L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 58
NOVVELLE CINQVANTEHVICTIESME.
n la court du Roy François premier, y
auoit vne dame de fort bon eſprit, laquelle
par ſa bonne grace, honneſteté, & parole
aggreable, auoit gaigné le cueur de
pluſieurs ſeruiteurs, dont elle ſçauoit fort
bien paſſer ſon temps, l’honneur ſauue, les
entretenant ſi plaiſamment, qu’ils ne ſçauoient
à quoy ſe tenir delle. Car les plus aſſeurez eſtoient deſeſperez,
& les plus deſeſperez en prenoient aſſeurance. Toutesfois
en ſe mocquant de la plus grande partie, ne ſe peult tenir
d’en aimer fort bien vn, qu’elle nommoit ſon couſin, lequel
nom donnoit couleur à plus long entretenement. Mais comme
nulle choſe n’eſt ſtable, ſouuent leur amitié tournoit en
courroux, & puis ſe renouuelloit plus fort que iamais, en ſorte
que toute la court ne le pouuoit ignorer. Vn iour la dame, tant
pour donner à cognoiſtre qu’elle n’auoit affection en rien, que
pour donner vn peu de peine à celuy, pour l’amour duquel elle
en auoit beaucoup porté, luy va faire meilleur ſemblãt qu’elle
n’auoit iamais faict. Parquoy luy, qui n’auoit ny en armes ny
en amours nulle faulte de hardieſſe, commença à pourchaſſer
viuemẽt celle que maintes fois auoit prié : laquelle feignant ne
pouuoir plus ſouſtenir tant de pitié, luy accorda ſa demande,
& luy diſt, que pour ceſte occaſion, elle s’en alloit en ſa chambre,
qui eſtoit en vn galetas, ou elle ſçauoit bien qu’il n’y auoit
perſonne, & ſi toſt qu’il la verroit partir, qu’il ne faillit point
d’aller apres : car il la trouueroit ſeule, de la bõne volonté qu’elle
luy portoit. Le gẽtil-homme qui creut à ſa parole, fut ſi content
qu’il ſe meit à iouër auecques les autres dames, attendant
qu’il la veid partir pour bien toſt aller apres. Et elle, qui n’auoit
faulte de nulle fineſſe de femme, s’en alla à deux grandes princeſſes
deſquelles elle eſtoit familiere, & leur diſt : Si vous voulez,
ie vous mõſtreray le plus beau paſſe-temps, que vous viſtes
oncques. Elles, qui ne cherchoient point de melencolie, la prierẽt
de leur dire que c’eſtoit. C’eſt, ce diſt elle, vn tel que vous cognoiſſez
autant hõme de bien qu’il en ſoit point, & non moins
audacieux. Vous ſçauez combien de mauuais tours il m’a faict, & qu’à l’heure, que ie l’aimois plus fort, il en a aimé d’autres,
dont i’en ay porté plus d’ennuy, que ie n’en ay monſtré de ſemblant. Or maintenant Dieu m’a donné le moyen de m’en venger,
c’eſt que ie m’en vay en ma chambre, qui eſt ſur ceſte cy, &
incontinent, s’il vous plaiſt y faire le guet, vous le verrez venir
apres moy, & quand il aura paſſé les galleries, & quil voudra
monter le degré, ie vous prie, vous mettre toutes deux à la feneſtre
pour m’aider à crier au larron, & vous verrez ſa colere.
A quoy ie croy qu’il n’aura point mauuaiſe grace, & s’il ne me
dit des iniures tout hault, ie m’attens bien, qu’il n’en penſera
pas moins en ſon cueur. Ceſte concluſion ne ſe feit pas ſans
rire : car il n’y auoit gentil-homme en la court, qui menaſt plus
la guerre aux dames, que ceſtuy lá : & eſtoit tant aimé & eſtimé
d’vn chacun, que lon n’euſt voulu pour rien ſe trouuer au
dager de ſa moquerie : & ſembla biẽ aux dames qu’elles auoient
bonne part à la gloire, qu’vne ſeule eſperoit d’emporter ſur le
gentil-homme. Parquoy ſi toſt qu’elles veirent partir celle qui
auoit faict l’entreprinſe, commencerent à regarder la contenance
du gentil-homme, qui ne demeura gueres ſans changer
de place. Et quand il eut paſſé la porte, les dames ſortirent à la
gallerie pour ne le perdre point de veuë, & luy, qui ne s’en doutoit
pas, va mettre ſa cappe à l’entour de ſon col, pour ſe cacher
le viſage, & deſcendit le degré iuſques à la court, puis remonta.
Mais trouuant quelqu’vn, qu’il ne vouloit pour teſmoing, redeſcendit
encores en la court, & retourna par vn autre coſté :
ce que tout entierement les dames voyoient, dont ne s’apperceut
oncques. Et quand il paruint au degré ou il pouuoit ſeurement
aller en la chambre de ſa dame, les deux dames ſe vont
mettre à la feneſtre, & incontinent elles apperceurent la dame,
qui eſtoit en hault, qui commença à crier au larron tant que ſa
teſte en pouuoit porter : & les deux dames d’enbas luy reſpondirent
ſi fort, que leurs voix furent ouyes de tout le chaſteau.
Ie vous laiſſe à penſer en quel deſpit le gentil-homme s’enfuit
en ſon logis, non ſi bien couuert, qu’il ne fuſt cogneu de celles,
qui ſçauoient le miſtere. Leſquelles depuis le luy ont ſouuent
reproché, meſme celle, qui luy auoit faict ce mauuais tour,
luy diſant, qu’elle s’eſtoit bien vengée de luy. Mais il auoit ſes
reſponſes & deffenſes ſi propres, qu’il leur feit à croire qu’il ſe doutoit bien de leur entreprinſe, & qu’il auoit accordé à la dame
de l’aller veoir, pour luy donner quelque paſſe-temps : car
pour l’amour d’elle, n’euſt il prins ceſte peine, pource qu’il y auoit
trop long temps, que l’amour en eſtoit dehors. Mais les dames
ne vouloient receuoir ceſte verité, dont encores en eſt la
matiere en doute.
Mais ſi ainſi eſtoit, qu’il euſt creu ceſte dame, comme il n’eſt vray ſemblable, veu qu’il eſtoit tãt ſage & hardy, que de ſon aage & ſon temps, a eu peu de pareils, ou point, qui le paſſaſt, comme le nous a faict veoir ſa treshardie & cheualeureuſe mort, il me ſemble qu’il fault que vous confeſsiez, que l’amour des hõmes vertueux eſt telle, que par trop croire de verité aux dames, ſont ſouuent trompez. En bonne foy, diſt Emarſuitte, i’aduouë ceſte dame du tour qu’elle a faict. Car puis qu’vn home eſt aimé d’vne dame, & la laiſſe pour vne autre, elle ne s’en peult trop venger. Voire, diſt Parlamente, ſi elle en eſt aimée. Mais il y en a, qui aiment des hommes ſans eſtre aſſeurées de leur amitié, & quand elles cognoiſſent qu’ils aiment ailleurs, elles dient qu’ils ſont muables. Parquoy celles, qui ſont ſages, ne ſont iamais trompées de ces propos. Car elles ne s’arreſtent, ny ne croyent iamais, qu’à ceux, qui ſont veritables, à fin de ne tomber au dãger des menteurs, pource que le vray & le faux n’ont qu’vn meſme langage. Si toutes eſtoient de voſtre opinion, diſt Simontault, les gentils-hommes pourroient bien mettre leurs oraiſons dedans leurs coffres. Mais quoy que vous ne voz ſemblables en ſceuſsiez dire, nous ne croyrions iamais, que les femmes ne ſoient auſsi incredules, comme elles ſont belles. Et ceſte opinion nous fera viure auſsi contans, que vous voudriez par voz oraiſons nous mettre en peine. Vrayement, diſt Longarine, ſçachant tresbien qui eſt la dame, qui a faict ce bon tour au gentil-homme, ie ne trouue impoſsible nulle fineſſe à croire d’elle : car puis qu’elle n’a pas eſpargné ſon mary, elle ne deuoit pas eſpargner ſon ſeruiteur. Vous en ſçauez doncques plus que moy, diſt Simontault : parquoy ie vous donne ma place, pour en dire voſtre opinion. Puis que le voulez, & moy auſsi, diſt Longarine.