Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 485-520).
Acte II  ►


ACTE PREMIER



Scène première

DORANTE, BLAISE.
Dorante.

Eh bien ! maître Blaise, que me veux-tu ? Parle, puis-je te rendre quelque service ?

Blaise.

Oh ! dame ! comme c’dit l’autre, vous en êtes bian capable.

Dorante.

De quoi s’agit-il ?

Blaise.

Morgué ! v’là bian monsieur Dorante ; quand faut sarvir le monde, jarnicoton ! ça ne barguigne point. Que ça est agriable ! le biau naturel d’homme !

Dorante.

Voyons ; je serai charmé de t’être utile.

Blaise.

Oh ! point du tout ; c’est vous, monsieur, qui charmez les autres.

Dorante.

Explique-toi.

Blaise.

Boutez d’abord dessus.

Dorante.

Non ; je ne me couvre jamais.

Blaise.

C’est bian fait à vous ; moi, je me couvre toujours ; ce n’est pas mal fait non pus.

Dorante.

Parle…

Blaise, riant.

Eh ! eh bian ! qu’est-ce ? Comment vous va, monsieur Dorante ? Toujours gros et gras. J’ons vu le temps que vous étiez mince ; mais, morgué ! ça s’est bian amendé. Vous v’là bian en char.

Dorante.

Tu avais, ce me semble, quelque chose à me dire ; entre en matière sans compliment.

Blaise.

Oh ! c’est un petit bout de civilité en passant, comme ça se doit.

Dorante.

C’est que j’ai affaire.

Blaise.

Morgué ! tant pis ; les affaires baillont du souci.

Dorante.

Dans un moment, il faut que je te quitte ; achève.

Blaise.

Je commence. C’est que je venons par rapport à noute fille, pour l’amour de ce qu’alle va être la femme d’Arlequin voute valet.

Dorante.

Je le sais.

Blaise.

Dont je savons qu’vous êtes consentant, à cause qu’alle est femme de chambre de madame la comtesse, qui va vous prendre itou pour son homme.

Dorante.

Après ?

Blaise.

C’est ce qui fait, ne vous déplaise, que je venons vous prier d’une grâce.

Dorante.

Quelle est-elle ?

Blaise.

C’est que faura le troussiau de Lisette, monsieur Dorante ; faura faire une noce, et pis du dégât pour cette noce, et pis de la marchandise pour ce dégât, et du comptant pour cette marchandise. Partout du comptant, hors cheux nous qu’il n’y en a point. Par ainsi, si, par voute moyen auprès de madame la comtesse, qui m’avancerait queuque six-vingts francs sur mon office de jardinier…

Dorante.

Je t’entends, maître Blaise ; mais j’aimerais mieux te les donner, que de les demander pour toi à la comtesse, qui ne ferait pas aujourd’hui grand cas de ma prière. Tu crois que je vais l’épouser, et tu te trompes. Je pense que le chevalier Damis m’a supplanté. Adresse-toi à lui ; si tu n’obtiens rien, je te ferai l’argent dont tu as besoin.

Blaise.

Par la morgué ! ce que j’entends là me dérange de vous remarcier, tant je sis surprins et stupéfait. Un brave homme comme vous, qui a une mine de prince, qui a le cœur de m’offrir de l’argent, se voir délaissé de la propre parsonne de sa maîtresse !… ça ne se peut pas. C’est noute enfant que la comtesse ; c’est défunte noute femme qui l’a norrie. Noute femme avait de la conscience ; faut que sa norriture tianne d’elle. Ne craignez rin, reboutez voute esprit ; il n’y a ni chevalier ni cheval à ça.

Dorante.

Ce que je te dis n’est que trop vrai, maître Blaise.

Blaise.

Jarnigaine ! si je le croyais, je sis homme à li représenter sa faute. Une comtesse que j’ons vue marmotte ! Vous plaît-il que je l’exhortisse ?

Dorante.

Eh ! que lui dirais-tu, mon enfant ?

Blaise.

Ce que je li dirais, morgué ! ce que je li dirais ! Et qu’est-ce que c’est que ça, madame, et qu’est-ce que c’est que ça ? Velà ce que je li dirais, voyez-vous ! car, par la sangué ! j’ons barcé cette enfant-là, entendez-vous ? ça me baille un grand parvilége.

Dorante.

Voici Arlequin bien triste ; qu’a-t-il à m’apprendre ?



Scène II

DORANTE, ARLEQUIN, BLAISE.
Arlequin.

Ouf !

Dorante.

Qu’as-tu ?

Arlequin.

Beaucoup de chagrin pour vous, et à cause de cela, quantité de chagrin pour moi ; car un bon domestique va comme son maître.

Dorante.

Eh bien ?

Blaise.

Qui est-ce qui vous fâche ?

Arlequin.

Il faut se préparer à l’affliction, monsieur ; selon toute apparence, elle sera considérable.

Dorante.

Parle donc.

Arlequin.

J’en pleure d’avance, afin de m’en consoler après.

Blaise.

Morgué ! ça m’attriste itou.

Dorante.

Parleras-tu ?

Arlequin.

Hélas ! je n’ai rien à dire. C’est que je devine que vous serez affligé, et je vous pronostique votre douleur.

Dorante.

On a bien affaire de ton pronostic !

Blaise.

À quoi sert d’être oisiau de mauvais augure ?

Arlequin.

C’est que j’étais tout à l’heure dans la salle, où j’achevais… mais passons cet article.

Dorante.

Je veux tout savoir.

Arlequin.

Ce n’est rien… qu’une bouteille de vin qu’on avait oubliée, et que j’achevais d’y boire, quand j’ai entendu la comtesse qui allait y entrer avec le chevalier.

Dorante, soupirant.

Après ?

Arlequin.

Comme elle aurait pu trouver mauvais que je busse en fraude, je me suis sauvé dans l’office avec ma bouteille. D’abord, j’ai commencé par la vider pour la mettre en sûreté.

Blaise.

Ça est naturel.

Dorante.

Eh ! laisse là ta bouteille, et me dis ce qui me regarde.

Arlequin.

Je parle de cette bouteille parce qu’elle y était ; je ne voulais pas l’y mettre.

Blaise.

Faut la laisser là, pisqu’alle est bue.

Arlequin.

La voilà donc vide ; je l’ai mise à terre.

Dorante.

Encore ?

Arlequin.

Ensuite, sans mot dire, j’ai regardé à travers la serrure…

Dorante.

Et tu as vu la comtesse avec le chevalier dans la salle ?

Arlequin.

Bon ! ce maudit serrurier n’a-t-il pas fait le trou de la serrure si petit, qu’on ne peut rien voir à travers ?

Blaise.

Morgué ! tant pis.

Dorante.

Tu ne peux donc pas être sûr que ce fût la comtesse ?

Arlequin.

Si fait ; car mes oreilles ont reconnu sa parole, et sa parole n’était pas là sans sa personne.

Blaise.

Ils ne pouviont pas se dispenser d’être ensemble.

Dorante.

Eh bien ! que se disaient-ils ?

Arlequin.

Hélas ! je n’ai retenu que les pensées, j’ai oublié les paroles.

Dorante.

Dis-moi donc les pensées.

Arlequin.

Il faudrait en savoir les mots. Mais, monsieur, ils étaient ensemble, ils riaient de toute leur force ; ce vilain chevalier ouvrait une bouche plus large… Ah ! quand on rit tant, c’est qu’on est bien gaillard.

Blaise.

Eh bien ! c’est signe de joie ; velà tout.

Arlequin.

Oui ; mais cette joie-là a l’air de nous porter malheur. Quand un homme est si joyeux, c’est tant mieux pour lui, mais c’est toujours tant pis pour un autre. (Montrant son maître.) Et voilà justement l’autre !

Dorante.

Eh ! laisse-nous en repos. As-tu dit à la marquise que j’avais besoin d’un entretien avec elle ?

Arlequin.

Je ne me souviens pas si je lui ai dit ; mais je sais bien que je devais le lui dire.



Scène III

ARLEQUIN, BLAISE, DORANTE, LISETTE.
Lisette.

Monsieur, je ne sais pas comment vous l’entendez ; mais votre tranquillité m’étonne ; et si vous n’y prenez garde, ma maîtresse vous échappera. Je puis me tromper ; mais j’en ai peur.

Dorante.

Je le soupçonne aussi, Lisette ; mais que puis-je faire pour empêcher ce que tu me dis là ?

Blaise.

Mais, morgué ! ça se confirme donc, Lisette ?

Lisette.

Sans doute. Le chevalier ne la quitte point ; il l’amuse, il la cajole, il lui parle tout bas ; elle sourit. À la fin le cœur peut s’y mettre, s’il n’y est déjà ; et cela m’inquiète, monsieur ; car je vous estime. D’ailleurs, voilà un garçon qui doit m’épouser, et si vous ne devenez pas le maître de la maison, cela nous dérange.

Arlequin.

Il serait désagréable de faire deux ménages.

Dorante.

Ce qui me désespère, c’est que je n’y vois point de remède ; car la comtesse m’évite.

Blaise.

Mordi ! c’est pourtant mauvais signe.

Arlequin.

Et ce misérable Frontin, que te dit-il, Lisette ?

Lisette.

Des douceurs tant qu’il peut, que je paie de brusqueries.

Blaise.

Fort bian, noute fille. Toujours malhonnête envars li, toujours rudanière ; hoche la tête quand il te parle ; dis-li : Passe ton chemin. De la fidélité, morguienne ! baille cette confusion-là à la comtesse. N’est-ce pas, monsieur ?

Dorante.

Je me meurs de douleur !

Blaise.

Faut point mourir, ça gâte tout ; avisons plutôt à queuque manigance.

Lisette.

Je l’aperçois qui vient, elle est seule ; retirez-vous, monsieur, laissez-moi lui parler. Je veux savoir ce qu’elle a dans l’esprit ; je vous redirai notre conversation ; vous reviendrez après.

Dorante.

Je te laisse.

Arlequin.

Ma mie, toujours rudanière, hoche la tête quand il te parle.

Lisette.

Va, sois tranquille.



Scène IV

LISETTE, LA COMTESSE.
La Comtesse.

Je te cherchais, Lisette. Avec qui étais-tu là ? Il me semble avoir vu sortir quelqu’un d’avec toi.

Lisette.

C’est Dorante qui me quitte, madame.

La Comtesse.

C’est lui dont je voulais te parler. Que dit-il, Lisette ?

Lisette.

Mais il dit qu’il n’a pas lieu d’être content, et je crois qu’il dit assez juste. Qu’en pensez-vous, madame ?

La Comtesse.

Il m’aime donc toujours ?

Lisette.

Comment ? s’il vous aime ! Vous savez bien qu’il n’a point changé. Est-ce que vous ne l’aimez plus ?

La Comtesse.

Qu’appelez-vous, plus ? Est-ce que je l’aimais ? Dans le fond, je le distinguais, voilà tout ; et distinguer un homme, ce n’est pas encore l’aimer, Lisette ; cela peut y conduire, mais cela n’y est pas.

Lisette.

Je vous ai pourtant entendu dire que c’était le plus aimable homme du monde.

La Comtesse.

Cela se peut bien.

Lisette.

Je vous ai vue l’attendre avec empressement.

La Comtesse.

C’est que je suis impatiente.

Lisette.

Être fâchée quand il ne venait pas.

La Comtesse.

Tout cela est vrai. Nous y voilà : je le distinguais, vous dis-je, et je le distingue encore ; mais rien ne m’engage avec lui ; et comme il te parle quelquefois, et que tu crois qu’il m’aime, je venais te dire qu’il faut que tu le disposes adroitement à se tranquilliser sur mon chapitre.

Lisette.

Et le tout en faveur de monsieur le chevalier Damis, qui n’a vaillant qu’un accent gascon dont vous vous amusez ? Que vous avez le cœur inconstant ! Avec autant de raison que vous en avez, comment pouvez-vous être infidèle ? car on dira que vous l’êtes.

La Comtesse.

Eh bien ! infidèle soit, puisque tu veux que je le sois. Crois-tu me faire peur avec ce grand mot ? Infidèle ! ne dirait-on pas que ce soit une grande injure ? Il y a comme cela des mots dont on épouvante les esprits faibles, qu’on a mis en crédit, faute de réflexion, et qui ne sont pourtant rien.

Lisette.

Ah ! madame, que dites-vous là ? Comme vous êtes aguerrie là-dessus ! Je ne vous croyais pas si désespérée. Un cœur qui trahit sa foi, qui manque à sa parole !

La Comtesse.

Eh bien ! ce cœur qui manque à sa parole, quand il en donne mille, il fait sa charge ; quand il en trahit mille, il la fait encore ; il va comme ses mouvements le mènent, et ne saurait aller autrement. Qu’est-ce que c’est que l’étalage que tu me fais là ? Bien loin que l’infidélité soit un crime, je soutiens, moi, qu’il ne faut pas un moment hésiter d’en faire une, quand on en est tenté, à moins que de vouloir tromper les gens ; ce qu’il faut éviter, à quelque prix que ce soit.

Lisette.

Mais, mais… de la manière dont vous tournez cette affaire-là, je crois, de bonne foi, que vous avez raison. Oui, je comprends que l’infidélité est quelquefois de devoir ; je ne m’en serais jamais doutée.

La Comtesse.

Tu vois pourtant que cela est clair.

Lisette.

Si clair, que je m’examine à présent pour savoir si je ne serai pas moi-même obligée de faire une infidélité.

La Comtesse.

Dorante est en vérité plaisant ! N’oserais-je, à cause qu’il m’aime, distraire un regard de mes yeux ? N’appartiendra-t-il qu’à lui de me trouver jeune et aimable ? Faut-il que j’aie cent ans pour tous les autres, que j’enterre tout ce que je vaux, que je me dévoue à la plus triste stérilité de plaisir qu’il soit possible d’imaginer ?

Lisette.

C’est apparemment ce qu’il prétend.

La Comtesse.

Sans doute ; avec ces messieurs-là, voilà comment il faudrait vivre. Si vous les en croyez, il n’y a plus pour vous qu’un seul homme, qui doit composer tout votre univers ; tous les autres sont rayés, ce sont autant de morts pour vous. Peut-être que votre amour-propre n’y trouve point son compte, et qu’il les regrette quelquefois. Eh ! qu’il pâtisse ; la sotte fidélité lui a fait sa part. Elle lui laisse un captif pour sa gloire ; qu’il s’en amuse comme il pourra, et qu’il prenne patience. Quel abus, Lisette, quel abus ! Va, va, parle à Dorante, et laisse là tes scrupules. Les hommes, quand ils ont envie de nous quitter, y font-ils tant de façons ? N’avons-nous pas tous les jours de belles preuves de leur constance ? Ont-ils là-dessus des privilèges que nous n’ayons pas ? Tu te moques de moi ; le chevalier m’aime, il ne me déplaît pas ; je ne ferai pas la moindre violence à mon penchant.

Lisette.

Allons, allons, madame, à présent que je suis instruite, les amants délaissés n’ont qu’à chercher qui les plaigne ; me voilà bien guérie de la compassion que j’avais pour eux.

La Comtesse.

Ce n’est pas que je n’estime Dorante ; mais souvent ce qu’on estime, ennuie. Le voici qui revient. Je me sauve de ses plaintes qui m’attendent ; saisis ce moment pour m’en débarrasser.



Scène V

DORANTE, LA COMTESSE, LISETTE, ARLEQUIN.
Dorante, arrêtant La Comtesse.

Quoi ! madame, j’arrive, et vous me fuyez !

La Comtesse.

Ah ! c’est vous, Dorante ! je ne vous fuis point, je m’en retourne.

Dorante.

De grâce, donnez-moi un instant d’audience.

La Comtesse.

Un instant, rien qu’un instant, au moins ; car j’ai peur qu’il ne me vienne compagnie.

Dorante.

On vous avertira, s’il vous en vient. Souffrez que je vous parle de mon amour.

La Comtesse.

N’est-ce que cela ? Je sais votre amour par cœur. Que me veut-il donc, cet amour ?

Dorante.

Hélas ! madame, de l’air dont vous m’écoutez, je vois bien que je vous ennuie.

La Comtesse.

À vous dire vrai, votre prélude n’est pas amusant.

Dorante.

Que je suis malheureux ! Qu’êtes-vous devenue pour moi ? Vous me désespérez.

La Comtesse.

Dorante, quand quitterez-vous ce ton lugubre et cet air noir ?

Dorante.

Faut-il que je vous aime encore, après d’aussi cruelles réponses que celles que vous me faites !

La Comtesse.

Cruelles réponses ! Avec quel goût vous prononcez cela ! Que vous auriez été un excellent héros de roman ! Votre cœur a manqué sa vocation, Dorante.

Dorante.

Ingrate que vous êtes !

La Comtesse, riant.

Ce style-là ne me corrigera guère.

Arlequin, gémissant.

Hi ! hi ! hi !

La Comtesse.

Tenez, monsieur, vos tristesses sont si contagieuses qu’elles ont gagné jusqu’à votre valet : on l’entend qui soupire.

Arlequin.

Je suis touché du malheur de mon maître.

Dorante.

J’ai besoin de tout mon respect pour ne pas éclater de colère.

La Comtesse.

Eh ! d’où vous vient de la colère, monsieur ! De quoi vous plaignez-vous, s’il vous plaît ? Est-ce de l’amour que vous avez pour moi ? Je n’y saurais que faire. Ce n’est pas un crime de vous paraître aimable. Est-ce de l’amour que vous voudriez que j’eusse, et que je n’ai point ? Ce n’est pas ma faute, s’il ne m’est pas venu. Il vous est fort permis de souhaiter que j’en aie ; mais de venir me reprocher que je n’en ai point, cela n’est pas raisonnable. Les sentiments de votre cœur ne font pas la loi du mien ; prenez-y garde, vous traitez cela comme une dette, et ce n’en est pas une. Soupirez, monsieur, vous êtes le maître ; je n’ai pas droit de vous en empêcher ; mais n’exigez pas que je soupire. Accoutumez-vous à penser que vos soupirs ne m’obligent point à les accompagner des miens, pas même à m’en amuser. Je les trouvais autrefois plus supportables ; mais je vous annonce que le ton qu’ils prennent aujourd’hui m’ennuie ; réglez-vous là-dessus. Adieu, monsieur.

Dorante.

Encore un mot, madame. Vous ne m’aimez donc plus ?

La Comtesse.

Eh ! eh ! plus est singulier ! je ne me ressouviens pas trop de vous avoir aimé.

Dorante.

Non ! je vous jure ma foi, que je ne m’en ressouviendrai de ma vie non plus.

La Comtesse.

En tout cas, vous n’oublierez qu’un rêve.

(Elle sort.)



Scène VI

DORANTE, ARLEQUIN, LISETTE.
Dorante, arrêtant Lisette.

La perfide !… Arrête, Lisette.

Arlequin.

En vérité, voilà un petit cœur de comtesse bien édifiant !

Dorante, à Lisette.

Tu lui as parlé de moi ; je ne sais que trop ce qu’elle pense ; mais, n’importe, que t’a-t-elle dit en particulier ?

Lisette.

Je n’aurai pas le temps de vous le répéter. Madame attend compagnie ; elle aura peut-être besoin de moi.

Arlequin.

Oh ! oh ! comme elle répond, monsieur !

Dorante.

Lisette, m’abandonnez-vous ?

Arlequin.

Serais-tu, par hasard, une masque aussi ?

Dorante.

Parle ; quelles raisons allègue-t-elle ?

Lisette.

Oh ! de très fortes, monsieur ; il faut en convenir, la fidélité n’est bonne à rien ; c’est mal fait d’en avoir. De beaux yeux ne servent pas à grand’chose ; un seul homme en profite ; tous les autres sont morts. Il ne faut tromper personne ; avec cela on est enterrée, l’amour-propre n’a point sa part ; c’est comme si on avait cent ans. Ce n’est pas qu’on ne vous estime ; mais l’ennui s’y met. Il vaudrait autant être vieille ; et cela vous fait tort.

Dorante.

Quel étrange discours me tiens-tu là ?

Arlequin.

Je n’ai jamais vu de paroles de si mauvaise mine.

Dorante.

Explique-toi donc.

Lisette.

Quoi ! vous ne m’entendez pas ? Eh bien ! monsieur, on vous distingue.

Dorante.

Veux-tu dire qu’on m’aime ?

Lisette.

Eh ! non. Cela peut y conduire, mais cela n’y est pas.

Dorante.

Je n’y conçois rien. Aime-t-on le chevalier ?

Lisette.

C’est un fort aimable homme.

Dorante.

Et moi, Lisette ?

Lisette.

Vous étiez fort aimable aussi. M’entendez-vous à cette heure ?

Dorante.

Ah ! je suis outré !

Arlequin.

Et de moi, suivante de mon âme, qu’en fais-tu ?

Lisette.

Toi ? je te distingue…

Arlequin.

Et moi, je te maudis, chambrière du diable !



Scène VII

ARLEQUIN, DORANTE, LA MARQUISE.
Arlequin.

Nous avons affaire à de jolies personnes, monsieur, n’est-ce pas ?

Dorante.

J’ai le cœur saisi.

Arlequin.

J’en perds la respiration.

La Marquise.

Vous me paraissez bien affligé, Dorante.

Dorante.

On me trahit, madame, on m’assassine, on me plonge le poignard dans le sein.

Arlequin.

On m’étouffe, madame, on m’égorge ; on me distingue.

La Marquise.

C’est sans doute de la comtesse qu’il est question, Dorante ?

Dorante.

D’elle-même, madame.

La Marquise.

Pourrais-je vous demander un moment d’entretien ?

Dorante.

Comme il vous plaira. J’avais même envie de vous parler sur ce qui vient de nous arriver.

La Marquise.

Dites à votre valet de se tenir à l’écart, afin de nous avertir si quelqu’un vient.

Dorante.

Retire-toi ; et prends garde à tout ce qui approchera d’ici.

Arlequin.

Que le ciel nous console ! nous voilà tous trois sur le pavé : car vous y êtes aussi, vous, madame. Votre chevalier ne vaut pas mieux que notre comtesse et notre Lisette, et nous sommes trois cœurs hors de condition.

La Marquise.

Va-t’en ; laisse-nous. Arlequin s’en va.



Scène VIII

LA MARQUISE, DORANTE.
La Marquise.

Dorante, on nous quitte donc tous deux ?

Dorante.

Vous le voyez, madame.

La Marquise.

N’imaginez-vous rien à faire dans cette occasion-ci ?

Dorante.

Non, je ne vois plus rien à tenter ; on nous quitte sans retour. Que nous étions mal assortis, marquise ! Eh ! pourquoi n’est-ce pas vous que j’aime ?

La Marquise.

Eh bien ! Dorante, tâchez de m’aimer.

Dorante.

Hélas ! je voudrais pouvoir y réussir.

La Marquise.

La réponse n’est pas flatteuse ; mais vous me la devez dans l’état où vous êtes.

Dorante.

Ah ! madame, je vous demande pardon ; je ne sais ce que je dis, je m’égare.

La Marquise.

Ne vous fatiguez pas à l’excuser, je m’y attendais.

Dorante.

Vous êtes aimable, sans doute ; il n’est pas difficile de le voir, et j’ai regretté cent fois de n’y avoir pas fait assez d’attention ; cent fois je me suis dit…

La Marquise.

Plus vous continuerez vos compliments, plus vous me direz d’injures ; car ce ne sont pas là des douceurs, au moins. Laissons cela, vous dis-je.

Dorante.

Je n’ai pourtant recours qu’à vous, marquise. Vous avez raison ; il faut que je vous aime ; il n’y a que ce moyen-là de punir la perfide que j’adore.

La Marquise.

Non, Dorante, je sais une manière de nous venger qui nous sera plus commode à tous deux. Je veux bien punir la comtesse ; mais en la punissant, je veux vous la rendre, et je vous la rendrai.

Dorante.

Quoi ! la comtesse reviendrait à moi ?

La Marquise.

Oui, plus tendre que jamais.

Dorante.

Serait-il possible ?

La Marquise.

Et sans qu’il vous en coûte la peine de m’aimer.

Dorante.

Comme il vous plaira.

La Marquise.

Attendez pourtant. Je vous dispense d’amour pour moi ; mais c’est à condition d’en feindre.

Dorante.

Oh ! de tout mon cœur ; je tiendrai toutes les conditions que vous voudrez.

La Marquise.

Vous aimait-elle beaucoup ?

Dorante.

Il me le paraissait.

La Marquise.

Était-elle persuadée que vous l’aimiez de même ?

Dorante.

Je vous dis que je l’adore, et qu’elle le sait.

La Marquise.

Tant mieux qu’elle en soit sûre.

Dorante.

Mais du chevalier, qui vous a quittée et qui l’aime, qu’en ferons-nous ? Lui laisserons-nous le temps d’être aimé de la comtesse ?

La Marquise.

Si la comtesse croit l’aimer, elle se trompe ; elle n’a voulu que me l’enlever. Si elle croit ne vous plus aimer, elle se trompe encore ; il n’y a que sa coquetterie qui vous néglige.

Dorante.

Cela se pourrait bien.

La Marquise.

Je connais mon sexe ; laissez-moi faire. Voici comment il faut s’y prendre… Mais on vient ; remettons à concerter ce que j’imagine.



Scène IX

ARLEQUIN, DORANTE, LA MARQUISE.
Arlequin.

Ah ! que je souffre !

Dorante.

Quoi ! ne viens-tu nous interrompre que pour soupirer ? Tu n’as guère de cœur.

Arlequin.

Voilà tout ce que j’en ai. Mais il y a là-bas un coquin qui demande à parler à madame ; voulez-vous qu’il entre, ou que je le batte ?

La Marquise.

Qui est-ce donc ?

Arlequin.

Un maraud qui m’a soufflé ma maîtresse, et qui s’appelle Frontin.

La Marquise.

Le valet du chevalier ? Qu’il vienne ; j’ai à lui parler.

Arlequin.

La vilaine connaissance que vous avez là, madame !

(Il sort.)



Scène X

LA MARQUISE, DORANTE.
La Marquise, à Dorante.

C’est un garçon adroit et fin, tout valet qu’il est, et dont j’ai fait mon espion auprès de son maître et de la comtesse. Voyons ce qu’il nous dira ; car il est bon d’être extrêmement sûr qu’ils s’aiment. Mais si vous ne vous sentez pas le courage d’écouter d’un air indifférent ce qu’il pourra nous dire, allez-vous-en.

Dorante.

Oh ! je suis outré ; mais ne craignez rien.



Scène XI

LA MARQUISE, DORANTE, ARLEQUIN, FRONTIN.
Arlequin, faisant entrer Frontin.

Viens, maître fripon ; entre.

Frontin.

Je te ferai ma réponse en sortant.

Arlequin, en s’en allant.

Je t’en prépare une qui ne me coûtera pas une syllabe.

La Marquise.

Approche, Frontin, approche.



Scène XII

LA MARQUISE, FRONTIN, DORANTE.
La Marquise.

Eh bien ! qu’as-tu à me dire ?

Frontin.

Mais, madame, puis-je parler devant monsieur ?

La Marquise.

En toute sûreté.

Dorante.

De quoi donc est-il question ?

La Marquise.

De la comtesse et du chevalier. Restez ; cela vous amusera.

Dorante.

Volontiers.

Frontin.

Cela pourra même occuper monsieur.

Dorante.

Voyons.

Frontin.

Dès que je vous eus promis, madame, d’observer ce qui se passerait entre mon maître et la comtesse, je me mis en embuscade…

La Marquise.

Abrège le plus que tu pourras.

Frontin.

Excusez, madame ; je ne finis point quand j’abrège.

La Marquise.

Le chevalier m’aime-t-il encore ?

Frontin.

Il n’en reste pas vestige ; il ne sait pas qui vous êtes.

La Marquise.

Et sans doute il aime la comtesse ?

Frontin.

Bon, l’aimer ! belle égratignure ! c’est traiter un incendie d’étincelle. Son cœur est brûlant, madame ; il est perdu d’amour.

Dorante, d’un air riant.

Et la comtesse ne le hait pas apparemment ?

Frontin.

Non, non ; la vérité est à plus de mille lieues de ce que vous dites.

Dorante.

J’entends qu’elle répond à son amour.

Frontin.

Bagatelle ! Elle n’y répond plus. Toutes ses réponses sont faites ; ou plutôt dans cette affaire-ci, il n’y a eu ni demande ni réponse ; on ne s’en est pas donné le temps. Figurez-vous deux cœurs qui partent ensemble ; il n’y eut jamais de vitesse égale. On ne sait à qui appartient le premier soupir ; il y a apparence que ce fut un duo.

Dorante, riant.

Ah ! ah ! ah… (À part.) Je me meurs !

La Marquise, à part.

Prenez garde… Mais as-tu quelque preuve de ce que tu dis là ?

Frontin.

J’ai de sûrs témoins de ce que j’avance, mes yeux et mes oreilles… Hier, la comtesse…

Dorante.

Mais cela suffit ; ils s’aiment ; voilà une histoire finie. Que peut-il dire de plus ?

La Marquise.

Achève.

Frontin.

Hier, la comtesse et mon maître s’en allaient au jardin ; je les suis de loin. Ils entrent dans le bois ; j’y entre aussi. Ils tournent dans une allée, moi dans le taillis. Ils se parlent ; je n’entends que des voix confuses. Je me coule, je me glisse, et de bosquet en bosquet, j’arrive à les entendre et même à les voir à travers le feuillage… La bellé chose ! la bellé chose ! s’écriait le chevalier, qui d’une main tenait un portrait et de l’autre la main de la comtesse. La bellé chose ! Car, comme il est Gascon, je le deviens en ce moment, tout Manceau que je suis ; on peut tout, quand on est exact, et qu’on sert avec zèle.

La Marquise.

Fort bien.

Dorante Fort mal.

Frontin.

Or, ce portrait, madame, dont je ne voyais que le menton avec un bout d’oreille, était celui de la comtesse. Oui, disait-elle, on dit qu’il me ressemble assez. Autant qu’il sé peut, disait mon maître, autant qu’il sé peut, à millé charmés près qué j’adore en vous, qué lé peintre né peut qué remarquer, qui font lé désespoir dé son art, et qui né rélèvent qué du pinceau dé la nature. Allons, allons, vous me flattez, disait la comtesse, en le regardant d’un œil étincelant d’amour-propre ; vous me flattez. Eh ! non, madame, ou qué la pesté m’étouffe ! Jé vous dégrade moi-même, en parlant dé vos charmés. Sandis ! aucune expression n’y peut atteindre ; vous n’êtes fidélément rendue qué dans mon cœur. N’y sommes-nous pas toutes deux, la marquise et moi ? répliquait la comtesse. La marquise et vous ! s’écriait-il ; eh ! cadédis ! où sé rangerait-elle ? Vous m’en occuperiez mille des cœurs, si jé les avais ; mon amour ne sait où sé mettre, tant il surabonde dans mes paroles, dans mes sentiments, dans ma pensée ; il sé répand partout, mon âme en régorge. Et tout en parlant ainsi, tantôt il baisait la main qu’il tenait, et tantôt le portrait. Quand la comtesse retirait la main, il se jetait sur la peinture ; quand elle redemandait la peinture, il reprenait la main ; lequel mouvement, comme vous voyez, faisait cela et cela ; ce qui était tout à fait plaisant à voir.

Dorante.

Quel récit, marquise !

(La Marquise fait signe à Dorante de se taire.)
Frontin.

Eh ! ne parlez-vous pas, monsieur ?

Dorante.

Non, je dis à madame que je trouve cela comique.

Frontin.

Je le souhaite. Là-dessus : rendez-moi mon portrait, rendez donc… Mais, comtesse… Mais, chevalier… Mais, madame, si jé rends la copie, qué l’original mé dédommagé… Oh ! pour cela, non… Oh ! pour céla, si. Le chevalier tombe à genoux : Madame, au nom dé vos grâcés innombrables, nantissez-moi dé la ressemblance, en attendant la personne ; accordez cé rafraîchissement à mon ardeur… Mais, chevalier, donner son portrait, c’est donner son cœur… Eh ! donc, madame, j’endurérai bien dé les avoir tous deux… Mais… Il n’y a point dé mais ; ma vie est à vous, lé portrait à moi ; qué chacun gardé sa part… Eh bien ! c’est donc vous qui le gardez ; ce n’est pas moi qui le donne, au moins… Tope ! sandis ! jé m’en fais responsable ; c’est moi qui lé prends ; vous né faites qué m’accorder dé lé prendre… Quel abus de ma bonté ! Ah ! c’est la comtesse qui fait un soupir… Ah ! félicité dé mon âme ! c’est le chevalier qui repart un second.

Dorante.

Ah !…

Frontin.

Et c’est monsieur qui fournit le troisième.

Dorante.

Oui. C’est que ces deux soupirs-là sont plaisants, et je les contrefais ; contrefaites aussi, marquise.

La Marquise.

Oh ! je n’y entends rien, moi ; mais je me les imagine. (Elle rit.) Ah ! ah ! ah !

Frontin.

Ce matin dans la galerie…

Dorante Faites-le finir ; je n’y tiendrais pas.

La Marquise.

En voilà assez, Frontin.

Frontin.

Les fragments qui me restent sont d’un goût choisi.

La Marquise.

N’importe, je suis assez instruite.

Frontin.

Les gages de la commission courent-ils toujours, madame ?

La Marquise.

Ce n’est pas la peine.

Frontin.

Et monsieur voudrait-il m’établir son pensionnaire ?

Dorante.

Non.

Frontin.

Ce non-là, si je m’y connais, me casse sans réplique, et je n’ai qu’une révérence à faire. (Il sort.)



Scène XIII

LA MARQUISE, DORANTE.
La Marquise.

Nous ne pouvons plus douter de leur secrète intelligence ; mais si vous jouez toujours votre personnage aussi mal, nous ne tenons rien.

Dorante.

J’avoue que ses récits m’ont fait souffrir ; mais je me soutiendrai mieux dans la suite. Ah ! l’ingrate ! jamais elle ne me donna son portrait.



Scène XIV

ARLEQUIN, LA MARQUISE, DORANTE.
Arlequin.

Monsieur, voilà votre fripon qui arrive.

Dorante.

Qui ?

Arlequin.

Un de nos deux larrons, le maître du mien.

Dorante.

Retire-toi.



Scène XV

LA MARQUISE, DORANTE.
La Marquise.

Et moi, je vous laisse. Nous n’avons pas eu le temps de digérer notre idée ; mais, en attendant, souvenez-vous que vous m’aimez, qu’il faut qu’on le croie, que voici votre rival, et qu’il s’agit de lui paraître indifférent. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage.

Dorante.

Fiez-vous à moi, je jouerai bien mon rôle.



Scène XVI

DORANTE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Jé té rencontre à propos ; jé voulais té parler, Dorante.

Dorante.

Volontiers, chevalier ; mais fais vite ; voici l’heure de la poste, et j’ai un paquet à faire partir.

Le Chevalier.

Jé finis dans un clin d’œil. Jé suis ton ami, et jé viens té prier dé mé réléver d’un scrupule.

Dorante.

Toi ?

Le Chevalier.

Oui ; délivre-moi d’uné chicané qué mé fait mon honneur. A-t-il tort ou raison ? Voici lé cas. On dit qué tu aimes la Comtessé ; moi, jé n’en crois rien, et c’est entré lé oui et lé non qué gît lé petit cas dé conscience qué jé t’apporte.

Dorante.

Je t’entends, chevalier : tu aurais grande envie que je ne l’aimasse plus.

Le Chevalier.

Tu l’as dit ; ma délicatesse sé fait bésoin dé ton indifférence pour elle. J’aime cetté dame.

Dorante.

Est-elle prévenue en ta faveur ?

Le Chevalier.

Dé faveur, jé m’en passe ; ellé mé rend justicé.

Dorante.

C’est-à-dire que tu lui plais.

Le Chevalier.

Dès qué jé l’aime, tout est dit ; épargne ma modestie.

Dorante.

Ce n’est pas ta modestie que j’interroge ; car elle est gasconne. Parlons simplement. T’aime-t-elle ?

Le Chevalier.

Eh ! oui, té dis-je. Ses yeux ont déjà là-dessus entamé la matière ; ils mé sollicitent lé cœur, ils démandent réponsé. Mettrai-je bon au bas dé la réquête ? C’est ton agrément qué j’attends.

Dorante.

Je te le donne à charge de revanche.

Le Chevalier.

Avec qui la révanche ?

Dorante.

Avec de beaux yeux de ta connaissance qui me sollicitent aussi.

Le Chevalier.

Les beaux yeux qué la marquisé porte ?

Dorante.

Elle-même.

Le Chevalier.

Et l’intérêt qué tu mé soupçonnes d’y prendre, té gêne, té rétient ?

Dorante.

Sans doute.

Le Chevalier.

Va, jé t’émancipe.

Dorante.

Je t’avertis que je l’épouserai, au moins.

Le Chevalier.

Jé t’informe qué nous férons assaut dé noces.

Dorante.

Tu épouseras la comtesse ?

Le Chevalier.

L’espérance dé ma postérité s’y fonde.

Dorante.

Et bientôt ?

Le Chevalier.

Démain, peut-être, notre célibat expire.

Dorante, embarrassé.

Adieu ; j’en suis fort ravi.

Le Chevalier, lui tendant la main.

Touche là ; té suis-je cher ?

Dorante.

Ah ! oui…

Le Chevalier.

Tu mé l’es sans mésure, jé mé donne à toi pour un siècle. Céla passé, nous rénouvellérons dé bail. Servitur.

Dorante.

Oui, oui ; demain.

Le Chevalier.

Qu’appelles-tu démain ? Moi, jé suis ton servitur du temps passé, du présent et dé l’avénir. Toi dé même apparemment ?

Dorante.

Apparemment. Adieu.



Scène XVII

LE CHEVALIER, FRONTIN.
Frontin.

J’attendais qu’il fût sorti pour venir, monsieur.

Le Chevalier.

Qué démandes-tu ? j’ai hâte dé réjoindre ma comtesse.

Frontin.

Attendez. Malpeste ! ceci est sérieux ; j’ai parlé à la marquise, je lui ai fait mon rapport.

Le Chevalier.

Eh bien ! tu lui as confié qué j’aimé la comtesse, et qu’ellé m’aime ; qu’en dit-ellé, achève, vite.

Frontin.

Ce qu’elle en dit ? que c’est fort bien fait à vous.

Le Chevalier.

Jé continuerai dé bien faire. Adieu.

Frontin.

Morbleu ! monsieur, vous n’y songez pas. Il faut revoir la marquise, entretenir son amour ; sans quoi vous êtes un homme mort, enterré, anéanti dans sa mémoire.

Le Chevalier, riant.

Eh ! eh ! eh !

Frontin.

Vous en riez ! Je ne trouve pas cela plaisant, moi.

Le Chevalier.

Qué mé fait cé néant ? Jé meurs dans une mémoire, jé ressuscite dans une autre ; n’ai-je pas la mémoire dé la Comtesse où jé révis ?

Frontin.

Oui, mais j’ai peur que dans cette dernière, vous n’y mouriez un beau matin de mort subite. Dorante y est mort de même, d’un coup de caprice.

Le Chevalier.

Non ; lé caprice qui lé tue, lé voilà ; c’est moi qui l’expédie ; j’en ai bien expédié d’autres, Frontin. Né t’inquiète pas ; la comtesse m’a reçu dans son cœur, il faudra qu’elle m’y garde.

Frontin.

Ce cœur-là, je crois que l’amour y campe quelquefois ; mais il n’y loge jamais.

Le Chevalier.

C’est un amour dé ma façon. Sandis ! il né finira qu’avec elle ; espère mieux dé la fortune dé ton maître, connais-moi bien, tu n’auras plus dé défiance.

Frontin.

J’ai déjà usé de cette recette-là ; elle ne m’a rien fait. Mais voici Lisette ; vous devriez me procurer la faveur de sa maîtresse auprès d’elle.



Scène XVIII

LISETTE, FRONTIN, LE CHEVALIER.
Lisette.

Monsieur, madame vous demande.

Le Chevalier.

J’y cours, Lisette. Mais remets cé faquin dans son bon sens, jé té prie ; tu mé l’as privé dé cervelle ; il mé fatigu à mé répéter qu’il t’aime.

Lisette.

Que ne me prend-il pour sa confidente ?

Frontin.

Eh bien ! ma charmante, je vous aime, vous voilà aussi savante que moi.

Lisette.

Eh bien ! mon garçon, courage ; vous n’y perdez rien ; vous voilà plus savant que vous n’étiez. Je vais dire à ma maîtresse que vous venez, monsieur. Adieu, Frontin.

Frontin.

Adieu, ma charmante.



Scène XIX

LE CHEVALIER, FRONTIN.
Frontin.

Allons, monsieur ; ma foi ! vous avez raison, votre aventure a bonne mine ; la comtesse vous aime. Vous êtes Gascon, moi Manceau ; voilà de grands titres de fortune.

Le Chevalier.

Jé té garantis la tienne.

Frontin.

Si j’avais le choix des cautions, je vous dispenserais d’être la mienne.