le faisais. C’était pour me moquer d’eux, qui ne composaient pas une stance où ils ne parlassent du destin ou du sort, pour accommoder leurs vers.

— Par la tête du sort, ce dis-je, vous êtes de grands ignorants qui ne savez guère votre métier ; ventre des Parques ! ne voyez-vous pas que je jure en poète ? Vous autres, qui croyez moins en Dieu que Diagoras ni que Vanini, vous ne jurez que par lui à tous les coups, comme si vous étiez des chrétiens fort dévots, qui voulussent toujours avoir son nom à la bouche.

Notez que je leur disais ceci encore parce que la plupart étaient libertins ; mais leur humeur franche, et qui vraiment est louable en ce point, ne s’offensa pas de ce que je leur reprochais. Sans doute ils avaient quelque chose de meilleur en eux que le vulgaire, et principalement en ce qu’ils ne me prisaient pas moins pour me voir mal accommodé[46]. En contrepoids, ils avaient aussi des vices insupportables : c’étaient les plus fantasques et les plus inconstants du monde ; rien n’est plus frêle qu’était leur amitié : en moins d’un rien, elle se dissipait comme la glace d’une nuit ; rien n’est plus volage qu’était leur opinion : elle se changeait à tout propos, et pour des occasions très injustes. Leurs discours étaient le plus souvent si extravagants, qu’il semblait qu’ils fussent insensés. Quand je leur récitais mes vers, ils les trouvaient, à leur dire, les mieux faits du monde ; moi éloigné, ils en médisaient devant le premier dont ils faisaient rencontre : ils jouaient de ce même trait les uns entre les autres ; de sorte que la renommée de chacun s’apetissait : ils s’adonnaient à écrire avec trop d’affectation, et n’avaient point d’autre but. En allant même par la rue, la plupart marmottaient entre leurs dents, et tiraient quelques sonnets par la queue. Tous leurs entretiens n’étaient que sur ce sujet. Encore qu’ils décrivissent les faits généreux de plusieurs grands personnages, ils ne s’enflammaient point de générosité et ne partait d’eux aucune action recommandable. Avec tout cela, c’étaient les gens les plus présomptueux de la terre. Chacun croyait faire mieux que tous les autres, et se fâchait lorsque l’on ne suivait pas ses opinions. Je connus par là que le vulgaire avait raison de les mépriser, et dis plusieurs fois même qu’ils voulaient faire profession d’un bel art dont ils étaient indignes et envers lequel ils attiraient le mépris, en le pratiquant mal. Depuis ils me furent si odieux, que je tâchai d’éviter leur rencontre, avec plus de diligence qu’un pilote n’essaye de s’éloigner des Syrtes.

Environ en ce temps-là, ma mère m’envoya beaucoup d’argent, dont je me fis habiller d’une façon qui paraissait infiniment. C’était l’été ; je fis faire un habit de taffetas colombinwkt-2 avec les aiguilletteswkt, les jarretières et le bas de soie de couleur bleue. Je me mis à une pension plus basse que celle où j’avais toujours été ; et l’argent que j’épargnais en cela fut depuis employé à doubler mon manteau d’un autre taffetas bleu. Car voyez les belles coutumes que la sottise a introduites, et que le peuple s’ébat à suivre : l’homme qui n’a qu’un manteau de taffetas simple est moins estimé que celui qui en a un de deux taffetas, et l’on fait encore moins d’état de vous si vous en portez un de serge doublé seulement de quelque étoffe de soie. Entre les femmes il y a bien d’autres nivetteries[47] ! j’entends entre les bourgeoises : celles qui ont les cheveux tirés, ou la chaîne sur la robe, sont estimées davantage que les autres, qui ne sont pas ainsi parées.

Quand je pense à la vanité des hommes, je ne me saurais trop émerveiller comment leur esprit, qui sans doute est capable de grandes choses, s’avilisse tant que de s’amuser aux plus abjectes de la terre. Mille coquins, qui passaient par la rue, se retournaient pour me regarder, et moi, qui ai ce bienfait des cieux de pouvoir lire dans les pensées, je connaissais bien que quelques-uns se donnaient de la présomption, parce que leur habit valait par aventure plus que le mien, et que quelques autres moins braves étaient au contraire envieux de ce que je portais.

Alors il ne s’écoulait point de jour que je ne passasse cinq ou six fois devant la porte de ma Diane, afin de lui jeter des œillades qui lui fissent connaître l’extrême affection que j’avais pour elle. Mais cela ne servait de rien ; car, étant pourvue d’une infinité d’appâts, il y en avait bien d’autres que moi que la regardaient, et je crois qu’elle ne se pouvait pas figurer que je fusse plus amoureux d’elle que les autres.

Je me résolus de lui écrire une lettre, pour lui manifester ma passion. Je la fis donc, mais en termes si honnêtes, que l’humeur la plus austère du monde n’eût pas pu s’en offenser. Vous savez de quelle sorte on procède en ces matières-là ; voilà pourquoi je ne vous dirai rien de ce poulet : qu’il vous suffise que je fis aussi plusieurs vers, pour lui faire donner avec. Il me souvient qu’il y avait un sonnet sur son jeune sein, que j’avais vu croître petit à petit depuis que j’étais devenu amoureux d’elle ; puisque je l’ai encore en mon souvenir, il faut que je vous le dise, non pas pour vous montrer que je fais bien des vers ; car, si je voulais témoigner, je vous réciterais une meilleure pièce. Le voici :

Je vois s’augmenter chaque jour,
En leur petite enflure ronde,
Ces jeunes tétons que le monde
A pris pour le trône d’amour.

Mon désir, aimant leur séjour
Plus que le ciel, la terre et l’onde,
Accroît son aile vagabonde
À même que croît leur retour.

Dieux ! faites qu’il en soit le maître,
Si, comme eux, vous le voyez être
En parfaite maturité ;

Et permettez-moi qu’à mon aise,
Sans blâme de témérité,
Un jour je les touche et les baise.

Cela était un peu trop folâtre, me dira-t-on, pour envoyer à une jeune fille de bon lieu ; mais je savais bien qu’elle n’était pas pour s’en offenser, et puis les autres pièces n’étaient pas si licencieuses. J’usai d’un artifice bien gentil pour lui faire tenir le tout.

Sachant que son père était allé aux champs, et qu’elle était toute seule au logis avec une servante (car sa mère était morte) j’envoyai le laquais d’un mien ami avec le petit paquet de papiers à la main, lui demander si son père n’était point à la maison. Ayant répondu que non, il lui présenta ce qu’il portait, et la pria de le lui donner dès qu’il serait de retour, et lui dit que c’était pour une affaire de son maître dont il avait connaissance, car son père était avocat. Le papier baillé, il esquiva vitement, et Diane n’en soupçonna rien ; car c’est la coutume des laquais de courir. D’autant qu’elle savait que son père ne reviendrait pas sitôt, elle eut la curiosité, tout comme j’avais espérance, d’ouvrir ce papier qui était trop bien plié pour être de pratique[48]. Ainsi que j’ai su depuis, ayant vu que tout s’adressait à elle, elle pensa que cela venait de la part du maître du laquais, qui venait quelquefois l’entretenir.

Sitôt qu’elle le vit, elle lui dit par une gentille ruse :

— Monsieur, vous avez un laquais qui n’exécute guère bien les messages que vous lui donnez ; je m’assure que vous lui aviez baillé tout ensemble deux papiers, l’un pour porter à votre maîtresse, et l’autre pour apporter à mon père. Celui qu’il fallait présenter à cette dame, il l’a apporté céans, j’ai peur qu’il ne lui ait été offrir en contre-échange celui dont vous désiriez que mon père eût la communication.

Ce jeune homme, ne sachant ce qu’elle voulait dire, crut qu’elle avait envie de lui donner quelque cassadewkt, et nia surtout d’avoir mis des lettres entre les mains de son laquais pour faire tenir à sa maîtresse. Diane lui ayant montré là-dessus ce qu’elle avait reçu, et lui ayant confié la façon avec laquelle son laquais le lui avait baillé, il jugea que cela venait de la part de quelqu’un qui était secrètement amoureux d’elle ; et, voyant qu’elle croyait fermement que tout venait de lui, parce qu’elle lui plaisait assez pour souhaiter sa bienveillance, il s’informa premièrement d’elle si la lettre et les vers lui étaient agréables ; puis, ayant connu qu’elle n’y trouvait rien qui ne lui causât quelque espèce de contentement, il lui dit qu’il ne lui pouvait celer que c’était lui qui les lui avait envoyés, d’autant qu’il fallait qu’elle le sût nécessairement, pour connaître quel était le désir qu’il avait de la servir. Même il eut bien l’esprit assez bon pour lui assurer qu’afin qu’elle ne fît point de refus de recevoir ce présent, il avait trouvé l’invention de lui faire dire par son laquais que les papiers étaient de conséquence et concernaient une affaire que son père maniait pour lui. Mais, bien qu’elle crût cela, elle ne laissa pas de persister toujours à lui dire, comme auparavant, que son laquais s’était trompé, et qu’il avait charge sans doute de porter le paquet à une autre fille qu’elle. Depuis, il sut de ce valet la commission que je lui avais donnée, et continua néanmoins à persuader de telle sorte à Diane qu’il avait composé les vers à son sujet, qu’elle fut forcée d’avouer qu’elle ajoutait de la croyance à son dire ; et, parce que les beaux esprits lui plaisaient beaucoup, s’imaginant que celui-là l’était, elle commença de le chérir par-dessus tous ses autres amants.

J’avais fait encore une bon nombre de vers pour elle, et rencontrant dans la rue sa servante, comme on ne voyait goutte, je lui dis :

— Ma mie, donnez cette chanson à mademoiselle Diane, je la lui promis l’autre jour : recommandez-moi à ses bonnes grâces.

La servante ne fit point de difficulté de prendre le papier, ni de le porter à Diane, qui ne pouvait quasi croire qu’il vînt de la part d’où elle pensait que fussent venus les premiers, parce que l’auteur, qui avait parlé à elle le jour précédent, le lui eût bien pu bailler lui-même sans se servir de finesse.

Pour lui faire connaître que les vers venaient de moi, le lendemain, comme elle était sur sa porte, après souper, je chantai un peu haut, en passant, une des stances que je lui avais envoyées ; elle, qui avait bonne mémoire se souvint bien où elle avait vu la pareille et jeta incontinent les yeux sur moi.

Ce ne fut pas assez ; je lui écrivis encore une lettre, que je lui fis tenir finement, je la fis entrer dedans un coffre qui était au banc qu’elle avait à Saint-Séverin, et, le lendemain, qui était dimanche, comme elle l’ouvrait pour y prendre une bougie et un certain livre de dévotion qu’elle y enfermait, elle l’y trouva. Cette lettre contenait des assurances extrêmes d’affection, et que, si elle avait envie de connaître qui c’était qui lui écrivait, elle n’avait qu’à prendre garde à celui qui dorénavant se mettrait à l’église à l’opposite d’elle et avait un habit de vert-naissant.



J’en avais fait faire un de cette couleur-là tout exprès ; et, parce que dès le matin à la messe, elle avait trouvé mon poulet, elle eut le moyen de le lire auparavant que de venir à vêpres ; voilà pourquoi, quand elle y fut, elle me put bien reconnaître pour son amant, car je m’étais mis proche de son banc dès le commencement du sermon, tant j’avais peur de manquer à mon entreprise, à faute d’y trouver place : je remuais les yeux languissamment et par compas, comme un ingénieur ferait tourner ses machines, et ma petite meurtrière avait tant d’assurance, quoiqu’elle eût blessé mon âme, qu’elle me regardait fixement, et, par aventure, avec moins de honte que je ne la regardais. À cause que son siège était bas et qu’il y avait des hommes au-devant d’elle, durant presque tout le service, elle se tint debout afin que je la visse mieux. Je ne sais si je dois appeler cela cruauté ou bien douceur, car, d’un côté, elle m’obligeait, vu que je ne chérissais rien tant que sa vue ; mais, d’un autre aussi elle me faisait un grand tort, puisque chacun de ses regards m’était un trait vivement décoché. Quand je me fus retiré chez moi, j’en ressentis bien des blessures.

À quelques jours de là, je la rencontrai dans une rue fort large ; elle allait d’un côté, et moi d’un autre, et tous deux fort proches des maisons. Néanmoins comme attirés par un secret aimant, petit à petit, nous nous avançâmes si bien, que, quand elle passa par devant moi, il n’y avait plus que le ruisseau entre nous ; et qui plus est, nos têtes se touchaient presque, tant elles s’inclinaient par le languissement de notre âme, car cette belle avait de l’affection pour moi. Toutefois, je n’osais pas l’accoster, si quelqu’un ne me faisait acquérir sa connaissance.

La fortune me favorisa en ceci très avantageusement ; car un cousin de cette belle Diane, que j’avais fréquenté au collège, vint demeurer chez elle en ce temps-là. Je l’abordai un jour, et par manière d’entretien, lui ayant récité mes vers, il me dit que sa cousine en avait montré par excellence de tous de même. Connaissant la bienveillance que ce jeune homme-ci avait pour moi, je me délibérai de ne lui rien cacher, et lui ayant appris mon amour, le priai de faire connaître à Diane l’auteur des pièces qu’elle avait entre ses mains. Il n’y faillit pas ; et, par un excès de bonne volonté, lui dit de moi tout le bien que l’on peut dire du plus brave personnage de la terre, n’oubliant pas à lui conter comment j’étais issu d’une race des plus nobles. Celui qui s’était attribué mes ouvrages, reconnu pour un lourdeau, perdit son crédit entièrement, et Diane ne demandait pas mieux, sinon que je l’abordasse ; mais elle avait un père revêche, qui ne souffrait guère patiemment de la voir parler à des personnes qui ne fussent point de son ancienne connaissance la trouvant d’une humeur fort aisée à suborner. Notre entrevue ne pouvait donc pas être moyennée sitôt.

En attendant je la courtisais des yeux, et ne manquais pas à me trouver à l’église toutes les fois qu’elle y était. Un jour, j’y allai à un salut avec un gentilhomme de mes amis comme elle n’était pas encore venue. Je n’avais fait que marcher toute l’après-dînée, et, me voulant reposer, m’avisai de m’asseoir sur une planche qui était attachée au-devant de son banc ; sur mon Dieu, je parlais d’elle et d’une sœur qu’elle avait, qui était déjà mariée, lorsque je les vis arriver toutes deux. Afin que celui qui était avec moi ne connût point mon amour, je tâchai de cacher mon émotion, en lui tenant quelque discours. Je parlais un peu haut à la courtisane, en riant quelquefois, et lui tout de même, sans songer que j’importunais possible ma maîtresse et sa sœur. Nous nous levâmes pour quelque temps, continuant toujours notre entretien ; mais aussitôt elles sortirent de leur banc et se vinrent mettre à notre place.

Moi, qui suis soupçonneux au possible en ces affaires-là, je crus qu’infailliblement elles faisaient ceci pour me faire déloger et me contraindre d’aller m’asseoir plus loin afin de n’être plus importunées en mes discours. Incontinent, je m’éloignai, pour montrer que je les révérais tant que j’étais bien marri de leur déplaire. Néanmoins je vous confesse que j’étais infiniment en courroux ; car le mépris qu’il me semblait que Diane avait fait paraître envers moi, en me déplaçant, m’était infiniment sensible ; et même, en l’excès de ma passion, je vins jusques à dire qu’elle n’avait que faire d’être si glorieuse, que j’étais pour le moins autant qu’elle, et que ce lui était un bonheur de me posséder, moi qui devais jeter les yeux sur des filles de plus grande maison qu’elle.

Toute la nuit je ne fis que rêvasser là-dessus, et n’eus point de repos jusques à tant que j’eusse parlé au cousin de Diane, à qui je me plaignis de l’injure qui m’avait été faite, ayant presque la larme aux yeux. À l’heure il se prit à rire si fort, qu’il redoubla mon ennui, me faisant croire qu’il se moquait de moi. Mais voici comme il m’apaisa :

— Mon cher ami, dit-il en m’embrassant, vous avez tort d’être si soupçonneux que de vous imaginer que Diane vous ait méprisé, commettant une incivilité éloignée de son naturel. Mon Dieu ! vous ririez trop si vous saviez la cause de votre aventure ; je me souviens qu’hier soir, étant de retour du salut, Diane se plaignit à la servante de ce qu’il y avait eu quelque gueux qui avait délâché sa croupièrewkt dedans son banc. Ce fut cela qui l’en fit sortir : mais la poudre de Cypre dont vous étiez couvert, vous empêcha de sentir une si mauvaise odeur.

Cette nouvelle me contenta tout à fait, et j’eus pourtant la curiosité d’aller en l’église, voir si l’on ne me donnait point une bastewkt-3 : je trouvai encore l’ordure dans le banc, que l’on n’avait pas nettoyée, et la vue de cette infection me plut davantage que n’a jamais fait celle des plus belles fleurs, à cause que, par ce moyen, j’étais délivré d’une extrême peine. Lorsque Diane sut mon soupçon, je pense qu’elle ne put pas se garder de rire ; mais néanmoins tout se tournait à mon avantage, d’autant que par là elle pouvait apercevoir le souci que j’avais de me conserver ses bonnes grâces.

L’on dit ordinairement que le prix des choses n’est accru que pour la difficulté que l’on rencontre à les avoir et que l’on méprise ce qui se peut acquérir facilement ; je reconnus cette vérité alors mieux qu’en pas une occasion. Quand j’avais trouvé des obstacles à gagner la familiarité de Diane, je l’avais ardemment aimée. À cette heure-là, parce que son cousin me promettait de me mener en son logis lorsque son père n’y serait pas, et de me faire non seulement parler à elle, mais encore de la persuader de telle façon que j’en obtienne beaucoup de protestations de fidélité, je sentais que ma passion s’affaiblissait petit à petit. Le principal sujet était que je considérais qu’il ne fallait pas m’attendre de remporter de cette fille-là quelques signalées faveurs, si je ne l’épousais : or j’avais le courage trop haut pour m’abaisser tant que de prendre à femme la fille d’un avocat ; et, si sachant bien que tout homme de bon jugement m’avouerait que celui-là est très heureux, qui peut éviter de si fâcheuses chaînes que celles du mariage, je l’avais entièrement en horreur.

À la fin il se trouva que je n’avais plus qu’une affection fort tiède pour Diane, et, si j’ose trancher le mot, que je n’en avais plus pour tout. L’amour conserva pourtant l’empire qu’il s’était acquis dessus moi, et me fit adorer une autre beauté dont la recherche était beaucoup plus épineuse, encore que je l’abordasse facilement.

Après celle-là, j’en aimai beaucoup d’autres dont je ne vous parlerai point ; ce serait trop vous ennuyer. Qu’il vous suffise que la plupart ont reconnu mon affection par une réciproque ; mais qu’il n’y en a eu guère qui m’aient donné des témoignages d’une passion véhémente, en m’accordant les plus chères faveurs. Il ne luit pas au ciel tant d’étoiles que de beaux yeux m’ont éclairé. Mon âme s’enflammait au premier objet qui m’apparaissait ; et, de cinquante beautés que j’avais le plus souvent dedans ma fantaisie, je ne pouvais pas discerner laquelle m’agréait le plus : je les poursuivais toutes ensemble ; et, lorsque je perdais l’espoir de jouir de quelqu’une, je recevais un déplaisir sans pareil. Par aventure vous conterai-je tantôt quelqu’une de mes amours comme il écherra.

Depuis que je m’étais vu bien en conche[49], continua Francion, j’avais acquis une infinité de connaissances de jeunes hommes de toutes sortes de qualité, comme de nobles, de fils de justiciers, de fils de financiers et de marchands : tous les jours nous étions ensemble à la débauche, où je faisais tant que j’emboursaiswkt plutôt que de dépendre. Je proposai à cinq ou six des plus grands de faire une compagnie la plus grande que nous pourrions, et de personnes toutes braves et ennemies de la sottise et de l’ignorance, pour converser ensemblement et faire une infinité de gentillesses.

Mon avis leur plut tant, qu’ils mirent la main à l’œuvre et ramassèrent chacun bonne quantité de drôles qui en amenèrent encore d’autres de leur connaissance particulière. Nous fîmes des lois qui se devaient garder inviolablement, comme de porter tous de l’honneur à un que l’on élirait pour chef de toute la bande de quinze jours en quinze jours ; de s’entre-secourir aux querelles, aux amours et aux autres affaires ; de mépriser les âmes viles de tant de faquins qui sont dans Paris, et qui croient être quelque chose, à cause de leurs richesses ou de leurs ridicules offices. Tous ceux qui voulurent garder ces ordonnances-là, et quelques autres de pareille étoffe furent reçus au nombre des braves et généreux (nous nous appelions ainsi), et n’importait pas d’être fils de marchand ni de financier, pourvu que l’on blâmât le trafic et les finances. Nous ne regardions point à la race, nous ne regardions qu’au mérite. Chacun fit un banquet à son tour : pour moi je m’exemptai d’en faire un, parce que j’avais été l’inventeur de la confrérie, et, si ayant été le Chef premier, j’eus après la charge de recevoir les amendes auxquelles on condamnait ceux qui tombaient en quelque faute que l’on leur avait défendu de commettre ; l’argent se devait employer à faire des collations : mais Dieu sait quel bon gardien j’en étais et si je ne m’en servais pas en mes nécessités.

Mes compagnons étaient si pernicieux et si prodigues, qu’ils vidaient librement leurs bourses et ne songeaient pas à ce que je faisais de ma recette. J’étais le plus brave de tous les braves ; et n’appartenait qu’à moi de dire un bon mot contre les vilains, dont je suis le fléau envoyé du ciel.

Le fils d’un marchand, ignorant et présomptueux au possible, arriva un jour dans une compagnie où j’étais ; il était superbement vêtu d’une étoffe à qui l’on n’en voyait guère de pareille en France ; je pense qu’il l’avait fait faire exprès en Italie ; à cause de cela, il croyait qu’il n’y avait personne qui se dût égaler à lui. Je remarquais qu’en marchant il enviait le haut bout, et que, quand l’on le saluait fort honnêtement, il n’ôtait non plus son chapeau que s’il eût eu la teigne : comme j’ai toujours haï de telles humeurs, je ne puis souffrir celle-là, et dis hautement à ceux qui étaient auprès de moi, en montrant au doigt mon sot :

— Mes braves, voici la principale boutique de sire Huistache (j’appelais ainsi son père par l’ancien titre), Dieu me sauve, s’il n’y a mis sa plus belle étoffe à l’étalage. Véritablement il y gagnera bien ; car on n’a pas besoin d’aller à sa maison pour voir sa plus riche marchandise : cette boutique-ci est errante, son fils la va montrer partout.

— Parlez-vous de moi ? me vint-il dire avec un visage renfrogné.

— Messieurs, ce dis-je en riant à mes compagnons, ne vous offensez-vous point de ce qu’il dit ? Il croit vraiment qu’il y a encore quelqu’un entre vous qui lui ressemble et qui mérite que l’on lui dise ce que je lui ai dit.

Se sentant offensé tout à fait, il me repartit, après avoir juré par la mort et par le sang, qu’il ne portait pas l’épée comme moi, et que ce n’était pas son métier, mais que si… Il en demeura là, n’osant passer plus outre.

Quant à moi, tournant sa fâcherie en risée, je recommençai à le brocarder :

— Certes, lui dis-je, c’est une bonne finesse de s’efforcer de couvrir d’autant mieux une chose qu’elle est plus infecte et plus puante ; néanmoins la mauvaise odeur parvient jusques à nous. Puisque vous vous efforcez de paraître en habillements, continuai-je, c’est bien un témoignage que vous n’avez rien autre chose de quoi vous rendre estimable ; mais, pardieu, vous avez tort, car vous avez voulu aller tantôt au-dessus d’un galant homme : toutefois, sachez que, si votre corps va au-dessus du sien, son esprit ne laisse pas d’aller au-dessus du vôtre.

Un de mes compagnons me vint dire alors que je le quitasse là.

— Aussi, veux-je, repartis-je ; j’ai bien peu de raison de disputer entre un habit, car je ne vois rien ici autre chose contre qui je puisse avoir querelle ; l’épée vaut beaucoup moins que le fourreau, et, pour dire la vérité, il a raison, ce beau manteau, d’avoir voulu être placé en un lieu plus éminent que cet autre-ci, qui ne le vaut pas. L’on lui pardonne, mais à la charge qu’il n’entrera jamais en contestation qu’avec des manteaux comme lui.

Mon vilain, craignant qu’après avoir affligé son badaud d’esprit de brocards, je ne vinsse à persécuter son corps à bons coups de bâton, enfila la venelle plus vite qu’un criminel qui a des sergents pour laquais.

Comme les choses s’entresuivent, le lendemain, étant à la porte d’un conseiller avec ses filles et fort bonne compagnie, un enfant de ville bien pimpant vint à passer ; il avait le pourpoint de satin blanc et le bas de soie flamette[50] : bref, il était accommodé en gentilhomme excepté qu’il n’avait point d’épée : il en avait bien une, mais il la faisait porter derrière lui par son laquais.

— Voici la coutume des enfants de Paris, ce dis-je ; ils veulent tous trancher des nobles et quitter la vocation de leurs pères, qui est la cause principale de leurs richesses ; mais certes encore cettui-ci n’est-il pas trop désireux de paraître gentilhomme : il aime si peu les armes qu’il ne les veut avoir que derrière soi, et si, je connais qu’il veut montrer que son laquais est plus noble que lui, car il lui fait porter son épée.

Il n’y eut pas un brave qui n’admirât un si bon trait donné si à propos, lorsque l’on le lui eut récité, et, parce qu’il y avait en nos lois que nos belles paroles et nos remarquables actions devaient être récompensées, chacun ordonna que je prendrais la valeur d’un chapeau de castor sur les deniers de ma recette, pour le prix que je méritais à cause de bien d’autres galanteries que j’avais mises à exécution.

Nous n’attaquions pas seulement le vice à coups de langue ; le plus souvent nous mettions nos épées en usage et chargions sans merci ceux qui nous avaient offensés. Malaisément nous eût-on pu rendre le change, car nous allions toujours six à six, et quelquefois tous ensemble, quand nous sortions de la ville pour aller au cours jusqu’au bois de Vincennes : je n’avais point de cheval à moi ; quelque riche brave, enfant de trésorier, m’en prêtait toujours un, quand il était question de faire de telles cavalcades.

La nuit, nous allions donner la musique aux dames, et fort souvent nous faisions des ballets que nous dansions aux meilleures maisons de la ville, où nous combattions toujours pour notre nouvelle vertu, à qui jamais l’on n’avait vu de semblable. Les bourgeois blâmaient nos galanteries ; les hommes de courage les approuvaient ; chacun en parlait diversement et selon sa passion. Au Louvre, au Palais et aux festins, nos exploits sont les entretiens ordinaires. Ceux qui veulent jouer quelque bon tour se rangent en notre compagnie ou réclament notre assistance. Les plus grands seigneurs mêmes sont bien aises d’avoir notre amitié, quand ils désirent punir de leur propre mouvement quelqu’un qui les a offensés, et nous prient de châtier son vice comme il faut. Néanmoins, avec le temps, notre compagnie perdit un peu de sa vogue : la plupart étaient forcés de s’en retirer, songeant à se pourvoir de quelque office pour gagner leur vie et à épouser quelque femme ; étant sur ce point-là, ils ne pouvaient plus se mêler avec nous.

Il y en avait bien quelques nouveaux qui parfaisaient le nombre ; mais ce n’étaient pas gens qui me plussent. Leur esprit ne soupirait qu’après une sotte friponnerie et une brutale débauche : pourtant je tâchais de supporter leur humeur, quand je me trouvais avec eux ; mais je ne les hantais que le moins qu’il m’était possible, et me tenais fort souvent chez moi, feignant d’être mal disposé, pour éviter leur fréquentation. En ce temps-là, j’étudiai à tout reste, mais d’une façon nouvelle, néanmoins la plus belle de toutes : je ne faisais autre chose que philosopher et que méditer sur l’état des humains, sur ce qu’il leur faudrait faire pour vivre en repos, et encore sur un autre point bien plus délicat, touchant lequel j’ai déjà traversé le commencement d’un certain discours que je vous communiquerai. Je vous laisse à juger si cela n’était pas cause que j’avais davantage en horreur le commerce des hommes ; car dès lors je trouvai le moyen de les faire vivre comme des dieux, s’ils voulaient suivre mon conseil.

Toutefois, puisqu’il faut essayer d’étouffer le désir des choses qui ne se peuvent, je ne songeai plus qu’à procurer le contentement de moi seul. Me délibérant de suivre en apparence le tracwkt-2 des autres, je fis provision d’une science trompeuse, pour m’acquérir la bienveillance d’un chacun. Je m’étudiai à faire dire à ma bouche le contraire de ce que pensait mon cœur, et à donner les compliments et les louanges à foison aux endroits où je voyais qu’il serait nécessaire d’en user, gardant toujours néanmoins ma liberté de médire de ceux qui le mériteraient. J’avais bien intention de rencontrer quelque grand seigneur qui me baillât appointement, pour rendre ma fortune mieux assurée, mais je n’avais guère envie de m’asservir sous des personnes qui n’étaient pas beaucoup dignes de commander, car j’avais reconnu le naturel des courtisans.

Un de mes amis me mena un jour chez une demoiselle appelée Luce, me disant que c’était la femme du meilleur discours qui se pût voir, et que je ne manquerais point à trouver aussi en sa compagnie de plus beaux esprits du monde, parmi lesquels j’aurais de l’honneur à faire éclater mon savoir : elle avait aussi appris de lui qui j’étais, et que je la viendrais visiter ; de sorte qu’elle me fit un bon accueil et me donna place près d’elle ; il y avait encore, pour l’entretenir, beaucoup d’hommes bien vêtus, et qui, à mon avis, n’étaient pas des moindres de la cour. Je prêtai l’oreille pour ouïr les bons discours que je m’imaginais qu’ils feraient. De tous côtés je n’entendis rien que des vanteries, des fadaises et des contes faits mal à propos, avec un langage le plus galimatias et une prononciation la plus mauvaise que l’on se puisse figurer.

— C’est une étrange chose, mademoiselle, disait l’un en retroussant sa moustache, que le bon hasard et moi sommes toujours en guerre : jamais il ne veut loger en ma compagnie ; quand j’aurais tout l’argent que tiennent les trésoriers de l’Épargne, je le perdrais au jeu en un jour.

— C’est signe que les astres, disait un autre, vous décocheront une influence qui suppliera l’amour de métamorphoser votre malheur au jeu en un bonheur qu’il vous donnera en femme.

— Je ne sais quel édit fera le ciel là-dessus, reprit le premier, mais je vous appelle en duel comme mon ennemi, si vous n’ouvrez la porte de votre âme à cette croyance que, pour être des favoris du destin en mon mariage, il me faut avoir une épouse semblable à mademoiselle.

— Que vous êtes moqueur ! lui dit Luce en lui serrant la main et en lui souriant.

— Je vous veux donner des marques plus visibles que le soleil, reprit-il, comme je vous chéris d’une amour toute léalewkt : mon cœur flottera toujours dans la mer de deux cents millions de pensées, à l’appétit glouton de l’ouest et sur-ouest de mes désirs, jusques à tant que je vous aie fait paraître (belle beauté) que je vous adore avec une dévotion si fervente… qu’il en demeura là-dessus, s’égarant en ses conceptions. Or il disait toutes ces paroles à l’oreille de Luce, pour montrer qu’elles étaient fort secrètes ; mais, par une sottise admirable, il ne laissait pas de les prononcer haut, afin que chacun les ouît, croyant qu’elles étaient extrêmement bien arrangées.

Tôt après, changeant de discours, il vint dire :

— Mon âme était dernièrement si grosse d’envie[51] d’avoir une terre qui me plaisait, que j’en donnai trois cent mille livres, encore qu’elle n’en vaille au plus que deux cent cinquante ; désormais je désire que l’on m’appelle du nom de cette belle possession.

« Mon Dieu ! ce dis-je en moi-même, qu’est ceci ? Un homme qui se croit des plus braves du monde veut porter le nom d’une terre, au lieu que la terre devrait porter le sien : quelle faquineriewkt ! Que ne s’acquiert-il plutôt un beau titre par sa générosité ! » Me tournant alors vers un autre endroit, j’en vis deux qui parlaient ensemble, et n’eus plus d’attention que pour leur discours :

— Quel jugement faites-vous de mon habit ! disait l’un, n’est-il pas de la plus belle étoffe pour qui jamais l’on ait payé la douane à Lyon ? Mon tailleur n’entend-il pas bien les modes ? C’est un homme d’esprit, je l’avancerai, si je puis : il y a tel bourgeois qui a un office aux finances qui ne le vaut pas ; mais que me direz-vous de mon chapeau ? cette forme vous plaît-elle ?

— Hélas ! monsieur, répondit l’autre, je trouve tout ce que vous avez extrêmement parfait ; tant plus je vous contemple, tant plus je suis ravi d’admiration ; je ne crois pas que les anges soient mieux vêtus dans le ciel que vous l’êtes sur la terre, quand ils auraient six aunes chacun de l’étoffe du ciel pour se faire un habit dont la broderie serait faite avec des étoiles. Seigneur Dieu, vous êtes un Adon ! combien de Vénus soupirent pour vous ! que les charmes de votre rotondewkt-4 sont puissants ! que cette dentelle si bien retroussée a d’appas pour meurtrir un cœur ! toutefois en voilà un côté qui a été froissé par votre chapeau, dont les bords sont un peu trop grands ; faites-en rogner, je suis votre conseiller d’État en cette affaire, je vous le dis en ami, ce n’est pas pour vous dépriser. Je sais bien que vous avez assez d’autres rares vertus ; car vous avez des bottes les mieux faites du monde, et surtout vos cheveux sont si bien frisés, que je pense que les âmes qui s’y sont prises s’égarent dedans comme dans un labyrinthe.

— Le plus cher de tous mes amis ! lui dit l’autre en le baisant à la joue, vous me donnez des louanges que vous méritez mieux que moi ; l’on sait que vos braves qualités vous font chérir de la majesté réale ; qui plus est, l’on a connaissance que vous êtes la seule pierre calamitewkt-6 de tous ces courages de fer qui vivent à la cour. J’entends parler des dames qui, nonobstant leur dureté, sont navrées des flèches de vos yeux, et n’ont point de feu dont votre beauté n’ait été l’allumette.

L’autre répond là-dessus, avec une vanterie étrange, que certes il y avait quelques dames qui l’affectionnaient ; et, pour le témoigner, il montra un poulet, qu’il avait possible écrit lui-même, disant qu’il venait d’une amante.

Cet entretien-là ne me plaisant pas, je retourne à celui des autres, qui n’était pas de beaucoup meilleur ; ils jugent des affaires d’État comme un aveugle des couleurs, et celui qui avait parlé de sa terre, faisant extrêmement le capable, dit que, depuis que le roi l’avait démis d’une certaine charge qu’il avait, il n’y avait rien eu que du désordre en France, et que c’était lui qui avait été la cause qu’elle s’était longtemps maintenue en paix. Là-dessus l’on vint à parler de guerre, et chacun conta les exploits imaginaires qu’il y avait mis à fin. Parfois il y en avait qui disaient qu’on appela leurs pages, d’autres leurs gentilshommes suivants, pour montrer seulement qu’ils en avaient, et, s’ils leur donnaient quelque message à faire, c’était pour paraître grandement affairés.

J’étais si las de voir leurs simagrées, et d’entendre leurs niaiseries, que j’eusse donné tout ce que l’on eût voulu pour être dehors. Enfin, tout le monde s’étant levé pour saluer un grand seigneur nommé Clérante, qui arrivait, je trouvai moyen de m’échapper parmi la confusion, après avoir fait une petite révérence à la compagnie, qui, je pense, n’en vit rien.

Ayant rencontré au sortir celui qui m’avait fait aller là-dedans, je lui dis que véritablement tous ceux que j’y avais vus avaient beaucoup d’éloquence, mais que c’était à la mode du siècle, où parler beaucoup, c’est parler bien ; que rien n’était si sot ni si vain que leurs esprits ; que, si la cour n’avait point de plus habiles personnages, j’étais content de ne la point voir, et que je m’étais toujours abstenu de parler, non point pour mieux entendre les autres et y apprendre davantage de leur savoir, mais afin de ne leur point donner occasion de me tenir quelques-uns de leurs discours, qui m’eussent été encore plus ennuyeux s’ils se fussent adressés particulièrement à moi.

La réponse que j’eus de cet ami fut qu’il connaissait bien, par le train qui était à la porte, quelles personnes étaient dedans la maison, et que c’étaient des seigneurs et des gentilshommes estimés pour les meilleurs esprits de la France. Je lui répliquai là-dessus qu’en la contrée des aveugles les borgnes sont les rois.

Cependant Clérante, à ce que j’ai su depuis, me connaissait, parce que je lui avais été autrefois montré par quelqu’un, s’informa de Luce si elle avait eu bien du plaisir en mon entretien. « Car, disait-il, j’ai ouï dire que ce jeune gentilhomme fait extrêmement bien des vers, a les pensées les plus belles, le langage le plus poli et les pointes les plus vives du monde. »

— Je l’ai ouï dire, lui repartit Luce, mais il ne m’en est rien apparu ; je pense que c’est plutôt la statue envoyée ici par art magique que lui-même, car je n’ai rien vu auprès de moi qu’une souche sans parole, qui ne répondait que par quelque signe de la tête aux demandes que je lui faisais quelquefois, et qui a fait sa sortie sans aucun compliment.

— Vous verrez, dit Clérante, qu’il y a quelque mécontentement en lui ; je le veux gouverner ; qui est-ce qui me donnera sa connaissance ?

Luce lui répondit que ce serait le gentilhomme qui m’avait introduit chez elle. Clérante lui en parla quelques jours après, et, suivant sa prière, je l’allai voir en intention de lui faire bien paraître ce que j’étais. Je l’abordai avec des compliments sortables à sa qualité, et l’entretins plus de deux heures sur divers sujets, sans qu’il se lassât de m’entendre. À la fin je lui montrai de mes vers, qui, à son dire, lui plurent davantage que tous ceux qu’il avait vus à la cour. Après cela, il me parla de Luce, me dit qu’elle se plaignait extrêmement de ce que, l’ayant été visiter, je n’avais daigné ouvrir la bouche pour repaître ses oreilles des douceurs de mon esprit. Le bon naturel de ce seigneur me convia à ne lui rien celer, et à lui dire que, quand j’eusse eu les rares qualités qu’il m’attribuait, je n’eusse pas pu me résoudre à parler, d’autant qu’il y avait des gens avec Luce à qui les bons et solides discours étaient comme le soleil aux aveugles. Il confirma mon dire, et m’avoua que ce n’étaient que des badins[52], mais qu’il me ferait discourir avec Luce, sans être interrompu par de telles gens, et que je trouverais bien en elle un autre génie. Comme de fait m’y ayant mené peu de temps après, je reconnus que la louange qu’il lui donnait était juste ; aussi vit-elle tout de même qu’il ne s’en fallait guère que je ne fusse ce qu’on lui avait dit.

Quelques jours après, il tomba entre les mains de Clérante une certaine satire qui médisait librement de presque tous les seigneurs de la cour : il y était aussi compris : mais tout ce que l’on avait su dire, c’est qu’étant marié à une belle femme, il ne laissait pas de chercher sa fortune ailleurs. Je m’amusai à philosopher sur cette pièce en sa présence, et fis dessus un admirable jugement.

— Et pardieu, ce dis-je, je m’en vais gager ma vie, ce dis-je, que c’est Alcidamor qui a fait faire ceci.

— Pourquoi croyez-vous que ce soit ce seigneur plutôt qu’un autre ? repartit Clérante.

— Je m’en vais vous l’apprendre, lui repartis-je ; vous ne me nierez pas qu’il est le plus vicieux de la cour, car même je vous l’entendis avouer hier. Or ceux qui ne sont point en cette satire-ci se sont exemptés d’y être par leur vertu signalée ; mais, lui, je ne sais à quel sujet le poète ne l’a pas mis sur les rangs, si ce n’est à cause qu’il n’a composé ceci qu’à sa persuasion.

Ma conjecture sembla infiniment bonne, et Clérante eut l’opinion que je disais la vérité. Là-dessus il tire encore d’autres vers de sa pochette, qu’il avait trouvés à ses pieds dedans le Louvre, et ne les avait pas lus tout du long. Tandis qu’il parlait à un sien ami, je les lus tout à fait, et vis qu’ils n’en voulaient qu’à lui : l’on lui reprochait là-dedans qu’il était stupide, ignorant et ennemi mortel des hommes de lettres.

— Monsieur, lui dis-je, je vous supplie de me permettre que je brûle ce papier-ci.

— Non ferai, répondit-il, jusques à tant que j’aie vu entièrement ce qu’il contient.

— Ce sont les plus grandes faussetés du monde, répliquai-je.

— Il n’importe donc pas que je les voie, reprit-il.

— Elles vous irriteront, lui dis-je.

— Nullement, me répondit-il ; si l’on m’accuse de quelque chose que j’ai véritablement commis, j’en tirerai du profit et tâcherai de me rendre désormais si vertueux, que je ferai enrager l’envie de n’avoir plus d’occasion de tourner ses armes contre moi ; et si au contraire l’on me blâme sans cause, je ne me soucierai non plus de la médisance qu’un généreux lion se soucierait de l’aboi des petits chiens qui courraient après lui : l’on ose bien crier à l’encontre de moi, mais personne n’ose me mordre.

Cela dit, j’allai à part avec lui, et connaissant la grandeur de son courage, ne feignis point de lui montrer le pasquilwkt. L’ayant lu, il me dit en riant :

— Hé ! ces gens-là sont bien menteurs de dire que je n’affectionne point les hommes de lettres ; ils ne savent pas la doctrine que vous avez, ou bien ils ignorent combien je fais état de vous.

Je le remerciai de la courtoisie qu’il témoignait envers moi, et lui demandai si jamais aucun poète ne lui avait point demandé quelque chose qu’il ne l’eût point accordée : il songea quelque temps et me dit qu’il n’y avait pas trois mois qu’un certain lui avait présenté des vers à sa louange, pour lesquels il lui avait promis de lui bailler cinquante écus, mais qu’il croyait que ses gens avaient restreint sa libéralité.

— Pour le sûr, c’est donc cettui-là qui fait ces vers-ci en indignation, lui dis-je alors : je connais bien le personnage, et, qui plus est, je sais qu’il s’est mis maintenant au service d’Alcidamor ; c’est lui aussi, sans doute, qui a composé l’autre pièce.

— Cela peut bien être, dit Clérante ; quand il venait ici, il ne me chantait autre ramage, sinon qu’il me rendrait immortel, si je le favorisais de quelque honnête récompense.

— Ha Dieu ! le pauvre vendeur d’immortalité, m’écriai-je, sa marchandise n’est pas de bon aloi ; les vers qu’il a faits, il n’y a pas six ans, sont déjà au tombeau !

— Si est-ce qu’il se vantait qu’il n’y avait que lui qui eût des griffes assez aiguës pour monter sur la croupe de Parnasse, me dit Clérante.

— Mon seigneur, repartis-je, quand nous mangeons quelque croûte de pain, il nous est avis que nous faisons un bien grand bruit ; mais il n’y a personne que nous qui l’entende. Ainsi en est-il de ce pauvre rimailleur ; ses œuvres ne paraissent bruyantes qu’à lui ; examinons sa pièce sans prendre garde au sujet dont elle traite, nous l’avons déjà condamnée en cela.

Après ces paroles, je montrai à Clérante toutes les fautes de la satire, et lui promis que j’y répondrais, afin d’effacer les mauvaises impressions que les courtisans pouvaient avoir à son déshonneur : d’un autre côté, il s’efforça de rendre menteurs tous ceux qui l’accusaient désormais d’ignorance, et se donna deux heures le jour, pour être seul avec moi dans son cabinet, et y apprendre à discourir en compagnie, sur toute sorte de sujets, bien d’une autre façon que ne font la plupart de ceux de la cour, qui tiennent des propos sans ordre, sans jugement et sans politesse. À n’en point mentir, il avait auparavant un peu haï les lettres, et même avait blâmé quelques personnes qui s’y adonnaient, ne croyant pas que ce dût être l’occupation d’un homme noble. Mais je lui avais ôté cette imagination-là, en lui remontrant doucement que ceux qui veulent commander aux autres doivent avoir plus d’esprit, non pas plus de force, ainsi qu’entre les bêtes fauves. Au reste, pour se venger un peu du poète qui avait médit de lui, il lui fit épousseterwkt-2 le dos à coups de bâton.

Sa bonne volonté s’augmentant de jour en jour envers moi, il fut curieux de s’enquérir des commodités[53] que j’avais : je me fis encore plus pauvre que je n’étais en effet, afin de l’induire à m’assister, et je me vis incontinent prié de demeurer en son hôtel. Il m’offrait un appointement honnête, que j’acceptai, pourvu que j’eusse toujours ma franchise, et qu’encore que je lui rendisse des services, que malaisément pouvait-il espérer d’un autre, je n’eusse point la qualité de serviteur. Il me promit qu’il ne me tiendrait jamais que comme son ami : je me mets donc en sa maison, où je reçois des preuves infinies de sa libéralité, et m’assouvis entièrement de braverieswkt-2.

Je suis toujours monté sur un cheval de deux cents pistoles, en piquant lequel je fais presque trembler la terre, et toujours je suis suivi d’hommes et de laquais. Ma mère est comblée de contentements recevant les nouvelles de ma bonne fortune, que je lui mande par mes lettres. Je prends vengeance de ceux qui m’ont morguéwkt-3 autrefois, en les morguant tout de même. De mes anciens camarades, il n’y en a plus que deux ou trois, qui méritent beaucoup, de qui je fasse état ; pour les autres que j’avais fait semblant de chérir à cause du profit que j’en tirais (ce qui est une invention dont l’on se peut servir sans devoir craindre un juste blâme), je ne traite plus avec eux familièrement si, pour leur montrer qu’ils n’étaient rien au prix de moi, et qu’ils se rendaient désagréables par leurs imperfections. La bande des généreux se dissipa alors tout à fait, n’ayant plus personne qui eût assez d’esprit et assez de courage pour la maintenir en un état florissant. Des petites coquettes, qui m’avaient autrefois méprisé, eussent bien voulu alors être en mes bonnes grâces ; mais je leur faisais la nique.

Mon coutumier exercice était de châtier les sottises, de rabaisser les vanités et de me moquer de l’ignorance des hommes. Les gens de justice, de finance et de trafic passaient journellement par mes mains, et vous ne vous sauriez imaginer combien je prenais de plaisir à bailler des coups de bâton sur le satin noir. Ceux qui se disaient nobles, et ne l’étaient pas, ne se trouvaient non plus exempts de ressentir les justes effets de ma colère. Je leur apprenais qu’être noble, ce n’est pas savoir bien piquer un cheval, ni manier une épée, ni se pannaderwkt avec des riches accoutrements, et que c’est avoir une âme qui résiste à tous les assauts que lui peut livrer la fortune, et qui ne mêle rien de bas parmi les actions. Il semblait que, comme Hercule, je ne fusse né que pour chasser les monstres de la terre : toutefois, pour dire la vérité, il n’y avait pas moyen que j’opérasse du tout en cela, car il faudrait détruire tous les hommes qui n’ont plus rien maintenant d’humain que la figure. Je ressemblais aussi à cet autre Hercule gaulois qui attirait les personnes par les oreilles avec des chaînes qui sortaient de sa bouche ; je le puis dire sans vanité, et que ceux qui m’oyaient discourir étaient attirés à me vouloir du bien, quoique le plus souvent je leur contrariasse en beaucoup de choses.

Clérante même ne pouvait éviter ma censure, qui était si douce néanmoins qu’elle ne l’offensait aucunement : joint qu’elle ne se faisait qu’en secret. L’on dit que Diogène, étant mis en vente avec des autres esclaves, fit crier s’il y avait quelqu’un qui voulût acheter un maître, et que de fait celui qui l’acheta souffrait d’être maîtrisé de lui, recevant les enseignements de philosophie qu’il lui donnait : ainsi j’étais au service d’un maître qui me nourrissait et me baillait bon appointement, et si je prenais l’autorité sur lui, et lui commandais qu’il s’abstînt de beaucoup de choses ; je m’y prenais d’une façon qui ne lui était point désagréable, et tout autre que moi n’y eût pas réussi de la sorte.

Comme j’étais un matin dedans sa cour, il vint un homme, vêtu assez modestement, demander à parler à lui. Les gens qui savaient que je possédais Clérante du tout envoyèrent celui-ci par devers moi, pour voir s’il aurait à l’heure un libre accès auprès de lui. Ce personnage de trente-cinq ans ou environ, ayant de très bonnes raisons et un geste très grave, fut pris de moi pour honnête homme : je le menai jusqu’à l’allée de la chambre de Clérante et lui dis qu’il entrât hardiment, puis m’en allai où j’avais affaire. Il fait à Clérante une très humble révérence et lui dit :

— Monseigneur, l’extrême désir que j’ai de vous rendre du service, joint à celui de me voir délivré de persécutions de quelques-uns de mes parents, me fait venir ici pour vous supplier de me mettre sous l’aile de votre protection, en me rangeant au nombre de vos sujets. Je ne vous demande ni gages ni récompenses : pourvu que j’aie ma vie, c’est assez : et si je me promets bien de vous rendre de bons services que vous ne devez pas espérer de plusieurs. Je suis licencié ès lois, monseigneur, et j’ai autant de bonnes lettres qu’il m’en faut pour toute sorte d’occasions. Au reste, j’ai du courage, et, s’il est besoin de manier une épée, je m’en acquitterai aussi bien que pas un gentilhomme de votre suite.

— Je n’ai pas le loisir de parler à vous à cette heure-ci, répondit Clérante ; je vous remercie de la bonne volonté que vous avez de me servir. Si ma maison n’était point faite et remplie de tous les Officiers qu’il lui faut, je vous emploierais au mieux qu’il se pourrait faire.

Alors cet homme, avec des yeux égarés, lui repartit ainsi :

— Si vous connaissiez ma vertu, tant s’en faut que vous fissiez difficulté de me prendre, qu’au contraire vous me viendriez prier vous-même de me mettre en votre maison ; je vois bien que vous ne méritez pas d’être servi d’un tel homme que moi.

Ces outrageuses paroles irritant Clérante, il commanda à ceux qui étaient autour de lui de le chasser : ils le prirent par le bras pour le faire : mais jamais ils n’en purent venir à bout, tellement que Clérante dit que l’on le laissât là, s’il s’y trouvait bien. Étant libre, il s’assit sur une chaise, et après avoir quelque temps gardé le silence, avec des gestes extravagants, il prit ainsi la parole :

— Je veux parler à toi, prince magnissime, et te dire trois mots aussi longs que le chemin d’Orléans à Paris : tu sais bien que le célivage[54] feu qui rote en haut environne la tête de l’antipéristasewkt de ta renommée, et que le serpent Python, qui couvrait toute la terre de telle sorte qu’il n’y avait plus de place pour faire le domicile des hommes, a été tué par Apollon porte-traits. Ô le grand coup ! Les corbeaux d’allégresse en ont dansé la bourrée au son d’une hallebarde de bois, et les trois hallebranswkd qui étaient les conducteurs ont joué d’une cymbale de cimetière, cependant, pour plaire en partie aux lièvres de delà les monts. Quant à toi, mon illustre, les anthropophages te font un grand tort, et jamais le feu élémentaire n’étanchera ta soif, encore que ton médecin, au nez rouge comme une écrevisse, t’ordonne d’écorcher une anguille par la queue[55] et de lutter contre le vent avec la partie postérieure d’un sabotwkt percé, qui s’en va droit en Allemagne protester à tous les protestants que les andouilles volent comme une tortue et que, l’année passée, l’on vendra l’eau de la Seine plus chèrement que le sang de bœuf.

Ayant enfilé cette belle harangue, il se prit à rire tant qu’il put, et vous pouvez croire que ceux qui l’écoutaient ne s’oublièrent pas à en faire de même. L’homme de chambre riait plus fort que pas un, et avec un si grand éclat que l’avocat l’ouït et, lui ayant baillé deux ou trois coups de poing, il lui dit :

— Ne veux-tu pas te taire, ignorant ? Penses-tu que je sois venu ici pour te faire rire ?

— Que chacun se taise ! dit Clérante, en mettant la paix partout ; je vois bien qu’il a quelque grande chose à me raconter.

— Je vous veux narrer une petite fable, reprit-il alors, elle vient de l’antérieure boutique de mon cerveau privativement. Ce cacochyme d’Ésope n’y a rien mis du sien. L’aigle, plus amoureux de proie que d’honneur, quitta un jour le foudre que le boiteux Vulcain a forgé tortuwkt comme lui pour le tout-puissant Jupin. C’était un grand sot de faire cette folie-là, car chacun l’honorait auparavant comme le porteur des armes dont le grand dieu punit les forfaits. Il fut plus aise d’être libre et d’aller à la picorée sur les habitants de l’air ; cependant Jupin, le méprisant, mit deux colombes au pareil état qu’il avait été. C’est pour vous dire, messieurs, que la cour reconnaîtra, s’il lui plaît, que l’intimé a bon droit, étant fondé sur une hypothèque. Ce fut Saturne même qui fit l’exploit de ma partie au temps qu’il était sergent. Je m’imaginais, l’autre jour, que mon cul était un muid de vin et que vous boutiez votre nez dans le trou pour le percer. Il vint un grand tonnerre qui troubla toutes choses. Le soleil chut dedans la mer, avec cinquante étoiles qui lui servaient de pages. Il fut tant bu, qu’en moins d’un rien l’on les vit à sec dessus le sable, et ce fut de ce lieu-là que depuis on reçut leur lumière ; en après, je jetai mon bonnet par-dessus les moulins.

Ensuite de cela, il dit encore mille choses sans raison, où l’on reconnaissait combien il avait le cerveau troublé. Clérante, ayant bien entendu que c’était moi qui l’avait introduit en sa chambre, s’imagina que je l’avais fait pour lui apporter du contentement ; et m’ayant fait appeler, il connut que je n’avais encore rien su de la folie du personnage. Pour mettre notre avocat en humeur de bien jaser, je chasse d’auprès de lui des badins qui lui faisaient des questions cornueswkt-3 dont ils l’irritaient ; je ne lui parle que de plaisir et de bonne chère, je lui rends du respect, je fais semblant d’admirer ses propos, et cela le convie à m’en arranger de si plaisants, que je ne sais quelle discrète retenue il eût fallu avoir pour n’en rire point.

Dès le jour même, il vint de certains hommes le demander ; l’on les amène à Clérante à qui ils disaient que c’était leur parent, qui avait eu l’esprit troublé par la fâcherie qu’il avait reçue de la perte d’un procès où il allait de tout son bien, et que, par charité, ils le retiraient en leur maison encore qu’il leur fît beaucoup de maux lorsqu’il tombait en sa plus grande frénésie.

— Je vous veux délivrer de peine, répondit Clérante ; il s’est venu s’offrir à moi, je désire le retenir et lui faire bon traitement.

Les parents, bien aises d’en être déchargés, le laissèrent donc chez Clérante, qui, dès l’heure même, lui donna le nom de Collinet et commanda que l’on l’habillât en gentilhomme.

Il était quelquefois des semaines tout entières sans tomber dans l’excès de sa folie et parlait, en ce temps-là, fort plaisamment et quelquefois fort éloquemment, bien qu’il y eût toujours de l’extravagance en ses discours. La défense que l’on avait faite à tous les gens de la maison de l’irriter par des malices outrageuses empêchait qu’il ne se mît en fougue et ne devînt méchant comme plusieurs autres fous.

L’on ne pouvait recevoir que du contentement de sa présence, et n’y avait pas un seigneur qui ne fût bien aise de l’entendre quelquefois et de lui voir faire quelques plaisantes actions.

Je le gouvernais tout à fait : aussi m’appelait-il son bon maître, et Clérante son bon prince. Quand je voulais toucher vivement quelque seigneur, je lui apprenais quelque singerie par laquelle il lui découvrît ses vices ; si bien que quelques-uns, le voyant aucunes fois raisonner fort à propos, s’imaginaient qu’il n’était pas naturellement insensé, mais qu’il le contrefaisait.

En sa jeunesse, il avait eu l’esprit si beau qu’il ne se pouvait qu’il ne lui en demeurât encore des marques ; il faisait parfois des admirables réponses sans aucun de mes préceptes. Oyant parler d’un seigneur qui a la réputation d’être aussi buffle que pas un de sa qualité, et voyant que l’on lui attribuait au moins la vertu d’être affable et courtois, il soutint que c’était le plus discourtois homme du monde. Sa raison était demandée, il dit qu’il avait remarqué que le jour d’auparavant il avait été si incivil que de ne se pas détourner dans une rue pour laisser passer un sien frère, qui, à son avis, était plus âgé et plus méritant que lui.

— Ce seigneur n’a point de frère ; tu te trompes, lui dit-on.

— Je sais bien moi, qu’il en a plusieurs, repartit-il, et que celui qui passait en est ; c’est un âne de la plus belle taille que l’on puisse voir.

Une autre fois, oyant dire qu’une femme avait eu un enfant à Paris, combien qu’il y eût deux ans que son mari était en Espagne, il dit :

— Morgoy ! ce drôle-là a donc l’engin bien long, puisqu’il engrosse sa femme de si loin ! Il faut que quand il est auprès d’elle et qu’il l’en a outre-percée, il le porte jusques en Turquie pour en bailler un soufflet au grand seigneur.

Entendant aussi conter qu’une certaine femme faisait tous les jours croître des cornes à son mari, il fit là-dessus mille plaisantes rencontres : qu’elle devait craindre que ce cornard ne la frappât avec les armes de sa tête lorsqu’elle l’offenserait, que, quant à lui, il serait bien empêché à trouver des chapeaux qui lui fussent propres, et qu’il fallait rehausser les portes de son logis s’il voulait entrer aisément sans se courber. Et même, voyez sa subtilité, il dit pareillement que les cornes étaient venues à Actéon parce qu’il avait vu Diane toute nue ; mais qu’au contraire elles étaient venues à ce cocu-ci parce qu’il n’avait pas la curiosité de voir souvent la sienne dépouillée de ses habillements.

Un jour, étant dans la chambre de Clérante, il vit un flatteur courtisan qui importunait son bon prince, avec des prières très humbles, de lui faire avoir certaine chose qui était en sa puissance. Il tire un biscuit de sa pochette et le montre à un petit chien qui était là ; le chien saute dessus lui, le flatte, le lèche en branlant la queue, comme pour lui demander le morceau qu’il tenait. Il hausse son bras tant qu’il peut, et avec une voix extravagante s’écrie à tout coup :

— Que gagnes-tu de me faire fête ? Tu ne l’auras pas.

— Donnez-le lui, Collinet, dit Clérante en le regardant ; il l’a bien mérité par ses carresses.

— Je vous imite, mon bon seigneur, je vous imite, repartit Collinet.

— En quoi m’imites-tu ? reprit Clérante.

— En ce que vous vous laissez bien prier et bien flatter auparavant que d’accorder quelque chose à cet homme qui parle à vous, répondit Collinet. C’est un plaisir très doux que de se voir caressé ; je ne suis pas d’avis que nous nous en privions sitôt. Le moyen qu’il faut garder pour nous y maintenir, c’est de ne donner ce que l’on nous demande que le plus tard que nous pourrons : dès que nous l’aurons donné, l’on ne nous courtisera plus, je m’en vais vous le faire voir.

Aussitôt il jette le biscuit au chien, qui s’enfuit le manger sous un lit ; puis il revint comme pour en demander encore.

— Il retourne à ses mêmes caresses, dit Clérante ; tu l’as à tort accusé d’ingratitude.

— Après qu’il aura connu que je n’ai plus rien à lui bailler, il me laissera incontinent, repartit Collinet.

En disant cela, il ne lui donne rien qu’un coup de pied, qui le fait éloigner de lui, sans avoir de l’envie de le venir caresser encore, combien qu’il le rappelât doucement.

— Tous ces gens-ci qui vous viennent voir, dit après Collinet à Clérante, sont de l’humeur de votre chien : prenez-y bien garde !

Celui qui faisait alors la cour à Clérante, était-il pas bien obligé à ce maître fou, qui fut cause que son maître, sachant qu’ordinairement les insensés prophétisent, fit beaucoup d’estime de son avertissement et devint extrêmement bon ménager !

Des troubles s’élevèrent en ce temps-là en France ; Clérante fit un tiers parti avec d’autres malcontents. Collinet ne se plaisait point parmi la guerre, où l’on l’avait attiré ; il découvrait ce qu’il en pensait à Clérante, comme il sortait d’une chambre où il venait de tenir son Conseil avec des hommes d’État.

— Mon bon prince, dit-il, ces conseillers sont des personnes de robe longue, qui n’ont jamais vu les batailles qu’en peinture et par écrit. S’ils s’étaient trouvés en personne à quelqu’une, ils ne vous persuaderaient pas, comme ils font, d’éviter la paix ; ils sauraient les désolations qui arrivent à un combat : l’un a les bras coupés, l’autre a la tête fendue, quelques-uns sont foulés aux pieds des chevaux, et la plupart meurent comme enragés. Je vous le représente d’autant que je ne crois pas que vous vous soyez trouvé non plus qu’eux en ces affaires-là. Vous n’en êtes pas à blâmer ; car quelle gloire y a-t-il ? Le plus brave homme du monde est souvent jeté par terre avec un coup de mousquet qu’un coyon a tiré pour faire son apprentissage. Si César, Alexandre, Amadis et Charlemagne vivaient maintenant, ils n’iraient pas si volontiers au combat comme ils ont fait autrefois. Aussi, leurs sujets, ayant affaire de leurs personnes, les empêcheraient-ils de se mettre en un si grand hasard. J’aime mieux voir tuer des poulets que des hommes. Retournons-nous-en à Paris faire bonne chère : il faut mieux voir des broches que des piques, des marmites que des timbres, et tous les ustensiles de cuisine que ceux de la guerre. Votre exercice est d’aller voir si le canon est bien placé et si toutes vos troupes sont bien campées ; mais, à la ville, vous irez voir les dames, avec qui vous prendrez des passe-temps bien plus aimables.

Encore que Clérante tournât en risée tout ce discours à l’heure, si est-ce que depuis il en fit son profit, comme d’un secret avertissement que lui donnait le ciel par un homme qui, au milieu de sa frénésie, avait des raisons aussi preignantes que celles des plus profonds philosophes.

La paix étant faite, nous quittâmes donc les armes et nous en revînmes à Paris, où Clérante, allant voir la belle et bien disante Luce, trouva en elle des charmes plus puissants que jamais ; et, son humeur étant alors fort susceptible de passion, il devint éperdument amoureux d’elle, si bien qu’il ne bougeait plus presque de son logis. Il lui amena un jour Collinet, l’ayant fait mettre en ses goguettes par le moyen de deux ou trois verres d’un vin de singe qu’il lui avait fait boire.

Il contemplait tantôt cette beauté, qui lui plaisait infiniment, et tantôt son maître, qui la contemplait encore davantage : il voyait que Clérante jetait les yeux de travers sur le sein de Luce afin de voir ses tétons entre la petite ouverture d’un mouchoir de col, qui lui causait beaucoup d’ennui. Collinet, le reconnaissant, prend les ciseaux d’une fille de chambre, et, s’étant approché tout doucement de Luce, il lui coupa les cordons, dont le mouchoir était attaché, et le lui ôta après. Elle se retourne pour le blâmer de son impudence, et tout aussitôt il lui dit :

— Vous avez tort mademoiselle, de cacher à monsieur ce qu’il a tant d’envie de voir ; laissez-lui regarder tout son saoul. Davantage si vous me croyez, vous souffrirez qu’il y touche.



— Vous voyez, dit Clérante, je ne manque point d’avocat ; car ma cause est si bonne, qu’il y a presse à la défendre. Néanmoins je ne suis pas assuré de la gagner, d’autant que vous êtes juge et partie.

— Si ferez-vous bien, repartit Luce, car votre avocat use de la rude violence de ses mains plutôt que de la douce persuasion de sa langue.

Clérante, qui voyait bien que Luce n’était pas contente de cette action, lui dit à l’oreille l’humeur du personnage, à qui les plus grands princes pardonnent bien d’autres excès. En un moment elle fut rapaisée, et fut très aise d’avoir l’entretien du bon Collinet, dont elle avait déjà ouï parler à plusieurs personnes. Clérante, lui en voulant donner plaisir, lui commanda de faire quelque discours pour entretenir la compagnie, qui avait ouï estimer son bien dire. Ayant pris une chaise pour s’asseoir, il commença incontinent de cette sorte, avec des actions et des tournoiements d’yeux admirables :

— Mademoiselle, votre mérite, qui reluit comme une lanterne d’oublieux, est tellement capable d’obscurcir l’éclipse de l’aurore qui commence à paraître sur l’hémisphère de la Lycanthropie, qu’il n’y a pas un gentilhomme à la cour qui ne veuille être frisé à la Borelise. Votre teint surpasse les oignons en rougeur ; vos cheveux sont jaunes comme la merde d’un petit enfant ; vos dents, qui ne sont point empruntées de la boutique de Carmeline, semblent pourtant avoir été faites avec la corne du chausse-pied de mon grand prince ; votre bouche, qui s’entr’ouvre quelquefois, ressemble au trou d’un tronc des pauvres enfermés ; enfin Phébus, étant à souper à six pistoles pour tête, chez la Coiffier, n’a mangé de meilleurs pâtés de béatilleswkt que ceux dont j’ai tâté tantôt. Aussi dit-on que, comme Achille traîna le corps du fils Priam à l’entour des murailles de Troie, ainsi maint courtisan, afin d’être installé en la faveur, donne maint coup de chapeau à tel qui mériterait plutôt les étrivières.

— Je ne sais pas ce que vous voulez conter, dit Clérante ; dites-moi, Collinet, n’avez-vous pas entrepris de discourir sur les perfections de mademoiselle ? Que ne parachevez-vous votre dessein ?

— Je m’y en vais, répondit-il : Or bien donc, belle nymphe, puisqu’il faut vous louer, je dis que vous m’avez captivé, c’est assez ; car vous ne me captiveriez pas, si vous n’aviez plus d’appas que la Normandie n’a de pommes. Hélas ! je puis bien confesser tout, car je me meurs. Le diable vous emporte, mademoiselle, ou que je sois foutu en quille de bisque, si je ne suis plus amoureux de vous qu’un gueux ne l’est de sa besace ! Quand je vous vois, je suis ravi comme un pourceau qui pisse dans du son. Si vous voulez, malgré Roland et Sacripant, vous serez mon Angélique et je serai votre Médor ; car il n’y a point de doute que la plupart des seigneurs sont plus chevaux que leurs chevaux mêmes. Ils ne s’occupent à pas un exercice de vertu, ils ne font que remuer trois petits os carrés dessus une table, et je ne dis pas tout. Dernièrement, avec une lunette d’Amsterdam, je vis jusqu’à une île où vont les âmes de tous ces faquins, métamorphosées en monstres horribles. Quant aux demoiselles, elles se font fretinfretailler sans songer à pénitence ; l’on les culbute dans les antichambres, dans les allées, dans les galetas, sans songer si le plancher est dur, et l’on leur fourre je ne sais quoi sous la cotte (ce n’est pas leur busc que je veux dire).

La fin de ce beau discours fut la chanson de : Tant vous allez doux, Guillemette, et celle de : Vous me la gâtez, avec Pimpalo, qu’il chanta à gorge déployée ; tellement qu’il étourdit de sorte Clérante, qu’il le fit taire et commanda de se servir d’un autre entretien plus modeste. Il recommença donc des discours à perte de vue, où il entremêlait toujours quelques vérités de la cour qui émouvaient à rire la compagnie. Il y eut un je ne sais qui d’homme de ville, vêtu de satin noir, qui survint, et ne reçut pas volontiers quelques injures qu’il lui fit, comme de dire à Luce qu’il avait la mine d’une médaille antique de cocu, et que son nez était fait en trèfle ; il le tira à l’écart et lui dit tout bas, de peur que Clérante, Voyant, ne s’en irritât :

— Maître sot, vous contrefaites l’insensé ; si vous aviez affaire à moi, je vous ferais bien trouver votre esprit à coups de verges.

Il fallut qu’il s’en allât aussitôt ; autrement Collinet, qui entrait en fougue, lui eût fait un mauvais parti. Dès qu’il fut de retour, il me conta son aventure que j’entendais bien du premier coup, encore qu’il y eût bien du coq à-l’âne en ses discours. Je lui promis, sur ma foi, que je lui ferais tirer vengeance de son ennemi, et si je connaissais celui à qui il en avait. Tout à propos, un soir que j’étais à pied dans les rues avec mes gens, et lui aussi à ma suite, j’aperçois de loin un trésorier qui depuis peu m’avait retenu la moitié de la somme que j’avais à prendre sur lui. Pour le faire accommoder comme il méritait, je le montre à Collinet et lui dis que c’est infailliblement son homme. Lui, qui me croit, se met promptement en armes, prenant deux œufs à une fruitière, qu’il lui jette à la face, et lui en gâte sa digne rotonde, qui était redressée comme la queue d’un paon ; davantage il lui bailla un quarteron de coups de poing dans le nez, qui le font saigner comme un bœuf que l’on assomme. Je passe tout outre sans y regarder seulement derrière moi, afin que l’on ne jugeât point que j’avais part à cette folie-là. Mes laquais ne me suivirent pas de si près, ils n’avaient garde ; ils aimaient bien assister Collinet, contre qui le financier prenait le courage de se revancher ; ils assaillent l’ennemi à coups de bâton, tandis que notre fou, se reposant, les regarde faire et dit :

— Vous ne me menacerez plus de me faire fouetter qu’il ne vous en souvienne, maître vilain.

Les bourgeois, qui connaissaient le trésorier, s’assemblent et sont prêts à se jeter sur mes laquais, qui, pour éviter leur fureur brutale, qui déjà leur a fait prendre la hallebarde enrouillée, disent :

— Messieurs, ce coquin a offensé ce gentilhomme de Clérante, que vous voyez.

— Oui-da, dit Collinet, je suis gentilhomme de Clérante.

Au nom de ce seigneur fort respecté, l’on s’arrête un peu, et mes gens s’écoulent doucement, laissant leur ennemi tout en sang.

Collinet me servait ainsi à punir plusieurs faquins qui se venaient plaindre en vain de lui à Clérante : car ils n’avaient autre réponse, sinon qu’il ne fallait pas prendre garde aux actions d’un insensé. Il y en eut une fois un qui lui dit, comme par réprimande, qu’il devait le tenir enfermé dans la maison, afin qu’il ne fît plus d’affront à personne dans les rues. J’étais présent alors ; et, voyant que Clérante, n’ayant pas ce discours-là agréable, songeait comment il pourrait répondre, je lui dis :

— Monseigneur, quoi que l’on vous dise, n’enfermez jamais votre fou que chacun ne soit sage ; il sert merveilleusement à combattre l’orgueil de tant de viles âmes qui sont en France, lesquelles il sait bien connaître, par une faculté que la nature a imprimée en lui.

Clérante, approuvant ma raison, méprisa l’avis que l’on lui donnait, et Collinet, plus que jamais, rôda les rues avec un vêtement fort riche, qui ne le faisait prendre que pour quelque baron. Ainsi l’on était bien étonné lorsqu’il tombait dans le centre de sa folie.

Les attraits de Luce, captivant de plus en plus Clérante, le forcèrent à chercher son remède, et d’autant qu’il savait que j’étais des mieux entendus en matière d’amour, il me voulut découvrir librement la sienne, que j’avais déjà assez connue. En après, il me dit que ce qu’il avait envie de m’employer en cette chose-là n’était pas qu’il ne fît estime de mon mérite plus que de celui de tous les hommes du monde ; qu’il ne voulait pas imiter la plupart des courtisans, qui mettent de telles affaires entre les mains de personnes abjectes et ignorantes ; qu’il savait qu’il était besoin d’être pourvu d’un grand esprit en une pareille entreprise, et que les amants doivent estimer comme leurs dieux tutélaires ceux qui les font parvenir au bien qu’ils souhaitent.

Ces propos, qui étaient à mon avantage, me convièrent à lui promettre de l’assister en tout et partout ; car je ne soupirais qu’après les doux plaisirs auxquels j’étais bien aise de le voir s’occuper. D’ailleurs Luce avait une demoiselle à sa suite, appelée Fleurance, belle en perfection, de qui j’étais devenu infiniment passionné, ce qui me faisait plaire à aller souvent dedans le logis. Véritablement cette suivante avait, à mon jugement, plus d’appas que sa maîtresse, qui était fort noire auprès d’elle. Je ne sais comment Luce la gardait, si ce n’est qu’elle se fiait sur les gentillesses de son esprit, qui étaient assez capables d’empêcher qu’elle ne fût la moins prisée par ceux qui les verraient toutes les deux.

Je conseillai à Clérante de n’aller plus chez cette demoiselle jusques à tant qu’elle fût prête à lui accorder la faveur qu’il désirait ; d’autant que, pour se maintenir en bonne réputation envers chacun, il ne fallait pas qu’il fît paraître quelque chose de ses amours, vu que la sottise des hommes est si grande, qu’ils prennent tout d’un autre biais qu’il ne faut et croient que les plus visibles marques d’une belle âme soient celles d’une difforme.

Il n’avait garde de me contredire, car j’étais son seul oracle, et, malgré tous les hommes du monde, il se délibérait toujours de suivre mes conseils.

Comme Francion en était là, le maître d’hôtel entra dans sa chambre avec un homme qui lui apportait à déjeuner. Le seigneur ne voulut point qu’il parachevât son conte qu’il n’eût repris ses forces en mangeant. Ce petit repas fini, il parla de la sorte que l’on peut voir au livre qui suit.

FIN DU CINQUIÈME LIVRE


SIXIÈME LIVRE


CLÉRANTE étant condamné à se priver de la fréquentation de Luce, comme je vous ai tantôt dit, il fut question de trouver des expédients pour manifester sa passion davantage qu’il n’avait fait par le passé. Il trouva bon de lui envoyer une lettre d’amour, qu’il me donna charge de dicter, parce que, pour ne le flatter aucunement, ses discours n’étaient pas assez polis pour les envoyer à Luce, dont l’esprit était la politesse même. Je lui dis que je ferais ce poulet d’une telle façon, qu’en l’adressant à sa maîtresse, sa grandeur ne recevrait point de tache, et qu’il témoignerait une affection plus gaillarde que sérieuse, parce qu’il ne serait pas bienséant qu’il s’asservît jusques à faire paraître les transports qui se trouvent ordinairement dans les âmes et dans les paroles des vrais amoureux. Je m’en vais vous dire le contenu de la lettre :

Si vos beautés n’étaient extrêmement parfaites, vous n’auriez pas pu me charmer, vu que j’avais fait vœu de garder toujours ma franchise. Reconnaissez, rare merveille, le gain que vous avez fait, et en rendez grâce à vos mérites. Songez aussi que les dieux ne vous ont pas départi cette prérogative, d’embraser tous les cœurs d’amour, sans en voir jamais une étincelle dedans le vôtre. J’ose bien dire qu’ils seraient injustes, s’ils l’avaient fait. À quel sujet vous auraient-ils donné tant de perfections s’ils ne vous avaient pas enseigné les moyens d’en jouir ? Il faudrait donc que ce fût pour gehenner les mortels, en leur faisant voir chef-d’œuvre de leurs mains, et leur ôtant quant et quant l’espérance de le posséder, combien qu’il engendrât en eux beaucoup de désirs. Ne soyez point cruelle à vous-même, en perdant le temps que vous pouvez extrêmement bien employer. Vous n’avez fait jusques ici l’amour qu’en paroles ; faites-le maintenant par effet avec moi, qui soupire après l’heure que vous en prendrez la résolution. Vous goûterez de nouvelles délices, dont possible vous ne faites point d’état, ne les ayant point encore expérimentées. Nous passerons les journées en caresses, en accolades et en baisers ; vous recevrez de moi des hommages qui vous empliront de gloire et de plaisir. Je me montrerai si prompt et si vif à vous rendre le plus grand service amoureux que vous serez plus contente que je ne puis vous figurer. Suivez mon conseil, chère Luce, ma lumière, résolvez-vous, comme je vous ai dit, à essayer des voluptés de l’amour, afin de ne point garder inutilement les présents de la nature. Si vous avez tant soit peu de connaissance de l’affection que je vous porte, je ne doute point que vous ne me choisissiez pour vous faire sentir quelles sont les douceurs dont je vous parle.

Avec cette lettre, je donnai encore des vers à Luce, qui représentaient si naïvement les mignardises de l’amour, que la plus bigote femme du monde eût été émue des aiguillons de la chair en les lisant. Je vous laisse à juger si cette galante demoiselle en fut touchée : elle se mordait les lèvres en les proférant tout bas, elle se souriait quelquefois, et les yeux lui étincelaient d’allégresse. Moi qui remarquais toutes ses actions, j’avais une joie extrême, croyant qu’elle dût rendre quelque réponse favorable à Clérante ; mais, au lieu de le faire, elle tourna tout en gausserie et ne mit point la main à la plume pour récrire à son amant. Néanmoins elle prisa grandement ce qu’il lui avait envoyé, comme une pièce très bien faite, et, connaissant au style qui ne lui était pas nouveau, et par beaucoup de conjectures, que j’en étais l’auteur, elle m’affectionne au lieu d’affectionner celui qui soupirait pour elle.

— Puisque Clérante, dit-elle à part soi, n’a pas l’esprit de me représenter lui-même les plaisirs de l’amour, c’est signe qu’il ne saurait me les faire goûter ; quant à Francion, dont la veine me les a tracés, je m’imagine qu’il entend des mieux ce que c’est ; les preuves que je vois de sa gentillesse me charment infiniment.

Par les choses qui advinrent depuis, je présume qu’elle raisonnait ainsi. Son intention ne me fut point découverte qu’une autre fois, comme je lui parlais de Clérante.

— Quoi ! Francion, me dit-elle en riant, avez-vous fait quelque vœu au ciel de ne parler jamais pour vous et de ne procurer que le bien d’autrui ?

— Non, mademoiselle, je vous en assure, lui répondis-je ; mais ce me serait une folie de viser au but où mes défauts m’empêchent de parvenir.

— Il n’y a point de lieu si élevé, répliqua-t-elle, où vous n’acquériez une avantageuse place, si vous en avez envie.

— Et si je tâchais d’atteindre jusqu’à vos bonnes grâces, lui dis-je alors, viendrais-je à bout de mon dessein.

— Ah ! mon Dieu, répondit-elle, ne parlez point de moi, il ne me faut pas mettre pour exemple ; je ne suis pas de ces merveilleuses beautés qui se rendent dignes de vous blesser de leurs attraits.

Quoiqu’elle déguisât sa volonté, je connus bien où elle voulait tendre, et lui donnai tant d’assauts qu’à la fin elle se rendit et me confessa qu’elle aurait pour moi la bienveillance que je la suppliais d’avoir pour un autre. Bien que je n’eusse point de passion pour elle, comme pour Fleurance, trouvant une occasion de jouir d’un contentement très précieux, je me chatouillai moi-même et, me faisant accroire qu’elle était plus belle qu’elle ne m’avait toujours semblé, me blessai le cœur pour elle de ma main propre.

Je la poursuivis de si près, que, me trouvant un soir tout seul avec elle dans sa chambre, elle permit que je la baisasse, que je la touchasse et que je lui montrasse enfin combien était judicieuse l’élection qu’elle avait faite de moi pour être son serviteur. Depuis, quand nous eûmes le temps de recommencer ce doux exercice, nous l’employâmes avaricieusement.



Si quelque réformé m’entendait, il dirait que j’étais un perfide, de jouir ainsi de celle dont j’avais promis à Clérante de gagner la volonté pour lui ; mais quelle sottise eussé-je faite, si j’eusse laissé échapper une si rare occasion ! J’eusse mérité d’être moqué de tout le monde : mon plaisir ne me devait-il pas toucher de plus près que celui d’un autre ?

Vous pensez, je m’assure, que la jouissance que j’avais de Luce m’empêchait de songer davantage à sa gentille suivante ; mais vous êtes infiniment trompé. J’avais encore autant de passion pour elle que l’on saurait dire, et en quelque lieu que je la trouvasse je ne cessais de le lui témoigner. Son humeur rétive fut vaincue par mes soumissions et par des présents que je lui fis en secret. Néanmoins, elle ne pouvait trouver, ni moi aussi, la commodité de me rendre content ; car elle ne bougeait d’auprès de sa maîtresse.

Le ciel voulut, pour mon bonheur, qu’un jour Luce devisait dans sa chambre avec quelques-unes de ses parentes qui ne la devaient pas quitter de longtemps. J’étais entré au logis, et, ayant trouvé Fleurance sur les degrés, qui me fit monter à sa garde-robe, où je la baisai tout à mon aise. Je la jetai sur son lit et fis tant d’efforts que j’entrai en un lieu serré et étroit, où je pense qu’il n’y avait encore que ses doigts qui eussent marqué mon logis. Mais la chance se tourne, et le destin se montre incontinent notre adverse partie. Luce, ayant envie de pisser, sort de sa chambre et s’en vient à la garde-robe où nous étions, dont elle ouvre la porte avec un passe-partout, cependant je suis fort fâché d’être contraint, par cette surprise, de retirer le mien de la serrure de l’honneur de Fleurance que je crochetais. Luce étant entrée, voit sa demoiselle qui, en ravalant sa cotte, saute de dessus le lit ; un vermillon naturel couvre ses joues, autant pour la chaleur qu’avait excité la véhémence de notre action que par la peur qu’elle avait ; ses cheveux étaient tout désordonnés. Luce, en la regardant, lui demanda si elle venait de dormir. En achevant la parole, elle tire un rideau du lit pour chercher le pot de chambre, et m’aperçoit à la ruelle comme je rattachais mon haut-de-chausse ; elle me demande ce que je fais là, et je lui réponds, sans m’étonner, que je venais de faire recoudre un pli de mon haut-de-chausse par sa demoiselle.

— Vous deviez allez plus au jour qu’en ce lieu-là, dit-elle, et à d’autres ! À qui vendez-vous vos coquilles ?

D’un autre côté, elle voit sa demoiselle qui a le sein tout découvert et le collet tout détaché, parce que j’avais voulu baiser son téton : cela lui fit reconnaître entièrement notre forfait.



— Comment ! petite effrontée, dit-elle à Fleurance, vous faites ici entrer des hommes pour prendre vos ébats ! vous déshonorez ma maison ! Ah ! qu’il vous faudrait bien frotter !

— Mademoiselle, répondit résolument Fleurance étant en cette extrémité, si l’on punit pour ce péché-là, vous avez mérité un aussi grand supplice que moi ; et, s’il déshonore les maisons où l’on le commet, vous avez autant que moi déshonoré la vôtre : je n’en veux rien dire da, car il ne m’appartient pas, et ce n’est pas à moi à songer comme tout va céans. Je n’ai rien fait toutefois que vous ne m’ayez donné l’exemple de faire ; et, au pis aller, tout ce que vous sauriez dire, c’est que, n’étant pas de si grande qualité, il ne m’est pas licite de prendre les mêmes libertés que vous.

— Et quand est-ce, dit Luce, que tu m’as vue baiser par des hommes, petite louve ?

— Et là ! répondit Fleurance, je ne vous ai vue baiser voirement ; mais dernièrement, comme j’entrai dans votre chambre, je sais bien que vous étiez sur votre lit avec Monsieur que voilà. Et je voyais remuer la couche si fort que je m’imagine qu’il vous livra une escarmouche bien plus violente que celle dont il m’a assaillie ; car nous ne nous donnions pas tantôt des secousses si fortes. Moi qui suis votre servante, je ne pouvais moins que de caresser celui que vous avez daigné aussi caresser par une humble courtoisie.

Cette hardie réponse rendit Luce toute peneuse[56] ; et m’ayant regardé de travers, elle sortit de la garde-robe dont elle referma rudement la porte. Je ne laissai pas malgré sa jalousie de venir encore une fois aux prises avec Fleurance, et ne la quittai qu’une heure après. Sa maîtresse depuis ne l’osa crier, de peur qu’elle ne découvrît qu’elle était coupable du crime dont elle accusait les autres.

Clérante, qui m’importunait autant que jamais de la solliciter par quelque manière que ce fût, de bailler du remède à son amoureuse passion, me contraignit de lui écrire une lettre plus passionnée que la première ; mais je n’osai pas la lui donner moi-même, je la lui fis tenir d’une autre main. Pensant retirer de moi une notable vengeance, elle récrit à Clérante, avec les paroles les plus courtoises du monde, qu’elle reconnaîtrait son affection par des faveurs signalées ; et de fait, quelques jours après, l’ayant été voir, il jouit d’elle à son souhait, de quoi je fus plus aise qu’elle n’avait pensé.

Je ne pouvais mettre entièrement mon amour en pas une dame, parce que je n’en trouvais point qui méritât d’être parfaitement aimée ; et si presque toutes celles qui s’offraient à moi me charmaient la raison, encore qu’au jugement de tout le monde elles eussent fort peu de beauté. Si quelque ami me disait, me voyant regarder une fille : « Vous êtes amoureux de celle-là », je le devenais le plus souvent tout à l’heure, bien qu’auparavant je n’eusse pas seulement songé si elle était attrayante. L’inclination que j’avais ainsi à l’amour me faisait chérir des plus galants de la cour, qui étaient fort aises d’avoir mon avis pour gouverner leurs passions.

Je semais parmi eux, le plus qu’il m’était possible, les enseignements de ma nouvelle philosophie, dont je vous ai déjà parlé. Quelques esprits y prenaient du goût ; et ne s’en fallait guère qu’ils ne désirassent de la pouvoir suivre. Mais d’autres, barbares et stupides, lui faisaient un si mauvais accueil, que j’eusse voulu ne leur en avoir jamais parlé. Même, comme c’est l’ordinaire de la bêtise des hommes, ils vinrent à m’accuser de folie : ce qui me fâcha tant que je me résolus de tenir comme un trésor caché ce que je savais, puisqu’il n’y avait personne qui eût la volonté de s’en servir. « Il ne m’importe, ce dis-je, en moi-même. Les hommes refusent leur bien, que je leur présente ; ils en porteront la peine ! Il est vrai que j’en pâtirai quelque peu. Mais quoi ! il faut s’accommoder au temps ! La mort viendra bientôt me délivrer de ces angoisses. »

Clérante, qui sait ma maladie et son origine, essaye de tout son pouvoir de me consoler, et me mène aux champs, à une belle maison qu’il a. Nous fîmes là une vie qui me contraignit d’oublier ma tristesse.

— Par la mort, ce me disait Clérante, je retrancherai quelque chose de l’estime que votre mérite m’a jusques ici obligé de faire de vous, si vous ne mettez peine à vous réjouir. Vous vous fâchez du désordre du monde ; ne vous en souciez point, puisqu’on n’y peut remédier. Vertu-nom-de-Dieu ! en dépit de tous les hommes, vivons tout au contraire d’eux. Ne suivons pas une de leurs sottes coutumes ; quant à moi, je quitte pour jamais la cour où je n’ai goûté aucun repos. Si nous voulons passer nos jours parmi les délices de l’amour, nous trouverons en ces quartiers-ci des jeunes beautés dont l’embonpoint surpasse celui de toutes les courtisanes, qui sont toutes couvertes de fard et qui usent de mille inventions pour relever leur sein flasque. Je me souviens d’avoir couché avec quelques-unes si maigres que j’eusse autant aimé être mis à la géhenne. Et, à propos, dernièrement cette Luce, je connus que sa beauté vient plus d’artifice que de nature : son corps n’est composé que d’os et de peau.

L’humeur franche de ce seigneur me plaisant, je lui accordai ce qu’il voulut. Il avait laissé sa grandeur à la cour, sans en retenir seulement la mémoire, et, se rabaissant jusqu’à l’extrémité, allait danser sous l’ormiau, les dimanches, avec le compère Piarre et le sire Lucrin. Il jouait à la boule avec eux pour le souper et se plaisait à les voir boire d’autant, afin qu’ils contassent après merveilles. Lorsqu’il était en humeur plus sérieuse, il faisait venir les bonnes vieilles gens et leur priait de raconter tout ce qui était en leur mémoire du temps de leur jeunesse. Oh ! quel contentement il sentait, lorsqu’ils venaient à discourir des affaires d’État, dont ils parlaient selon leurs opinions et celles de leurs grands-pères, donnant toujours quelque blâme aux seigneurs qui avaient approché le plus près de la personne des rois ! Pour moi, de mon naturel, je ne me plais guère à toutes ces choses-là ; car je n’aime pas la communication des personnes sottes et ignorantes. Néanmoins, afin de lui agréer, je m’efforçais tant d’y prendre du plaisir, que je puis assurer que j’en prenais quelque espèce, quand ce n’eût été que de voir qu’il en retenait, d’autant que mon principal soin était de le faire vivre joyeusement.

Je me portai même jusqu’à prendre le dessein d’une galanterie que fort peu de personnes voudraient entreprendre. On nous avait dit qu’il y avait, à trois lieues de là, dedans une ferme, la plus belle bourgeoise du monde. Je m’avisai de m’habiller en paysan et de porter un violon, dont je savais jouer, afin d’entrer plutôt chez elle. Ce qui me faisait plutôt prendre cette délibération, c’était que l’on m’avait appris que la mignarde aimait passionnément à rire et avait des rencontres fort plaisantes. Or j’espérais de lui tenir des discours si facétieux, que ce serait un plaisir des plus grands d’ouïr notre entretien. Le bon était qu’il y avait une noce en son village, le jour que j’avais délibéré d’y aller. Clérante, voulant s’égayer aussi, pour m’accompagner fit provision d’une cymbale, parce que c’est un instrument dont le jeu n’est guère difficile : il ne faut que battre dedans avec la verge de fer à la cadence des chansons.

Nous sortons, un matin, avec nos vêtements accoutumés, faisant accroire que nous allions à douze lieues loin, et ne menons que mon homme de chambre que j’avais rendu un fin matois. Étant à deux lieues de la maison, nous entrâmes dans un bois fort solitaire, où nous vêtîmes des haillons. Clérante fit bander son visage à moitié et noircir sa barbe qui était blonde, de peur d’être reconnu par quelqu’un. Quant à moi, je mis seulement un emplâtre sur l’un de mes yeux et j’enfonçai ma tête dans un vieux chapeau dont j’abaissais et haussais le bord à ma volonté, comme la visière d’un armetwkt, parce qu’il était fendu au milieu.

En cet équipage, nous marchâmes jusqu’au village où se faisait la noce. Mon valet mit nos chevaux en une hôtellerie, en attendant que nous en eussions affaire. Nous allâmes droit chez le père de la mariée, bon pitaut[57], à qui je demandai s’il n’avait point affaire de mon service. Il me dit qu’il avait déjà retenu un ménétrier, à qui il avait baillé seize sols d’arrhes, sur et tant moins d’un écu qu’il lui avait promis pour sa journée.

— Je ne vous demande qu’un demi-écu pour moi et pour mon compagnon, ce dis-je ; et si nous ferons la cuisine, à quoi nous nous entendons des mieux, parce que nous avons été des premiers marmitons de Monsieur le Prince.

Nous trouvant à si bon marché par l’avis de sa femme, qui ne voulait pas faire grande dépense, il s’accorda à nous prendre. L’autre ménétrier vint incontinent, et n’y eut pas une petite dispute entre lui et moi. Il disait qu’on avait parlé à lui dès le soir précédent et qu’il était venu d’une lieue de là ; moi, je dis que je venais de huit lieues tout exprès, et qu’il y avait quinze jours qu’un certain homme, passant par mon village, m’avait retenu. Ma cause, en ce point, fut trouvée la meilleure ; et, ses arrhes lui demeurant, il s’en alla néanmoins tout déconfortéwkt.

Nous nous mîmes à travailler à la cuisine, et Clérante, qui quelquefois voulait savoir de ses gens comment l’on accommodait toutes les entrées de ses repas, eût fait de très bonnes sauces s’il eût eu de la matière : nous nous contentâmes d’apprêter tout à la grosse mode[58], selon le conseil d’un superintendant qui venait nous voir de fois à autre. En dressant les potages et le ris jaune[59], je mis dedans une certaine composition laxative que j’avais apportée.

Chacun étant revenu de la messe, l’on s’assit pour dîner et la table fut couverte. La bourgeoise était là des plus avant, parce que c’était la fille de son vigneron qui se mariait. J’eus la commodité de la regarder attentivement ; je vous confesse que je n’ai guère vu de plus belles femmes. Le repas fini, le marié et la mariée se mirent devant une table chargée d’un beau bassin de cuivre ; à chaque pièce que l’on leur apportait, comme en offrande, ils faisaient une belle révérence pour remerciement, en penchant la tête de côté. Ceux qui donnaient deux pièces d’argent étaient si convoiteux de gloire, qu’afin que l’on les vît ils les faisaient tomber l’une après l’autre. La bourgeoise présenta une couple de fourchettes d’argent ; une certaine femme du village en présenta de fer, à tirer la chair du pot, où il y avait une cuiller au bout ; une autre, des pincettes et des tenailles : si bien qu’en tout ceci il y avait la figure des cornes, ce qui était un présage très mauvais pour le pauvre Jobelinwkt. Il fut là avec son épouse un quart d’heure, après que l’on lui eût fait tous les dons, pour attendre s’il n’y en avait point encore à faire. S’étant retirés, ils comptèrent ce qu’ils avaient dépensé ; et, voyant qu’ils perdaient beaucoup à leur noce, se mirent à pleurer si démesurément, que moi, qui étais auprès d’eux, je fus contraint d’essayer de les consoler.

Le père vint dire que le seigneur lui avait accordé que toute la compagnie vînt danser à son château, et qu’ils marchassent les premiers avec le violon. J’accordai mon instrument et, jouant la première fantaisie qui me vint à l’esprit, fut le conducteur de toute la bande. Le son des cymbales ne plaisant pas à chacun, Clérante fut contraint de laisser les siennes inutiles. En marchant devant moi, il faisait des pas et des postures si agréables que, si je ne l’eusse point connu, je l’eusse pris pour le plus grand bateleur du monde. Étant dans la cour du château, je jouai les branles que presque toute la compagnie dansa. Après cela, je jouai des gaillardes et des courantes que les pitauts[60] dansaient d’une telle façon que j’y recevais un extrême plaisir, qui m’empêchait d’avoir du regret de m’être si prodigieusement métamorphosé. D’ailleurs, j’étais infiniment aise d’entendre les discours de quelques bonnes vieilles assises auprès de moi : elles disaient que les parents des mariés étaient bien chiches, qu’ils n’avaient pris qu’un violon et qu’ils ne leur avaient pas fait assez bonne chère.

— Par mananda ! ce disait l’une, quand je mariai ma grande fille Jacquette, il y avait tant de viande de reste, que le lendemain, qui était un jeudi, il fallut prier notre curé de nous venir aider à la manger, de peur qu’elle ne se gâtât en la gardant pour le dimanche ! Encore fallut-il au soir en faire des aumônes à tous les pauvres du village ! Et si la grande bande des cornets était à la noce !

Les autres tenaient de pareils propos, sans songer à la danse. Ce qui m’était encore bien plaisant à entendre était le discours qu’un jeune badaud tenait à une servante du logis du seigneur. Il l’était venu accoster avec un ris badin, une révérence en tortillant les fesses, en tortillant le bord de son chapeau, et disant :

— Comment vous en va, Robaine ? vous faites là la sainte sucrée ; je cuide que vous êtes malade.

— C’est votre grâce, dit la servante.

— Hé bien ! vous voilà une fille à marier, reprit le villageois. Ne serez-vous pas prise bientôt comme les autres ? La gelée est forte cette année-ci, dame, tout se prend.

— Ha ! gardez que cettui-ci nous veut jargonner, repartit la servante. Oui, ils sont pris s’ils ne s’envolent. Il a plus de caquet que la poule à ma tante, il n’aura pas ma toile !

Le manant fila doux alors, d’autant qu’il l’honorait fort, et qu’un demi-ceint d’argent qu’elle avait était une puissante chaîne pour attirer son cœur à son service ; car il faut que vous sachiez que, depuis qu’une servante porte sur les reins ce bel ornement, il n’y a valet ni pauvre artisan qui ne lui jette plus d’œillades que n’en jette un matou sur la viande qui est pendue au croc. Il lui dit donc, avec une façon si hors de propos, que je ne savais s’il pleurait ou s’il riait :

— Hen ! ma mère m’a parlé de vous.

Et voyant qu’elle ne lui répondait point, il lui répéta ces mêmes mots quatre ou cinq fois, en lui tirant la main pour les lui faire entendre, croyant qu’elle dormît ou qu’elle ne songeât pas à lui.

— Je ne suis pas sourde, dit-elle, je vous entends bien.

— C’est à cause de vous que j’ai mis une aiguillette de var de mar à mon chapiau ; car ma couraine[61] m’a dit que c’est une couleur que vous raimez tant, que vous en avez usé trois cotillons. Ce darnier jour, en allant aux vaignes, je me détournis, par le sangoi, de plus de cent pas pour vous voir, mais je ne vous avisis point ; et si toute la nuit je n’ai fait que songer de vous, tant je suis votre serviteur. Par la vertigué, j’ai voulu gager plus de cent fois, contre mon biau-frère Michaut Croupière, qu’à une journée de la grande haridelle de sa charrue, il n’y a pas une fille qui soit de si belle regardure que vous, qui êtes la parle du pays en humidité et en doux maintien.

— C’est qu’ou vous moquez, reprit la servante ; cela vous plaît à dire.

— Ho ! non fait, lui dit le paysan.

— Ho ! si est, répondit-elle.

— Ho bien ! reprit-il, revenant toujours à ses moutons, ma mère, hen ! ma mère m’a parlé de vous, comme je vous dis ; si vous vous voulez marier, vous n’avez qu’à dire.

Jamais il n’expliqua plus clairement ses intentions ; mais, pour montrer la grande infection qu’il lui portait, il la mena danser une gaillarde, où il haussait les pieds et démenait les bras et tout le corps de telle façon qu’il semblait qu’il fût désespéré ou malade de Saint. Je vis encore faire là d’autres badineries qui seraient trop longues à réciter. Qu’il vous suffise que je voyais pratiquer tout un autre art d’aimer que celui que nous a décrit le gentil Ovide.

Tandis que Clérante regardait avec attention tout ce qui se faisait ; et, à l’arrivée de beaucoup de noblesse qui se rendit dedans la salle du château, sans regarder la noce, il s’y en alla aussi, parce que la bourgeoise y était entrée pareillement.

— Or çà, compère, lui dit le seigneur en prenant garde au bandage de sa tête, qui est-ce qui a voulu rompre le coffre de ton entendement ?

— C’est une personne qui n’en a guère, répondit-il en contrefaisant sa voix le plus qu’il pouvait ; j’ai une si méchante femme, que je pense qu’elle a le diable au corps. Ha ! messieurs, le cœur me crève, tant j’en ai de douleur. Dieu sait combien j’ai tâché de fois à la rendre bonne, en la battant dos et ventre ; mais je n’en ai pu venir à bout, encore que l’on dise que celles de son sexe soient de l’humeur des ânes et des noyers, de qui l’on ne tire point de profit qu’en les battant fort et ferme. Je suis tonnelier de mon état et je ne joue de mes cymbales que les bonnes fêtes.

« Dernièrement, ne la pouvant faire cesser de me dire des injures, je la mis à l’aide d’un mien valet dans un de mes grands tonneaux, dont je fermai après l’ouverture avec des douveswkt, de sorte qu’elle n’avait plus d’air que par le trou du bondonwkt. Je pris mon poulain et dévalai ainsi le vaisseau jusqu’en ma cave ; je le remontai et le redévalai encore par plusieurs fois, le plus vite qu’il m’était possible, afin qu’elle fût si tourmentée là-dedans, qu’elle se repentît de m’avoir offensé. Mais, tout au contraire de ce que je pensais, elle mettait quand elle pouvait, sa bouche près de la petite fenêtre de sa loge et me disait des vilenies insupportables. Enfin, je fus contraint de la laisser là passer sa colère. Sur le soir, il me vint une maudite envie de prendre avec elle mon plaisir ordinaire, auquel je m’étais tellement accoutumé, que je ne m’en pouvais passer une seule nuit sans souffrir autant de mal que si l’on m’eût brûlé à petit feu. Néanmoins, je ne la voulais point tirer du tonneau, craignant qu’elle ne me fît quelque outrage, comme elle avait déjà fait plusieurs fois pour moindre occasion :

— Baisez-moi par le trou, ma mie, lui dis-je, et puis nous ferons la paix.

— Non, non ! répondit elle, j’aimerais mieux l’amitié des démons d’enfer que la tienne.

— Je ne te ferai plus rien, ma foi, lui repartis-je : je veux dire que je ne te battrai plus. Car, pour la petite chosette, je continuerai toujours à te la faire et, si tu veux, dès maintenant nous la ferons sans que tu sortes de là ; et dès que nous aurons achevé, je te promets que je te délivrerai de ta prison.

Cette offre lui toucha les sentiments ; elle s’accorda à ce que je voulais, et je me délibérai de me mettre en devoir d’éteindre seulement l’ardeur de mon désir, pour la laisser toujours après dans le tonneau. Je pense qu’elle approchait alors la partie qui était nécessaire, le plus proche du trou du bondon qu’elle pouvait ; mais quant à moi, je ne sus faire passer jusques à elle le morceau qu’elle demandait, car son enflure était trop grosse. Cela me faisait enrager pour vous le bien dire. Je fus forcé de tirer ma femme hors du lieu où elle était ; mais elle ne m’eut pas sitôt rendu incapable de l’embrasser de long temps, qu’elle recommença à me quereller et me dire qu’elle voyait bien que j’avais fait part ce jour-là à quelqu’une de ses voisines de ce qui n’appartenait qu’à elle, d’autant qu’encore que je le lui eusse fait six fois cette nuit-là, il lui semblait qu’il y avait de la diminution en ma puissance, et que j’avais accoutumé d’aller ordinairement un plus grand train.

« Le soleil, en se levant, vit notre castillewkt et fut témoin comme elle me jeta un pot à pisser à la tête, dont elle me blessa ainsi que vous me voyez. Et si je vous assure qu’il m’est à voir que je n’étais point coupable. »

La fable de Clérante fit rire toute la compagnie et même la bourgeoise, qui lui fit plusieurs demandes bouffonnes. Un gentilhomme de la troupe lui commanda de chanter quelque chanson. Il touche ses cymbales aussitôt et en dit une des plus paillardes. Étant convié d’en dire encore d’autres et n’en sachant point, il dit qu’il me fallait appeler et que j’en chanterais des plus plaisantes du monde. La noce demeura sans violon, pour le contentement du seigneur du village, vers lequel je me transportai incontinent. Mon instrument et ma voix s’accordèrent ensemble pour dire plusieurs chansons les plus folâtres que l’on ait jamais ouïes, et que j’avais composées le plus souvent le verre à la main, pendant mes débauches. Je faisais des grimaces, des gestes et des postures dont tous les bouffons de l’Europe seraient bien aises d’avoir de la tablature pour en gagner leur vie.

Clérante, cependant, s’était approché de deux vieillards qui n’adonnaient pas du tout leurs esprits à écouter la musique ; ils devisaient sérieusement ensemble d’une chose qui le touchait, non pas en la qualité de joueur de cymbales, mais en celle de grand seigneur. Il faisait semblant de ne les point ouïr, afin qu’ils ne cessassent point de parler si haut, et ne les regardait pas seulement, encore qu’il ne dût point craindre qu’ils se retinssent de dire devant lui tout ce qu’ils pensaient, parce que, le prenant pour un badin, ils ne le jugeaient pas même capable de comprendre leurs raisons.

— Clérante a été en ce pays-ci quelques jours, à ce que l’on m’a appris, disait l’un, mais il s’en est déjà allé ce matin. J’en suis fort aise, car je l’aimerais mieux en Turquie qu’ici. Je l’ai toujours haï depuis que je le connais. Il est extrêmement vicieux, il est du tout adonné au vin et aux femmes, et fait quelquefois des actions qui dérogent grandement à sa qualité. Je prise plus mon fermier, qui vit en bon et loyal paysan comme le ciel l’a fait naître, que lui, qui ne vit pas en grand seigneur combien qu’il le soit d’extraction.

— Il ne vous déplaira plus guère longtemps, répondit l’autre. Je vous apprends en ami, avec la prière d’être secret, que ceux qui ont maintenant toute la faveur du roi Henri II qui nous régit, se sont délibérés de se défaire de sa personne sans bruit, maintenant qu’il est hors de la cour. Ils avaient envoyé ici un homme avec ce dessein-là ; mais il n’a pu éxecuter leur intention. Je ne sais s’il en aura meilleur moyen sur les chemins où il le trouvera.

Encore que celui-ci dit ces paroles plus bas que toutes les autres qu’il avait tenues auparavant, Clérante les entendit bien ; et, pour dissiper la fâcherie que lui donnait la mauvaise entreprise que l’on machinait contre lui, il alla prier un valet de lui verser à boire et dit qu’il avait de telle façon écorché sa gorge à force de chanter, qu’il était perdu s’il ne l’adoucissait en faisant pleuvoir tout du long jusqu’au réceptacle de ses boyaux. L’on lui en donna tant qu’il voulut ; et, s’étant retiré à un coin, il tira d’un bissac quelques reliquats de la noce, dont je lui arrachai goulûment de bonnes nippes. En les allant manger auprès de la fenêtre, je vis dans la cour la plus plaisante chose du monde.

C’est que la drogue que j’avais mise dans le potage, ayant fait alors son opération, tous ceux de la noce étaient contraints d’aller se décharger, le plus près qu’ils pouvaient, d’un fardeau qui ne pèse guère et qui est pourtant le plus difficile à porter de tous. Il y en avait qui entraient dans les écuries en serrant les fesses ; d’autres, n’ayant pas le loisir d’aller si loin, se vidaient dessus le fumier à l’endroit où ils se trouvaient. En mon absence, la jeunesse avait voulu danser aux chansons : la plupart sortaient de la danse pour obéir au fâcheux tyran qui le leur commandait. Mais la pauvre épousée, qui souffrait d’aussi violentes tranchées que les autres, parce qu’elle avait trop mangé de ris, était en une peine extrême. Elle ne croyait pas qu’il fût bienséant à elle de quitter ceux qui la tenaient par la main ; si bien qu’elle laissa couler jusqu’à terre une certaine liqueur dont l’odeur mauvaise, parvenant à la fin au nez de ceux qui dansaient, et qui avaient marché dessus par plusieurs fois, les fit regarder en terre et émut en eux une grosse dispute sur ce point épineux, savoir qui c’était qui avait fait la vilenie. Les hommes se tirèrent du pair, d’autant qu’ils alléguèrent que leurs hauts-de-chausses étaient assez larges pour contenir les excréments de plus de deux semaines sans qu’ils fussent contraints de les jeter ainsi en bas devant tant d’honnêtes personnes. Mais, chacun souffrant un même mal et se trouvant honteux de lâcher ses ordures dans la cour du seigneur, que j’avais appelé aux fenêtres avec toute la compagnie pour voir cette plaisante chose, tous ceux de la noce s’en retournèrent en leur logis l’un après l’autre, non sans recevoir force gausseries de ceux qui les voyaient danser d’autres courantes que celles que j’avais jouées de mon rebec. Chacun donna son avis là-dessus, et presque tous concluaient que l’occasion de leur dévoiement d’estomac était qu’ils avaient mangé beaucoup de chair au lieu qu’ils n’avaient accoutumé de manger que du pain.

La bourgeoise même ne fut pas exempte de cette maladie, qui la surprit à l’improviste, comme elle se moquait de ceux qui en étaient tourmentés. Aussitôt, craignant de commettre une faute pareille à celle de la mariée, elle sortit hâtivement de la salle et, ne sachant où se décharger, elle allait d’un côté et d’autre. Enfin elle rencontra un laquais, à qui elle demanda quasi tout hors d’elle-même où étaient les privés : il les lui montra du doigt. Mais, comme elle troussait sa cotte pour y présider, un jeune gars, aussi pressé qu’elle, s’y voulut placer. Ils eurent une contestation à qui s’y mettrait le premier. Cependant la mère du marié, qui était une grosse résolue de paysanne, vint occuper le lieu ; de sorte qu’ils furent tous deux contraints de laisser tout couler à l’endroit où ils se trouvèrent. La bourgeoise étant de retour, eut encore un ajournement personnel pour aller au même lieu, où elle fit ses affaires plus à son aise qu’au premier coup. Lorsque je la vis, je dis aux gentilshommes que je pensais que leur compagnie ne lui était pas agréable, et qu’elle ne faisait autre chose que s’en retirer et marchandait à la quitter tout à fait. Ayant entendu que je me voulais gausser d’elle, elle tâcha de me donner quelque attaque, et pour sonder la subtilité de mon esprit, me dit :

— Or çà ! ménétrier, quelle corde est la plus malaisée à accorder de toutes les vôtres ? Est-ce la chanterellewkt ?

— Nenni-da, Madame, ce dis-je, c’est la plus grosse : je suis quelque fois plus de deux heures sans en pouvoir venir à bout. Néanmoins, je m’assure que, si vous l’aviez seulement touchée du doigt elle se banderait toute seule autant qu’il le faut. Quand vous voudrez vous en verrez l’expérience ; elle rendra une harmonie qui vous ravira les esprits jusqu’au ciel, j’entends le ciel de votre lit.

L’on entendit bien de quelle corde je voulais parler, et les risées que l’on fit invitèrent de plus en plus la bourgeoise à chercher les moyens de me donner quelque bon trait, pour avoir sa revanche.

— Je veux bien un autre musicien que vous, dit-elle. Il m’est facile à juger que vous ne faites rien qui vaille puisque vous ne sauriez quelquefois accorder votre instrument sans le secours d’autrui.

— Par la vertugoy ! lui répondis-je, je n’en suis pas à dépriser pour cela, j’ai la volonté fort bonne. » Puis, sans donner à mes paroles une double signification, je continuai ainsi : « Je ne sais de quelle humeur je suis : le violon ne me plaît point, encore que ce soit mon gagne pain. Je voudrais avoir un instrument qui fût tout d’une pièce ou au moins qui eût ses parties si bien collées ensemble, que toutes n’en fissent qu’une. Celui-ci veut avoir un certain nombre de chevilles qui ne doivent point tenir dedans leurs trous : cela m’ennuie. Une flûte me serait plus agréable ; elle a des trous tout aussi bien et si, l’on n’y boute point de chevilles. Vous ressemblez à mon rebec, vous autres femmes ; voilà pourquoi votre présence m’ennuie plus qu’elle ne me délecte, je ne vous le cèle point. Vous n’êtes point en votre perfection, et n’y à pas moyen de vous mettre en bon accord si l’on ne fourre des chevilles dedans vos trous. Pourquoi diable ne tâchez-vous pas de ressembler à la flûte, qui n’est point si difficile à accorder ? Alors vous auriez gagné mes bonnes grâces.

— Hé, viens çà ! Dis-moi ignorant, reprit la bourgeoise, les trous de la flûte demeurent-ils toujours sans être bouchés quand l’on en joue ?

— Madame a bonne raison, dit incontinent un gentilhomme, et la comparaison est belle de la femme à la flûte ; car l’on bouche tout de même les trous de la femme par compas, l’un après l’autre : celui de derrière en la pressant sur un lit, celui de devant en embrassant comme vous m’entendez bien, et celui de la bouche en la baisant. Pendant le jeu, tantôt un trou et tantôt l’autre se débouchent, selon la cadence que l’on observe, avec les mouvements qui y sont nécessaires.

— Pour moi, dit le seigneur, je trouve cette similitude là fort cornue, si vous ne dites qu’il faut souffler dans le cul de la femme comme l’on souffle dans la flûte.

— Rien moins, répondit le premier. L’on peut souffler par un autre endroit plus net que celui-là, quand ce ne serait que par la bouche.

— Il me semble, interrompis-je, que ni vous ni Madame ne dites rien à l’avantage des femmes, en croyant parler pour elles. Car l’on ne bouche les trous des flûtes qu’en mettant les doigts dessus : elles seraient bien étonnées si l’on ne voulait point boucher les leurs que de cette façon, vu qu’elles désirent que l’on n’applique pas seulement ses membres dessus les ouvertures, mais que l’on les pousse si fort que l’on les fasse entrer jusqu’au fond. Il n’y a pas jusqu’à la langue qui ne soit tenue de servir de clôture à leur bouche : si bien que leur âme ne peut s’envoler tandis, si ce n’est que par le trou de boyau culier, lorsqu’elles le débouchent en haussant un peu le derrière à cause du mouvement.

Il n’y eut personne qui me pût repartir là-dessus ; je demeurai le vainqueur. Alors Clérante se levant de sa place un verre à la main, roulant les yeux à la tête, commença de contrefaire l’ivrogne si naïvement que j’eusse cru qu’il l’était, n’eût été que je savais sa portée de vin, et qu’il n’avait pas bu la moitié de ce qu’il en fallait pour lui troubler le cerveau. Mais tout le reste de l’assistance avait une autre pensée que moi. Il chancelle à tous coups, bégaye en parlant et dit des rêveries étranges. Il fait semblant de vouloir essayer si le vin à bon goût et, ayant trempé son petit doigt dans son verre, il suce son pouce au lieu. En buvant, il répand la moitié de son vin sur lui et tire le devant de sa chemise hors de sa brayette pour essuyer sa bouche ; de manière qu’en écarquillant les jambes il montre à la bourgeoise tout ce qu’il porte de plus secret. Pour faire la Sainte Nitouche, en s’écriant elle couvre soudain ses yeux avec sa main, dont elle entr’ouvre néanmoins ses doigts finement, hypocrite qu’elle est, pour voir, sans que l’on s’en aperçoive, s’il est aussi bien fourni de ses membres qu’il s’est vanté. Ayant là découvert un embonpoint qui lui plaisait infiniment, elle faisait prière à Vénus qu’elle lui départît le bonheur de goûter d’une si douce chose. Clérante, continuant de faire des extravagances et la trouvant toute droite au milieu de la salle, s’approcha d’elle pour pisser, comme si elle eût été une muraille ou une statue. En tenant sa main dans ses chausses pour en tirer le robinet de sa fontaine, il se laissait déjà aller la tête pour s’appuyer à elle, lorsqu’elle se recula en arrière ; enfin l’on me conseilla de le mener reposer. Je le conduisis au logis de la bourgeoise où étaient les courtines du mariage. Comme elle fut revenue, elle le fit coucher dans une petite chambre auprès de la porte et me demanda si je croyais que la raison lui revînt bientôt. Elle me parlait de cela avec une façon qui me donnait à connaître qu’elle n’était guère joyeuse de le voir ainsi assoupi, et qu’elle eût mieux aimé lui voir seulement un peu de gaillardise : voilà pourquoi je lui répondis que dans une heure il ne paraîtrait pas qu’il eût bu. Elle avait vu une bonne partie de son corps, étant entrée au lieu où il était couché, et ne cessait de me louer sa bonne mine, que l’on remarquait facilement, encore qu’il eût le visage à demi couvert de linge : ce qui me mit en la fantaisie qu’elle était beaucoup portée à lui vouloir du bien. Je le contai après à Clérante qui en fut très aise. Véritablement je ne me trompai point : car elle eut un si grand désir de voir si celui n’était point plus large que celui du bondon, qu’après que tout le monde se fut retiré chez elle, et qu’elle m’eut fait coucher dans une chambre à part, elle s’en alla sans chandelle se glisser dans le lit de Clérante, s’imaginant qu’elle prendrait son plaisir avec lui le plus secrètement du monde, parce que lui même ne pourrait savoir avec quelle personne il serait, n’ayant point de lumière ; et ayant encore alors l’esprit un peu troublé, il croirait le lendemain, possible, que ce serait un songe que tout ce qui lui serait arrivé.



Elle ne l’eût pas sitôt embrassé, qu’il reconnut qui elle était, et essaya de l’assouvir des plaisirs après lesquels elle soupirait tant. Sur les onze heures, l’on heurta à la porte ; incontinent elle se lève et s’y en va. Elle demande qui c’est qui veut entrer ; c’est son mari qui lui répond et qui la prie de lui ouvrir vitement, parce qu’il est fort las, étant venu de la ville tout d’une course.

— Mon Dieu ! dit-elle, ayant ouvert la porte, il vient de sortir d’ici un homme qui vous cherche partout : je lui ai dit que vous étiez à la ville, il en a pris le chemin. Il veut vous parler d’une chose bien pressée, et qui vous importe grandement, à ce qu’il dit. Ne l’avez-vous point rencontré ?

— Non, dit le mari, je suis venu par des chemins extraordinaires.

— Retournez-vous-en donc le long du grand chemin, je vous en supplie, répliqua la bourgeoise ; et vous le ratteindrez infailliblement.

Le mari, bien empêché à songer qu’est-ce qu’on lui veut, pique son cheval et s’en va. La bourgeoise, très aise que sa tromperie a réussi, va passer le reste de la nuit avec Clérante, qui avec son bâton charnel frappa mieux dedans ses cymbales qu’il n’avait fait le jour dedans les siennes, avec la vergette de fer. Mais avant que l’aurore fût levée, elle le quitta. Le jour étant venu tout à fait, son mari arriva au logis, qui dit qu’il n’avait point eu de nouvelles de l’homme qui le demandait, combien qu’il se fût enquis de lui sur les chemins et dans la ville où il avait passé la dernière partie de la nuit, ce qui le mettait bien en peine.

Ayant pris congé de notre bourgeoise, nous nous en allâmes allègres et joyeux, et passâmes par devant l’hôtellerie d’où mon valet de chambre nous aperçut et partit incontinent pour nous suivre plus loin. Nous nous remîmes en la mémoire tout ce qui nous était arrivé. Clérante me conta ce qu’il avait entendu dire aux deux vieillards, dont je conjecturai que c’était son génie qui l’avait porté à se déguiser pour découvrir une si grande trahison. Je m’en réjouis grandement, joint qu’il avait eu le bonheur de coucher avec une beauté pour laquelle je ferais bien à pied cent lieues de chemin, et me transformerais en toutes sortes de façons, s’il était nécessaire.

Que ceux qui prendront pour une friponnerie ce voyage-ci de Clérante considèrent qu’il ne devait pas aller faire l’amour à la bourgeoise en ses habits ordinaires, d’autant qu’il eût fait tort à sa qualité : il valait bien mieux faire comme il fit. Il usa d’une subtile invention, en racontant l’histoire mensongère de sa femme ; car en disant qu’il venait les nuits plus de six fois aux prises avec elle, il fit venir l’eau à la bouche de la bourgeoise et lui donna des désirs en quantité. En toutes les autres choses il se comporta aussi prudemment.

Au reste, il n’y avait rien qui fût capable de lui donner du plaisir comme de s’être déguisé. Premièrement, parce qu’il avait vu des actions populaires qu’autrement il ne pouvait voir qu’avec beaucoup de difficulté ; et d’ailleurs à cause qu’il était bien aise de changer pour un petit de temps de manière de vivre et voir comment l’on le traiterait s’il eût été vielleux. Lorsque les grands se veulent donner du plaisir dans une comédie, ils n’ont garde de prendre d’autres personnages que les moindres. Leur contentement est d’éprouver, au moins par fictions, ce que c’est que d’une condition la plus éloignée de la leur. Que nous sert-il de nous tenir si fermement dans la majesté des grands états, sans se résoudre à faire une démarche ? La fortune nous tire le plus souvent malgré nous hors des pompes royales qui nous environnaient et nous jette entre la gueuserie, nous réduisant à vivre sous des cabanes de boue. Il n’est que de s’accoutumer de bonne heure à être petit compagnon. Néron avait quelque chose de galant, quoique dise le vulgaire. Il s’étudiait à jouer de la guiternewkt, afin d’en gagner son pain, s’il était quelque jour dépossédé de son trône. D’un autre côté, ce n’est pas une mauvaise leçon pour les grands seigneurs que d’apprendre comment sont contraints de vivre les pauvres, pour ce que cela leur donne de la compassion du simple peuple, envers lequel ils témoignent après une humanité qui les rend recommandables.

Clérante et moi, nous eûmes toutes ces considérations-là dessus le chemin ; et quand nous fûmes arrivés au bois où nous avions pris nos méchants habits le jour précédent, nous les quittâmes pour reprendre les nôtres ordinaires, que mon valet nous baillât après qu’il nous eut atteints. Clérante, étant arrivé chez lui, mande un conseiller de ses amis, à qui il apprend que l’on a ouï dire à un vieil gentilhomme de la contrée qu’il y a un homme aux environs de son château en délibération de le tuer. Le conseiller va trouver ce vieillard qu’il lui nomma, et lui assure qu’il faut qu’il dise tout ce qu’il sait de cette affaire, et que l’on l’a déjà ouï parler comme une personne qui n’en est pas ignorante. Tout ce que l’on pu tirer de lui, c’est que tout ce qu’il en a dit n’est fondé que sur le bruit commun. L’on l’interroge avec plus d’opiniâtreté et l’on apprend à la fin le lieu où pourrait être alors celui qui s’était délibéré de commettre l’assassin, dont il dépeint la façon, la stature et le vêtement. L’on y envoie, mais en vain ; ne trouvant point d’occasion de faire son coup, il s’en était allé par aventure plein de désespoir.

Le conseiller était d’avis que Clérante prît vengeance du vieillard, qui avait été si méchant que de ne lui pas découvrir les entreprises que l’on brassaitwkt-3 contre lui ; mais il n’en voulut rien faire et se douta bien que lui et son compagnon, qui avait témoigné de lui porter tant de haine, avaient reçu quelque tort à son sujet. En quoi il ne se déçut point certainement ; car, comme il apprit de son secrétaire, ses fermiers, sous son autorité, les avaient frustrés par fraude et par chicanerie d’une certaine petite somme qui leur était due, ce qui leur était infiniment sensible à cause qu’ils étaient nécessiteux. Il fit incontinent tirer de son coffre l’argent qu’il leur fallait, et le leur envoya avec prière d’être désormais ses amis. Cette courtoisie gagna entièrement leur volonté. Depuis ils n’ont fait paraître que toute affection au service de ce brave seigneur.

Étant en repos de ce côté-là, il se remit en mémoire sa bourgeoise dont il eût bien voulu jouir encore une fois. L’amour exerçant sur lui un empire bien sévère, il fut forcé de se résoudre à tâcher de voir cette mignonne en quelque façon que ce fût. Le changement d’habits ne lui sembla pas à propos. Nous sortons avec fort petite compagnie de gens qui tiennent des oiseaux sur leur poing ; ils les laissent voler aux endroits où nous apercevons la proie, et nous donnons ainsi en chassant jusqu’à la maison aimée. Clérante y envoie un de ses gens heurter à la porte du jardin, pour faire accroire qu’il y est volé un de nos oiseaux, qu’il veut ravoir. Au nom de son maître, l’on lui ouvre courtoisement, lui disant néanmoins que l’on ne croit pas qu’il soit entré là aucun oiseau de proie. Il appelle longtemps et regarde partout, quelque chose que l’on lui dise. Enfin Clérante descendant du cheval, et moi aussi, entra au lieu où il était, pour lui demander s’il n’avait point trouvé l’oiseau. La bourgeoise, voyant ce seigneur chez elle, s’en vint lui témoigner sa courtoisie et le pria de prendre un peu de repos dans sa salle, en attendant que l’on eût rencontré ce qu’il cherchait.

Pour prendre l’occasion qui s’offrait, il lui répondit que son honnêteté n’était pas de refus, et qu’il avait beaucoup de lassitude. Nos voix étaient bien différentes de celles que nous avions prises à la noce par fiction, et nos visages bien polis ne lui étaient pas reconnaissables. Quand nous n’eussions pas eu l’artifice de les déguiser en faisant le personnage de ménétrier, elle n’eût pas alors jugé que nous étions ceux-là mêmes qu’elle avait vus depuis peu de jours sous de méchants haillons et sa raison eût plutôt démenti ses yeux. Qui est-ce qui eût été si subtil que de s’imaginer la vérité d’une telle chose ? Nous étant assis, et elle pareillement, Clérante dit que l’humeur de son faucon, qui s’était égaré, lui était extrêmement désagréable, qu’il était le plus volage et le plus infidèle qu’on vît jamais. Je repartis que, quand il serait perdu, ce ne serait pas grand dommage, et que l’on en trouverait assez de meilleurs. Ainsi nous tînmes plusieurs discours en souriant, sur le faucon et la fauconnerie, faisant toujours quelque mignarde allusion sur les gentils oiseaux des dames, qui savent attraper tant de proie : ce qui fit connaître à la bourgeoise que nous étions de bons compagnons. Néanmoins elle n’osait pas encore nous donner de si libres reparties que nous l’eussions incitée à ce faire.

— Madame, lui dit Clérante en quittant mon entretien, il n’en faut point mentir : c’est plutôt le désir de vous voir que de ravoir mon faucon, qui m’a fait entrer céans.

Elle répondit qu’il lui pardonnât, si elle ne pouvait croire qu’il eût voulu prendre tant de peine pour un si maigre sujet.

— Vous vous imaginez donc, reprit-il, que je fais plus d’état de mon faucon que de vous ? C’est vous abuser excessivement ; car j’ai bien plus de raison de vous chérir que lui, vu qu’il est croyable que vous n’êtes pas si mauvaise que de frustrer votre chasseur du plaisir de la proie que vous ravissez.

— Ce qu’il y a de plus, monseigneur, interrompis-je, c’est que l’on remarque une grande différence entre les faucons et les dames, à laquelle vous ne prenez pas garde.

— Quelle est-elle ? dit Clérante.

— C’est que les uns fondent de violence sur la proie, et les autres se tiennent finement dessous et néanmoins ne manquent jamais à la prendre.

La bourgeoise qui se voit attaquée si vivement, dit pour se défendre que, par sa foi, l’on ne saurait autant priser la valeur de son sexe comme elle vaut, et que ce qui empêche que l’on n’en ait des preuves notables, c’est que tous leurs ennemis sont si faibles, qu’il n’y a pas grande gloire à les surmonter.

— Quelle apparence y a-t-il aussi, Madame ? Vous avez des armes fées et enchantées comme celles qui donnait Urgande aux chevaliers errants ses favoris. Votre écu à une grande fente où nous ne cessons de fourrer nos lances et si, nous ne nous offensons point ; au contraire nous perdons toute force et notre bois, qui au commencement avait été plus roide qu’une branche de chêne, se ploie comme une branche d’osier.

— Voilà les ordinaires excuses des vaincus, qui s’imaginent toujours que leurs vainqueurs ont usé de tromperie en leur endroit, dit la bourgeoise ; vous pensez colorer votre couardise, mais vous travaillez inutilement. Hé ! pauvres guerriers, que feriez-vous si nous avions des armes offensives aussi bien que nous en avons de défensives, dont nous nous contentons pour abaisser votre orgueil ?

— Par aventure, nous serions toujours les vainqueurs, repartit Clérante. Car, en songeant à nous offenser d’un côté, vous perdriez le soin de vous défendre d’un autre, tellement que vous ne gagneriez pas la bataille. Les choses étant au même état qu’elles sont, nous aurions bien la même victoire si nous la désirions et si vous méritiez la peine qu’il faudrait prendre à combattre votre mutinerie, qui vous fait plutôt subsister qu’un généreux courage. L’on en voit maintenant des preuves, en ce que vous êtes si opiniâtre que vous vous essayez de tenir tête au combat de la langue à deux champions qui peuvent facilement surmonter par la justice de leur cause, encore que vous ayez plus de fard en votre éloquence qu’eux. Pour moi, je n’aime point à combattre de paroles, j’aime mieux chamailler avec de bonnes armes et montrer de vrais effets. Si vous voulez, je vous jetterai mon gant, selon l’ancienne coutume de chevalerie, pour vous donner promesse de venir, à tel jour qu’il vous plaira, éprouver ma valeur contre la vôtre ; je prends Francion pour le juge du camp.

— Vous faites un pas de clerc, cavalier d’amour, lui répondit la bourgeoise. Vous vous rendez indigne de la profession que vous faites, puisque vous n’en savez pas garder les statuts ; vous méritez d’être châtié par votre roi, qui vous a donné l’accolade. N’avez-vous pas appris qu’il ne faut point de juge aux combats que vous désirez entreprendre, lesquels ne se doivent faire qu’en cachette ? Ne verra-t-on pas bien, par l’état auquel vous vous en retournerez, si vous serez le vainqueur ou non ?

— Vous êtes infiniment raisonnable, lui dis-je alors. Battez-vous tant que vous voudrez, je ne me viendrai point mêler de juger des coups ; l’heure vous est, ce me semble, fort propice pour vous joindre ; adieu, je m’en vais voir si notre faucon est retrouvé. Commencez quand il vous en prendra envie ; je donne au diable qui vous vient séparer.



En disant ceci, je leur fais la révérence avec une façon bouffonne, et, ayant fermé la porte après moi, m’en retourne vers nos gens, avec qui je m’amusai à chasser. Clérante, suivant le bon conseil que je lui avais baillé, se met tandis à caresser sa guerrière et lui demande si elle est en résolution de venir aux prises. Elle, qui n’avait tenu tout le discours précédent que par galanterie, se trouva du commencement bien étonnée de voir que l’on la voulait assaillir tout à bon.

— Non, non, dit-elle, je n’aurais point d’honneur à vous vaincre maintenant : vous n’avez pas eu assez de terme pour mettre vos armes en bon ordre.

— Vous me pardonnerez, répondit Clérante : elles sont en meilleur état que vous ne pensez.

Là-dessus, il la conduit dans une chambrette prochaine et s’apprête à lui montrer sa vaillance. Alors, faisant semblant de n’entendre point raillerie, elle lui dit que, s’il la touche, elle criera et qu’elle appellera son mari.

— Hé ! madame, répondit-il, ne vous souvenez-vous plus que vous avez dit tantôt qu’il ne faut point de juge en notre combat ?

— Je ne songeais pas à la malice, et vous y songiez, répliqua-t-elle.

— Cela est passé, n’en parlons plus, dit Clérante ; mais songez seulement à ceux qui viendront ici, me trouvant enfermé avec vous, croiront que, par une malice signalée, vous criez quand l’affaire est faite comme si elle était à faire, afin de donner bonne opinion de vous. Ainsi vous serez entièrement diffamée et accusée d’hypocrisie, et recevrez beaucoup de peine sans avoir goûté aucun plaisir. Au reste je sais fort bien que votre mari n’est pas céans : on me l’a appris quand je suis entré.

— Hélas ! s’écria-t-elle, vous êtes bien mauvais. J’ai pensé parler avec gaillardise, pour faire trouver le temps moins long, et cependant vous usez de trahison envers moi.

— Ah Dieu ! dit Clérante, les ordonnances dont vous m’avez tantôt parlé ne valent rien ; car je vois qu’il est très nécessaire d’avoir un juge en quelque combat que ce soit ; car, si nous en avions un, il serait témoin oculaire, comme je ne vous trahis aucunement en ce combat-ci et ne me sers d’aucune supercherie. Non, ma mignonne, continua-t-il en lui donnant un baiser, ce n’est pas une trahison que de vous assaillir par le devant et comme j’essaye de faire.

Nonobstant ces paroles, elle continua à lui résister, ce qui le convia à lui dire qu’elle avait tort de lui refuser un bien qu’il savait qu’elle avait départi peu de jours auparavant à un joueur de cymbales.

— Vous ne me le pouvez nier, poursuivit-il ; c’est un bon démon qui m’a rapporté ces nouvelles. Il m’a dit même que ce qui vous induisit le plus à cette chose, était que vous vous imaginiez que l’affaire serait extrêmement secrète. N’est-ce pas être d’une étrange humeur ? Vous vous plaisez à ce jeu, et n’y a point de doute que vous croyez que ce n’est pas mal fait que de s’y occuper ; et si, vous ne vous y voulez adonner que si secrètement que vous désiriez même que celui qui est de la partie n’en sache rien. Cela est fort difficile à faire ; contentez-vous de la promesse que je vous fais, de ne découvrir jamais rien de ce qui se passera entre nous deux.

La bourgeoise fut bien étonnée d’entendre ce que Clérante savait de ses amourettes, et crut qu’indubitablement il avait un esprit familier. Songeant alors à sa bonne mine et aux bienfaits qu’elle pouvait recevoir de sa part, elle se résolut de ne lui être point rigoureuse. Toutefois, elle lui dit encore :

— Vous m’accusez d’une faute que je n’ai point commise, ni ne veux point commettre à cette heure ; car la pièce que vous me demandez appartient à mon mari, j’ai promis de la lui garder.

— J’y mettrai plus que je n’en emporterai, répondit Clérante : nous devons-nous fâcher, quand un autre ensemence notre terre de son grain propre ?

— Mon mari est consciencieux, repartit la bourgeoise ; il ne voudra pas retenir les fruits qui y seront produits.

— Hé bien ! mon amie, dit Clérante, envoyez-les-moi, ils seront en bonne main.

Après ce propos, il ne trouva plus de résistance et fit d’elle tout ce qu’il voulut. Ils passèrent ensemble deux heures avec les plus savoureux plaisirs du monde ; et comme je regardais voler nos oiseaux dans une grande prairie, je vis ouvrir la porte du jardin. Je courus aussitôt vers cet endroit et arrivai lorsqu’ils s’entredisaient adieu.

— Hé bien ! madame, monsieur est-il valeureux ? ce dis-je.

— Oui, certes, répondit-elle. Toujours la victoire sera balancée entre nous deux ; et tant que nous vivrons, d’heure en heure nous reprendrons de nouvelles forces, si bien que tantôt l’un et tantôt l’autre aura l’avantage.

Nous prîmes congé d’elle, ayant eu cette gentille conclusion, et ne cessâmes tout du long du chemin d’admirer son esprit, dont Clérante me donna encore beaucoup de preuves, me racontant tous les propos qu’elle lui avait tenus en mon absence. Je rendis grâce au ciel de la bonne fortune qu’il avait eue.

Quelque temps après, l’on lui manda des lettres pour le faire venir en cour. Il fut contraint d’y aller, malgré les serments qu’il avait faits de n’y plus retourner, et, voyant que c’était une nécessité qu’il y demeurât, je fis ce que je pus pour la lui faire trouver agréable.

Il était d’un naturel fort ambitieux, et le dessein qu’il avait eu de mener une vie privée ne dérivait que de ce qu’il n’avait pas la puissance de se mettre bien avant dans les affaires de l’État. Voilà pourquoi, ayant acquis les bonnes grâces du roi autant que pas un, il ne se soucia plus guère d’être en son particulier, et, n’aspirant qu’aux grandes charges, chérit plus la cour qu’il ne l’avait haïe ; de sorte que je me vis à la fin délivré de la peine de la lui faire paraître plaisante.

Il procurait tant qu’il pouvait mon avancement, et m’avait rendu agréable au roi, qui me connaissait dès longtemps. J’avais aidé à l’entreprise, en tenant ordinairement à ce monarque des discours où il remarquait une certaine pointe d’esprit qui lui donnait beaucoup de délectation. Pensez-vous que je fusse plus glorieux et que je m’estimasse davantage, pour approcher tous les jours près de sa personne ? Je vous jure que cela m’était tout à fait indifférent. Je ne suis pas de l’humeur de ces bons Gaulois, dont l’un se vantait qu’il avait approché si près de son roi, en une certaine cérémonie, que le bout de son épée touchait à son haut-de-chausse ; et je ne ressemble pas aussi à un autre, qui allait montrant à tout le monde, avec beaucoup de gloire, un crachat que Sa Majesté avait jeté dessus son manteau en passant par une rue. Une telle simplicité ne me plaît pas : j’aime encore mieux la rudesse de ce paysan, à qui son compère disant qu’il quittât vite son labourage s’il désirait voir le roi qui allait passer par leur bourg, répondit qu’il ne démareraitwkt-3 pas d’une enjambée et qu’il ne verrait rien qu’un homme comme lui.

Je recevais donc les faveurs que Sa Majesté me faisait, avec un esprit qui toujours se tenait en un même état et ne s’enflait point orgueilleusement par boutades. En sa présence, je donnais le plus souvent des traits fort aigus à plusieurs seigneurs qui le méritaient bien. Néanmoins leur ignorance était si grande, que, pour la plupart, ils n’en étaient point piqués, ne les pouvant ordinairement entendre ou bien s’en prenant à rire comme les autres, parce qu’ils avaient opinion, tant ils étaient sots, que ce que j’en disais n’était pas tant pour les retirer de leurs vices que pour leur bailler du plaisir.

Il est bien vrai qu’il s’en trouva un, nommé Bajamond, qui eut plus de sentiment que les autres, non pas pourtant plus de sagesse. Il était mutin et querelleur, et ne pouvait pas tourner en raillerie les attaques que l’on lui donnait, encore que, les ayant ouïes, il ne s’efforça pas de s’abstenir de tomber aux fautes dont il était repris. Toutes les satires que l’on composait à la cour n’avaient quasi point d’autre but que lui ; car il donnait tous les jours assez de sujet aux poètes d’exercer leur médisance. Cela lui avait fait jurer que le premier qui parlerait de lui en moquerie serait grièvement puni, s’il le pouvait connaître.

Un jour que j’étais dans la cour du Louvre, je devisais de diverses choses avec quelques-uns de mes amis, et vins à parler sur les panaches : les uns en louaient l’usage ; les autres, plus réformés, le blâmaient. Pour moi, je dis que je le prisais grandement, comme toutes les autres choses qui apportaient de l’ornement aux gentilshommes, mais que je ne pouvais approuver l’humeur de certains badins de courtisans qui se glorifiaient d’en avoir d’aussi grands que ceux des mulets de bagage, comme s’ils eussent voulu s’en servir de parasol, et qui continuellement regardaient à leur ombre s’ils avaient bonne grâce à les porter et en croyaient charmer les courages des filles les plus revêches.

— Dernièrement, j’ai appris l’histoire d’un certain amoureux qui dépensait autant en cette parure qu’en tous ses habillements, et qui néanmoins n’eut pas le bonheur d’adoucir la fierté de sa maîtresse.

Aussitôt que j’eus dis cela, tous ceux de la compagnie, ayant opinion que je ne récitais jamais d’histoire qui fût fade, me supplièrent d’un commun accord de dire celle que je savais. Je repris ainsi la parole :

— Il faut donc, messieurs, que je vous conte le conte d’un comte de qui je ne fais guère de compte.

Incontinent, Bajamond, qui était derrière, et qui portait toujours un grand plumache[62], et qui avait aussi une comté, s’imagina que je le voulais mettre sur le tapis ; il s’approcha de nous pour entendre le reste, que je dis en cette sorte :

— Celui dont je vous parle devint naguère amoureux de la fille d’un médecin de cette ville-ci ; car il n’a jamais eu le courage de porter ses désirs en un lieu éminent. Je le trouvais tous les jours dans les églises où elle allait à la messe et à vêpres, et passait ordinairement par devant sa porte, afin d’avoir le moyen de la voir. Enfin il s’avise de se loger en chambre garnie vis-à-vis de sa maison, pour se contenter davantage. Un de ses laquais eut le commandement d’aborder la servante, feignant d’être amoureux d’elle ; il l’exécuta donc et gagna en peu de temps ses bonnes grâces, si bien que le comte fut d’avis qu’il lui découvrît l’affection qu’il avait pour la fille du médecin et qu’il tâchât de l’induire à l’assister. Cette affaire réussi merveilleusement bien : la servante, qui avait beaucoup de familiarité avec la fille du logis, qui gouvernait tout depuis la mort de sa mère, lui apprit l’amour que son voisin avait pour elle. Elle en fut criée plus qu’elle ne s’était imaginée, d’autant que sa maîtresse s’offensa de ce qu’elle favorisait la recherche d’un homme, qui vu sa grandeur, ne désirait pas lui faire l’amour pour l’épouser. Outre cela, il lui fut défendu de prendre dorénavant de tels messages à faire.

La servante fut infiniment marrie de ne pouvoir rien exécuter pour celui qui lui avait promis de grandissimes récompenses. Néanmoins, pour tirer quelque argent de lui, elle lui fit accroître qu’il était passionnément aimé de sa dame. Il ne lui fallut pas user de beaucoup de serments pour lui mettre cela en la fantaisie ; car il avait plus de vanité que pas un de notre siècle. Quand il passait dans la rue, il se tournait de tous côtés pour voir si l’on le regardait ; et, si l’on jetait les yeux sur lui, en s’étonnant quelquefois de sa mauvaise mine, il s’imaginait que l’on entrait en admiration de la belle proportion de son corps ou de la richesse de ses habits. Si l’on disait quelque mot sur un autre sujet, ne l’ayant entendu qu’à demi en passant, il le prenait pour soi et l’expliquait à son avantage. Quand il était regardé d’une fille, il croyait fermement qu’elle était amoureuse de lui. On m’a dit qu’étant un jour entré dans la maison d’une dame, y trouvant un de ses amis qui la servait, il en ressortit incontinent ; l’autre, l’ayant rencontré peu de jours après, lui demanda quelle rancune il avait contre lui, pour ne vouloir point demeurer aux lieux où il le trouvait. Notre comte lui répondit :

— Vous expliquez très mal mes actions. Je ne sortis de chez votre maîtresse que pour vous faire plaisir, ayant reconnu, par la louange qu’elle donna d’abord à ma chevelure bien frisée, qu’elle avait plus d’affection pour moi que pour vous ; j’avais peur que ma présence ne l’empêchât de vous départir les faveurs que vous pouviez souhaiter.

Ceux qui m’ont raconté l’histoire de ce vain personnage, qu’ils connaissent bien, m’ont rapporté de lui une infinité de semblables sottises. La fille du médecin, sans le pratiquer, remarqua dans peu de temps de quelle humeur il était. Toujours les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes, lorsqu’il faisait quelque chose où l’on pût s’apercevoir de sa somptuosité. Cela fut cause qu’elle le prit plutôt en haine qu’en amour, et qu’elle conta toutes ses sottises à quelques-unes de ses plus grandes amies, qui vinrent un soir dedans sa chambre pour avoir leur plaisir des simagrées de son badelori[63] de serviteur, qui se mit à la fenêtre aussitôt qu’il la vit à la sienne. De fortune il y avait avec lui un gentilhomme qui touchait fort bien un luth : il le prie d’en prendre un, et le fait cacher derrière lui, pour jouer quelques pièces dessus, tandis qu’il en tiendrait un autre avec lequel on croirait que ce fût lui qui jouât, ayant opinion qu’il entrerait d’autant plus aux bonnes grâces de sa maîtresse s’il lui faisait paraître qu’il était doué de cette gentille perfection. Mais le grand malheur pour lui : il y avait une des compagnes de la fille du médecin qui savait bien jouer de cet instrument, et, voyant qu’il ne faisait que couler les doigts sur les touches du sien, elle reconnut que ce n’était pas lui qui faisait produire l’harmonie. Mais elle en fut plus certaine, après avoir monté un étage plus haut, d’où elle aperçut l’autre qui jouait. Alors, pour gausser monsieur le comte, elle prit la hardiesse de lui dire, tantôt que son luth n’était pas bien accordé, et tantôt qu’il en pinçait les cordes trop rudement, ou qu’il avait rompu sa chanterelle ; toutefois la musique dura encore longtemps.

Quand elle fut cessée, se souvenant d’avoir lu dans les romans que de certains amoureux s’étaient souvent pâmés en voyant leurs maîtresses, pour montrer qu’il était excessivement passionné, il se délibéra de feindre qu’il entrait en une grande faiblesse, et, en fermant les yeux et entr’ouvrant un peu la bouche comme pour soupirer, il se laissa doucement tomber sur une chaise qui était derrière lui ; puis l’on ferma les fenêtres. Incontinent sa dame, reconnaissant sa badinerie, afin de se moquer de lui, envoya un laquais en sa maison pour savoir par bienséance quel mal lui avait pris si subitement, vu qu’il semblait qu’il se portât bien lorsqu’il avait joué du luth à sa fenêtre.

— Mon ami, dit-il avec une voix faible à ce laquais qu’on avait fait entrer jusques en sa chambre, rapportez à votre maîtresse que je n’ai point de mal qu’elle ne m’ait causé.

Lorsque ceci lui fut redit, elle eut encore beau sujet de rire. La servante, voulant faire quelque chose pour notre comte, lui dit, peu de jours après, qu’elle lui donnerait moyen de discourir avec sa maîtresse et de passer plus outre par aventure, si le médecin, qui la tenait de court, allait quelque jour aux champs. Le comte, s’étant représenté que possible ce médecin serait toujours à la ville s’il ne l’en faisait sortir par quelque invention, tellement qu’il serait forcé de longtemps attendre, se résolut de prendre dans Paris quelque gueux qui fût malade et, l’ayant fait mener à une sienne seigneurie, de prier son voisin de l’aller visiter, lui faisant accroire que c’était un sien valet de chambre qu’il chérissait fort. Il trouva prou de bêlitres en délibération d’endurer que l’on les pansât de leurs maux, et choisit entre eux celui qui lui plut davantage. La chose se passa comme il se l’était figurée ; car l’espoir du gain, et l’occasion de prendre l’air, contraignirent le médecin à quitter sa maison ; c’était à la servante à jouer son rôlet de sa part. Elle dit à sa maîtresse :

— Vous avez tort, mademoiselle, quant à cela, de ne faire point de cas de ce beau monsieur, qui vous regarde tous les jours si piteusement. Hé ! que savou[64] s’il ne s’accordera pas à vous épouser, encore qu’il soit plus riche que vous n’êtes ? Possible voudrait-il bien vous tenir toute breneusewkt, en peine de vous torcher le cul. Permettez-lui qu’il vous entretienne en l’absence de monsieur ; vous verrez ce qu’il a dans le ventre.

Sa maîtresse voulant tirer du plaisir du comte, ne cria pas sa servante à cette-fois-ci, mais lui assura qu’elle ne serait pas fâchée d’avoir la conversation de son amant. Elle le lui fit donc savoir par son laquais, et le voilà en un moment arrivé au logis de sa dame, qu’il trouva en la compagnie de celles qui l’avaient vu se pâmer. Après les paroles de courtoisie, ils vinrent à d’autres qui ne lui plurent guère, parce que l’on lui donnait toujours quelque plaisant trait, auquel il ne pouvait point répondre. Notez que, quand il allait en compagnie, il apprenait par cœur quelque discours qu’il tirait de quelque livre, et le récitait, encore que l’on ne tombât aucunement sur le sujet ; ce qui le rendait fort ennuyeux. Je vous laisse à juger s’il avait manqué à feuilleter tous les livres d’amour de la France pour y recueillir de belles fleurs oratoires ; mais pourtant il demeurait court presque toujours, lorsque l’on le mettait en une matière sur laquelle il n’avait point auparavant fait des recherches. Quant est de sa passion, il n’eut pas le moyen d’en parler beaucoup à sa maîtresse et si, jamais il ne put avoir d’elle que des réponses fort froides, tellement que la peine qu’il avait prise à éloigner son père fut quasi entièrement perdue. Peu de jours après le médecin mena sa fille à une petite maison qu’il avait achetée à une demi-lieue de Paris ; et, sa vacation ne lui permettant pas d’y prendre longtemps son plaisir, il s’en retourna dès le lendemain à la ville.

La servante, ayant plus d’envie que jamais d’assister le comte, se trouvant avec sa maîtresse, lui demanda si elle n’eût pas été bien aise, à cette heure-là qu’elle était seule, d’avoir son serviteur auprès d’elle. Elle lui répondit qu’oui, entendant parler d’un brave jeune homme de sa condition, qui lui faisait l’amour ; mais la servante ne le prit pas de ce biais-là et fit tant qu’elle avertit notre pauvre amant sans parti que celle qui l’avait vaincu souhaitait passionnément sa présence. Il ne faillit pas à venir au village sur le soir ; et la servante, l’ayant fait entrer par la porte du jardin, le mena jusqu’au grenier, où elle le pria de se cacher sous de méchantes couvertures, de peur d’être vu de quelqu’un, lui promettant que, dès qu’il serait nuit, elle le viendrait querir pour le mener à sa maîtresse. En après, elle s’en alla vers elle et lui dit en riant :

— Hé bien ! il est venu, je l’ai fait cacher là-haut sous ces couvertures qui y sont.

La jeune demoiselle se douta bien de qui elle voulait parler et se délibéra de prendre vengeance de la hardiesse qu’il s’était donnée de se venir cacher chez elle, comme pour ravir son honneur. Afin que la servante ne nuisît point à son dessein, sans avoir répondu que par un signe de la tête à ce qu’elle lui venait d’apprendre, elle lui donna un message à faire tout au bout du village. Quand elle fut partie, elle appela le vigneron et son fils et, leur ayant fait prendre à chacun un bon bâton, les mena dedans le grenier. Le comte, pour se donner de l’air, avait toujours eu la tête découverte, mais, au bruit, qu’ils firent en montant, il la cacha tout à fait. Étant entrés, la fille du médecin commanda à ses gens de frapper tant qu’ils pourraient sur les couvertures, afin d’en ôter la poussière. Le vigneron dit qu’il fallait donc les ôter de là et les porter à la cour pour les secouer. Mais sa maîtresse lui répondit qu’elle ne voulait pas qu’ils y touchassent seulement d’autre façon qu’avec leurs bâtons. Ayant dit cela, elle s’en retourna dedans sa chambre. Cependant, les paysans commencèrent à frapper de toute leur force sur les couvertures, qui étaient assez minces, pour ne pas garantir le comte de sentir les coups qui tombaient dru comme la grêle. Ce jeu ne lui plaisant pas, il se résolut d’y mettre fin, et, s’étant levé promptement, il jeta le fils du vigneron à terre d’un coup de poing, puis après il prit le chemin de la montée et s’en courut jusqu’au lieu où il avait laissé ses laquais, plus vite qu’un cerf poursuivi. Depuis, il n’a su à qui s’en prendre, de la servante ou de la maîtresse, et, se voyant ainsi moqué, a changé en dédain tout son amour, s’est logé loin de son ingrate et a fui davantage sa rue que le chemin du gibet. On m’a dit même que l’autre jour, étant à la suite du roi, qui allait passer par là, il prit congé d’un prince qu’il s’était offert d’accompagner jusqu’au rendez-vous ; ce qui le fit estimer grandement incivil, parce que l’on n’avait pas connaissance de ses affaires.

Voilà l’histoire que je racontai. Elle ne fut pas sitôt achevée, que chacun me supplia instamment de dire le nom du comte ; je n’en fis rien, car je vous jure que ceux de qui j’avais appris cette nouvelle ne me l’avaient pas voulu apprendre.

Le comte Bajamond, ayant écouté une partie de mon discours en me regardant d’un œil sévère, de quoi je ne me pouvais imaginer la cause, s’était retiré de là. Un de la troupe, y ayant pris garde et sachant qu’il était de l’humeur vaine dont j’avais parlé, dit en riant qu’il avait quelque opinion que ce fût lui. Pour moi, j’eus à la fin une même croyance, et pourtant ne le divulguai pas. Nous ne nous trompâmes aucunement, car c’était lui à la vérité. Il me le fit paraître depuis, par la vengeance qu’il voulait tirer de moi, croyant que j’avais tort d’avoir raconté une histoire que je ne croyais pas lui appartenir.

Un soir que je venais de discourir avec une certaine dame, je fus abordé par son valet de chambre, que je ne connaissais pas pour tel, lequel me dit qu’il y avait, au coin d’une rue prochaine, un gentilhomme de mes amis qui désirait parler à moi. Voyez comme un traître sut bien prendre son temps : j’étais à pied et n’avais qu’un petit Basque de nulle défense à ma suite, d’autant que je venais d’un lieu où, pour n’être pas connu de tout le monde, je n’avais pas voulu aller en grand équipage.

Je ne me défiai point de lui, et marchai en sa compagnie en discourant de plusieurs choses et recevant beaucoup de témoignages qu’il était d’un bon naturel ! En passant par un carrefour, où était une lanterne selon la coutume de la ville, il jeta les yeux sur mon épée et me dit :

— Mon Dieu ! que vous avez là une garde de bonne défense ! Sa lame est-elle d’aussi bon assaut ? Que je la tienne, je vous en prie !

Il n’eut pas sitôt achevé la parole, que je la lui mis entre les mains. Il la tira du fourreau, pour voir si elle n’était point trop pesante : et, comme il en disait son avis, nous arrivâmes en une petite rue fort obscure, où je vis de certains hommes cachés sous des portes, auxquels il dit : « Le voici, compagnons, ayez bon courage ! » Incontinent ils tirent leurs épées pour m’assaillir ; et moi, qui n’avais pas la mienne pour leur résister, je donne à mes jambes la charge du salut, sans avoir le loisir de bander un pistolet que j’avais en ma pochette. Je courus si allègrement, qu’il leur fut impossible de m’attraper et me sauvai dans la boutique d’un pâtissier, que je trouvai ouverte. Quant à mon laquais, il s’enfuit tout droit chez Clérante, d’où il fit sortir les gentilshommes, les valets de chambre et les laquais pour venir à mon secours ; mais ils ne me purent trouver, ni ceux qui m’avaient assailli. Craignant d’être reconnu par mes ennemis, j’avais pris tout l’équipage d’un oublieux et m’en allais criant par les rues : « Où est-il ? » Je passai par devant une maison que j’avais toujours reconnue pour un bordel ; l’on m’appela par la fenêtre, et cinq ou six hommes, sortant aussitôt à la rue, me contraignirent d’entrer pour jouer contre eux. Je leur gagnai à chacun le teston et, par courtoisie, ne laissai pas de vider tout mon corbillon sur la table, encore que je ne leur dusse que six mains d’oublies. Ils me jurèrent qu’il fallait que je dise la chanson pour leur argent ; j’en chantai une des meilleures qu’ils n’avaient jamais ouïe. Après cela, il y en eut un qui me demanda si je voulais rejouer l’argent que j’avais gagné ; je lui dis que je le voulais bien. Tandis que nous remuions le dé, j’entends un drôle qui dit à une garce :

— Nous n’avons rien exécuté ce soir d’une entreprise que nous avons faite pour le comte Bajamond, contre un autre que nous ne connaissons point ; il s’est échappé le plus malheureusement du monde, après nous avoir été amené par ce galant homme qui vient de sortir d’ici.

Par ces paroles, je connus que j’étais avec mes assassins, qui étaient des coupe-jarrets qui pour de l’argent s’en allaient tuer un homme de sang-froid. Je fus très aise d’avoir appris qui était celui qui avait voulu me faire tuer avec une trahison si peu convenable à un homme qui porte le titre de noblesse. Ayant perdu mon argent, pour n’avoir pas songé à mon jeu tandis que j’écoutais ce qui se disait, je sortis de cette maison et pris le chemin de l’hôtel de Clérante, que j’espérais bien réjouir en paraissant devant lui en l’équipage où j’étais et lui contant les hasards dont j’étais miraculeusement sorti. Je heurtai bien fort à la porte, qui était fermée, parce que tous ceux qui avaient été à ma quête s’étaient retirés. Le suisse, à demi ivre et à demi endormi, s’en vient et demande qui c’est ; je ne lui réponds qu’à grands coups de marteau.

Madame l’a fendu que l’on fasse du bruit céans, a mal à son tête, dit-il. Si vous ne fous arrêtez pas, moi vous baillerai de mon libarde[65] dans le triquebille[66]. Pardi que demande-vous toi ?

En achevant ce beau discours, il m’ouvre la porte et je lui dis :

— Laissez-moi entrer, je suis Francion.

Ne me reconnaissant point, et croyant que je lui dise que je demandais Francion, il me parla ainsi :

— Francion n’a que faire de vous ni de vos oublies, il n’est pas céans.

Incontinent il referma la porte et s’en alla sans me vouloir entendre davantage ; tellement que, de peur de faire trop de bruit vu que la femme de Clérante se trouvait mal, ayant soufflé ma chandelle, je m’en allai faire la promenade dans les rues, songeant en quelle maison je me pourrais retirer. Car il y avait beaucoup d’hommes devant qui je n’avais garde de paraître, sachant bien qu’ils s’imagineraient que je m’étais déguisé pour faire quelque tour de friponnerie, et ne manqueraient pas à inventer là-dessus mille choses qu’ils publieraient à la cour.

J’étais profondément enseveli dans cette pensée, lorsque je fus arrêté par les archers du guet, qui me demandèrent où j’allais et qui j’étais.

— Vous voyez qui je suis à mon corbillon, leur dis-je ; au reste, je m’en retourne chez moi, après avoir perdu au jeu toutes mes oublies.

Nous étions proches d’une lanterne des rues, qui leur fit voir mon visage, auquel ils remarquèrent je ne sais quoi qui ne sentait point son oublieux. Voilà pourquoi ils me soupçonnèrent de quelque méchanceté, avec ce que je n’avais point de chandelle allumée. Ils fouillèrent dans mes pochettes, où ils trouvèrent mon pistolet qui leur donna une mauvaise opinion tout à fait.

— Vous êtes un coquin, dirent-ils ; vous vous êtes ainsi déguisé pour faire quelque vol ou commettre quelque meurtre. L’on nous a avertis de prendre garde à des gens qui usent du même artifice que vous : vous viendrez tout à cette heure en prison.

Ayant dit cela, ils me prirent tous et me firent marcher vers le Grand Châtelet. Je n’osai pas dire que j’étais Francion, encore que je susse bien qu’ils me laisseraient aller sitôt que je l’aurais dit ; j’aimais mieux sortir de leurs mains par une autre sorte. J’avais mis ma bourse entre ma chair et ma chemise ; cela avait été cause qu’ils ne l’avaient pas encore trouvée, bien que ce soit la première chose qu’ils fassent que de la chercher. Je leur demandai permission de la prendre et leur départis tout ce qui était dedans ; ils me remercièrent de ma libéralité et, sans davantage s’enquérir de mes affaires, consentirent que je m’en allasse où je voudrais.

Je m’avisai qu’il ne serait pas mauvais de m’en retourner chez le pâtissier ; et, quand j’y fus, je repris mes vêtements ordinaires, n’ayant plus de crainte de mes ennemis, qui ne me guettaient plus au passage. Je m’en allai derechef à l’hôtel de Clérante où je heurtai si fort que le suisse s’en réveilla, et, ayant bien juré, m’ouvrit la porte, si bien qu’il me reconnut mieux qu’à l’autre fois, les fumées de son vin étant déjà dissipées. Sans faire aucune résistance, il me laissa donc entrer, et je portai mes pas vers le lieu où je faisais ma demeure. Mes gens qui, considérant la mauvaise fortune qui m’était advenue, ne pouvaient dormir tant ils me portaient d’affection, furent diligents à me venir aider à me mettre au lit, où l’on n’eut que faire de me bercer : je fus assez tôt pris par le sommeil.

Quand le jour fut venu, je m’en allai saluer Clérante et lui contai tout ce qui m’était arrivé. Cela lui donna beaucoup de haine pour Bajamond ; tellement qu’il me demanda si je voulais qu’il suppliât le roi de me faire rendre raison. Je lui fis des remerciements de sa bonne volonté, laquelle je le priai de ne point employer pour ce sujet, ne voulant point que Sa Majesté ouït parler de mes querelles. Seulement je fus d’avis de me tenir sur mes gardes et de ne marcher plus qu’avec beaucoup de suite, puisque Bajamond me faisait attaquer par tant de gens.

L’ayant rencontré à quelque temps de là, je lui dis :

— Comte, avez-vous oublié les vertus qu’un homme comme vous, qui fait profession de noblesse, doit suivre ? Comment ! vous voulez faire assassiner la nuit vos ennemis par des voleurs ? Ne savez-vous pas bien qui je suis, et qu’il ne me faut pas traiter en cette façon ? Quand je serais même le plus infâme de tout le peuple, le devriez-vous faire ? Si nous avons quelque querelle, nous la pouvons vider ensemble, sans nous aider du secours de personne.

Bajamond, se sentant piqué parce que je lui reprochais son crime, et voulant témoigner qu’il avait une âme généreuse, me repartit que, quand je voudrais, je lui ferais raison de l’avoir offensé tout présentement, et encore bien plus grièvement que par le passé. Je lui dis que ce serait le lendemain hors de la ville, en un lieu que je lui désignai.

Il me fâchait fort de combattre contre ce traître, qui avait donné des marques d’une âme lâche et poltronne, et m’était avis que je n’acquerrais pas grand honneur à le vaincre. Toutefois je me trouvais sur le champ, de grand matin, ayant grand’hâte de sortir de cette affaire. Enfin, il arriva avec un gentilhomme, qui était autant mon ami que le sien, et qui pourtant n’employa point ses efforts pour nous accorder, d’autant qu’il avait une âme toute martiale et qu’il était infiniment aise de nous voir en état de nous battre, espérant qu’il saurait lequel avait le plus de vaillance de nous deux. Bajamond l’avait amené, croyant que j’eusse aussi quelqu’un pour me seconder ; mais, trouvant que je n’avais personne, il fut contraint de le prier seulement d’être spectateur de notre combat, que nous commençâmes dès l’heure même avec une ardeur que vous vous pouvez mieux imaginer que je ne vous le puis décrire.

Je presse mon ennemi le plus qu’il me fut possible, et lui tire tant de coups d’épée qu’il a fort à faire à les parer tous. Comme je lui en voulais donner un, son cheval, se cabrant, le reçut dessus les yeux, qui furent incontinent offusqués de sang ; ce qui le mit en telle fougue, qu’il perdit le soin d’obéir davantage à l’éperon et à la bride. Son maître a beau se servir de son industrie, il le mène nonobstant en un lieu plein de fange, où je le poursuivis de si près, que si j’eusse voulu, je l’eusse tué ; mais je ne désirais pas le frapper par derrière. Je lui crie qu’il se retourne. Enfin il a tant de puissance sur son cheval qu’il le fait approcher et en même temps me perce le bras gauche. Incontinent après qu’il m’eut frappé, son cheval le secoua si vivement à l’impourvu qu’il le jeta dans une fosse pleine de boue où, pour me venger de ma plaie, je lui en eusse fait cent autres mortelles si j’en eusse eu le désir. Je me contentai de lui mettre la pointe de mon épée sous la gorge et de lui demander s’il ne confessait pas qu’il ne tenait qu’à moi que je lui ôtasse la vie. Lui, qui ne se pouvait tirer du lieu où il était, fut contraint de m’accorder tout, et puis son ami lui vint aider à se relever.

— Si vous eussiez eu un tel avantage sur moi, que celui que j’ai eu sur vous, je ne sais, lui dis-je, si vous ne vous en fussiez point servi. Mais, enfin que vous ne disiez point maintenant que je ne vous ai pas surmonté, et que vous n’attribuiez point votre fuite à votre cheval, et que notre querelle ne demeure point indécise, recommençons le combat, s’il vous plaît, puisqu’il n’y a que vos habits qui aient reçu du mal en la chute.

— Non, non, me dit le gentilhomme qui nous accompagnait, vous avez assez donné de preuves de votre valeur ; il ne faut point que ceci se termine par le trépas. Il suffit que vous ayez montré, comme j’en suis témoin, que vous avez eu la puissance de tuer Bajamond.

Quoique le comte l’eût confessé lui-même, la nécessité l’y forçant, il enrageait de voir qu’un autre le jugeait et eût été tout prêt à se battre derechef, sans l’incommodité qu’il recevait, ses habits étant si crottés qu’il n’osait se remuer. Son ami le mena à un petit village pour le faire dévêtir, et moi, je m’en retournai cependant à Paris pour faire panser ma plaie.

Je rapportai ce qui m’était advenu à Clérante, qui le publia au désavantage de Bajamond et dit même la bonne cause que j’avais, vu que ce comte m’avait voulu faire assassiner par la plus méchante trahison du monde pour un sujet fort petit. Le roi même en sut des nouvelles et en fit beaucoup de réprimandes à Bajamond. Il n’y eut pas jusqu’à notre fou de Collinet qui ne lui dit qu’il avait un extrême tort.

D’un autre côté, l’on fit beaucoup d’estime de moi (je le puis dire sans vanterie) et l’on admira la courtoisie dont j’avais usé envers mon ennemi, ne le voulant pas tuer lorsque je le pouvais faire, encore que les offenses que j’avais reçues de sa part m’y conviassent ; aussi fallait-il certes que j’eusse beaucoup d’empire alors sur mon âme pour l’empêcher de se laisser mener par les impétuosités de la colère.

Le roi m’affectionna plus que jamais pour cette occasion, et prisa davantage ce qui venait de moi que ce qui venait des autres.

Il trouvait très bons les discours que je faisais en sa présence, et me donnait la licence de parler, soit en bien ou en mal, de qui je voudrais, sachant bien que je ne blâmerais personne qui ne méritât de l’être. Je fis une fois courir une satire que j’avais faite contre un certain seigneur dont je n’y mettais pas les qualités ni le nom. Il y en eut un autre qui s’imagina que c’était pour lui et en fit des plaintes à Sa Majesté, qui me dit en riant ce qu’on lui avait rapporté de moi.

— Sire, lui dis-je en particulier, il est aisé à voir que celui qui se plaint que j’ai médit de lui est extrêmement vicieux ; car s’il ne l’était pas, il ne s’irait pas figurer que ces vers piquants fussent contre lui. Je ne songeais pas seulement qu’il fût au monde en composant ma satire ; et néanmoins, parce qu’il a tous les vices du monde, je n’en ai pu reprendre pas un qui ne soit en son âme. Voilà le sujet de sa fâcherie, qu’il aurait beaucoup plus d’honneur à celer craignant qu’il ne soit cause lui-même que l’on sache ses façons de vivre par toute la cour. Au reste, quand j’aurais composé ma pièce tout exprès pour lui, s’il était sage, il ne devrait pas faire semblant de s’en émouvoir. Il me souvient que dernièrement un autre seigneur fit battre un mauvais poète pour l’avoir diffamé par ses vers. Qu’en arriva-t-il, pensez-vous, Sire ? Bien pis qu’auparavant, certes ; car chacun sut que le rimeur avait reçu des coups de bâton sur son dos, par mesure et par rime aussi bonne que celle de ses vers. L’on voulut savoir pourquoi, et l’occasion en fut bientôt divulguée, si bien que l’on reconnut qu’il fallait que le seigneur eût commis les fautes qu’il lui avait attribuées ; car qu’importerait-il à un soleil si l’on l’appelait ténébreux ? Toutes les compagnies n’eurent plus d’autre entretien que celui du seigneur et du poète ; et tel n’avait pas vu la satire qui eut une extrême curiosité de la voir.

Ces raisons-là furent trouvées si équitables par mon grand monarque, qu’il confessa que le seigneur n’en avait point de se plaindre à moi. Et, de fait, la première fois qu’il le vit, il lui fit savoir ce que je lui avais répondu ; de quoi il fut entièrement satisfait, et me prit en une singulière amitié.

Une autre fois, je fis une réponse au roi qui lui plut infiniment. L’on discourait devant Sa Majesté de la gentillesse, de la courtoisie et de l’humilité. Le roi demanda qui c’était que l’on estimait le plus humble de toute sa cour : un poétastre, qui approchait fort près de sa personne, va nommer un certain seigneur, lequel disait-il, avait des compliments nonpareils dont il se défendait si bien qu’il n’était jamais vaincu en humilité.

— Vous avez raison, dit le roi, je l’ai remarqué bien souvent ; que vous en semble, Francion ?

— Quelle est la personne si hardie, Sire, lui dis-je, qui osât dire qu’elle fait un autre jugement que vous, dont l’esprit égale l’autorité.

— Je connais bien, répondit le roi, que vous n’avez pas un même sentiment que le mien ; je vous donne la permission de le dire.

— Bien donc, Sire, lui répliquai-je. Votre Majesté saura que j’estime celui que l’on vient d’appeler humble le plus orgueilleux de tout le monde ; et voici ma raison : les compliments qu’il fait à ceux qui l’accostent ne procèdent point d’une connaissance qu’il ait de ses imperfections, mais d’un ardent désir qu’il a de paraître bien disant. C’est sa vanité qui le rend dans l’âme orgueilleux outre mesure, à cause que sa présomption, étant forcée de se captiver étroitement, se rend plus grande qu’elle ne serait, si elle se manifestait par les discours. Si l’on pouvait lire dans son cœur, l’on verrait bien comment il se moque de ceux au-dessous desquels il s’est abaissé, et de quelles louanges il se persuade que l’on le doit honorer pour son éloquence. Au reste, l’on peut remarquer qu’il ne prise ceux qui devisent avec lui, et ne se déprise aussi, qu’afin de les inviter à lui rendre le change et l’élever jusqu’aux cieux, ce qui le comble d’une joie infinie. Qui est-ce qui pourra nier que ce ne soit orgueil, que cela ?

Il y en eut qui me voulurent répliquer, mais le roi leur ferma la bouche, disant qu’ils parleraient inutilement contre une chose si vraisemblable, et me faisant l’honneur de préférer mes raisons à celles des autres.

Je passai heureusement beaucoup de mois, recevant toujours de lui quelques faveurs, et ne me suis point éloigné si longtemps de sa personne, comme j’ai fait depuis que je suis devenu amoureux de Laurette. Voilà, Monsieur, la partie principale de toutes mes aventures. Je voudrais qu’il me fût possible de savoir les vôtres, sans vous donner la peine de les raconter ; c’est pourquoi je n’ose vous importuner de me les dire.

— C’est une maxime, monsieur, répondit le seigneur bourguignon, qu’il n’arrive de belles aventures qu’aux grands personnages qui, par leur valeur ou par leur esprit, font succéder beaucoup de choses étranges. Les hommes qui sont du vulgaire, comme moi, n’ont pas cette puissance-là. Il ne m’est jamais rien advenu qui mérite de vous être récité. Assurez-vous-en, et ne croyez pas que je dise ceci pour m’exempter de quelque peine ; car il n’y a rien de si difficile que je n’entreprenne pour vous.

— Je crois qu’il ne vous est rien arrivé d’extraordinaire, puisque vous me le dites, reprit Francion ; mais j’ai opinion que c’est une marque de la félicité que le ciel vous a départie, ne vous envoyant aucunes traverses de même qu’à moi, et un témoignage de votre prudence, qui vous a gardé d’entreprendre beaucoup de choses dangereuses.

Ce discours fini, le seigneur mit Francion sur ses jeunesses, et, lui ayant parlé de Raymond qui lui avait dérobé son argent, lui dit qu’il avait su d’un de ses gens qui il était, et qu’il ne demeurait pas loin de son château, si bien qu’ils le pourraient aller visiter aisément quand ils voudraient.

— Ne me parlez point de lui, répondit Francion. Mon Dieu, je n’ai garde d’aller voir cet homme-là. Puisque, dès sa jeunesse, il s’est accoutumé à dérober ; il est d’un très mauvais naturel ; je n’ai que faire de lui, ni de sa fréquentation.

— C’est moi qui suis Raymond, dit le seigneur en se levant tout en colère ; et, par la Mort, vous vous repentirez de ce que vous avez dit !

Achevant ces paroles, il sortit de la chambre et ferma rudement la porte. Francion, qui ne l’avait point reconnu fut bien marri des propos qu’il lui avait tenus, et s’étonna néanmoins comment il se fâchait pour si peu de chose.

Le maître d’hôtel de Raymond vint quelque temps après lui faire apporter son dîner, et lui dit que son maître était tellement en courroux contre lui que, vu son naturel sévère, il devait craindre étant au désuwkt de tout le monde dedans son château, qu’il ne prît une grande vengeance des offenses qu’il lui avait faites.

Francion ne cessa tout du long du jour d’avoir une infinité de pensées là-dessus, et attendait avec grand impatience que l’on lui rapportât quelle résolution Raymond avait prise touchant ce qu’il ferait de lui. Le maître d’hôtel lui promit de lui en dire le lendemain de certaines nouvelles. Il ne manqua donc pas à le venir retrouver, selon qu’il avait promis, et lui assura que son maître avait conçu une plus forte haine contre lui depuis le jour précédent, pour quelque avertissement qu’il avait eu soudain ; de sorte qu’il s’imaginait qu’il avait résolu de le faire mourir. Francion se mit longtemps à songer quelle offense il avait pu faire à Raymond, et, n’en trouvant point, il fut le plus étonné du monde. La plaie de sa tête était entièrement guérie, il n’y avait que son âme qui souffrît du mal. Il se voulait lever pour aller savoir de Raymond quel tort il lui avait fait et pour lui dire que, s’il voulait avoir raison de lui en brave chevalier, il était prêt à sortir à la campagne pour le combattre. Mais ses habillements n’étaient point dans la chambre, et si, l’on lui dit qu’on avait charge d’empêcher qu’il ne sortît. Il fut donc contraint de se tenir encore au lit jusqu’au jour suivant, que le maître d’hôtel vint dès le matin le voir avec un valet de chambre de Raymond, qui lui dit qu’il lui venait aider à se vêtir. Francion répondit qu’il n’en devait point prendre la peine et qu’il n’avait qu’à faire venir son homme. Mais l’on lui répliqua que Raymond ne voulait pas qu’il parlât à lui.

FIN DU SIXIÈME LIVRE

SEPTIÈME LIVRE


FRANCION fut donc contraint de permettre que le valet de chambre l’habillât d’un riche vêtement à l’antique qu’il lui avait apporté. Il s’enquit pourquoi il ne le vêtait point à la française, et n’eut point d’autre réponse, sinon qu’il obéissait au commandement de son seigneur.

Le maître d’hôtel lui ayant dit encore, quelque temps après, qu’assurément Raymond avait envie de l’ôter du monde, il dit qu’il croyait donc qu’avec les habits de théâtre qu’il lui envoyait il lui voulait faire jouer une tragédie, où il représenterait le personnage de quelqu’un que l’on avait mis à mort le temps passé, et que l’on tuerait tout à bon.

— Je ne sais pas comment il veut faire, reprit le maître d’hôtel ; car même à peine ai-je pu savoir ce que je vous ai rapporté fidèlement par une compassion charitable, afin que vous vous prépariez à sortir de ce monde. Au reste, vous ne vous devriez pas gausser comme vous faites, monsieur ; car vous êtes plus proche de votre fin que vous ne pensez.

— Je ne saurais quitter mon humeur ordinaire, quelque malheur qui m’advienne, dit Francion ; et puis je vous assure que je ne redoute point un passage auquel je me suis dès longtemps résolu, puisque tôt ou tard il le faut franchir. Je ne me fâche que de ce que l’on me veut faire mourir en coquin. Si mon roi, par permission divine, sait des nouvelles de cette méchanceté, il ne la laissera pas impunie.

Comme il finissait ce discours, l’on lui mit à l’entour du cou une chaîne de diamants et un chapeau sur sa tête, dont le cordon était encore de pierreries d’une extrême valeur.

— Je pense, dit-il, que l’on veut observer la coutume des anciens Romains qui entouraient de belles guirlandes et d’autres ornements les victimes qu’ils allaient sacrifier : vous m’entourez de riches parures pour me conduire à la mort. Qu’ai-je affaire de tout cet attirail ?

Étant tout accommodé, l’on lui dit qu’il fallait qu’il allât où l’on le mènerait. Il s’y accorda, se délibérant d’empoigner la première chose de défense qu’il trouverait pour résister à ceux qui viendraient pour lui faire quelque mal ; car il n’avait pas envie de se laisser mettre à mort sans donner auparavant beaucoup de témoignages d’une insigne valeur.

En cette résolution, il sortit de sa chambre avec un visage aussi peu ému que s’il eût été à un banquet. Je ne pense pas que Socrate, étant à une pareille affaire, eut l’âme de beaucoup plus constante. Il passa avec ses conducteurs par dedans des galeries et des chambres, et prêta l’oreille pour ouïr un air qu’il avait composé autrefois et que l’on chantait en un lieu prochain, il y avait ainsi à la reprise :

La jeune Belize est pourvue
D’un merveilleux nombre d’appas ;
Mais bien que Francion l’ait vue,
Je pense qu’il ne mourra pas.

Cela lui fut un bon présage et lui ayant fait juger que son trépas n’était pas si prochain, il songea à la voix qui l’avait chantée et lui fut avis qu’il en avait souvent entendu une pareille ; mais il ne se pouvait souvenir en quel endroit. Enfin voici Collinet, le fou de Clérante, qui vient encore en chantant au devant de lui, et lui accolle la cuisse[67], avec des témoignages d’affection nonpareils :

— Mon bon maître, dit-il, où avez-vous toujours été ? Il y a longtemps que je vous cherche ; il faut désormais que nous nous réjouissions ensemble.

Francion, fort étonné qui avait amené là Collinet, le fit retirer modestement, sans rire d’aucune de ses bouffonneries, et lui dit qu’il lui parlerait une autre fois. Étant arrivé à la porte de la grande salle, il vit au-dessus un cartouche entouré de chapeaux de fleurs, pour y lire ces paroles que l’on y avait écrites en lettres d’or : Que personne ne prenne la hardiesse d’entrer ici, s’il n’a l’âme véritablement généreuse, s’il ne renonce aux opinions du vulgaire, et s’il n’aime les plaisirs de l’amour.

Francion entre, étant bien assuré qu’il lui était permis, et trouve quatre gentilshommes et cinq demoiselles assis sur des chaises en un coin sans remuer non plus que des statues. Enfin une demoiselle ouvre la bouche et lui commande gravement de se reposer sur un placet que l’on lui apporte.

— Hé bien ! mon ami, lui dit-elle, vous avez offensé Raymond, nous sommes ici pour faire votre procès.

— Je désirerais bien, dit Francion, qui s’émerveillait de ces procédures extraordinaires, que l’on m’eût dit quel crime j’ai commis.

— Vous faites semblant de l’ignorer, repartit un des gentilshommes ; l’on ne vous en veut point parler du tout.

Après cela les neuf juges discoururent ensemble, comme pour aviser quelle sentence ils donneraient, et la demoiselle qui avait parlé la première prononça ainsi, s’étant remise en sa place :

— Ayant considéré les offenses que Francion marquis de La Porte, a commises contre Raymond, qui le traitait le mieux qu’il lui était possible, nous ordonnons qu’il sera mis entre les mains de la plus vigoureuse dame de la terre, afin d’être puni comme il le mérite.

Ce jugement prononcé, Laurette sortit d’un cabinet, et l’on donna Francion à sa merci. Jamais homme n’eut plus d’étonnement ; il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister. Raymond entre incontinent qui tire son esprit de confusion, en le venant embrasser et lui disant :

— Mon cher ami, c’est maintenant que je vous donnerai des témoignages de l’affection que je vous porte, en vous faisant jouir de toutes les délices dont je me pourrai aviser. J’ai envoyé querir votre Laurette, afin que, si vous l’aimez encore, sa présence vous apporte de la joie, et qui plus est, j’ai fait venir ici ces cinq demoiselles, dont l’une est mon Hélène afin que vous ayez à choisir. Ces quatre gentilshommes-ci sont les plus braves qui soient en ce pays et les plus dignes de votre compagnie. L’un est le seigneur Dorini, Italien dont je vous ai déjà parlé. Il faut que nous fassions tous ensemble une merveilleuse chère. L’inimitié que j’ai témoigné de vous porter n’a été que pour vous rendre maintenant plus savoureux les fruits de l’amitié que j’ai pour vous. J’avais tant de bonne opinion de la constance de votre âme, que je savais bien que les assurances que l’on vous donnerait de votre mort ne vous causeraient point de maladies. D’ailleurs j’étais contraint de ce faire, pour m’exempter de vous aller voir et vous faire tenir encore au lit, afin que j’eusse la commodité d’apprêter, à votre désu[68], ce qui m’est nécessaire pour essayer de vous faire passer quelque temps à une joie parfaite.

Francion lui dit qu’il s’était bien toujours douté qu’il n’avait pas tant de mauvaise volonté pour lui que l’on lui disait ; et, là-dessus, ils se firent des compliments pour s’assurer d’une éternelle affection l’un envers l’autre.

Francion ne s’étonna point d’être vêtu comme il l’était, parce que Raymond et les autres gentilshommes l’étaient presque de pareille sorte. Les dames mêmes qui n’étaient vêtues qu’à la légère et à l’ordinaire furent menées dans une chambre où l’on leur avait aussi apprêté des vêtements à l’antique, parce qu’il n’y a rien qui fasse paraître les femmes plus belles et plus majestueuses. Agathe vint alors faire la révérence à Francion, à qui elle conta qu’elle avait été au château de Valentin lui faire accroire qu’elle voulait mener sa nièce en pèlerinage à un lieu de dévotion, qui est à dix lieues de là et que, par ce moyen, elle l’avait conduite chez Raymond, selon le complot qu’elle avait fait à la taverne.



L’on lui dit, à cette-heure-là, qu’il fallait qu’elle s’allât habiller comme les autres, et ne demandant pas mieux, elle quitta Francion. Un peu après, elle revint toute transportée d’aise dire à tous les hommes qu’ils la suivissent vitement, et qu’elle leur montrerait quelque chose de beau. Une des dames était sortie de la chambre où étaient toutes les autres, et s’était mise dans une qui était devant, pour s’y accommoder toute seule avec plus de liberté. Elle n’avait rien que sa chemise, qu’elle ôta pour en secouer les puces, et toute nue comme elle était, se mit après à frotter son corps pour en ôter la crasse, et à rogner les ongles de ses pieds. Agathe ouvrit tout d’un coup la porte, dont elle avait la clef ; et la pauvrette oyant la voix des hommes qui venaient, chercha quelque chose pour se couvrir. Mais Agathe lui écarta tous ses habillements.

Elle était assise sur un lit où il n’y avait ni ciel ni rideau ; on n’y avait laissé que la paillasse et le chevet, qu’elle s’avisa de prendre et de mettre sur sa tête pour se la cacher, de sorte que l’on ne la reconnut point. Étant à la ruelle elle empoigna un des piliers du dossier de la couche ; si bien que l’on ne la voyait que par le derrière. Chacun se prit à rire à la vue de ce bel objet, et l’on demanda à Agathe qui était cette dame. Elle répondit qu’elle n’en dirait rien, puisqu’elle avait su si bien se cacher.

— Oui, mais elle ne se cache qu’à la manière de certains oiseaux, qui croient que tous leurs membres ne peuvent plus être vus de personne, lorsqu’ils ont caché leur tête, dit Raymond.

— Il n’est pas de même d’elle comme de ces oiseaux, repartit Dorini. Car l’on les peut reconnaître aux plumes de leur corps qui se montrent toujours ; mais pas un de nous ne la peut reconnaître, s’il ne la vue autrefois toute nue.

Francion s’approcha d’elle, et, l’ayant tâtée tout partout l’embrasse au droit du nombril, et la tire le plus fort qu’il peut afin qu’ayant quitté sa prise il la puisse retourner par devant pour voir son visage. Elle se tint si ferme qu’il y perdit ses peines et comme elle montrait en cet état une paire de fesses des plus grosses et des mieux nourries du monde, il y eut quelqu’un qui dit avec exclamation :

— Mon Dieu quel cul voilà !

Raymond, qui l’entendit, lui repartit incontinent :

— Hé quoi ! avez-vous en horreur une des plus aimables parties qui soient au corps ? Qu’est-ce qu’il y a de laid à votre avis, et que l’on ne doive pas mettre en vue de tout le monde ? Pardieu, le cul n’est rien que les deux extrémités des cuisses conjointes ensemble. Je prends autant de plaisir à le voir qu’un sein : n’a-t-il pas la même forme, et si n’est-il pas tout aussi plaisant à manier ? Vous êtes bien dégoûté, ma foi ! Vous voulez dire, je m’assure, qu’il y a ici une bouche qui jette de très puantes odeurs, je l’avoue, mais je vous dis quant et quant qu’elle n’en jette pas toujours et qu’il ne faut que la parfumer un peu, si l’on désire s’en approcher. Il faut que chacun fasse hommage à ces belles fesses-ci et les aille baiser ; vous irez le premier de tous !

Ayant dit ceci, il alluma deux flambeaux et les posa sur deux escabelles, devant le vénérable Cul, puis Francion à qui ce dessein-là plaisait infiniment, ayant fait mettre tout le monde à terre sur un genou, s’y mit aussi et parla de cette sorte :



— Ô cul qui n’as point son pareil, soit pour l’embonpoint, soit pour ton teint délicat et blanc, reçois favorablement les honneurs que nous te rendons, et exauce les prières qu’un chacun te fait de lui être secourable lorsqu’il frappera à ta porte de devant, et de te remuer avec tant de souplesse que tu lui causes un plaisir des plus parfaits. Ainsi puisses-tu être appelé le Prince des culs ! Ainsi toute la terre révère ta beauté, et jamais ne sois-tu contraint de t’asseoir que sur des oreillers bien doux, non point dessus des orties !

Après qu’il eut parlé de cette façon, chacun alla baiser les fesses à son tour ; et Dorini y allant le dernier, il y eut une vesse qui lui vint donner une nazarde.

L’on n’entra point dans la chambre des dames qui n’ouvrirent pas leurs portes. Voilà pourquoi l’on ne put voir celles qui restaient pour savoir à laquelle d’entre eux c’était qu’ils avaient fait tant d’honneur. Ils s’en retournèrent donc sans en avoir rien pu apprendre. Francion retrouvant Collinet demanda à Raymond par quelle aventure il était venu dans son château.

— Ce sont vos gens qui l’ont amené ici du village où vous les aviez laissés et où je les ai envoyés querir, répondit Raymond.

— Si est-ce qu’il ne partit pas de Paris avec moi, répliqua Francion.

Alors ses gens étant venus pour le saluer, il apprit d’eux que ce fou, étant privé de sa vue, qu’il chérissait davantage que celle de Clérante, avait tant fait qu’il avait su le chemin qu’il avait pris en partant de Paris, et l’avait suivi à petites journées, tant qu’il les avait trouvés.

— Je m’en vais vous conter, dit alors Raymond, le tour qu’il a fait ce matin : ayant vu descendre Hélène de carrosse, il s’est mis dedans cette salle, où il a commencé à se promener majestueusement comme s’il eût eu céans bien de l’autorité. Comme Hélène est entrée, il lui a dit en ne faisant que toucher au bord de son chapeau : « Bonjour, bonjour, mademoiselle, que demandez-vous ? » Elle lui a répondu avec humilité qu’elle me demandait et, suivant sa prière s’est assise auprès de lui dans une chaise. Leurs discours ont été des choses communes, où Collinet n’a point témoigné qu’il manque de jugement ; il s’est enquis de quel lieu venait Hélène, de quel pays elle était, si elle était mariée, et combien sa maison avait de revenu, avec une gravité si grande, qu’Hélène, le voyant bien vêtu comme il est, le prenait pour quelque grand personnage, n’osait seulement lever les yeux pour le regarder. Il n’a pas pu se tenir si longtemps dans les termes de la modestie et de la raison ; il a fallu qu’il ait montré son naturel. « Vous venez donc voir Raymond ! lui a-t-il dit, j’en suis bien aise : c’est le meilleur cousin germain que j’aie ; il me fit hier au soir souper dès que je fus arrivé, et me fit manger de la meilleure soupe aux pois verts que je mangeai de ma vie. — Jésus ! monsieur, lui a répondu Hélène, vous êtes trop généreux pour ne chérir vos parents qu’à cause qu’ils vous font manger de la soupe ! — Parlons d’autre chose, mademoiselle, a-t-il répliqué. Aimez-vous bien à être culbutée ! car, foi de prince, vous le serez tout maintenant. — Ha ! que vous êtes incivil ! ç’a-t-elle dit, je ne l’eusse jamais jugé. — Comment ! vous vous voudriez faire tenir à quatre[69] ? C’est bien envers moi qu’il faut être farouche ! » a-t-il reprit. Là-dessus il la voulut prendre pour exécuter son dessein, et elle a commencé à crier si haut, que je suis descendu de ma chambre pour venir à son secours. Elle m’a demandé si je l’avais envoyé querir pour la faire traiter comme une femme la plus débauchée du monde ; et je l’ai rapaisée, en lui disant quel homme est le seigneur Collinet. Ne vous souciez point toutefois, brave marquis : elle ne sera pas tantôt si rebelle à nos caresses, ni toutes ses compagnes non plus ; car pourvu que l’on y aille d’honnête sorte, l’on les trouvera toujours de bonne composition. Laissez-moi faire, j’ai envie de vous récompenser au centuple de l’argent que je vous ai pris autrefois.

Francion, l’ayant remercié de sa courtoisie, se mit à parler de Collinet, et dit qu’il faisait bien autant d’estime de lui que d’un tas d’hommes qui se glorifiaient, s’estimant très savants, et avaient plus de folie en leur esprit qu’il n’en avait au sien.

— Ce que l’on prend ordinairement pour la plus grande sagesse du monde, n’est rien que sottise, erreur et manque de jugement ; je le ferai voir lorsqu’il en sera besoin. Même nous autres, qui croyons avoir bien employé le temps que nous avons passé à l’amour, aux festins, aux mômeries, nous nous trouverons à la fin trompés ; nous verrons que nous sommes des fous. Les maladies nous affligeront et la débilité des membres nous viendra avant que nous soyons en l’âge caduc.

— Quittons ce propos-là, je vous supplie, dit Raymond ; je ne suis pas en humeur d’entendre des prédications, je ne sais pas si vous êtes en humeur d’en faire.

Ayant achevé ces paroles, il alla recevoir beaucoup de braves hommes des villes et des bourgades de là à l’entour, qu’il avait fait prier de venir dîner chez lui, avec quelques belles femmes, un peu plus chastes que celles qui étaient déjà venues, lesquelles descendirent en la salle toutes habillées. Et Francion, leur ayant demandé quelle était celle d’entre eux qui avait montré ses fesses, regarda bien s’il n’y en avait point quelqu’une qui rougît, afin de la reconnaître. Mais il n’y en eut pas une qui tînt une contenance plus honteuse qu’une autre : celle de qui il parlait avait prié ses compagnes de ne la point découvrir. Ainsi cela fut encore caché.

Un peu après, l’on vint dresser une longue table qui fut incontinent chargée de tant de diverses sortes de viandes d’animaux, qu’il semblait que l’on eût pris tous ceux de la terre pour les manger là en un jour. Quand l’on eut étourdi la plus grosse faim, Raymond dit à chacun qu’il fallait observer les lois qui étaient à l’entrée de la porte, chasser loin toute sorte de honte et se résoudre à faire la débauche la plus grande dont il eût jamais été parlé. L’on ferma tous les volets des fenêtres et l’on alluma les flambeaux parce qu’ils n’eussent pas pris tant de plaisir à mener une telle vie s’ils eussent vu le jour. Chacun dit sa chanson le verre à la main, et l’on conta tant de sornettes qu’il en faudrait faire un volume à part si l’on les voulait raconter. Les femmes, ayant perdu leur pudeur, dirent les meilleurs contes qui leur vinrent à la bouche.

Un gentilhomme, sur quelque propos, dit qu’il voulait conter la plus drôlesse d’aventure du monde, et commença ainsi :

— Il y avait un curé, en notre village, qui aimait autant la compagnie d’une femme que celle de son bréviaire.

— Je vous supplie, monsieur de ne point achever, dit alors Raymond. Il ne faut point parler de ces gens-là : s’ils pèchent, c’est à leur évêque à les en reprendre, non pas à nous. Si vous en médisez, vous seriez excommunié et banni d’un lieu où vous ne vous souciez guère d’y entrer. Ne soyez plus si osé que de retomber sur ce sujet.

Le gentilhomme s’étant tu, et toute la compagnie ayant trouvé la défense de parler des prêtres faite fort à propos vu que l’on a déjà tant parlé d’eux que l’on n’en saurait plus dire que l’on en a dit, se délibéra de ne pas songer seulement qu’il y en eût au monde : aussi bien y a-t-il assez d’autres conditions à reprendre d’où procède la dépravation du siècle. L’on entama donc des discours sur une autre matière.

Un certain seigneur, qui était à côté de Francion, lui dit tout bas en lui montrant Agathe qui était assise au bout de la table :

— Monsieur, ne savez-vous pas la raison pourquoi Raymond à fait mettre ici cette vieille qui semble être une pièce antique de cabinet ? Il veut que nous nous adonnions à toutes sortes de voluptés, et cependant il nous dégoûte de celle de l’amour plutôt que de nous y attirer ; car il nous met devant les yeux ce corps horrible qui ne fait naître en nous que de l’effroi. Il est bien certain que voici d’autres dames belles outre mesure, qui sont d’ailleurs assez capables de nous donner du plaisir à suffisance ; mais toujours en devrait-il pas mêler cette sibylle Cumée avec elles.

— Sachez, monsieur, lui répondit Francion, que Raymond a un trop bel esprit pour faire quelque chose autrement que bien à propos ; il nous invite par cet objet, à nous adonner à tous les plaisirs du monde. N’avez-vous pas ouï dire que les Égyptiens mettaient autrefois en leurs festins une carcasse de mort sur la table, afin que, songeant que possible le lendemain ne seraient-ils plus en vie, ils s’efforçassent d’employer leur temps le mieux qu’il leur serait possible ? Par cet objet, Raymond nous veut prudemment avertir de la même chose, entre autres ces belles dames, afin qu’elles se donnent carrière avant qu’elles soient réduites en un âge où elles n’auront plus que des ennuis.

— Je ne sais pas quelle carcasse de mort nous présente ici Raymond, répliqua ce seigneur à Francion ; mais comme vous voyez elle mange et boit plus que quatre personnes vivantes. S’il en est ainsi de toutes les autres, Pluton est fort empêché à les nourrir.

— Si cela est, dit Francion, voilà la raison pour laquelle il y en a tant qui se fâchent de mourir, c’est qu’ils craignent d’aller en un lieu où règne la famine.

Plusieurs autres propos se tinrent à table ; et après que l’on en fut sorti, Francion qui n’avait pas encore eu le loisir d’entretenir Laurette, fit tant qu’il l’aborda et eut le moyen de lui conter l’ennui qu’il avait souffert, ne pouvant jouir de la belle occasion qu’elle lui avait permis de prendre. Afin qu’il ne fût point curieux de s’enquérir quel obstacle avait rompu leurs desseins, elle sortit de ce discours, et lui dit qu’elle le récompenserait du temps qu’il avait perdu et des disgrâces de la fortune qui lui étaient advenues. Cela lui apporta une parfaite consolation.

Raymond rompant alors leur entretien, le tira à part et lui demanda s’il n’était pas au suprême degré des contentements en voyant auprès de lui sa bien-aimée.

— Afin que je ne vous cèle rien, répondit-il, j’ai plus de désirs qu’il y a de grains de sable en la mer ; c’est pourquoi je crains grandement que je n’aie jamais de repos. J’aime bien Laurette, et serai bien aise de jouir d’elle ; mais je voudrais bien pareillement jouir d’une infinité d’autres que je n’affectionne pas moins qu’elle. Toujours la belle Diane, la parfaite Flore, l’attrayante Belize, la gentille Janthe, l’incomparable Pasithée et une infinité d’autres se viennent représenter à mon imagination, avec tous les appas qu’elles possèdent et ceux encore que possible ne possèdent-elles pas.

— Si l’on vous enfermait pourtant dans une chambre avec toutes ces dames-là, dit Raymond, ce serait par aventure, tout ce que vous pourriez faire que d’en contenter une.

— Je vous l’avoue, reprit Francion ; mais je voudrais jouir aujourd’hui de l’une, et demain de l’autre. Que si elles ne se trouvaient satisfaites de mes efforts, elles chercheraient, si bon leur semblait, quelqu’un qui aidât à assouvir leurs appétits.

Agathe, étant derrière lui, écoutait ce discours, et, en l’interrompant lui dit :

— Ah ! mon enfant, que vous êtes d’une bonne et louable humeur ! Je vois bien que, si tout le monde vous ressemblait, l’on ne saurait ce que c’est que de mariage, et l’on n’en observerait jamais la loi.

— Vous dites vrai, répondit Francion, aussi n’y a-t-il rien qui nous apporte tant de maux que ce fâcheux lien, et l’honneur, ce cruel tyran de nos désirs. Si nous prenons une belle femme, elle est caressée de chacun, sans que nous le puissions empêcher. Le vulgaire qui est infiniment soupçonneux, et qui s’attache aux moindres apparences, vous tiendra pour un cocu, encore qu’elle soit femme de bien, et vous fera mille injures ; car s’il voit quelqu’un parler à elle dans une rue, il croit qu’il prend bien une autre licence dedans une maison. Si, pour éviter ce mal, l’on épouse une femme laide, pensant éviter un gouffre, l’on tombe dans un autre plus dangereux : l’on n’a jamais ni bien ni joie, l’on est au désespoir d’avoir toujours pour compagne une furie au lit et à la table. Il vaudrait bien mieux que nous fussions tous libres. L’on se joindrait, sans se joindre, avec celle qui plairait le plus ; et lorsque l’on en serait las, il serait permis de la quitter. Si, s’étant donnée à vous, elle ne laissait pas de prostituer son corps à quelque autre, quand cela viendrait à votre connaissance, vous ne vous en offenseriez point ; car les chimères de l’honneur ne serait point dans votre cervelle ; il ne vous sera pas défendu d’aller de même caresser toutes les amies des autres.

Vous me représenterez que l’on ne saurait pas à quels hommes appartiendraient les enfants qu’engendreraient les femmes. Mais qu’importe cela ? Laurette, qui ne sait qui est son père ni sa mère, ni qui ne se soucie point de s’en enquérir, peut elle avoir quelque ennui pour cela, si ce n’est celui que lui pourrait causer une sotte curiosité ? Or cette curiosité-là n’aurait point de lieu, parce que l’on considérerait qu’elle serait vaine, et n’y a que les insensés qui souhaitent l’impossible. Ceci serait cause d’un très grand bien, car l’on serait contraint d’abolir toute prééminence et toute noblesse ; chacun serait égal et les fruits de la terre seraient communs. Les lois naturelles seraient alors révérées toutes seules. Il y a beaucoup d’autres choses à dire sur cette matière, mais je les réserve pour une autre fois.

Après que Francion eut ainsi parlé, Raymond et Agathe approuvèrent ses raisons et lui dirent qu’il fallait, pour cette heure-là, qu’il se contentât de jouir seulement de Laurette. Il répondit qu’il tâcherait de le faire. Il en était encore là-dessus, alors qu’il entra des violons dans la salle, qui jouèrent toutes sortes de danses. Toutes les plus belles femmes des villes et des villages de là à l’entour se trouvèrent à cette heure dans le château avec quelques filles remplies de toutes perfections, et quelques hommes qui savaient des mieux danser. Les cadences, les pas et les mouvements des courantes, des sarabandes et des voltes échauffaient les lascifs appétits d’un chacun. De tous côtés l’on ne voyait que baiser et embrasser et manier les plus aimables parties.

Lorsque la nuit fut entièrement venue, l’on couvrit la table d’une magnifique collation qui valait bien un souper ; car de première entrée il y avait force viandes des plus exquises, desquelles ceux qui avaient faim purent se rassasier. Les confitures étaient en si grande abondance que, chacun en ayant rempli son ventre et ses pochettes, il en demeura beaucoup dont l’on fit une douce guerre en les ruant[70] de tous côtés. Les tambours, les trompettes et les hautbois commencèrent à jouer alors dans la cour, et les violons en un lieu proche de la salle, si bien qu’avec les voix des assistants ils rendaient un bruit nonpareil. La confusion fut si grande et plaisante, que je ne vous la saurais représenter. Il me serait difficile de nombrer combien l’on dépucela de filles et combien l’on fit de maris cornards. Parmi le tumulte d’une si grande assemblée, qui empêchait de voir les absents plusieurs s’évadèrent avec leurs amantes pour aller contenter leurs désirs. Il y avait des femmes qui avaient là donné assignation[71] à leurs serviteurs comme en un lieu le plus convenable qu’ils pussent élire, et où ils n’étaient point aux dangers qu’elles craignaient dedans leurs maisons.

Raymond, qui désirait que le logis fût entièrement consacré à l’amour, avait commandé que l’on laissât ouvertes force chambres bien tapissées, pour servir de refuge aux amoureux ; elles ne manquèrent pas d’être habitées, je vous en réponds. Les six chevaliers et leurs six dames ne bougèrent de la salle, ayant assez de loisir de prendre leurs ébats ensemble en une autre heure. Ils cherchaient chacun leur aventure d’un côté et d’autre, en folâtrant avec un nombre infini de plaisirs.

Francion manie en tous endroits toutes les femmes qu’il trouve. Il prend une des six du château qui s’appelait Thérèse et, l’ayant renversée sur une longue-forme[72] au-dessus de laquelle il y avait un flambeau, il lui trousse la cotte par derrière et lui baille sur les fesses, où il y avait une petite marque noire, qu’il n’eut pas sitôt aperçu qu’il lui dit :

— Ha, ha ! Thérèse, vous avez bien fait la dissimulée. C’est donc vous que nous avons trouvée, ce matin, toute nue ! Votre signe me l’a fait connaître.

Incontinent il alla dire à tout le monde de quelle façon il avait appris où étaient les fesses à qui l’on avait rendu hommage, et chacun en rit à bon escient. Thérèse, qui ne se fâchait de rien, dit avec une humeur qui appartenait bien au lieu où elle était :

— Hé bien ! Vous avez vu mes fesses ; qu’en est-il ? Les voulez-vous voir encore ? Je ne serai pas chiche de vous les montrer. Qui est-ce qui est le plus digne d’être moqué, de vous ou de moi ? Je les ai tantôt montrées par force, et vous les avez baisées de votre bon gré.

Ce discours étant quitté, Raymond, qui se plaisait fort au combat du verre, fit apporter des meilleurs vins au monde, pour s’égayer avec quelques bons compagnons qui l’avaient défié.

— Il n’est rien de pareil à ce breuvage, dit-il. Il emplit d’une certaine divinité ceux qui l’avaient ; il fait perdre les impressions craintives que l’erreur et la sottise nous avaient données, et rend les courages les plus timides très hardis. C’est par son moyen qu’un orateur ne craint point de dire en ses harangues beaucoup de choses piquantes, et qu’un amant découvre son mal avec hardiesse à celle qui l’a causé. Les victoires des combats s’acquièrent ordinairement de ceux que se sont rendus vaillants par son moyen. Buvons, buvons éternellement, et souhaitons de mourir comme George, comte de Clarence, qui, se voyant contraint, par le jugement du roi d’Angleterre de quitter la vie, se fit mettre dans un tonneau plein de vin, dont il but tant qu’il en creva ! Venez, Francion : à cettui-ci !

— Je n’en ferai rien, répondit-il, j’aime mieux user mes forces en me jouant avec Laurette qu’en me jouant avec Bacchus. Si j’en prenais trop, tout mon corps serait brutalement assoupi, et ne pourrait plus prendre avec les femmes qu’un plaisir lent et, j’ose bien dire douloureux.

— Ho bien ! dit Raymond, chacun est libre ici ; suivez la volupté qui vous est la plus agréable.

Alors il vint des musiciens qui chantèrent beaucoup d’airs nouveaux, joignant le son de leurs luths et de leurs violes à celui de leurs voix.

— Ah ! dit Francion, ayant la tête penchée dessus le sein de Laurette, après la vue d’une beauté il n’y a point de plaisir qui m’enchante comme fait celui de la musique. Mon cœur bondit à chaque accent, je ne suis plus à moi-même. Ces tremblements de voix font trembler mignardement mon âme ; mais ce n’est pas une merveille, car mon naturel n’a de l’inclination qu’au mouvement. Je suis toujours en une douce agitation. Mon esprit et mon corps tremblent toujours à petites secousses. L’on en a vu tantôt une preuve ; car à peine ai-je pu tenir mon verre dedans ma main, tant j’avais de tremblement en tout mon bras. Aussi je ne touche ce beau sein qu’en tremblant ; mon souverain plaisir, c’est de frétiller, je suis tout divin, je veux être toujours en mouvement comme le ciel.

Ayant dit ces paroles, il prit le luth d’un des musiciens, et, les dames l’ayant prié de montrer ce qu’il savait, il commença de le toucher, et chanta cet air en même temps :

Apprenez, mes belles âmes,
À mépriser tous les blâmes
De ces hommes hébétés,
Ennemis des voluptés !

Ils ont mis au rang des vices
Les plus mignardes délices,
Et, fuyant leurs doux appas,
En vivant ne vivent pas.


Abhorrez cette folie,
Qui vient de mélancolie,
Et ne cherchez seulement
Que votre contentement.

Que les ris joints aux œillades,
Les baisers, les accolades
Et les autres jeux d’amour
Vous occupent nuit et jour.

Poussé de douce manie,
Il faut qu’un chacun manie
Le sein de ces Nymphes-ci,
Pour apaiser son souci.

Leur humeur n’est point farouche,
Elles ouvriront leur bouche,
Plutôt pour vous en prier,
Qu’afin de vous en crier.

Abordez-les donc sans crainte,
Et qu’une puissante étreinte
Joigne par divers accords
Tous les membres de vos corps.

Il faut que l’on s’imagine
Alors qu’on fait l’androgyne,
Qu’on ne goûte rien aux cieux
Qui soit plus délicieux.


Les langueurs, les rêveries,
Avec les chaudes furies,
Et la douce pâmoison
Agitent notre raison.

L’on tremble à faible secousse,
L’on se mord et l’on se pousse,
Et l’âme a tant de plaisirs
Qu’elle n’a plus de désirs.

Ha ! mon Dieu, que j’ai d’envie
De pouvoir finir ma vie
Au fort de ce doux combat,
Pour mourir avec ébat !

Cet air-ci, que les musiciens reprenaient sur leurs luths après que Francion en avait récité un couplet, ravit les esprits de toute l’assistance. Il y avait une cadence si bouffonne et si lascive, qu’avec les paroles, qui l’étaient assez, elle convia tout le monde aux plaisirs de l’amour. Tout ce qui était dans la salle soupirait après les charmes de la volupté ; les flambeaux même, agités à cette heure-là par je ne sais quel vent, semblaient haleter comme des hommes et être possédés de quelque passionné désir. Une douce furie s’étant emparée des âmes, l’on fit jouer des sarabandes, que la plupart dansèrent en s’entremêlant confusément avec des postures toutes gentilles et toutes paillardes.

Quelques dames qui avaient encore gardé leur pudeur, la laissèrent échapper, se conformant aux autres, qu’elles se donnaient pour exemple ; si bien qu’elles ne se retournèrent pas aussi chastes qu’elles étaient venues. Raymond avait cessé le combat du verre, il y avait longtemps pour aller folâtrer avec les femmes ; lesquelles il contraignait quelquefois de mettre les mains en quelqu’endroit des plus secrets de son corps, et ne parlait d’autre chose que de foutre. Ce que Francion entendant lui dit :

— Comte de Raymond, pardieu, je vous blâme, et tous ceux qui ont ces mots à la bouche.

— Pourquoi mon brave ? dit le comte. Y a-t-il du mal à prendre la hardiesse de parler des choses que nous prenons bien la hardiesse de faire ? Me voulez-vous dire que ces dames aiment mieux que l’on le leur fasse par le bas du ventre, que par les oreilles, ou bien croyez-vous que cette chose soit si sacrée et si vénérable, que l’on n’en doive pas parler à tout propos ?

— Ce n’est point cela, répondit Francion, il vous est permis d’en discourir et de nommer toutes les parties sans scandale ; mais je voudrais que ce fût par des noms plus beaux et moins communs que vous leur baillez. Il y a bien de l’apparence que les plus braves hommes, quand ils veulent témoigner leur galantise, usent en cette matière-ci, la plus excellente de toutes, des propres termes qui sortent à chaque moment de la bouche des crocheteurs, des laquais et de tous les coquins du monde, lesquels n’ont point de paroles plus à commandement. Pour moi, j’enrage quand je vois quelquefois qu’un poète pense avoir fait un bon sonnet, quand il a mis dedans ces mots de foutre, de vit et de con. Voilà, pensez-vous des embellissements bien plus grands que s’il avait parlé de bras, de pieds, de cuisses et de manger. Néanmoins les esprits idiots sont émus à rire, dès qu’ils les entendent, et le bouffon d’une comédie aurait beau avoir des traits nonpareils, il serait estimé ignorant de son art, s’il n’avait toujours de tels mots. Je désirerais que des hommes comme nous, parlassent d’une autre façon pour se rendre différent du vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir.

— Ma foi, vous avez bonne raison, dit Raymond ; ne le faisons nous pas tout de même que les paysans ? Pourquoi aurons nous d’autres termes qu’eux ?

— Vous vous trompez, Raymond, reprit Francion, nous le faisons bien en une autre manière. Nous usons bien de plus de caresses qu’eux, qui n’ont point d’autre envie que de soûler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes : ils ne le font que du corps et nous le faisons du corps et de l’âme tout ensemble, puisque faire y a. Écoutez comment je philosophe sur ce point. Toutes les postures et toutes les caresses ne servent de rien, me direz-vous : nous mettons tous à la fin nos chevilles dans le même trou. Je vous l’avoue, car il n’est rien de si véritable. J’ai donc gagné, me répliquerez-vous, car par conséquent il nous faut parler de même qu’eux de cette chose-là. Voici ce que je vous dis là-dessus : Puisque les mêmes parties de notre corps que celles du leur se joignent ensemble, nous devons remuer la langue, ouvrir la bouche et desserrer les dents comme eux, quand nous en voudrons discourir. Mais, tout comme en leur copulation, qu’ils font de même façon que nous, ils n’apportent pas néanmoins les mêmes mignardises et les mêmes transports d’esprit ; ainsi en discourant de ce jeu-là, bien que notre corps fasse la même action qu’eux, pour parler notre esprit doit faire paraître sa gentillesse, et nous faut avoir des termes autres que les leurs. De cela, l’on peut apprendre aussi que nous avons quelque chose de divin et de céleste, mais que, quant à eux, ils sont tous terrestres et brutaux.

Chacun admira le bel et subtil argument de Francion, qui sans raillerie n’a guère son pareil au monde, n’en déplaise à tous les logiciens, dont les esprits sont couverts de ténèbres au prix de celui dont il était doué. Les femmes principalement approuvèrent ses raisons, parce qu’elles eussent été bien aises qu’il y eût eu des mots nouveaux pour exprimer les choses qu’elles aimaient le mieux, afin que, laissant les anciens, qui, suivant les fantaisies du commun, ne sont pas honnêtes en leur bouche, elles parlassent librement de tout sans crainte d’en être blâmées, vu que la malice du monde n’aurait pas sitôt rendu ce langage odieux.

Francion fut donc supplié de donner des noms de son invention à toutes les choses qu’il ne trouverait pas bien nommées ; et l’on lui dit, pour l’y convier, que cela ferait bruire son nom par toute la France encore davantage qu’il ne faisait, à cause que chacun serait fort aise de savoir l’auteur de telles nouveautés, dont l’on ne parlerait jamais sans parler de lui. Francion s’en excusa pour l’heure, et assura qu’en quelque grande assemblée de braves qu’il ferait, il serait entièrement résolu de cela. En outre, il jura que, dès qu’il aurait le loisir, il composerait un livre de la pratique des plus mignards jeux de l’amour.

Cet entretien fini, plusieurs hommes et plusieurs femmes, qui ne désiraient pas coucher au château de Raymond, prirent congé de lui et s’en retournèrent en leur logis. Ceux qui demeurèrent se retirèrent bientôt deux à deux dedans les chambres : Francion fut avec Laurette, Raymond fut avec Hélène, et les autres avec celles qui leur plaisaient davantage. Je n’entreprends pas ici de raconter leurs plaisirs infinis ; ce serait un dessein dont je ne verrais jamais l’accomplissement.

Le lendemain et les six jours suivants, ils se donnèrent tout le bon temps que l’on se peut imaginer. Francion ayant regardé, en un instant qu’il s’était séparé de Laurette, le portrait de Naïs qu’il avait toujours eu dans sa pochette, se souvint de s’enquérir de Dorini où il avait fait une si belle acquisition, et si ce visage parfait était une fantaisie de peintre ou une imitation de quelque ouvrage de nature. Dorini lui apprit que c’était le portrait d’une des plus belles dames de l’Italie, qui était encore vivante, et poursuivit ainsi son propos :

— Il y a sur les confins de la Roumanie[73], une jeune merveille appelée Naïs, veuve depuis un an d’un brave duc qui n’a été que dix mois en mariage avec elle. Vous pouvez bien croire que ses perfections et ses richesses ne la laissent pas manquer de serviteurs. Elle en a acquis un si grand nombre, que l’on peut dire qu’elle en a à revendre, à prêter et à donner. Pas un de tous ceux qui la courtisent n’ont su encore obtenir d’elle aucune faveur remarquable. Entre tous les Italiens, il n’y avait que son défunt qu’elle pût aimer. Son inclination la porte à chérir les Français ; si bien qu’ayant vu le portrait d’un jeune seigneur de ce pays-ci, nommé Floriandre, qui avait les traits du visage fort beaux, elle eut pour lui toute la passion qu’elle eût su avoir si elle eût vu sa vraie personne ; parce que même l’on lui avait fait un ample récit de sa vertu, de sa belle humeur et de toutes les gentillesses de son âme. Pour trouver du remède en son mal, elle me le découvrit librement, comme à son bon parent et ami. Je lui donnai bon courage et bonne espérance, et, suivant mon conseil, elle se fit peindre au tableau que vous avez, afin de le faire porter à son amant, pour le convier à la rechercher en mariage. Il y avait longtemps que j’avais envie de voir ce royaume-ci : voilà pourquoi je m’offris librement à la servir en cette affaire, où personne ne la pouvait mieux secourir que moi. Dès que j’ai été arrivé à la cour, je m’y suis donné la connaissance de mon homme, que j’ai trouvé d’une humeur fort bénigne et fort sujette à l’amour, ce qui m’assura que je gagnerais aisément sa bonne volonté pour Naïs. Je m’étais délibéré de lui conter ses richesses et la noblesse de sa race, après lui avoir montré sa beauté, et lui dire l’extrême affection qu’elle avait conçue pour lui, malgré leur grand éloignement. Mais je changeai un peu de dessein, voyant qu’il lui prit une certaine petite indisposition pour laquelle les médecins lui conseillaient de s’en aller boire de certaines eaux qui sont en un village sur le tiers du chemin de notre pays. Je mandai à ma parente qu’elle cherchât la commodité de s’y en venir, parce qu’elle avait là bon moyen de l’attirer dans ses filets. Je ne sais si elle se sera mise en devoir de s’y trouver ; mais si elle le fait, elle y perdra ses peines, parce que Floriandre est mort depuis quelque temps. Je lui en ai écrit des nouvelles ; c’est à savoir si elle les recevra, et si elle ne sera point déjà partie lorsqu’elles seront à sa demeure ordinaire. Il faudra que je m’en retourne bientôt pour l’aller consoler en quelque lieu qu’elle soit.

— Ha ! je vous assure, dit alors Francion, que je veux l’aller trouver en lieu qu’elle puisse être ; une si rare beauté mérite bien que je fasse un voyage pour la voir. J’ai toujours aimé les femmes aimables que j’ai aperçues et celles dont j’ai ouï seulement parler. Il ne faut pas maintenant que je déroge à ma nouvelle humeur. Au reste, il y a longtemps que j’ai désir de voir l’Italie ce beau jardin du monde ; j’aurai une belle occasion d’y voyager. Premièrement, je m’en irai aux eaux pour tâcher d’y rencontrer Naïs. Et vous, Dorini, ne voulez-vous pas prendre ce même chemin avec moi ?

— Si vous pensez trouver Naïs aux eaux, répondit Dorini, il faut que vous partiez dès demain et que vous fassiez une extrême diligence. Or je voudrais bien demeurer ici un mois environ ; c’est pourquoi je ne saurais vous accompagner. Je vous retrouverai en Italie où vous vous en retournerez avec Naïs, qui sera sans doute éprise de votre mérite aussitôt qu’elle vous aura vu. Au reste, n’était qu’elle a le portrait de son défunt amant, je vous conseillerais de prendre son nom pour quelque peu de jours, au commencement que vous seriez avec elle.

— Je ne pourrais pas me résoudre à cela, repartit Francion, car il me semble que de se donner le nom d’autrui, c’est confesser que l’on n’a rien en soi de si recommandable que celui-là.

Raymond, oyant ce devis, dit qu’il voulait aller aussi en Italie, vu qu’il s’ennuyait en France et qu’il ne se plaisait point à la cour ; mais, quelque affaire le retenant pour quelques jours, il se délibéra de ne partir qu’avec Dorini.

Le voyage étant ainsi tout résolu, Francion, dès l’heure même, donna charge à un homme de Raymond de ramener Collinet à Clérante et de lui bailler des lettres de sa part, par lesquelles il lui mandait qu’il s’en allait un peu se divertir dans les pays étrangers, selon les souhaits qu’il lui avait autrefois ouï faire.

Quelqu’un lui demanda s’il n’avait point de regret de quitter si tôt Laurette ; il répondit que la poire était à sa merci, qu’il en avait joui tant qu’il avait voulu, et qu’il fallait songer à en pourchasser une autre.

L’on était sur ces propos, lorsque par les fenêtres d’une chambre l’on vit entrer dans le château un vieillard, monté sur une méchante haridelle qui ne valait plus rien au labour où elle avait usé sa première vigueur. Celui qui la montait avait un manteau noir attaché avec une aiguillette au-dessous du col, portait de belles guêtres à la moderne et avait un antique braquemardwkt-1 à son côté. Cet honorable personnage était Valentin, qui, voyant que sa femme mettait tant à revenir de son pèlerinage, ne savait bonnement ce qu’il devait en penser et avait été la chercher en beaucoup d’endroits, jusques à tant qu’un maudit manant, qui avait apporté de la volaille chez Raymond, lui eût appris qu’il l’avait vue.

Quand il fut entré dans la cour, il vit Laurette qui était sur une porte avec Thérèse. Incontinent il descendit de cheval ; et sa bonne femme, l’apercevant, prit sa compagne par la main et s’en alla s’enfermer dans une chambre. Il la poursuit de furie jusque-là et, trouvant visage de bois, commence à vomir son fiel par injures :

— Quel diantre de pèlerinage as-tu fait ? Hé ! chienne, l’on m’a averti de la bonne vie que tu mènes céans. Par la morbieu ! si je te tiens une fois, je te punirai comme il faut ! Tu as ici goûté à cœur soûl des plaisirs avec les hommes, et je m’assure qu’il n’y a pas jusqu’aux palefreniers qui ne t’aient passé par-dessus le ventre. Mais désormais je te ferai jeûner, malgré que tu en aies, et tu n’auras pas de moi la pitance ordinaire. Comment ! tu es cause que l’on ne fait plus d’état de moi ; chacun m’appelle un sot et un janin[74], et dit que je n’ai point de courage de t’endurer tant de fredaines ; bref, je suis entièrement déshonoré. Ah ! mon Dieu, quelle injustice que l’honneur d’un homme dépende du devant de sa femme ! Tu en payeras les pots cassés, je t’en réponds !

Raymond et quelques autres accoururent au bruit qu’il faisait et, voyant que Laurette ne parlait en façon quelconque, lui dirent qu’elle n’était pas au château assurément, et qu’il avait eu quelque illusion. Après cela, ils firent tant, qu’ils l’emmenèrent tout au fond du jardin, où ils le forcèrent de jouer une petite partie aux quilles ; puis ils lui firent avaler sa tristesse avec plusieurs verres de vin, en goûtant dessous une treille.

Cependant Francion ayant dit adieu à sa Laurette, Raymond commanda à son cocher d’atteler six chevaux à son carrosse et de la ramener promptement chez elle avec Agathe, si bien que, quand Valentin y fut de retour, il l’y trouva sans avoir rencontré le carrosse en chemin, parce qu’en s’en retournant il prenait une autre voie. La belle s’était mise au lit et feignait d’être malade. Dès qu’il lui eût dit qu’il y avait trois jours qu’il était sorti de la maison pour l’aller chercher, elle lui assura qu’il y en avait plus de deux qu’elle était revenue ; de sorte qu’il apaisa sa colère et crut qu’il ne l’avait point vue au château de Raymond.

Tandis Francion songea à se préparer à la départie. Après avoir témoigné le regret qu’il avait de ce qu’il fallait qu’il fût quelque temps séparé de Raymond, il prit le lendemain congé de lui dès le matin, et s’en alla avec tous ses gens.

Lorsqu’il arrivait aux hôtelleries, il n’avait point d’autre entretien que de contempler le portrait de celle qui était cause de son voyage. Quelquefois même, étant sur les champs, il le tirait de sa pochette et, en cheminant, ne laissait pas de le regarder. À toutes heures il lui rendait hommage et lui faisait sacrifice d’un nombre infini de soupirs et de larmes. Les deux premiers jours, il ne lui arriva aucune aventure ; mais le second, il lui en arriva une qui mérite bien d’être récitée.

Sur le midi, il se rencontra dans un certain village, où il se résolut de prendre son repas. Il entre dans la meilleure taverne et, cependant que l’on met ses chevaux à l’écurie, il va regarder à la cuisine ce qu’il y a de bon à manger. Il la trouve assez bien garnie de ce qui pouvait assouvir sa faim, mais il n’y voit personne à qui il puisse parler ; seulement il entend quelque bruit que l’on fait à la chambre de dessus et, pour savoir ce que c’est, il y monte incontinent. La porte lui étant ouverte, il vit un homme sur un lit, n’ayant le corps couvert que d’un drap, lequel disait beaucoup d’injures à une femme qui était assise plus loin dessus un coffre. Sa colère était si grande, qu’à l’instant même il se leva tout nu comme il était, pour l’aller frapper d’un bâton qu’il avait pris auprès de soi. Francion, qui ne savait point si la cause de son courroux était juste, l’arrête et le contraint de se remettre au lit :



— Ha ! monsieur, lui dit-il, donnez-moi du secours contre mes ennemis : j’ai une femme pire qu’un dragon, laquelle est si vilaine, qu’elle ose bien s’adonner à ses saletés devant mes yeux.

— Monsieur, dit la femme à Francion, sortons d’ici vitement, je vous prie ; j’ai si grand’peur, que je n’y saurais plus demeurer. Ce n’est point mon mari qui parle, c’est quelque malin esprit qui est entré dans son corps au lieu de son âme, qui en est sortie il y a plus de six heures.

— Ha ! dit le mari, vit-on jamais une plus grande méchanceté ? Elle veut faire accroire que je suis mort afin d’avoir mon bien et de se donner du bon temps avec son ribaud.

Alors il sortit d’une chambre voisine un jeune homme d’assez bonne façon et une femme déjà chenue, qui dirent tout résolument que le tavernier était mort, et qu’il le fallait ensevelir.

— Comment ! ruffien, dit-il au jeune homme, tu es bien si osé que de te montrer à moi ? Va, va, je vivrai encore assez longtemps pour te voir pendre quelque jour ; car tu seras pendu, je te jure. Tu as commis une plus grande faute que si tu avais voulu m’assassiner avec un couteau ; car tu as voulu m’ensevelir tout en vie. En outre, tu es un adultère, qui as souillé mon lit avec cette louve.

Cette dispute semblant fort grande à Francion, il en voulut savoir l’origine et, ayant fait taire ceux qui criaient, pria le tavernier qu’il lui contât son fait ; voici ce qu’il lui dit :

— Monsieur, il y peut avoir trois ans que je me mariai à cette diablesse que vous voyez. Il eût mieux valu pour moi que je me fusse précipité dans la rivière ; car, depuis que je suis avec elle, je n’ai pas eu un moment de repos. Elle me fait ordinairement des querelles sur la pointe d’une aiguille et crie si fort, qu’une fois, n’osant sortir à la rue à cause d’une grosse pluie qui tombait, je fus contraint de boucher mes oreilles avec des bossettes[75] et je ne sais quel bandage que je mis à l’entour de ma tête, afin qu’au moins je ne l’entendisse point, puisqu’il me fallait demeurer là. Aussitôt, elle reconnut ma finesse et, voulant que j’ouïsse les injures qu’elle me disait, se jeta dessus ma fripperie et n’eut point de cesse qu’elle ne m’eût désembéguiné ; puis, approchant sa bouche de mes oreilles, elle cria dedans si fort, que huit jours après j’en demeurai tout hébété. Mais tout ceci n’est que jeu ; voyez comme elle est effrontée. Elle me vit une fois parler à une jeune fille de ce village ; aussitôt elle songe à la malice et, prenant le soir un couteau en se couchant, dit que par la merci-Dieu elle me voulait couper l’engin dont je faisais jouir d’autre qu’elle. À cette heure-là, j’étais en une humeur fort douce et fort patiente : « Ne faites rien, m’amie, en votre premier mouvement, lui dis-je avec un souris, vous vous en repentiriez après. Si vous aviez perdu votre pilon, vous ne pourriez plus faire de sauce, et votre mortier serait inutile. — Ne te soucie point, vilain, me dit-elle ; je n’ai que faire de ton bel instrument, je n’en chômerai point, j’en trouverai assez d’autres plus vigoureux. » Dites-moi, monsieur, si vous ouïtes jamais parler d’une telle impudence ?

« Cependant je la souffrais sans la frapper, et je pense que, si sa colère ne se fût point apaisée, j’eusse aussi enduré qu’elle m’eût rendu eunuque. La menace qu’elle m’avait plusieurs fois faite de prendre un ami fut exécutée : elle choisit ce jeune galoureau-ci pour la servir à couvert. Mais, bon Dieu ! fut-il jamais une misère pareille. Je porte bien la folle enchère du tout. Au lieu que les amoureux ont accoutumé de donner quelque chose à leurs dames, celui-ci, qui n’est qu’un gueux, voulut que ma femme lui fît beaucoup de présents pour le payer du plaisir qu’elle prenait avec lui. Elle lui baille de quoi se nourrir et de quoi se vêtir ; j’ai même remarqué plusieurs fois dessus lui de mes vieilles besognes. S’il y a dans ma cuisine quelque bon morceau que je gardais pour mes hôtes, le galant en refaisait son nez, comme s’il eût fallu que je lui eusse donné du salaire pour avoir rembourré le bas de cette gaupewkt.

« Un jour, revenant des champs, je la trouvai ici comme il lui léchait le morveauwkt ; Dieu sait quel crève-cœur j’en eus ! J’arrêtai mon ruffien lorsqu’il s’en allait, et lui dis : « Par la morgoy, que viens-tu faire céans ? Que je ne t’y retrouve plus, autrement je te déchiquetterai plus menu que chair à pâté. Je me doute que tu viens ici voir ma femme ; la penses-tu mieux fouailler que moi. Çà, çà, fais exhibition des pièces dessus cette assiette ; mesurons celui qui en a le plus. » En disant cela, je lui montrai ma lance, devant laquelle la sienne n’osa paraître. Il s’en alla plus penaud qu’un fondeur de cloches, sachant bien qu’il n’était pas plus capable que moi d’assouvir une femme ; néanmoins il y revint plusieurs fois, non pas tant à cachette que je n’en eusse connaissance.

« Cela me fâcha tellement, que je jurai à cette putain que je me laisserais mourir assurément avant que l’année se passât, afin de me délivrer de tant d’angoisses ; elle en devint encore plus méchante, ne souhaitant rien autre chose que de me voir sortir d’ici, les pieds devant. Toutes les fois que nous nous querellions, elle me disait : « Eh là ! Robin, que n’accomplis-tu ton serment ? Que ne meurs-tu, pauvre sot ? Vois-tu pas bien que tu es inutile au monde ? Les vignes ne laisseront pas de fleurir pour ton absence ; tu ne sers qu’à en perdre les fruits. » L’année était déjà écoulée, lorsqu’elle a commencé à me faire meilleure chère que de coutume, prenant résolution, comme il est à présumer, de voir sans dire mot, si je serais si fou que de me désespérer pour elle. Je connus son intention, et, pour savoir quelle affection elle me portait et ce qu’elle pourrait faire et dire si j’étais mort, je me délibérai de le contrefaire.

« À cela m’a servi beaucoup un mien compère qui, pendant que j’étais à son logis, est venu dire qu’après avoir avalé je ne sais quoi, que j’avais détrempé dans un verre avec du vin blanc, je m’étais jeté sur un lit, où je tirais à la fin. Cette nouvelle n’a point attendri son cœur ; elle a répondu qu’elle avait si grande faim de dormir, qu’elle ne pouvait se relever sans se faire un grandissime tort. Voyant cela, nous avons attendu jusqu’à ce matin à mettre à fin notre entreprise. Il m’a porté céans avec un de ses valets et m’a mis sur ce lit-ci, où je me suis toujours tenu roide comme un trépassé. « Voilà votre mari mort, ç’a-t-il dit à ma femme, je suis fâché que vous n’ayez été présente lorsqu’il a rendu l’âme ; vous eussiez su sa dernière volonté, et eussiez vu de quelle diligence j’ai tâché de l’assister. — Hélas ! mon Dieu ! est-il mort, le bonhomme ? lui a-t-elle répondu en gémissant. À grand’peine pourrait-on en rencontrer un qui l’égalât en douceur de naturel. Contez-moi ce qu’il vous a dit, étant proche de sa fin : ne me le celez point. Cela me servira de consolation. — Vous vous trompez bien fort, lui a-t-il répliqué : cela vous servira de remords de conscience toute votre vie, si vous avez une âme pitoyable et soigneuse de son salut. Mon bon compère m’a dit que vous étiez cause de son trépas, et qu’il s’y laissait aller comme à un refuge qui était suffisant de le garantir des ennuis qu’il endurait en votre compagnie. — Hélas ! que je suis malheureuse ! a-t-elle dit. Quelle mauvaise chère lui ai-je faite ? Faut-il qu’il soit mort avec une rancune contre moi ! Il ne priera pas Dieu pour moi en l’autre monde. Sainte Marie, nos voisins savent bien le bon traitement que je lui ai fait ; il y avait plus d’un mois que nous n’avions eu de noise. Fili David[76], j’étais si prompte à exécuter tous ses commandements, que je pensai avant-hier me rompre le cou en descendant les montées pour lui aller querir son vin du coucher ; hélas ! le pauvre homme, il n’a point bu depuis en ma compagnie et n’y boira jamais. »

« Mon compère lui a laissé achever ses doléances et s’en est allé hors de céans, afin qu’elle fît sans fiction ce qui était de sa volonté. Dès qu’il a été dehors, elle a envoyé querir cette femme que vous voyez, qui n’est pas meilleure qu’elle, et ensemble son adultère. « Mon mari est mort, ma commère, lui a-t-elle dit. — Hé bien ! voilà bien de quoi pleurer ! lui a-t-elle répondu ; êtes-vous folle ? Ne vous souvenez-vous plus des souhaits que vous avez faits si souvent ? — Oui-da, ma bonne amie, a-t-elle répondu ; mais que diraient les gens si je ne pleurais point, puisque c’est la coutume de pleurer ? Pour moi, je m’en acquitte fort bien quand je veux, encore que j’aie tout sujet de rire. Je n’ai que faire de tenir des oignons dans un mouchoir et de les approcher de mes yeux ; je ne désire point louer les pleureuses, comme on fait aux bonnes villes. » Après cela, ses larmes ont cessé de couler, s’il est ainsi qu’elle en ait jeté. « Ma foi, il a bien fait de mourir, a-t-elle dit alors ; car je l’eusse fait bientôt ajourner pour ce faire, vu qu’il m’avait donné promesse dès longtemps de déloger d’ici. Je m’imagine qu’il eût été condamné, si nos juges sont équitables. Ne suis-je pas heureuse maintenant ? Tout ce qui est céans est à moi. Il m’a donné tout par contrat de mariage. Je l’ai bien gagné, par saint Jean, pour le mal que j’ai eu avec lui. Toute la nuit, il fallait que je lui tirasse son bout comme je fais de celui de ma vache ; et j’avais beau le brandiller en toutes façons, je n’en pouvais faire ressusciter la chair. Je pense que cette partie-là était entièrement morte et qu’elle avait été frappée de foudre. — Consolez-vous donc, lui a reparti sa compagne, voilà votre mari qui vous rendra désormais la plus contente du monde. » Là-dessus, parce que tous les rideaux de ce lit-ci étaient tirés et que l’on ne me pouvait voir, j’ai un peu haussé la tête et, par une petite ouverture qui était aux pieds, j’ai vu que le galant embrassait ma femme et la baisait. L’effort que je faisais en m’étendant ainsi a donné la sortie à un furieux pet de maçon[77], qui les a tous étonnés. « Mon Dieu, il n’est pas mort, ç’a dit ma femme ; le voilà qui pète. — Vous êtes bien sotte, a répondu sa commère ; pensez-vous que les personnes mortes ne puissent péter ? Les choses qui n’ont jamais eu d’âmes pètent bien ; ne sort-il pas toujours quelque bruit de tout ce qui s’éclate tant soit peu ? Possible est-ce quelqu’un de ses os qui s’est disjoint, ou bien c’était un vent qui était encore dans son corps et, ne trouvant pas le conduit tout ouvert, n’a pu sortir qu’avec violence. D’ailleurs, nous avons aussi sujet de croire que son corps, étant pesant comme il est, a fait craqueter cette couchette, qui est de bois fort tendre. — Ha ! le vilain ! disait ma femme, c’était toute sa délectation que de péter durant sa vie ; pensez qu’il s’y plaît encore après sa mort. Il avait le vent si à commandement, et le faisait si bien souffler à sa fantaisie, que c’était dommage qu’il ne s’était fait nautonier. Le plus souvent il gageait de faire des pétarades en certain nombre et les jetait comme un tonnerre sans y manquer d’une seule ; c’était là son jeu ordinaire dans les compagnies, car il y gagnait toujours beaucoup d’argent. Mais, ma bonne amie, que je ne le voie plus ; il le faut enterrer plus tôt que plus tard. Çà, mettons-nous en besogne, nous gagnerons cinq ou six quarterons d’indulgences. Voici une aiguille et du fil.

« Ayant dit cela, elle a tiré le rideau ; et, comme elle se penchait pour me regarder, étant saison de jouer mon jeu puisque j’avais reconnu le peu d’estime qu’elle faisait de moi, j’ai levé mon bras et lui ai appliqué fermement ma main sur sa joue, si bien qu’elle a eu une excessive frayeur. « Je ne suis pas mort encore, coquine, lui ai-je dit ; et, si Dieu plaît, je te mettrai quelque jour en terre, quand ce ne serait qu’à cause que tu désires malicieusement que je sorte de ce monde. Le ciel, pour te faire enrager et te punir, permettra que j’y demeure longtemps. »

« Alors ils se sont tous trois mis autour de moi ; ne voulant pas croire que je fusse vivant, parce qu’ils ne désiraient pas que je le fusse, ils n’ont pas laissé d’essayer de m’ensevelir dans ce drap. J’ai résisté tant que j’ai pu, criant au meurtre et à l’aide, et leur disant que je n’étais point mort. Je pense qu’ils avaient envie de m’étrangler et de m’étouffer, et qu’ils l’eussent fait, si de votre grâce vous ne fussiez venu à ma rescousse, étant je crois appelé par mes cris. Or, monsieur, je vous supplie de m’assister, voyant la justice de ma cause, et d’empêcher que l’on me persécute, comme l’on a fait auparavant votre venue ; soyez le protecteur des misérables. »

Quand il eut ainsi achevé de parler, Francion, qui avait connu son bon droit, voulut mettre la paix partout. Le ruffien et celle qui l’accompagnait firent haut le gigot cependant, craignant la touche. La femme, voyant que le gentilhomme qui était chez elle y désirait dîner, s’en alla à la cuisine, toute honteuse et fâchée, mettre ordre à ses sauces. Tandis le mari se vêtit et vint en la chambre de Francion, avec lequel il discourut de plusieurs choses. Après le dîner, Francion fit venir aussi sa femme et leur dit à tous deux qu’il fallait qu’ils fissent devant lui un perdurable accord. Le mari, qui ne demandait qu’amour et simplesse, y consentit bientôt, et la femme en fit de même, y étant contrainte par la nécessité et ne pouvant plus faire l’enragée.

— Je veux donc, dit Francion, que vous fassiez tout à cette heure ensemble la petite chosette afin que je juge si Robin n’est pas assez valeureux pour contenter sa femme sans qu’elle aille à la Cour des aides.

Belles dames, qui ne pouvez sans rougir ouïr parler des choses que vous aimez le mieux, je sais bien que, si vous jetez les yeux ici et en beaucoup d’autres endroits de ce livre, vous le quitterez aussitôt et m’aurez par aventure en haine. Néanmoins, j’aime tant la vérité, que, malgré votre fâcheuse humeur, je ne veux rien celer, et principalement de ce qui profite plus étant divulgué que non pas étant tu.

Robin, après quelques résistances, s’accorda au désir du brave Francion, étant fort aise d’avoir les yeux d’un si grand personnage pour témoins irréprochables des preuves de sa vaillance ; mais sa femme faisait la honteuse et disait qu’elle mourrait plutôt que d’endurer que l’on lui fît une si vilaine chose devant les gens.

— Hé quoi ! dit Francion, sait-on pas bien que vous le faites ? Le pensez-vous celer ? À quoi cela vous peut-il servir ? Quand je vous l’aurais vu faire et que je serais le plus grand bavard de la terre, je ne saurais dire autre chose, sinon que vous l’avez fait. Cela n’est pas nouveau. Dès maintenant ne le puis-je pas dire, puisque c’est la vérité ?

Nonobstant cette raison, elle demeura en son opiniâtreté première, et Francion poursuivit ainsi :

— Pardieu, vous le ferez ; je ne m’en irai point d’ici autrement. Si vous ne voulez vous laisser chevaucher de bon gré, je commanderai à tous mes gens de vous tenir les uns par les pieds, les autres par les bras ; tandis Robin accomplira son désir.

Ayant dit cela, il la prit lui-même et la jeta sur un lit, puis il commanda à Robin de commencer la besogne. Il se montra fort prompt à obéir, après que le chevalier eut chassé ses serviteurs et fut demeuré tout seul dans la chambre.

— Faites un peu de trêve, dit Francion, que je voie la longueur, la grosseur et la roideur de votre lance, auparavant que vous entriez en bataille, où elle sera réduite en mauvais point.

Robin fait suspension d’armes et Francion, ayant à loisir considéré celles dont il était fourni, jura qu’il ne s’en trouverait guère d’aussi bonnes et que sa femme ne pouvait pas dire que l’on lui mettait en tête un ennemi qui ne sût pas bien assaillir et ne méritât pas que l’on lui fît résistance. Là-dessus, le champion recommença le duel, où il ne sentit pas plus de plaisir que Francion en recevait en le regardant. Tout étant fini, notre chevalier dit :

— Vous allez un fort bon train, si ce n’est qu’à la fin vous avez des mouvements un peu trop grossiers et trop lents. Désormais, rendez-les plus prompts et plus agiles : vous en aurez tous deux plus de délectation. Au reste, ce que vous venez de faire ici devant moi soit un lien qui vous étreigne éternellement. Il m’est avis que vous n’aurez point de sujet de vous mécontenter l’un de l’autre.

Après avoir dit cela, il descendit en bas, où ils le suivirent pour être payés de son écot. Ils comptèrent la dépense qu’il avait faite, et tout aussitôt il leur en bailla l’argent. De surplus, il leur fit don de six ou sept pistoles pour les convier à se souvenir de lui et apaiser toutes leurs vieilles inimitiés en sa considération ; et leur promit que quelque jour il leur ferait encore quelque présent s’il était averti qu’ils ne retournassent point à leur mauvais ménage. En contre-échange il les menaça que, s’il pouvait découvrir qu’ils eussent par après quelques castilleswkt-1 ensemble, il reviendrait les châtier rigoureusement. L’on dit que ses remontrances eurent beaucoup d’efficace et que, depuis, ils ont toujours vécu en bonne paix.

Un certain homme, qui venait de dîner à la taverne, ayant vu les largesses de Francion, l’eut en grand respect et en une parfaite bienveillance. Le voyant monter à cheval, il monta aussi sur le sien, et sachant qu’il prenait un même chemin que lui, il s’offrit à l’accompagner. Le premier discours qu’il lui tint fut une louange qu’il donna à sa libéralité ; de ce propos-là il tomba sur l’avarice, de laquelle il disait qu’il ne pouvait fournir d’exemple plus remarquable qu’un gentilhomme qui demeurait à un village où ils iraient au gîte le lendemain.

— C’est le plus vilain que la terre ait jamais porté, disait-il en continuant ; ses sujets sont bien malheureux d’avoir un tel seigneur que lui : il les pille en mille façons. L’année passée, il fit accroire qu’il avait envie d’aller à la guerre pour le service du roi, et il fallut que ces pauvres gens lui donnassent deux bons chevaux ; toutefois il n’y alla point et fut seulement un mois à la cour.

Il leur eût envoyé des gendarmes de la compagnie de quelqu’un de ses amis, pour assouvir la mauvaise volonté qu’il a contre eux, n’eût été que, songeant à son profit, il aimait mieux les voler lui-même, et eût été marri que l’on les eût rendus si pauvres qu’il n’eût plus eu de quoi rapiner. À peine pourriez-vous croire combien il les bat et leur fait coûter d’argent, lorsqu’ils ont ramassé quelques buchettes qui se trouvent autour de son bois. Quand il a des ouvriers à la journée, il retarde à sa fantaisie une horloge de sa maison et les fait pour le moins travailler deux heures plus qu’ils n’ont de coutume autre part. Il nourrit tous ses serviteurs le plus mesquinement du monde, et jamais personne ne s’est pu vanter d’avoir banqueté chez lui. Lorsque ses amis (s’il est ainsi qu’il en ait) le viennent voir par la porte de devant, peur d’être contraint de les recevoir, il sort par sa porte de derrière et s’en va se promener dans des lieux écartés, où il est impossible de le trouver.

Voyant ses enfants devenir grands, il s’en plaignait une fois, au contraire de tous les autres hommes qui sont fort aises de la croissance des leurs, parce qu’ils espèrent d’en avoir bientôt un parfait contentement, les voyant mariés ou pourvus de quelque éminente qualité ou remplis de quelque signalée vertu. Sa raison était que désormais il faudrait beaucoup d’étoffe pour les habiller. Quant à lui, jamais il ne s’habille que les fêtes et les dimanches, qu’il aille paraître dans l’église de son village ; encore met-il une chiquenillewkt de toile par-dessus ses vêtements dès qu’il est à la maison ; et si, à peine ose-t-il se remuer, tant il a peur de les user en quelque endroit. Les jours ouvriers, il ne se couvre que de haillons.

— Il me semble, dit Francion, que vous avez appelé ce personnage-ci gentilhomme ; croyez-vous en bonne foi qu’il mérite ce titre, puisqu’il vit d’une si vilaine façon ? Un des principaux ornements de la noblesse, c’est la libéralité.

— Monsieur, répondit celui qui l’accompagnait, je reconnais que j’ai failli de l’avoir nommé gentilhomme, encore qu’il ait plusieurs seigneuries ; car même il ne l’est pas d’extraction. Son père était un des plus grands usuriers de la France et ne s’adonnait qu’à bailler de damnables avis au Conseil et à prendre quelques partis. Néanmoins les enfants de celui-ci, qui sont un garçon et une fille, l’un de l’âge de vingt ans, l’autre de dix-huit, ne tiennent en rien du monde des humeurs de leur race. Ils ont des âmes assez généreuses. C’est dommage qu’ils n’ont un père qui fît quelque chose pour leur avancement. La fille est fort belle et ne manque pas d’attraits pour s’acquérir des amants ; mais que lui sert cela ? Pas un n’a la puissance de l’aborder pour lui conter son martyre ; elle est toujours auprès de sa mère qui ne veut pas qu’elle aille aux grandes compagnies, d’autant qu’il coûterait trop à la vêtir richement. Qui plus est, le seigneur du Buisson (c’est le nom du père) a si peur de débourser de l’argent, qu’il ne veut point ouïr parler de la marier. Le fils est captif tout de même, autant de gré que de force, à cause qu’il ne désire pas sortir et fréquenter les jeunes gens de sa sorte, n’ayant pas un grand train pour paraître, ni de l’argent pour fournir au jeu et à la débauche. Dernièrement aussi il joua d’un bon trait à son raquedenazewkt de père, qui était tombé malade, et ne pouvait aller à la ville porter beaucoup d’argent qu’il devait à un marchand, par qui tous les jours il était chicané. Il fut contraint de lui en donner la charge à son grand regret, car à peine se fie-t-il à lui-même de ses biens. Le drôle, tenté par ce profitable métal qu’il maniait si peu souvent, se délibéra de le retenir pour soi. Au lieu de le porter où l’on lui avait commandé, il l’enterra emmiwkt les champs, s’en alla vendre son cheval et son manteau, puis s’en va vers son père lui dire qu’il avait rencontré des voleurs qui lui avaient dérobé son argent, son manteau et l’avaient démonté. Vous pouvez penser quelle fâcherie en eut du Buisson ; il ne savait à qui s’en prendre, enfin sa rage le porta à jeter toute la faute sur son fils et à le battre très bien après lui avoir dit que c’était un coquin, qu’il était parti trop tard et qu’il n’avait pas pris chemin ordinaire où il eût pu rencontrer quelqu’un qui l’eût secouru. Il donne charge au prévôt des maréchaux de s’enquérir des personnes qui l’avaient volé. Un archer, sachant de quel poil et de quelle taille était son cheval, fit telle diligence qu’il le trouva et le reconnut dans une certaine ville proche d’ici, comme l’on le menait boire. Il le suivit jusqu’à un logis où il demanda au maître qui le lui avait vendu. Cet homme répondit que c’était une personne dont il ne savait pas le nom ni la qualité, mais que s’il le rencontrait, il le reconnaîtrait fort bien. De mauvaise fortune, le jeune homme vint à passer par là, et le bourgeois dit incontinent à l’archer : — Le voilà sans doute, mettez les mains dessus lui. — Gardez-vous bien de vous tromper, dit l’archer ; car c’est le fils de celui qui a perdu le cheval. — C’est assurément lui qui me l’a vendu, repartit l’autre. » L’archer se contenta de savoir ceci et l’alla redire à du Buisson, qui confronta le bourgeois à son fils. Il fut incontinent convaincu, et craignant la fureur de son père, sortit secrètement du château, puis s’en alla, pensez, querir son argent, avec lequel il s’est si bien éloigné d’ici que l’on ne l’y a point vu depuis. À la fin il faudra bien qu’il revienne, quand ce ne serait que pour recueillir sa part de la succession du vieux avare, qui ne se gardera pas de mourir pour ses richesses. Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour[78]. Les biens mal acquis seront quelque jour infailliblement très mal dépensés. Quand le jeune homme les aura en possession, il ne faut pas demander quel dégât il en fera ; par là l’on pourra connaître quel profit et quel plaisir il y a à mettre en un tas beaucoup d’écus, que l’on laisse à l’abandon lorsque l’on y pense le moins. Pour moi, je ne sais, lequel je dois blâmer, du père ou du fils ; tous deux ont manqué à leur devoir ; mais je ne puis nier que je ne connaisse bien que la faute vient premièrement du père, qui par sa chicheté a comme forcé son fils à lui ravir ce qu’il ne lui a pas voulu bailler de bon gré. Sans doute la divinité a permis qu’il ait eu un enfant du naturel qu’il en a un, pour le punir de son avarice.

— Cela peut bien être, dit Francion, et je pense que le ciel m’a mis en terre pour l’en punir aussi. Je vous jure que je ne m’y épargnerai pas, ou mon esprit sera stérile en inventions. Dites-moi seulement, si vous avez beaucoup de connaissance de lui.

— Oui, monsieur, répondit l’autre, car je demeure dans une ferme à une lieue de son château, si bien que j’ai appris toute sa généalogie et toutes ses façons de faire, d’un certain garçon qui l’a servi, lequel vient fort souvent chez moi.

— Contez-moi donc tout, sans rien oublier, repartit Francion ; et sur cela celui qui l’accompagnait dit ce qu’il en avait ouï. En après Francion continua de cette sorte :

— Je lui en donnerai tout du long de l’aune, cela vaut fait : n’est-il pas ambitieux pour comble de tous ses autres vices ? N’est-il pas fort aise que l’on croie qu’il est des plus nobles et des mieux apparentés ?

— Vous touchez au but, répondit l’autre ; quand vous auriez mangé un minot de sel avec lui, vous ne le connaîtriez pas mieux que vous faites. Il veut à toute force que l’on l’estime gentilhomme, et il a bien baillé des coups de bâton autrefois à des manants qui avaient dit qu’il ne l’était pas, et qu’il le fallait mettre à la taille.

— Ho ! le mauvais, dit Francion ; ce n’est pas ainsi qu’il y faut aller. Je le veux rendre noble, moi, et malgré qu’il en ait ; car je sais bien que du commencement il n’approuvera pas ce que je ferai pour y parvenir.

En discourant ainsi, ils arrivèrent près d’un petit bocage au-delà duquel ils entendirent quelque bruit comme de personnes qui en violentaient une autre. Notre marquis, qui veut tout savoir et qui veut punir tous les forfaits qu’il voit commettre, pique son cheval, étant suivi de ses gens, et aperçoit quatre grands marauds qui tiennent au collet un jeune gentilhomme qu’ils ont démonté. Encore qu’il s’approchât d’eux, ils ne le quittaient point et, parce qu’il ne voulait pas marcher vers l’endroit où ils avaient envie de le mener, ils le traînaient contre terre de toute leur force.

— Que voulez-vous faire à ce galant homme-là, pendards ? dit Francion.

— Ce n’est pas là votre affaire, répondit l’un, sachez seulement que notre procédure est approuvée de la justice.

— La justice ! répond Francion ; et qui est cette honnête demoiselle qui fait ainsi traiter les honnêtes gens ? Laissez-le là à cette heure, ou vous vous en repentirez.

— Monsieur, dit un autre, vous nous laisserez, s’il vous plaît, faire notre charge ; nous sommes officiers du roi ; nous voulons mener cet homme-ci en prison pour ses dettes.

— N’est-ce que pour cela ? répondit Francion, et par la mort, il n’ira pas.

Achevant ces paroles, il tira son épée, et tous ceux qui étaient avec lui en firent de même ; puis ils commencèrent à charger sur les sergents de si bonne fortune qu’ils furent contraints de lâcher leur prise et de montrer leurs talons à leurs ennemis. Le voisin de l’avare s’étant approché, dit à Francion :

— Monsieur, c’est ici le jeune du Buisson que vous avez secouru.

— À la bonne heure, dit le marquis ; je suis fort aise d’avoir fait cette rencontre.

Là-dessus le jeune gentilhomme vint le remercier avec des paroles où il remarquait la bonté de son esprit, ce qui le convia de lui faire un accueil très favorable. Il lui demanda si c’était donc pour dettes qu’on l’avait voulu mener en prison. Du Buisson répondit qu’oui, et qu’à cause que son père ne lui donnait point d’argent, il avait été forcé d’en emprunter d’un certain banquier qui, ayant affaire de ses pièces, le poursuivait vivement de les lui rendre.

En parlant de ces choses-là, ils se trouvèrent à une petite ville où ils avaient dessein de souper et de coucher. Il y avait deux hommes qui buvaient dans l’hôtellerie où ils se rendirent : l’un qui avait le nez rouge comme une écrevisse, ayant regardé, le jeune du Buisson, fit signe à son camarade ; après cela ils se mirent à trinquer plus fort que devant, ayant quelques tranches de jambon pour inciter la soif.

— Çà, disait l’un en tenant son verre, greffier de la geôle de mon estomac, apprêtez-vous à faire l’écrou de ce parpaillauwkt que je vais mettre à couvert. Compagnon, reprit-il après avoir bu, je vous donne assignation devant le trône du Dieu Bacchus pour dire à quel sujet vous ne buvez pas en temps et lieu quand vos amis vous y convient.

— Je n’y comparaîtrai pas, répondit l’autre, quand vous devriez lever un défaut dont je fusse contraint de payer les dépens.

— Il n’y a point d’apparence, dit le premier ; je veux avoir acte bien délivré et bien signé du valet de céans, par lequel il soit certifié que j’ai bu davantage que vous.

— Voici une pinte qui n’est pas, ce me semble, collationnée à l’original de celle de la ville, disait l’autre ; elle est bien petite, ce me semble, et si, le vin n’est guère bon. Je veux obtenir lettres patentes, scellées du grand sceau pour me faire relever de ce que j’ai tantôt consenti à en bailler six sols ; il n’en vaut que quatre.

Ils firent plusieurs autres discours de même étoffe que Francion entendit, et jura qu’il croyait que c’étaient des sergents, vu la mine qu’ils en avaient et les termes praticienswkt-2 qui sortaient à tous moments de leur bouche, et qu’en outre il avait reconnu qu’ils en voulaient à du Buisson. Pour éprouver si cela était vrai, il le laisse seul dans une salle prochaine et s’en va dehors avec tous ses gens, feignant qu’il avait envie de voir quelque singularité de la ville. Aussitôt les sergents, qui avaient certainement dessein d’emprisonner du Buisson, l’allèrent trouver et, lui ayant montré leurs charges, se voulurent mettre à exercer leur office. Mais Francion et les siens, revenant incontinent, les empêchèrent de passer plus outre et, ayant fermé la porte sur eux, dirent qu’ils étaient à leur miséricorde et qu’il ne tenait qu’à eux qu’ils ne les tuassent. Les pauvres gigots de justice crièrent merci à Francion et à du Buisson, leur remontrant qu’ils n’avaient voulu faire que ce que l’on leur avait ordonné.

— Vous êtes des coquins qui n’entendez pas votre métier, repartit Francion, je vous le veux apprendre. Un sergent bien avisé devait-il parler avec des mots de l’art, comme vous avez fait devant les amis de celui que vous désiriez attraper ? Ne considériez-vous pas que cela était suffisant de vous faire reconnaître ? Ce n’a été que pour ce sujet que vous avez failli maintenant à votre entreprise ; de quoi je suis très aise pour le bien de ce galant gentilhomme. Mais, or çà, apprenez-moi à la requête de qui c’est que vous vouliez le rendre prisonnier.

— D’un marchand de cette ville, monsieur, dit l’un.

— Ah ! Je le connais bien, dit du Buisson ; c’est un affronteur : il me vendait de méchantes étoffes fort cher et me faisait trouver un homme qui me les rachetait à vil prix de son argent même. Je m’en vais gager qu’il faisait si bien que tout retournait à sa boutique. Je ne m’en souciais point, pourvu que j’eusse l’argent dont j’avais affaire, et ne songeais point à l’avenir. Il y a toujours eu presse à me prêter, d’autant que l’on se fie sur les grandes richesses de mon père.

Francion, ayant dit un mot à l’oreille de du Buisson, commanda à un valet de la taverne d’aller au logis du marchand, lui dire, de la part des sergents, que le jeune gentilhomme qui lui était redevable était tout prêt à le payer, et qu’il s’en vînt le voir promptement. Le marchand venu, le souper fut mis sur la table, et il fallut qu’il s’assît avec les sergents pour manger comme les autres ; car l’on remit le payement après le repas. Lui et ses camarades burent d’autant, de sorte que les fumées commençaient à leur monter au cerveau. Francion donne à un laquais d’une certaine poudre qu’il avait apportée parmi ses autres curiosités, laquelle, étant mêlée parmi le vin qu’ils burent tout le dernier, les rendit tellement assoupis, qu’il semblait qu’ils eussent plutôt une âme de brute qu’une âme d’homme. Leurs paroles n’avaient plus aucune raison, et l’on leur faisait tout ce que l’on voulait et sans qu’ils y songeassent seulement. Francion, les voyant dans cet état, fouille dans leurs pochettes, prend les promesses que le marchand avait apportées et les requêtes et les décrets de prise de corps, que les sergents avaient, puis il brûle tout devant du Buisson, qui lui fait mille remerciements du plaisir qu’il reçoit de lui.

Là-dessus, Francion appelle le tavernier et se plaint à lui de ce qu’il leur a baillé du vin tellement brouillé, que ces pauvres gens de ville qui n’étaient pas accoutumés à boire, comme ceux de sa troupe, s’étaient enivrés, encore qu’ils n’eussent pas bu davantage que les autres.

— Ce sont des galants, monsieur, répondit-il, pour le moins ces deux sergents que vous voyez. Ils étaient déjà à demi ivres quand vous les avez fait mettre à table avec vous. Ne savez-vous pas bien que, quand vous êtes entrés, ils faisaient carroussewkt ensemble ? Il faut envoyer dire à leurs femmes qu’il faut qu’elles les viennent requérir. Pour cet homme-ci, poursuivit-il, en parlant du marchand, je prendrai bien la peine de le ramener tantôt moi-même.

Ayant dit cela, il commanda à un de ses valets d’aller querir les femmes des sergents. L’on fut tout étonné que l’on les vit peu de temps après, et certainement elles firent une belle vie ; elles dirent une infinité d’injures à leurs maris en les ramenant ; et ce qui les faisait enrager c’était qu’elles ne pouvaient tirer d’eux aucune parole raisonnable. Quant au marchand, lorsqu’il fut à sa maison, la sienne lui demandant s’il avait reçu l’argent que l’on lui devait, n’étant pas si assoupi que les autres, il eut bien le sentiment de lui dire qu’elle avait envie de s’en faire brave, et, prenant un bâton, la chargea en diable et demi. Néanmoins il ne songeait point s’il avait reçu l’argent ou non, et ne s’apercevait point du larcin de ses papiers.

Le lendemain, reconnaissant sa perte, il courut en fougue à la taverne, mais il n’y trouva plus les hôtes du soir précédent : ils étaient délogés de bon matin, prévoyant ce qui devait advenir. Si bien qu’il apprit à ses dépens à ne plus tromper la jeunesse et à ne lui plus rien prêter pour employer en ces inutiles débauches.

Tandis Francion, étant aux champs, s’enquit de du Buisson quel chemin il avait envie de prendre.

— Un autre que celui que vous prenez, répondit-il, parce que vous allez vers le château de mon père, devant lequel je n’oserais me présenter. Je lui pris de l’argent, que je viens de manger à la cour, et m’en vais maintenant trouver un seigneur de ce pays-ci, qui me recevra bénignement en sa maison, comme étant mon parent.

— Ho bien ! dit Francion, puisque vous êtes ainsi vagabond, cherchez moyen de venir en Italie d’ici à quelque temps ; vous m’y trouverez sans doute et y passerez mieux le temps qu’en pas un lieu du monde. Votre humeur me plaît tant, que je souhaite la pratiquer davantage que je n’ai fait.

Ayant dit cela, il l’embrassa amiablement et le laissa prendre telle voie qu’il voulut.

Celui qui avait parlé du vieux du Buisson était encore en sa compagnie, et ne le quitta point qu’il ne l’eût mené en vue du château de cet avaricieux. Francion, en se séparant de lui, lui assura qu’il lui enverrait des nouvelles de ce qu’il ferait, et s’y en alla s’étant mis sur sa bonne mine et ayant pris le plus beau manteau qui fût en son bagage pour paraître ce qu’il était.




NOTE SUR LE TEXTE DE LA
PRÉSENTE ÉDITION.


L’Histoire Comique de Francion n’était connue jusqu’ici que par une mauvaise réimpression de l’édition de 1633, la dernière revue par Sorel, et par des réimpressions partielles de l’édition de 1626.

Nous nous sommes conformés aux vœux des bibliophiles et à notre propre goût en suivant le texte de la fameuse édition princeps de 1623, dont le seul exemplaire conservé appartient à un riche amateur. Ce texte, qui n’avait jamais été reproduit intégralement, est fort différent de celui des éditions suivantes ; il est aussi plus savoureux et beaucoup plus libre.

Les savantes compositions de Van Maële le commentent suffisamment pour nous dispenser de gloses et de notes. Quant à la vie de Charles Sorel, sieur de Souvigny, nous renvoyons le lecteur curieux de la connaître au récit remarquable qu’en fit André Thérive dans un volume publié naguère aux éditions Bossard sous le titre de La Jeunesse de Francion.




































  1. ndws : mon : ça mon, c’est mon (certes) cf. Huguet, Glossaire, p. 248. Mon est aussi une particule qu’on ajoute en ces mots : c’est mon, vraiment c’est mon. Cela est bas et populaire. Dans ce mot de c’est mon il faut sous-entendre avis qu’on a retranché pour abréger. Cf. Furetière.
  2. ndws : besogne chose dont on a besoin, apprêt nécessaire, cf. éd. Roy, t. I, p. 40, qui renvoie à Huguet, op. cit., p. 39.
  3. ndws : d’une manière douce, paisible. Cf. Furetière, éd. 1690, t. 2, vue 426.
  4. ndws : ne plus savoir que répondre, être fort étonné, cf. éd. Roy, t. I, p. 49.
  5. ndws : « souper par cœur » idiotisme, « ne manger point ». cf. éd. Roy, t. I, p. 63, qui réfère à Oudin p. 108.
  6. ndws : « s’en aller sans dire Adieu, ou sans payer. » cf. éd. Roy, t. I, p. 73, qui cite Oudin, op. cit., p. 554.
  7. ndws : Traîner pour entraîner, séduire ; vieilli, cf. éd. Roy, t. I p. 75.
  8. ndws : Trancher du prince, du Grand, etc., cf. Oudin op. cit., p. 551 : faire le Prince, le Seigneur, et ainsi des autres. (cf. éd. Roy, t. I, p. 89).
  9. ndws : la place de cette illustration n’est pas certaine.
  10. référence à la ballade de F. Villon : Le quatrain que feit Villon quand il fut jugé à mourir :

    Je suis François, dont ce me poise,
    Né de Paris emprès Ponthoise.
    Or d’une corde d’une toise
    Saura mon col que mon cul poise.

  11. ndws : Réformation, cf. Furetière, Dictionnaire universel, 1690, t. II, Gallica Cette femme s’est reformée, et s’est vestue en beate.
  12. ndws : se feindre, feindre à, hésiter (vieilli) : Nous feignons à vous aborder. Molière, Avare, V, 2., cf. éd. Roy, t. I. p. 108.
  13. ndws : Fort l’Évêque, prison réunie au Châtelet en 174. cf. éd. Roy, t. I, p. 114.
  14. ndws : voir éd. Roy, t. I, p. 122 : Artémidore le Daldien ou d’Édéphèse a écrit sous Marc-Aurèle cinq livres de l’Interprétation des Songes, cités par Rabelais dans Pantagruel, ch. 18.
  15. ndws : Excremens Selon Furetière cité par éd critique, t. I, p. 127, non seulement la matière fécale, mais également l’urine et d’autres humeurs tels la salive, la bile, la lymphe, etc. Cf. Dictionnaire Universel, 1690, t. I Gallica
  16. ndws : la mesure de saint-Denis est plus grande que celle de Paris, cf. Oudin, op. cit., p. 344.
  17. ndws : équivoque rabelaisienne au lieu de la forme régulière Baillive, cf. éd. Roy, t. I, p. 151.
  18. ndws : déchiffrer une personne : en médire, et particulariser ses défauts, cf. Oudin, op. cit., p. 154.
  19. ndws : dérober, cf. Oudin, op. cit., p. 266 : idiotisme, desrober, par ce qu’en jouant de la harpe on a les mains crochuës (vulgaire).
  20. ndws ; sot, ridicule, cf. Huguet, op. cit., p. 31.
  21. ndws : charger d’appointement, idiotisme, bien battre, cf. Oudin, op. cit., p. 15 (jeu de mot sur poings) cf. éd. Roy, t. I, p. 170.
  22. ndws : n’avoir rien à manger sur la table et se regarder l’un l’autre, ou bien regarder manger les autres, cf. Oudin, op. cit., p. 472, cité par éd. Roy, t. I. p. 174.
  23. ndws : combat acharné, cf. éd. Roy, t. I, p. 180.
  24. ndws : gorgiase, vieux mot qui signifiait autrefois une personne grasse, et de belle taille, qui avait une belle gorge, une belle représentation. Furetière, op. cit., vue 698 Gallica.
  25. ndws : débauché, cf. Oudin, op. cit., p. 443.
  26. ndws : à mon insu, cf. éd. Roy, t. I, p. 182.
  27. ndws : raquedenare ou bien raquedenaze, un avare, cf. Oudin, op. cit., p. 468.
  28. ndws : [quelqu’un] qui dérobe volontiers ; idem gasconner, prendre, dérober (vulgaire), cf. Oudin, op. cit., p. 247.
  29. ndws : vient de bise petite miche de pain blanc que l’on donne aux écoliers, cf. Furetière, op. cit., t. I, vue. 174.
  30. ndws : Landit, honoraires que les écoliers donnaient à leurs maîtres à l’époque de la foire du Landit, au mois de juillet. Cf. éd. Roy, t. I, p. 188.
  31. ndws : un galoche, un écolier qui étudie dans un collège et demeure dehors externe, cf. Oudin, op. cit., p. 244.
  32. ndws : plauder : battre, cf. Oudin op. cit., p. 432.
  33. ndws : pourri doit désigner un coup plus fort qu’une chiquenaude, ou croquignole, assez fort pour donner un bleu ou une contusion. Le mot manque dans les dictionnaires, cf. éd. Roy, t. II, p. 1.
  34. ndws : se dit aussi en parlant des Auteurs qui dérobent des autres qui ont écrit devant eux, des pensées, des vers qui ont déjà servi, ou qui sont usés. Ce Poëte nous donne cette Epigramme comme sienne ; mais elle est frippée de Martial. Furetière op. cit., t. I, vue 662.
  35. ndws : une caillette, idiotisme, un niais, cf. Oudin, op. cit., p 69.
  36. ndws : ancienne monnaie qui valait 5 deniers, cf. Furetière, op. cit., vue 176.
  37. ndws : privé de raison, cf. éd. Roy, t. II, p. 13.
  38. ndws : une bonne marchande, une femme qui se prostitue, idem, une finette, cf. Oudin, op. cit., p. 329.
  39. ndws : terme de mépris signifiant un marchand de légères merceries, ou un marchand ruiné, cf. Furetière t. II.
  40. ndws : avec force, violemment, cf. éd. Roy, t. II, p. 62.
  41. ndws : prendre une personne par les bras et les jambes, et lui faire donner du cul en terre, cf. Oudin, op. cit., p. 501.
  42. ndws : âne, mot gascon, cf. éd. Roy, t. II, p. 65.
  43. ndws : heurter du pied contre quelque chose en sorte qu’on soit en danger de tomber, cf. Huguet, op. cit., p. 77.
  44. ndws : se contenter… Il ne se passera pas à celà., cf. Huguet, op. cit., p. 282.
  45. ndws : débat, dispute, cf. Huguet, op. cit., p. 95.
  46. ndws : mal à son aise, cf. Huguet, op. cit., p. 2.
  47. ndws : niaiseries dignes de Jean de Nivelle, cf. éd. Roy, t. II, p. 102.
  48. ndws : se dit des sacs et papiers qui sont dans l’étude d’un procureur, des minutes des notaires, cf. Huguet, op. cit., p. 306.
  49. ndws : vieux mot : bonne ou mauvaise fortune de quelqu’un, cf. Furetière, op. cit., t. I, vue 331.
  50. ndws : couleur rouge qui imite celle du feu clair, cf. éd. Roy, t. II, p. 120.
  51. ndws : extrême passion ou envie, cf. Oudin, op. cit., p. 259.
  52. ndws : sot, ridicule, cf. Huguet, op. cit., p. 31.
  53. ndws : désigne les biens de fortune « il a marié sa fille avec un homme qui a bien des commodités » Furetière op. cit., t. I, vue 321, 4ème définition du mot.
  54. ndws : Adjectif calqué par Sorel sur le latin cœlivagus pour qualifier le « feu élémentaire » de l’ancienne physique, dont il sera question quelques lignes plus bas, cf. éd. Roy, t. II, p. 139.
  55. ndws : faire une chose à rebours, idiotisme, cf. Oudin, op. cit., p. 192.
  56. ndws : mot non trouvé dans les dictionnaires de référence ; probablement penaude selon l’éd. Roy, t. II, p. 165. L’édition de 1626, t. II, p. 453, donne honteuse.
  57. ndws : terme injurieux qu’on dit des gens rustres grossiers et incivils, qui ont des manières de paysans, cf. Furetière, op. cit, t. II.
  58. ndws : par ironie : mal fait, à la hâte, de mauvaise grâce, cf. Oudin, op. cit., p. 350.
  59. ndws : ris de veau, cf. éd. Roy, t. II, p. 178.
  60. ndws : terme injurieux qu’on dit des gens rustres grossiers et incivils, qui ont des manières de paysans, cf. Furetière, op. cit., t. II.
  61. ndws : « Couraine. Mot inconnu. Il serait facile de corriger en cousaine (cousine), comme plus loin humidité en humilité. Mais la correction n’a été faite dans aucune des éditions, et, tout compte fait serait douteuse. », cf. éd. Roy, t. II, p. 182. On peut vérifier dans les éd. 1626, p. 480 et éd. 1646, p. 485.
  62. ndws : plumet ou plumart, cf. éd. Roy, t. II, p. 209.
  63. ndws : synonyme de badeault, niais, dans Rabelais, cf. éd. Roy, t. II, p. 212.
  64. ndws : abréviation rustique de sçavez-vous, cf. éd. Roy, t. II, p. 214.
  65. ndws : hallebarde, cf. éd. Roy, t. II, p. 223.
  66. ndws : les testicules, cf. Oudin, op. cit., p. 552.
  67. ndws : acoller la cuisse, acoller la botte, signifie saluer quelqu’un avec grande soumission, avec respect, comme quand on salue un homme qui descend de cheval, ce qui est une marque d’infériorité. Furetière, op. cit, t. I. vue 34.
  68. ndws : En vous trompant adroitement cf. Furetière, op. cit.
  69. ndws : se faite prier avec bien de l’instance, cf. Oudin, op. cit., p. 528.
  70. ndws : ruer : v. act., et neutre, jeter des pierres, ou autres choses offensantes contre quelqu’un. Cf. Furetière, t. II, p. 779.
  71. ndws : rendez-vous, cf. Huguet, op. cit., p. 21.
  72. ndws : sièges qui vont dans le chœur des églises pour asseoir les prêtres, cf. éd. Roy, t. II, p. 22.
  73. ndws : Romagne, province d’Italie, entre le duché de Ferrare et la Toscane, ville principale, Ravenne. Cf. éd. Roy, t. III. p. 32.
  74. ndws : un Jean, idiotisme, un sot, un cornard, cf. Oudin, op. cit., p. 279.
  75. ndws : petite bosse, ici par extension boule, tampon de coton. Cf. éd. Roy, t. III, p. 41.
  76. ndws : Fils de David, expression tirée du Nouveau Testament., cf. éd. Roy, t. III, p. 47.
  77. ndws : pet de maçon, qui porte son mortier, item, pet de boulanger, cf. Oudin, op. cit., p. 413.
  78. ndws : ce qui est mal acquis se dissipe, cf. Oudin, op. cit., p. 227.