L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 60

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 179v-181v).

Vne Pariſienne abandonne ſon mary pour ſuiure vn chantre, puis contrefaiſant la morte, ſe feit enterrer.


NOVVELLE SOIXANTIESME.



En la ville de Paris y auoit vn homme de ſi bonne nature, qu’il euſt faict conſcience de croire vn homme eſtre couché auec ſa femme, quand encores il l’euſt veu. Ce pauure homme eſpouſa vne femme de ſi mauuais gouuernement, qu’il n’eſtoit poſſible de plus, dont iamais ne s’apperceut, ains la traictoit comme la plus femme de bien du monde. Vn iour que le Roy Loys douzieſme alla à Paris, ceſte femme s’alla abandonner à vn des chantres dudict ſeigneur. Et quand elle veid que le Roy s’en alloit de la ville de Paris, & qu’elle ne pouuoit plus veoir le chantre, ſe delibera d’abandonner ſon mary, & de le ſuiure. A quoy le chantre s’accorda, & la mena en vne maiſon qu’il auoit pres des Bloys, ou ils veſquirent enſemble long temps. Le pauure mary, trouuant ſa femme à dire, la chercha de tous coſtez, mais en fin luy fut dict, quelle s’en eſtoit allée auec le chantre. Luy, qui vouloit recouurer ſa brebis perduë, dont il auoit faict mauuaiſe garde, luy eſcriuit force lettres, la priant de retourner à luy, & qu’il la reprendroit ſi elle vouloit eſtre femme de bien : mais elle, qui prenoit ſi grãd plaiſir à ouïr le chant du chantre, auec qui elle eſtoit, qu’elle auoit oublié la voix de ſon mary, ne tint compte de toutes ſes bonnes paroles, & ſ’en mocqua. Dont le mary courroucé luy feit ſçauoir qu’il la demanderoit par iuſtice à l’egliſe, puis qu’elle ne vouloit autremẽt retourner auecques luy. Ceſte femme, craignant que ſi la iuſtice y mettoit la main, ſon chantre & elle, en pourroient auoir affaire, penſa vne cautelle digne d’vne telle main : & feignant d’eſtre malade, enuoya querir quelques femmes de bien de la ville, pour la venir viſiter. Ce que volontiers elles feirent, eſperans par ceſte maladie la retirer de ſa mauuaiſe vie. Et à ceſte fin, chacune luy faiſoit les plus belles remonſtrances, qu’elle pouuoit. Lors elle, qui faignoit d’eſtre griefuement malade, feit ſemblant de plorer & de recognoiſtre ſon peché, en ſorte qu’elle faiſoit pitié à toute la compagnie, qui cuidoiẽt fermement qu’elle parlaſt du fond de ſon cueur. Et la voyans ainſi reduicte & repentante, ſe meirent à la conſoler, en luy diſant, que Dieu n’eſtoit pas ſi terrible, que beaucoup de preſcheurs indiſcrets le peignoient : & que iamais il ne luy refuſeroit ſa miſericorde : & ſur ce bon propos, enuoyerent querir vn homme de bien, pour la confeſſer. Et le lendemain vint le curé du lieu, pour luy adminiſtrer le ſainct Sacrement, qu’elle receut auec tant de bonnes mines, que toutes les femmes de bien de la ville, qui eſtoient preſentes, ploroient de veoir ſa deuotion, loüans Dieu, qui par ſa bonté auoit eu pitié de ceſte pauure creature. Et apres, feignant ne pouuoir plus manger, l’extreme vnction luy fut apportée par le curé, & par elle receuë, auec pluſieurs bons ſignes : car à peine pouuoit elle auoir ſa parole, comme lon eſtimoit : & demeura ainſi bien long temps, & ſembloit que peu à peu elle perdiſt la veuë, l’ouye, & tous les autres ſens, dont chacun ſe print à crier Ieſus. Et à cauſe que la nuict eſtoit prochaine, & que les dames eſtoient de loing, ſe retirerent toutes. Et ainſi qu’elles ſortoient de la maiſon, on leur diſt qu’elle eſtoit treſpaſſée, & en diſant leur de profundis pour elle, ſ’en retournerent en leurs maiſons. Le curé demanda au chantre ou il vouloit qu’elle fuſt enterrée, lequel luy diſt, qu’elle auoit ordonné d’eſtre enterrée au cymitiere, & qu’il feroit bon de l’y porter de nuict. Ainſi fut enſeuelie ceſte pauure malheureuſe, par vne chambriere, qui ſe gardoit bien de luy faire mal, & puis auecques belles torches, fut portée iuſques à la foſſe, que le chantre auoit faict faire. Et quand le corps paſſa par deuant celles qui auoient aſsiſté à la veoir mettre à l’vnction, elles ſaillirent toutes de leurs maiſons, & l’accompagnerent iuſques à la terre, ou bien toſt la laiſſerent femmes & preſtres : mais le chantre ne s’en alla pas. Car incontinent qu’il veid la compagnie aſſez loing, luy & ſon autre chambriere deffeirent la foſſe, d’ou il retira l’amie, plus viue que iamais, & l’emmena ſecrettemẽt en ſa maiſon, ou il la tint longuement cachée. Le mary, qui la pourſuyuoit, vint iuſques à Bloys demander iuſtice, & trouua qu’elle eſtoit morte & enterrée, par l’atteſtation de toutes les dames de Bloys, qui luy compterent la belle fin qu’elle auoit faicte, dont le bon homme fut bien ioyeux, croyant que l’ame de ſa femme eſtoit en paradis. Et luy, depeſché d’vn ſi meſchant corps, & auec ce contentement, retourna à Paris, ou il ſe maria, auec vne belle & honneſte ieune femme de bien, & bonne meſnagere, de laquelle il eut pluſieurs enfans, & demeurerent enſemble quatorze ou quinze ans. Mais à la fin la renommée, qui ne peult rien celer, le vint aduertir, que ſa femme n’eſtoit point morte, ains demeuroit auec ce meſchant preſtre. Choſe, que le pauure homme diſsimula tant qu’il peult, feignant de n’en rien ſçauoir, & deſirant que ce fuſt vne menſonge : mais ſa femme, qui eſtoit ſage, en fut aduertie, dont elle portoit vne ſi grande angoiſſe, qu’elle en cuida mourir d’ennuy. Et ſ’il euſt eſté poſsible, ſa conſcience ſauue, euſt volontiers diſsimulé ſa fortune : mais il luy fut impoſſible. Car incontinent l’egliſe y voulut mettre la main : & pour le premier les ſepara tous deux, iuſques à ce que lon ſceuſt la verité du faict. Alors fut contrainct ce pauure homme de laiſſer la bonne, pour chercher la mauuaiſe, & vint à Bloys vn peu apres que le Roy François premier fut Roy, auquel lieu trouua la Royne Claude, & ma dame la Regente, deuant leſquelles vint faire ſa plaincte, demandant celle qu’il euſt bien voulu ne trouuer point : mais force luy eſtoit, dont il faiſoit pitié à toute la compagnie. Et quand ſa femme luy fut preſentée, elle voulut longuement ſouſtenir, qu’il n’eſtoit point ſon mary : mais que c’eſtoit choſe apoſtée : ce qu’il euſt volontiers creu ſ’il euſt peu. Elle, plus marrie que honteuſe, luy diſt, qu’elle aimoit mieux mourir, que retourner auecques luy, dont il eſtoit tres content. Mais les dames, deuant leſquelles elle parloit ſi deshonneſtement, la condamnerent, qu’elle y retourneroit : & preſcherent ſi bien ce chantre, auecques forces reprehenſions & menaces, qu’il fut contrainct de dire à ſa laide amie, qu’elle ſ’en allaſt auecques ſon mary, & qu’il ne la vouloit plus veoir. Ainſi chaſſée de tous coſtez, ſe retira la pauure malheureuſe, ou elle fut mieux traictée de ſon mary, qu’elle n’auoit merité.

Voila, mes dames, pourquoy ie dy, que ſi le pauure mary euſt eſté bien vigilant apres ſa femme, il ne l’euſt pas ainſi perdue : car la choſe bien gardée, eſt difficilement perdue, & l’abandon faict le larron. C’eſt choſe eſtrange, diſt Hircan, comme l’amour eſt ſi fort, ou il ſemble moins raiſonnable. I’ay ouy dire, diſt Simontault, que lon aura pluſtoſt faict rompre cent mariages, que ſeparer l’amour d’vn preſtre & de ſa chambriere. Ie croy bien, diſt Emarſuitte : car ceux qui lient les autres par mariages, ſçauent ſi bien faire le nœud, que la mort ſeule y peult mettre fin. Et tiennent les docteurs, que le langage ſpirituel, eſt plus grand que nul autre : par conſequent auſsi l’amour ſpirituel paſſe les autres. C’eſt choſe, diſt Dagoucin, que ie ne ſçaurois pardonner aux dames, d’abandonner vn mary honneſte, ou vn amy, pour vn preſtre, quelque beau & honneſte qu’il ſceuſt eſtre. Ie vous prie, diſt Hircan, ne vous meſlez point de parler de noſtre mere ſaincte Egliſe : mais croyez, que c’eſt grand plaiſir aux pauures femmes craintiues & ſecrettes, de pecher auecques ceux qui les peuuent abſouldre : car il y en a, qui ont plus de honte de confeſſer vne choſe, que de la faire. Vous parlez, diſt Oiſille, de celles qui n’ont point de cognoiſſance de Dieu, & qui cuident, que les choſes ſecrettes ne ſoient pas vne fois reuelées deuant la compagnie celeſte. Mais ie croy, que ce n’eſt pas pour chercher la confeſsion qu’elles cherchent les confeſſeurs. Car l’ennemy les a ſi bien aueuglées, qu’elles regardent plus à ſ’arreſter au lieu, qui leur ſemble le plus couuert, & le plus ſeur, que de ſoy ſoucier d’auoir abſolution du mal dont elles ne ſe repentent point. Comment repentir ? diſt Saffredent : mais ſ’eſtiment plus ſainctes, que les autres femmes : & ſuis ſeur qu’il y en a, qui ſe tiennent honorées, de perſeuerer en telles amitiez. Vous en parlez de ſorte, diſt Oiſille à Saffredent, que vous en ſçachiez quelque choſe : Parquoy, ie vous prie, que demain pour commencer la iournée vous nous en vueillez dire ce que vous en ſçauez : car voila deſ-ia le dernier coup de veſpres qui ſonne : pource que noz religieux ſont partiz incontinent qu’ils ont ouy la dixieſme nouuelle, & nous ont laiſſé paracheuer noz debats. Et ce diſant ſe leua la compagnie, qui ſ’en alla à l’egliſe, ou elle trouua que lon l’auoit attendue : & apres auoir ouy leurs veſpres, ſoupa la compagnie toute enſemble, parlant de pluſieurs beaux comptes. Apres ſouper chacun, ſelon ſa couſtume, ſ’en alla vn peu esbatre au pré, puis repoſer, pour auoir le lendemain meilleure memoire.

FIN DE LA SIXIESME IOVRNEE DES
NOVVELLES DE LA ROYNE
DE NAVARRE.