L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 65

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 191r-192r).
Simplicité d’vne vieille, qui preſenta vne chandelle ardante à ſainct Iean de Lyon, & l’attacha contre le front d’vn ſoldat, qui dormoit ſur vn ſepulchre : & de ce qui en aduint.


NOVVELLE SOIXANTECINQIESME.



En l’eglise ſainct Iean de Lyon y auoit vne chapelle fort obſcure, & dedans vn ſepulchre faict de pierres à grãds perſonnages eſleuez, comme le vif, & ſont à l’entour du ſepulchre pluſieurs hommes d’armes couchez. Vn ſoldat ſe promenant vn iour dans l’Egliſe, au temps d’Eſté qu’il faict grand chauld, luy print enuie de dormir, & regardant ceſte chapelle obſcure & freſche, pẽſa d’aller au ſepulchre dormir, cõme les autres, aupres deſquels il ſe coucha. Or aduint qu’vne bonne vieille fort deuote arriua au plus fort de ſon ſommeil. Et apres qu’elle eut dict ſes deuotions, tenant vne chandelle en ſa main la voulut attacher au ſepulchre : & lá trouuant le plus pres d’icelle ceſt hõme endormy, la luy voulut mettre au front, penſant qu’il fuſt de pierre : mais la cire ne peut tenir contre ceſte pierre. La bonne dame, qui penſoit que ce fuſt à cauſe de la froideur de l’image, luy va mettre le feu contre le front, pour y faire tenir ſa bougie : mais l’image, qui n’eſtoit inſenſible, commença à s’eſcrier, dont la femme eut peur : & cõme toute hors du ſens, ſe print à crier, miracle, miracle : tant que tous ceux, qui eſtoient dans l’egliſe coururẽt, les vns à ſonner les cloches, les autres à venir veoir le miracle. Et la bonne femme les mena veoir l’image qui s’eſtoit remuée, qui donna occaſion à pluſieurs de rire : mais quelques preſtres ne s’en pouuoient contenter : car ils auoient bien deliberé de faire valoir ce ſepulchre, & en tirer argent.

Regardez doncques, mes dames, à quels ſaincts vous donnerez voz chandelles. C’eſt grande choſe, diſt Hircan, qu’en quelque ſorte, que ce ſoit, il fault touſiours que les femmes facent mal. Eſt ce mal faict, diſt Nomerfide, de porter des chandelles aux ſepulchres ? Ouy, diſt Hircan, quand on mect le feu au front des hommes : car nul bien ne ſe doit dire bien, s’il eſt faict auec mal. Penſez que la pauure femme cuidoit auoir faict vn beau preſent à Dieu d’vne petite chandelle ! Ie ne regarde point, diſt Oiſille, la valeur du preſent, mais le cueur qui le preſente. Peult eſtre que ceſte bonne femme auoit plus d’amour à Dieu, que ceux, qui donnent leurs grandes torches : car (comme diſt l’euangile) elle donnoit de ſa neceſsité. Si ne croy-ie pas, diſt Saffredent, que Dieu, qui eſt ſouueraine ſapience, ſceuſt auoir aggreable la ſottiſe des femmes : car combien que la ſimplicité luy plaiſe, ie voy par l’eſcriture, qu’il deſpriſe l’ignorant : Et s’il commande d’eſtre ſimples comme colombes, il ne commande moins d’eſtre prudens comme ſerpens. Quant eſt de moy, diſt Oiſille, ie n’eſtime point eſtre ignorante celle, qui porte deuant Dieu ſa chandelle ou cierge ardent, comme faiſant amende honorable, les genoux en terre & la torche au poing deuant ſon ſouuerain ſeigneur, auquel confeſſant ſa damnation, demande en ferme eſperance miſericorde & ſalut. Pleuſt à Dieu, diſt Dagoucin, que chacun l’entẽdiſt auſsi bien que vous ! Mais ie croy, que les pauures ſottes ne le font pas à ceſte intention. Oiſille luy reſpondit : Celles qui moins en ſçauent parler, ſont celles, qui ſouuent ont le plus de ſentiment de l’amour & volonté de Dieu : parquoy, ne fault iuger, que de ſoy meſme. Emarſuitte en riant luy diſt : Ce n’eſt pas choſe eſtrange, d’auoir faict peur à vn varlet qui dormoit : car auſsi baſſes femmes qu’elle ont bien fait peur à de bien grands princes, ſans leur mettre le feu au front. Ie ſuis ſeur, dict Dagoucin, que vous en ſçauez quelque hiſtoire, que vous voulez racompter : parquoy vous tiendrez mon lieu, ſ’il vous plaiſt. Le compte ne ſera pas long, diſt Emarſuitte : mais ſi ie le pouuois repreſenter tel qu’il auint, vous n’auriez point enuie de plorer.