L’Heptaméron des nouvelles/Prologue (huitieme journée)

L’HEPTAMERON
D E S   N O U V E L L E S
DE
LA ROINE DE NAVARRE

HUICTIESME JOURNÉE


PROLOGUE


e matin venu, s’enquirent si leur pont s’advançoit fort & trouvèrent que dedans deux ou trois jours il pourroit estre achevé, ce qui despleut à quelques ungs de la compaignie, car ilz eussent bien desiré que l’ouvrage eust duré plus longuement pour faire durer le contantement qu’ilz avoient de leur heureuse vie ; mais, voians qu’ilz n’avoient plus que deux ou trois jours de bon temps, se delibèrèrent de ne le perdre pas & prièrent Madame Oisille de leur donner la pasture spirituelle comme elle avoyt accoustumé, ce qu’elle feit. Mais elle les tint plus long temps que auparavant, car elle vouloit, avant partir, avoir mis fin à la canonicque de Sainct Jehan, à quoy elle s’acquicta si très bien qu’il sembloyt que le Sainct Esperit, plain d’amour & de doulceur, parlast par sa bouche. Et tous enflambez de ce feu s’en allèrent oyr la grand messe & aprés disner ensemble, parlans encores de la Journée passée, se défians d’en povoir faire une aussy belle. Et pour y donner ordre se retirèrent chacun en son logis jusques à l’heure qu’ilz allèrent en leur chambre des comptes, sur le bureau de l’herbe verte, où desjà trouvèrent les Moynes arrivez qui avoyent prins leurs places.

Quant chacun fut assis, l’on demanda qui commenceroit ; Saffredent dist :

« Vous m’avez faict l’honneur d’avoir commencé deux Journées ; il me semble que nous ferions tort aux Dames si une seulle n’en commençoyt deux.

— Il faudra doncques », dist Madame Oisille, « que nous demeurions icy longuement, ou que un de vous & une de nous soyt sans avoir commancé une Journée.

— Quant à moi », dist Dagoucin, « si j’eusse esté esleu, j’eusse donné ma place à Saffredent.

— Et moy », dist Nomerfide, « j’eusse donné la myenne à Parlamente, car j’ay tant accoustumé de servir que je ne sçaurois commander. »

À quoy toute la compaignye s’accorda, & Parlamente commencea ainsy :

« Mes Dames, noz Journées passées ont esté plaines de tant de saiges comptes que je vous vouldrois prier que cestuy cy le soyt de toutes les plus grandes folies & les plus véritables que nous nous pourrons adviser, &, pour vous mectre en train, je vais commencer :