L’Histoire à Versailles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 6 (p. 193-209).
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L’HISTOIRE Á VERSAILLES

C’est une habitude louable, et qui s’enracine dans nos mœurs, d’envoyer les jeunes gens au dehors, en Angleterre, en Allemagne, afin qu’ils se familiarisent avec la langue, l’esprit, la vie intime des sociétés étrangères. Rien de plus sage en vérité. Mais, puisqu’ils sont après tout de jeunes Français, la connaissance de leurs origines ne leur est pas moins nécessaire ; et il ne serait pas moins expédient de les envoyer parfois séjourner dans le passé, si je puis dire ; en un lieu où l’ancienne société française soit constamment présente, parlante et sensible aux yeux, autant que peut l’être à Londres la société anglaise, à Berlin l’allemande. Ce lieu existe, et c’est Versailles.

Que savent-ils au sortir du collège, nos bacheliers, de l’histoire qui pèsera, en dépit de toutes les révolutions, sur leurs idées et sur leurs actes ? Que savent-ils même de la plus récente, celle des deux siècles, le XVIIe et le XVIIIe, qui ont modelé la figure de la France au sommet de la civilisation ? Gênée dans nos programmes encyclopédiques, cette histoire ne leur fut montrée que du dehors : ils n’ont vu d’elle que l’anatomie sommaire d’une morte ; où auraient-ils pris l’intelligence et l’amour de la maîtresse séduisante qu’elle peut être, lorsqu’elle se dresse dans sa vie prodigieuse, s’empare de notre imagination, s’insinue par tous nos sens jusqu’à l’âme qu’elle emplit d’enchantemens ou d’épouvantes ?

Un séjour de quelques semaines à Versailles donne ce contact direct avec la vie du passé. Rien ne peut le suppléer ; ni les cours du plus éloquent professeur, ni les longues recherches dans la poudre des bibliothèques et des archives ; pas plus qu’une étude abstraite de l’antiquité ne supplée un voyage en Grèce, une saison à Rome. Ici seulement, on respire l’atmosphère de l’ancienne France, on fréquente assidûment ceux qui l’ont faite. Tout la raconte, les pierres, les arbres, les eaux, la disposition et le meuble des salles qui furent ses laboratoires, les visages expressifs de cette foule illustre, immobilisée dans ses habitudes quotidiennes par les peintres et les sculpteurs. Ici l’histoire est vraiment ce que la voulait Michelet, une perpétuelle résurrection : d’autant plus complète que ce lieu réunit deux conditions qui ne se retrouvent en aucun autre.

Par une aberration que nous avons payée cher, il a été pendant près de cent vingt ans le cerveau où se concentraient toutes les forces vitales d’une grande nation : l’Etat, c’est moi, disait le fondateur ; il en est résulté que la France, c’était son Versailles. Brusquement suspendue, cette vie rétrospective n’a pas été remplacée par une autre. Tant de silence après tant de bruit ! Le monde actuel fait un vide respectueux autour de ce Pompéi ; rien n’y dérange l’évocateur des ombres, nul rappel du temps présent ne le retire des siècles dont il se fait facilement le contemporain. Tandis qu’il parcourt les galeries et les jardins en y écoutant les récits d’un de leurs habitués, Saint-Simon ou Dangeau, de Luynes ou d’Argenson, la société dont ces témoins l’entretiennent devient la seule réelle. Les ombres, ce sont les rares passans qui apportent ici un écho affaibli des choses du jour ; le peuple animateur de la solitude, c’est celui qui continue ses manèges de cour dans le château où on l’entend, où on le coudoie à toute heure.

II en est d’ailleurs de cette compagnie comme de toutes les autres : pour en jouir agréablement, il faut quelque initiation, et quelque durée dans le commerce ; elle ne se livre pas au touriste pressé qui passe une après-midi à Versailles. Celui-là n’emporte qu’une idée froide et inexacte de ce qu’il croit être le palais de Louis XIV. Or, ce palais a été un perpétuel devenir ; Louis XIV l’a refait à trois reprises, ses successeurs en ont modifié l’intérieur de fond en comble. On n’y peut situer et superposer les scènes mémorables dont il fut le théâtre qu’à la condition d’en bien connaître la « mécanique ; » elle changeait avec les multiples transpositions d’un décor déplacé sous chaque règne par la fantaisie des princes, des favorites, des architectes. Il faut en outre débrouiller et classer ce pêle-mêle de portraits, de statues, éliminer les intrus, découvrir les personnages intéressans, réinstaller chacun d’eux dans ses quartiers, dans son temps, dans son groupe.

Explorations toujours récompensées, au cours desquelles on est tenté tour à tour de bénir et de maudire le roi Louis-Philippe. Nous lui devons la conservation de ce grand patrimoine national. Il en fit un musée consacré « à toutes les gloires de la France ; » égide respectée, qui a préservé le château de l’abandon, de la ruine, des accidens révolutionnaires, et d’un fléau plus redoutable encore, le vandalisme administratif. Mais les travaux d’aménagement sous Louis-Philippe furent conduits avec l’ignorance et le mauvais goût de l’époque ; ses maçons détruisirent des merveilles de style décoratif, ils bouleversèrent certains appartemens, entre autres celui de Mme de Maintenon ; et l’on entassa dans le Palais tout un bric-à-brac pseudo-historique, toiles et plâtres qui n’y ont que faire.

L’érudition la plus sûre et le goût le plus délicat remédient aujourd’hui à ce qu’il y a de réparable dans ces fautes initiales. Colbert et Mansart continuent à veiller sur le château de Versailles : ils eussent eux-mêmes désigné le surintendant qui remet dans leur création une âme ordonnée. D’un musée glacial et chaotique, le conservateur actuel[1] refait une demeure paisiblement habitée par ses maîtres légitimes. Il les replace en effigie dans leurs appartemens respectifs, dans leur train de vie, au milieu de leurs meubles, avec leur compagnie habituelle. Ce plan méthodique est en voie d’exécution partout où il ne rencontre pas de difficultés insurmontables, au rez-de chaussée, dans les cabinets. Lorsqu’il sera achevé, ces parties du château offriront au visiteur une incomparable illustration des livres qui racontent l’histoire de la monarchie, depuis Louis XIV jusqu’à la Révolution. Commenté par les personnages dont il nous parle, le volume qu’on y viendra lire prendra vie dans leurs yeux, voix sur leurs lèvres.

Le travail de reconstitution avance dans les salles du rez-de-chaussée, dites Salles des Maréchaux. Elles étaient naguère affectées aux images problématiques de tous les guerriers qui portèrent le bâton, connétables, maréchaux, amiraux. Sur tout le pourtour du corps de logis central, les promeneurs du dimanche s’ébahissaient devant cette longue suite de portraits apocryphes et de médiocres copies. Pour les encastrer dans les panneaux, on avait saccagé d’admirables boiseries du meilleur style Louis XV. Ces illustres fâcheux encombrent encore, ils videront prochainement les pièces du nord et de l’angle nord-ouest ; anciennes salles des bains, logemens occupés jadis par Mme de Montespan, Mme de Pompadour, Mesdames Cadettes, filles de Louis XV. Les maréchaux ont évacué l’autre moitié du rez-de-chaussée, aujourd’hui restaurée et complètement aménagée sur le plan nouveau, jusqu’à la galerie Louis XIII. Nous sommes ici dans l’appartement du Dauphin, qui prend jour au midi, et, en retour sur le parterre d’eau, à l’ouest.

Cet appartement avait été orné avec la dernière magnificence pour le grand Dauphin. Les objets d’art s’accumulaient dans le cabinet, sous un plafond peint par Mignard le Romain. Louis XIV montrait à Jacques II le logement de son fils comme l’une des merveilles du château. Un petit tableau d’intérieur, document très rare d’une époque où ce genre de peinture familière n’était guère en honneur, nous a été conservé : on y voit le roi et Monseigneur dans le grand cabinet, tel qu’il était alors et que le décrit Félibien : « Un amas exquis de tout ce que l’on peut souhaiter de plus rare et de plus précieux…, » tableaux des plus excellens maîtres, bronzes, porcelaines, médailles. Splendeurs disparues, remplacées au siècle suivant par une décoration dans le goût du nouveau règne. Nonobstant les dégâts faits par les maréchaux, il reste de cette dernière des parties considérables. Les ornemanistes de 1747, Verberckt et ses émules, se sont surpassés dans les guirlandes d’enfans et d’animaux qui courent sur les corniches des plafonds, dans la ciselure des boiseries qui garnissent l’ébrasement des fenêtres. Les cheminées, les consoles, les horloges sont de la seconde moitié du XVIIIe siècle : il en est qu’on peut attribuer sûrement aux frères Caffieri.

Mais c’est surtout de souvenirs que ces lambris sont riches. Ils abritèrent successivement le grand Dauphin, le duc de Bourgogne, la duchesse de Berry, le Régent, le dauphin fils de Louis XV et sa seconde femme Marie-Josèphe de Saxe. Ici sont nés Louis XVI, Louis XVIII, Charles X. Ici la jeune dauphine Marie-Antoinette commença le morose apprentissage de sa vie conjugale. Elle monta aux appartenons de la reine ; le comte et la comtesse de Provence prirent sa place. Ici enfin furent élevés les Enfans de France, ceux qui allaient être bientôt les enfans Capet, logés dans la prison du Temple.

Tous ces hôtes ont réintégré leurs anciens pénates. Ils s’entourent de contemporains judicieusement choisis ; pas trop nombreux, pas plus qu’il n’en faut pour animer sans l’encombrer un salon princier où l’on cause. Ralentissons notre promenade dans cette enfilade de pièces ; elle nous offre en raccourci un panorama historique du XVIIIe siècle.

Il commence à peine dans la première. Elle se sent encore de la gravité, de la majesté de l’autre siècle. En dépit de la chronologie, ce vieillard continue avec son grand roi, il impose ses modes surannées, il refrène le jeune vaurien de siècle qui va lui échapper. La plupart de ces personnages ont posé devant Rigaud. Quel contraste avec ses successeurs ! A côté de ceux-ci, sa peinture paraît encore plus solennelle, plus assombrie. Il y a je ne sais quoi de crépusculaire sur les portraits qui mettent dans cette salle tant de sérieux et de pompe ; une clarté de reflet, la lumière magique et mourante qui prolonge les feux du soleil couchant, à la fin des beaux jours, dans les hautes fenêtres des façades du château ; elle n’a plus de foyer à l’horizon, et les anciens cristaux de la Galerie des glaces la retiennent, la reversent sur les bassins incendiés, donnent l’illusion d’une aurore dans la nuit descendante. Tels les visages des survivans du grand siècle assemblés dans cette pièce.

Est-ce le roi qui trône au centre de ce panneau ? On s’y tromperait. Non, c’est son sosie, le courtisan modèle qui lui ressemble à force de volonté, le marquis de Dangeau. Il ressemble à Louis avec plus de somptuosité, plus de béatitude dans son grand manteau de l’Ordre. Sous les ramages de l’étoffe et les broderies de lys d’or, on devine un corps qui s’étend, sentie et se travaille, pour égaler le maître en grandeur. La Fontaine pensait-il à Dangeau quand il écrivait sa fable de La Grenouille ? Ce joueur heureux marche sur les nues, il se sait favorisé du don suprême, la chance, don qu’il préfère à tout l’esprit d’une Sévigné. « Je voyais jouer Dangeau, dit la marquise, et j’admirais combien nous sommes sots auprès de lui. » De quelle hauteur protectrice il regarde son voisin, ce croquant de Boileau !

Le satirique a survécu à tous ses amis, il régente encore, une plume à la main. Sa physionomie pétille de feu, de finesse ; elle déclare « un esprit aisé, qui se montre, qui s’ouvre, » comme il le disait dans son épître à Seignelay. Il peut le lui redire : leurs cadres se touchent. L’héritier de Colbert est d’un extérieur charmant ; fils de grand homme, il n’a qu’à se laisser porter ; mais le mal de langueur dont il va mourir attriste et pâlit sa figure poupine. Un seul visage est gai, dans cette compagnie, celui de Boileau. Qui se serait représenté Nicolas si jovial ? C’est sans doute que son image le contente ; il a été peint selon ses principes, par un artiste de même complexion que lui, avec force, raison et vérité. Rigaud l’a superbement traité. De Rigaud encore, et du meilleur, les deux frères Keller, les habiles fondeurs. Leurs portraits ont la belle patine de leurs bronzes. Ces nobles artisans portent sur le front la fierté de leur œuvre. Ils peuvent la voir toute proche et qui défie le temps : nymphes aux profils de duchesses et fleuves barbus, répandus autour du parterre d’eau ; torses verts allongés au bord des vasques, réfléchis dans leur miroir immobile.

Mais où donc est le roi ? Avec des Persans, dans un angle du petit tableau de Coypel. Le Bassa et ses acolytes, prosternés devant le trône, donnent à Louis XIV la dernière satisfaction d’orgueil qu’il ait savourée ; et c’est une comédie que lui joue Pontchartrain, une entrée de mamamouchis bonne pour Molière. Un marchand de Perse avait débarqué à Charenton, en février 1715. Pontchartrain, à l’affût de tout ce qui pouvait flatter la superbe de son vieux maître, s’avisa de métamorphoser ce négociant en ambassadeur. Dupe de son ministre, Louis voulut que l’audience fût magnifique, il ordonna à Coypel de s’y trouver pour la peindre. Le roi portait sur son habit les diamans de la couronne, pour plus de douze millions de livres. « Il ployait sous le poids, et parut fort cassé, maigri, et avoir très méchant air… La duchesse de Ventadour était debout à la droite du roi, tenant le roi d’aujourd’hui par la lisière… » Les voici, en effet, le vieillard qui se requinque, l’enfant étonné, avec tous les courtisans, toutes les « bayeuses » de la cour, curieusement penchées sur les turbans des Orientaux. Le faux ambassadeur eut son audience de congé avec le même apparat, le 13 août ; ce fut « la dernière action publique du roi : » farce solennelle dont on amusait sa vanité. Il en reste quelque chose de macabre sur cet amusant tableau. Louis XIV soupa ce même soir pour la dernière fois au grand couvert, se mit au lit et ne se releva plus.

Aussi bien, ce n’est plus lui qui règne, dans cette réunion de gens caducs ; c’est la Dame, celle à qui semblent obéir tous ces personnages tournés vers elle. Mme de Maintenon figure deux fois dans le salon que sa présence emplit : en sainte Françoise Romaine, sur un portrait peint par Mignard ; au naturel, sur la grande toile de Ferdinand, toute de noir vêtue, avec sa petite nièce d’Aubigné qui joue entre ses genoux, et les bâtimens de Saint-Cyr dans le fond de la perspective. Les traits un peu bouffis gardent les restes d’une beauté si patiemment défendue ; les yeux jettent encore leur flamme intelligente, surveillée.

La Dame tient ici son cercle ; précisément au-dessous du cabinet, aujourd’hui détruit, où les affaires de la France et de l’Europe aboutirent pendant trente ans dans son giron. Mais il se peut que cette place lui rappelle mieux encore, l’heure la plus mémorable de sa carrière. A partir de 1669, la chapelle provisoire du château engloba la salle où nous regardons ce tableau. Les versions contemporaines diffèrent sur le lieu et les circonstances du mariage : il y a des raisons de croire que Mme de Maintenon fut mariée ici. Ici peut-être elle vint s’agenouiller une nuit, devant le Père de La Chaise, aux côtés de Louis XIV, entre Louvois et Harlay, pour recevoir la bénédiction qui la faisait presque reine de France.

La Dame médite. Contemple-t-elle ce grand miracle, sa vie ? Qui la connaît bien croira volontiers qu’elle est sincère en pensant que Dieu lui-même a voulu le miracle : pour retirer le roi d’un abîme de perdition, pour purifier au feu d’un saint amour ce voluptueux Versailles, le château né de l’amour coupable. Déjà, quand le roi Louis XIII allait plus souvent « à son plaisir de Versailles, » c’était pour y donner collation à Mlle de La Fayette ; il engageait la jeune fille à venir demeurer dans sa maison de chasse, « pour y vivre sous ses ordres et y être toute à lui. » Il y porta son chagrin, le jour même où La Fayette se réfugia au cloître, 19 mai 1637. Vingt-six ans plus tard, c’était encore l’amour qui remuait ces terres, nivelait ces collines, faisait surgir ces bosquets et ces sources, pour enivrer La Vallière dans les plaisirs de l’Ile enchantée. — L’amour, et l’orgueil blessé : le premier plan du nouveau Versailles fut tracé d’une main colère, au retour de la visite chez le trop fastueux Fouquet ; les premiers orangers transportés à Versailles, — peut-être quelques-uns de ces vieux troncs que nous y voyons, — venaient de l’orangerie de Vaux ; dépouilles arrachées au malheureux qui faisait ainsi les frais de ce palais de la vengeance, édifié pour éclipser son insolente demeure. — Ce fut encore l’amour qui consolida le siège de la monarchie dans Versailles ; l’amour pénitent et tenace, rivé à l’épouse clandestine, et qui trouvait ses commodités dans l’établissement définitif en ce lieu.

La Dame revoit-elle tout ce long passé, depuis l’heure où la veuve Scarron entrait furtivement au palais, y prenait une part timide au triomphe de Mme de Montespan, dans l’éblouissante féerie des nuits de juillet 1668 ? Non : elle ne rêvait pas, elle agissait, force patiente et sourde. Elle pense à la Bulle, au Père Quesnel, aux huguenots. Et peut-être ne pense-t-elle à rien ; peut-être s’ennuie-t-elle, tout simplement, près du royal amant qui s’ennuie, formidablement. — « L’ennui gagnait le Roi chez Mme de Maintenon… » — « Je n’ai que le temps de vous dire que je n’en puis plus, » soupirait-elle le soir à sa nièce Caylus, quand le roi se retirait. L’ennui, la contrainte, voilà ce qui tombe dans cette salle des plis de la robe noire, ce qui glace tous ces visages et fait si lourde cette triste atmosphère du déclin. Mme de Maintenon essaye de contraindre à sa règle sévère ceux du nouveau siècle ; ils n’en veulent plus ; à deux pas d’elle, une dévergondée la nargue.

Regardez, tout à côté, cette petite femme lippue, enveloppée dans une robe de chambre à la religieuse, le front ceint d’un bandeau de nonne, comme pour faire sa cour à la redoutable voisine. Ne vous liez pas à cette pieuse mascarade : c’est la duchesse de Berry, fille de Monsieur, petite-fille de Louis XIV et de Mme de Montespan ; la plus dépravée des femmes de son temps, et dans tous les genres de dépravation. On ne peut pas la calomnier. Dans ce logement qui fut sien, comme à Meudon et à la Muette, ses débordemens scandalisèrent un monde où l’on ne s’étonnait guère. Grossièrement athée, goinfre, ordurière, roulant des bras de Riom dans ceux de tous les aventuriers, surpassant le cynisme des roués aux soupers de son père, malade chaque soir de ses « gueulées, » ivre de liqueurs fortes, « rendant partout ce qu’elle avait pris ; » effroyable amas de tous les vices, et qui alla s’enfonçant dans la plus basse crapule, jusqu’au jour où elle mourut, à vingt-quatre ans, pourrie au fond des moelles par sa débauche animale. — Digne annonciatrice de la salle de la Régence où nous entrons.

Un tableau qui aurait une grande valeur documentaire, si les physionomies des personnages y étaient plus fortement marquées, représente les membres du conseil de Régence. Cette toile propose une énigme aux historiens. Un prélat en robe rouge, bien en vue, siège à l’un des bouts de la table ; or, il n’y avait dans le conseil d’autre prélat que Cheverni, l’évêque de Troyes, qui n’eut jamais le chapeau ; et l’archevêque de Bordeaux, Besons, admis comme rapporteur, ne l’eut pas davantage. Je laisse aux curieux le soin d’éclaircir cette difficulté historique.

Le duc d’Orléans préside la séance, dans cet appartement où il remplace sa fille Berry. Avec lui, le travail des affaires d’Etat descendit, — et l’on peut prendre le mot dans tous ses sens, — du cabinet royal au cabinet du rez-de-chaussée. Ce fut dans la pièce contiguë que le Régent mourut subitement. Saint-Simon venait de le quitter ; le sac des rapports était prêt pour aller travailler chez le roi. Mme Falari, « aventurière fort jolie, » succéda à l’austère conseiller. — « Il causa près d’une heure avec elle, en attendant celle du roi. Comme elle était toute proche, assis près d’elle chacun dans un fauteuil, il se laissa tomber décote sur elle, et oncques depuis n’eut pas le moindre rayon de connaissance, pas la plus légère apparence. » — Epouvantée, la Falari courut dans la chambre voisine, et de là dans toutes ces pièces, appelant vainement du secours ; les serviteurs, persuadés que leur maître ! était monté chez le roi par les escaliers intérieurs, avaient tous disparu ; elle erra longtemps avant d’en trouver un. — Quand les rares visiteurs sont partis, dans ces cabinets solitaires où n’arrive d’autre bruit que le cri d’une orfraie du parc, le promeneur attardé croit parfois entendre les appels et la course de la jolie aventurière, cherchant à qui remettre le cadavre tombé si fâcheusement sur ses bras.

Voici les portraits officiels du petit roi, par Rigaud, par Ranc ; et les cérémonies solennelles où il apprend son dur métier, le lit de justice qu’il tient en 1715, les remontrances du Parlement qu’il reçoit en 1718. Vues d’un peu loin, ces scènes rappellent les Nativités des églises : les vieux conseillers en longues robes, agenouillés devant le bel enfant, font penser aux mages prosternés devant un petit Jésus. Quelques années encore, et l’indolente sagacité de Louis XV trouvera des paroles prophétiques pour peindre ces parlementaires : il dira d’eux à Mme de Pompadour : « Je déteste ces longues robes… Ils Uniront par perdre l’Etat. Vous ne savez pas ce qu’ils font et ce qu’ils pensent : c’est une assemblée de républicains. En voilà au reste assez : les choses comme elles sont dureront autant que moi. » — Ils ont pris du vol, les grands robins, depuis le règne précédent : on en a l’impression devant les beaux portraits de Largillière, où se carrent avec des airs de maîtres Urbain Lepeletier, Thomas Morant, et ce pâle Maupeou.

Les écrivains sont moins fiers ; ils n’auraient que de faibles raisons de l’être : Age ingrat pour la corporation. Je ne rencontre sur la cimaise que ces figures et ces mentions : Jean-Baptiste Rousseau, poète ; Gresset, poète ; Destouches, auteur dramatique ; et le vieux Fontenelle, philosophe. Voilà pourtant un autre roi qui pointe à côté de Louis XV : un Voltaire jeune, par De Troy ; visage aimable et pimpant, où rien n’annonce le rictus du squelette légendaire. Déjà bâtonné, embastillé, il n’en est pas moins empressé à humer l’air du beau monde et de la cour ; il va même y prendre gîte, tout près d’ici, dans l’aile des Princes : on trouve aux comptes des bâtimens une requête de M. de Voltaire, historiographe du roi, demandant en 1746 qu’on fasse des réparations à son logement, une porte à des privés publics qui l’incommodent. — Il faut avancer dans les salles et dans le siècle pour arriver aux bustes des philosophes, installés dans le grand cabinet de travail, comme les vrais maîtres du destin français. Houdon et Lemoyne ont paré de tout leur art ces fronts que la pensée éclaire : d’Alembert, Helvétius, Diderot, Voltaire encore. Quant à Jean-Jacques, ce n’est pas à la cour qu’il faut aller pour rencontrer le sauvage.

Les princes et les princesses reparaissent, nombreux, sur la tige de Bourbon un moment si appauvrie, si menacée par la rafle funèbre qui dévasta la famille de Louis XIV à l’aube du siècle. Les Espagnols, Philippe V et ses enfans, reviennent visiter leurs neveux et cousins. Qu’ils se sont vite défrancisés ! Il y a toujours des Pyrénées. Ces figures falotes ont déjà pris, au-delà des monts, l’hébétude et l’usure des héritiers de Charles-Quint. Il semblerait ici que le milieu soit plus puissant que la race pour façonner un type. De toutes ces étrangères qui nous arrivent d’Espagne et de Piémont, d’Autriche et de Saxe, naissent de jeunes princes bien français par la mine et l’allure. Le sceau de la race n’est indélébile que sur ces deux Anglais, élégans et mélancoliques ; deux errans, qui traînent ici comme partout leurs vaines espérances ; le chevalier de Saint-Georges et le cardinal, les Stuarts, avertisseurs des Bourbons. Marie Leczinska fait son entrée, un lys à la main, toute radieuse dans le rêve inespéré. Elle déchantera. Sur les portraits ultérieurs, la reine perd sa bonne grâce juvénile ; la physionomie avertie reste indulgente, acquiert de la finesse, du mouvement, l’air entendu de la petite cour où régnait le bel esprit du président Hénault.

Voici le Dauphin, maître de céans ; ombre qui passe, saisie par le pinceau de Natoire, et dont on retrouvera les traits, plus épaissis, sur le masque de son fils Louis XVI. La seconde dauphine, Marie-Josèphe de Saxe, nous reçoit dans la coquette bibliothèque si délicatement ornée pour elle. Un cortège d’artistes fait antichambre dans l’autre cabinet de la princesse : Cochin, Boucher, Van Loo au milieu de ses enfans. Mais, avant de passer outre, arrêtons-nous dans la chambre des dauphines et faisons un peu de « mécanique ; » elle est ici d’un vif intérêt.

Au fond de cette chambre, une porte pratiquée dans le panneau ouvre sur un étroit couloir, qui débouche d’autre part dans la grande pièce d’angle, cabinet du Dauphin. Ce boyau intérieur communique au caveau. On appelait ainsi un retrait obscur, véritable trou de cave, froid et resserré comme une cellule de cachot, qui donne sur une petite cour humide, empuantie. Monseigneur, fils de Louis XIV, avait imaginé de coucher là. Deux escaliers intérieurs s’amorcent sur le caveau et conduisent aux grands appartemens royaux du premier étage : ils ont chacun leur date et leur histoire. Le premier, échelle tournante prise en pleine maçonnerie, est le seul vestige authentique du château de Louis XIII. La tradition l’a baptisé l’escalier de la Journée des Dupes. Richelieu fut, lui aussi, l’un des occupans temporaires de ce rez-de-chaussée ; il a très probablement gravi ces degrés, dans la nuit du 11 novembre 1630, pour aller là-haut surprendre son maître, ressaisir la faveur, obtenir la disgrâce et le supplice de Marillac ; le chancelier dormait tranquillement à Clagny, croyant déjà tenir le cardinal. Dans la suite, les rois descendaient par cette vis, quand ils venaient donner la chemise aux Dauphins le soir des noces ; ils arrivaient dans la chambre de la Dauphine par le boyau étranglé, par toutes ces catacombes ténébreuses. Le château est plein de ces contrastes : magnificence des appartemens de parade, exiguïté misérable et inimaginable incommodité des privés, des dégagemens. Ce détail matériel exprime bien la double vie de la monarchie. L’autre escalier mène aux cabinets de la reine Marie-Antoinette ; elle en usait pour descendre chez ses enfans. Des anneaux encore fixés dans le mur portaient deux mains courantes, la plus basse à hauteur d’appui d’un petit enfant : les menottes du Dauphin, Louis XVII, ont joué maintes fois avec ces anneaux.

Le grand cabinet aux six fenêtres a recueilli les portraits de Mesdames : elles font vis-à-vis aux bustes des encyclopédistes. Nattier a peint chacune délies sous deux aspects, en costume de cour, en divinité mythologique. Son art charmant a flatté toutes ces vieilles filles, Loque et Coche, Graille et Chiffe, aussi bien que, leurs deux aînées. Aucune d’elles n’était jolie, à en juger par des témoins plus véridiques, les médaillons de plâtre conservés à la bibliothèque de Versailles. Déjà, de leur vivant, les six filles de Louis XV « embarrassaient le château, » nous dit Barbier. Pour le débarrasser, on envoya les cadettes à l’abbaye de Fontevrault, où elles languirent douze ans, sans visites et sans lettres de leurs parens. Quand elles furent rappelées, en 1750, on les dispersa au rez-de-chaussée. Elles y vieillirent, encombrantes, brouillonnes, sujet de perpétuel gémissement pour les contrôleurs des finances. Les plus intrigantes grimpaient aux petits cabinets de leur père, s’escrimaient sans succès contre les favorites : elles se liguèrent ensuite contre leur pauvre nièce Marie-Antoinette. Les autres jouaient au cavagnole, comméraient, faisaient relier de beaux livres qu’elles lisaient peu ; portées de préférence sur leur bouche, s’il faut en croire d’Argenson : « Mesdames se mettent à table à minuit et se crèvent de vin et de viande. » Madame Louise alla au Carmel, où elle continua d’intriguer dans les choses de l’Eglise. A la Révolution, Mesdames Adélaïde et Victoire, les deux seules survivantes, se réfugièrent à Rome. Chassées de cet asile, talonnées par les soldats de Championnet jusqu’à la pointe de l’Italie, les fugitives se jetèrent dans un trabaccolo, errèrent longtemps sur l’Adriatique, vinrent mourir de fatigue à Trieste. Louis XVIII fit rapporter les dépouilles de ses tantes en 1814 : elles arrivèrent à Toulon comme Napoléon débarquait au golfe Jouan. Ces revenantes durent encore patienter cent jours dans un hangar, avant de rejoindre leurs sœurs à Saint-Denis ; toujours encombrantes, toujours inopportunes ; non pas inutiles, cependant, puisque nous leur devons les délicieux chefs-d’œuvre de Nattier.

Ce fut ici, à un bal de masques donné le 7 février 1745 chez Madame Adélaïde, que le roi vit pour la première fois Mme d’Etiolés. La marquise de Ponipadour n’ayant point logé de ce côté, on n’y a mis en souvenir de sa fructueuse apparition qu’un petit portrait d’elle, à mi-corps, sorti de l’atelier de Boucher. La débutante y est presque modeste, retraitée dans un angle, près de son frère, l’avantageux Marigny. Le prédécesseur de Marigny à la direction générale des bâtimens, Tournehem, regarde tristement ses liasses de comptes. Plaignons-le ; Tocqué a daté ce tableau de 1750 ; c’est l’année où le directeur général se lamentait de n’avoir plus un denier vaillant pour payer les doreurs.

Le siècle marche, mûrit, pourrit. Nous apercevons chemin faisant quelques-uns des hommes qui mènent ses affaires : entre autres les deux. Choiseul, Stainville et Praslin. A eux deux, sur ce panneau où ils se font pendant, les Choiseul personnifient leur époque. Lequel va dire : « Après nous le déluge ? » Ils le diraient de façon différente : Stainville, plus sémillant, avec son joli sourire, son petit nez à la Roxelane qui flaire le vent, son regard enjôleur qui parcourt légèrement les papiers d’Etat entassés sur le bureau où il écrit ; Praslin, avec un geste de grâce altière, une fatigue distraite de grand seigneur blasé. Les Choiseul, Vergennes, La Vrillière, tous ces visages suggèrent les mêmes mots : élégance, légèreté, esprit. Spirituels, ils le sont tous, et ne sont que cela.

Mais hâtons-nous vers le Louis XV de Drouais. Entre toutes, cette toile retient la songerie : elle nous en apprend plus que de gros volumes d’histoire. C’est un portrait sans apparat : habit rouge, cordon bleu, la mise et l’air de l’intimité ; 1773, l’année d’avant la mort. Le gracieux enfant que Rigaud nous présentait tout à l’heure a passé soixante ans. Rien d’un vieillard, sur les traits toujours aimables de Louis le Bien-Aimé ; rien, sinon l’âme avouée par le regard, et qui n’a plus d’âge. Elle transparaît, montre de quoi elle est faite : intelligence claire, aiguisée, mais paresseuse ; cœur sans méchanceté, sans ressort pour la lutte ; dissimulation, inconstance, tout le charme et la bonté de surface sur un fond décevant ; faiblesse incurable, souvent séduisante, de l’homme trop adonné aux femmes ; conscience réfléchie de l’irrémédiable déchéance, en soi, autour de soi. Ce regard a tout vu, tout su, tout épuisé ; il proclame le néant de tout, la résignation dans le dégoût d’autrui et de soi-même, l’infinie lassitude.

Lasse, lasse, c’est le dernier mot de cette figure, de la bouche qui va s’entr’ouvrir, semble-t-il, et redire les paroles révélatrices que Mme du Hausset surprenait chaque soir dans le boudoir de la Pompadour. — « Le roi avait les idées les plus tristes sur la plupart des événemens. Quand il arrivait un nouveau ministre, il disait : « Il a étalé sa marchandise comme un autre, et promet les plus belles choses du monde, dont rien n’aura lieu. Il ne connaît pas ce pays-ci. Il verra… » — Quand on lui parlait de projets pour renforcer la marine, il disait : « Voilà vingt fois que j’entends parler de cela. Jamais la France n’aura de marine, je crois. » — Le roi était bien aise de la prise de Mahou ; mais il ne pouvait croire au mérite de ses courtisans, et il regardait leurs succès comme l’effet du hasard… Le roi parlait souvent de la mort, et aussi d’enterremens et de cimetières : personne n’était né plus mélancolique. » — Il faudrait reproduire toute la suite de ces propos. Je ne sais pas de plus merveilleuse étude de psychologie que les espionnages de cette femme de chambre : le tableau de Drouais la confirme et l’éclaire.

Il est regrettable qu’on ne puisse mettre en face, ici même, un portrait de Mme Du Barry qui compléterait la leçon. Cette toile peu connue, une des meilleures de Mme Vigée-Lebrun, a été léguée par M. Vatel à la bibliothèque de Versailles, l’ancien dépôt des Affaires étrangères. — « Le grand portrait de Mme Lebrun est délicieux et d’une ressemblance ravissante ; il est parlant et d’un agrément infini… » Ainsi écrivait à la dame son dernier soupirant, M. de Rohan-Chabot, dans une lettre du 7 septembre 1793. Il venait de faire prendre la peinture en question chez l’avant-dernier, pour qui elle avait été faite ; le duc de Brissac, massacré l’année d’auparavant. Les Goncourt citent cette lettre, mais ils n’ont pas vu l’œuvre de Mme Lebrun et n’en font point état. — La comtesse posa devant son amie en 1789 : elle avait alors quarante-six ans.

La propriétaire de Luciennes est assise dans son parc, un livre à la main : derrière elle, les masses ombreuses de la forêt s’étagent sur les pentes d’un vallon, qui descend en molles ondulations vers la Seine. Une robe-peignoir d’un vert sombre s’harmonise avec ces feuillages ; le vêtement un peu lâche, retenu à la mode du jour par une ceinture remontée, laisse voir les bras et le haut de la gorge sous la chemisette de dentelle. Du mouchoir de gaze jeté sur la tête, les longues boucles des cheveux blonds s’échappent en désordre, roulent sur le sein ; « ses cheveux étaient bouclés et cendrés comme ceux d’un enfant, » dit Mme Lebrun. Les lignes du visage s’empâtent, il y a de la couperose dans le teint ; mais c’est encore une maturité savoureuse, et qui a si forte envie de l’être ! Croyez-en le regard langoureux de ces yeux bruns, fendus en amande. Sous la paupière gauche et au coin des lèvres, les deux grains de beauté qui avaient piqué l’attention du roi. Elle est plus que jamais « la rondelette Du Barry : » bonne fille, contente de sa journée bien remplie, prête à la recommencer. Elle n’a pas de rancœurs, pas de remords, et pense n’avoir point fait de mal, puisqu’elle n’a point fait de politique. Ses souvenirs apaisés s’égrènent dans les causeries rapportées par Mme Lebrun : « C’est dans cette salle que Louis XV me faisait l’honneur de dîner… Il y avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient… » Elle ne dit pas cela comme une chose triste ; seulement comme une chose drôle, qui est arrivée. Regrette-t-elle ? Non pas. Elle a trouvé le bonheur dans son idylle d’automne avec l’honnête Brissac. — Elle le retrouverait ici : nous venons de passer devant un buste du gouverneur de Paris, par Rœttiers de la Tour : figure carrée de brave homme, et de tout repos. — Ils s’aiment comme Philémon et Baucis, oublieux du passé, ignorans de l’orage qui s’amasse dans ce tranquille ciel du soir, sur leurs têtes condamnées.

Quatre ans plus tard, des forcenés jetteront celle du bon duc sur ces pelouses de Luciennes. Ramené d’Orléans à Versailles avec les prisonniers de la Haute-Cour, Brissac fut égorgé comme ses compagnons dans la rue de l’Orangerie, le 9 septembre 1792. Des patriotes versaillais détachèrent sa tête ; ils s’avisèrent de porter ce trophée à Luciennes, dans le salon de Mme Du Barry, où ils le laissèrent. Folle de terreur, la malheureuse femme fit enterrer la sanglante relique dans un coin de son jardin. C’est là qu’un ouvrier vient de l’exhumer, un matin de l’été qui finit : mon ingénieux confrère M. Lenôtre nous contait l’autre jour cette lugubre trouvaille. Si l’on gardait quelques doutes sur l’authenticité du crâne de Brissac, il n’y aurait qu’à le confronter avec le buste de l’appartement du Dauphin : le ciseau de Rœttiers a vigoureusement accusé sur ce marbre les saillies caractéristiques du modèle. — On a vu comment Rohan-Chabot consolait Mme Du Barry, un an après ce drame. Notre portrait explique, il excuse l’inlassable faiblesse de la galante quinquagénaire ; elle désire tant plaire encore, la molle créature, et vivre, vivre à tout prix. On devine sur cette bouche sensuelle le dernier cri qui va s’en échapper : « Encore une minute, monsieur le bourreau ! »

Encore une minute ! Encore un peu de plaisir ! C’est le cri qu’ils jetteraient tous, s’ils savaient, ces hommes et ces femmes de plaisir, ceux mêmes et celles qui vont mourir le plus courageusement. Au seuil du salon Louis XVI, le dernier de l’enfilade, la terreur et la pitié retiennent un instant le visiteur. La plupart des têtes qu’il voit là sont marquées pour le couteau, d’autres pour l’exil, pour les funestes aventures des jours à venir. Le vieux Gluck, placé sur une des portes, et qui lève les yeux au ciel en cherchant ses mélodies, pourrait trouver dans cette salle et y faire entendre les incantations aux mânes dont le gémissement emplit son Orphée. L’auditoire du musicien est composé tout entier de ces « ombres livides » dont parlait André Chénier.

Arrêtons sur ce seuil notre promenade. Si le lecteur n’en est pas lassé, nous l’achèverons une autre fois ; parmi les personnages de cette société plus proche, plus émouvante, rattachée à la nôtre par tant de liens. Un monde commence avec Louis XVI, un monde a fini avec Louis XV. De même que le siècle de Louis XIV, à l’autre bout de cette galerie, empiétait sur son successeur, de même le siècle des Révolutions, — celui qui hier encore était le nôtre, — reflue violemment sur les dernières années du XVIIIe siècle, les sépare de l’ancien temps et les tire vers nous. Nous quittons ici ceux qui ont goûté pleinement toute la douceur de vivre, regrettée par M. de Talleyrand. Leurs héritiers nous conduiront jusqu’à nos jours, à travers les troubles et les angoisses qui font leurs portraits si pathétiques. Toutes les époques revivent, dans cet éloquent et universel tombeau de Versailles ; toutes les figures historiques y surgissent, jusqu’à celles qui parlèrent encore à nos oreilles, qui demeurent gravées dans nos yeux.

Tout à l’heure, dans le cabinet du grand Dauphin, entre les paniers de Mesdames et les bustes des philosophes, une de ces figures obsédait mon souvenir. — C’était au mois d’avril 1871, dans le temps que la Commune tenait Paris et menaçait Versailles. Les services des Affaires étrangères campaient dans les salles des Maréchaux. J’y vins chercher mes passeports pour me rendre à notre ambassade de Constantinople. À l’extrémité de ces pièces où des commis expédiaient leurs écritures, on m’introduisit dans le cabinet du Dauphin et du Régent. Jules Favre y travaillait. Nul de ceux qui le virent à ce moment n’a pu oublier cette physionomie ravagée, décomposée, mal remise du supplice de Ferrières, de la lutte inégale contre le terrible adversaire dont on nous rapportait naguère ce ricanement : « Je crois que Jules Favre commençait à me prendre pour une assemblée publique… » Le ministre de la Défense était littéralement ployé sous le poids de ses malheurs, des nôtres. Il travaillait sur le bureau des anciens rois, essayant d’arracher quelques concessions au souverain qui venait de ceindre la couronne impériale dans la Galerie des glaces, au-dessus de ce cabinet. Je le revois toujours, le vieil avocat brisé de douleur, tel qu’il m apparut à ma première visite dans cet appartement du Dauphin ; il y occupait alors la place des princes dont les portraits sont revenus prendre la sienne.

Ainsi les souvenirs se rejoignent et se confondent, dans le château de Versailles, cependant que l’immense paix du soir tombe sur la nappe verte des bois, sur les bassins assoupis, suites blanches statues. Une fois encore, les lueurs fantastiques du couchant rallument dans les vitres de la galerie les feux éteints, elles y raniment la vie, toutes les vies du passé. La plainte funèbre d’Eurydice va soupirer là-haut, sur le clavecin de la Reine ; ou, plus lointaine dans ces tribunes du jardin, l’ariette de Lulli sur les basses de viole qui versèrent l’amour à La Vallière, à tant d’autres Psychés délaissées par le jeune dieu… « Il y avait au-dessus une tribune pour les musiciens qui chantaient… »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Il n’est que juste d’adresser ici mon remerciement à M. de Nolhac. Ses publications savantes sur le château, — y compris celle que M. Bernard éditera dans quelques jours, la Création du château de Versailles, — m’ont fourni le fil conducteur faute duquel on s’égare à chaque pas dans ce labyrinthe. Elles éclaircissent tous les problèmes d’attribution ; elles rectifient et complètent les monographies de l’honnête Dussieux, trop souvent inexactes. Plus encore que par ses livres, l’historien de Marie-Antoinette m’a facilité ce travail par ses explications orales. Il eût fallu surcharger mon texte de guillemets et de références pour restituer à M. de Nolhac les renseignemens que je lui dois, les citations que je lui emprunte. J’aime mieux rendre mes comptes en bloc : si quelque erreur s’est glissée dans cet article, elle est de mon fait ; si l’on y trouve des indications précises et quelques glanes fructueuses dans le champ du passé, l’honnêteté m’oblige à dire qu’on en doit rapporter le mérite aux livres et aux entretiens d’un guide aussi obligeant qu’informé.