L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 43

Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 144v-147r).
L’hypocriſie d’vne dame de court fut deſcouuerte, par le demenement de ſes amours, qu’elle penſoit bien celer.


NOVVELLE QVARANTETROISIESME.



En vn tresbeau chaſteau demeuroit vne grãde princeſſe & de grande authorité, qui auoit en ſa cõpagnie vne damoiſelle, nommée Camille, fort audacieuſe, de laquelle la maiſtreſſe eſtoit ſi fort abuſée, qu’elle ne faiſoit rien que par ſon conſeil, l’eſtimant la plus ſage & vertueuſe damoiſelle, qui fuſt de ſon temps. Ceſte Camille reprenoit tant la folle amour, que quand elle voyoit quelque gentil-homme, amoureux de l’vne de ſes compaignes, elle les en tançoit fort aigremẽt, & en faiſoit ſi mauuais rapport à ſa maiſtreſſe, que ſouuent elle les en blamoit, dont elle eſtoit beaucoup plus crainte que aimée de toute la compagnie. Et quant à elle, iamais ne parloit à homme, ſinon que tout hault & auec vne grande audace, tellement qu’elle auoit le bruit d’eſtre ennemie mortelle de toute amour, combien qu’elle eſtoit contraire à ſon cueur : car il y auoit vn gẽtil-homme au ſeruice de ſa maiſtreſſe, duquel elle eſtoit ſi fort prinſe, qu’elle n’en pouuoit plus. Si eſt-ce que l’amour, qu’elle auoit à ſa gloire & reputation, luy faiſoit du tout diſsimuler ſon affection. Mais apres auoir porté ceſte paſsion bien vn an, ne ſe voulant ſoulager (comme les autres) par le regard & la parole, bruſloit ſi fort en ſon cueur, qu’elle vint chercher le dernier remede, & pour cõcluſion, aduiſa qu’il valloit mieux ſatisfaire à ſon deſir, & qu’il n’euſt que Dieu ſeul qui cogneuſt ſon cueur, que le dire à vn homme, qui le peult reueler quelque fois. Apres ceſte concluſion prinſe, vn iour qu’elle eſtoit en la chambre de ſa maiſtreſſe, regardant ſur vne terrace veid promener celuy qu’elle aimoit tant. Et apres l’auoir regardé ſi longuement, que le iour qui ſe couchoit en emportoit la veuë auecques foy, elle appella vn petit page qu’elle auoit, & en luy monſtrant le gentil-homme, luy diſt : Voyez vous bien ceſtuy-lá, qui a ce pourpoint de ſatin cramoiſi, & la robe fourrée de loups ſeruiers ? Allez luy dire, qu’il y a quelqu’vn de ſes amis qui veult parler à luy en la gallerie du iardin de ceans. Et ainſi que le page y alla, elle paſſa par la garderobbe de la chambre de ſa maiſtreſſe, & s’en alla en ceſte gallerie, ayant miſe ſa cornette baſſe, & ſon touret de nez. Quand le gentilhomme fut arriué ou elle eſtoit, elle va incontinent fermer les deux portes par leſquelles lon pouuoit venir ſur eux, & ſans oſter ſon touret de nez, en l’embraſſant bien fort luy va dire le plus bas qu’il luy fut poſsible : Il y a long temps, mon amy, que l’amour que ie vous porte m’a faict deſirer trouuer le lieu & occaſion de vous pouuoir veoir, mais la crainte de mon honneur a eſté pour vn temps ſi forte, qu’elle m’a contrainte malgré ma volonté diſsimuler ceſte paſsion. Mais à la fin la force d’amour a vaincu la crainte, & pour la cognoiſſance que i’ay de voſtre honneſteté, ſi me voulez promettre de m’aimer, & de iamais n’en parler à perſonne, & ne vous enquerir qui ie ſuis, de moy ie vous aſſeure bien, que vous ſeray loyale & bonne amie, & que iamais n’aymeray autre que vous : mais i’aimerois mieux mourir, que vous ſceuſſiez qui ie ſuis. Le gẽtil-hõme luy promiſt ce qu’elle demandoit, qui la rẽdit facile à luy rendre la pareille : c’eſt, de ne luy refuſer choſe qu’il vouluſt prendre. L’heure eſtoit de cinq ou ſix heures en hyuer, qui entieremẽt luy oſtoit la veuë d’elle. Et en touchãt ſes habillemens trouua qu’ils eſtoient de veloux, qui en ce tẽps lá ne ſe portoiẽt à tous les iours, ſinon par les femmes de bonnes maiſons, & d’authorité. En touchant ce qui eſtoit deſſous, autant qu’il en pouuoit prendre iugement par la main, ne trouua rien qui ne fuſt en tresbon eſtat, et, & en bõ point. S’il meit peine de luy faire la meilleure chere qu’il luy fut poſsible de ſon coſté, elle n’en feit moins du ſien, & cogneut bien le gẽtil-homme, qu’elle eſtoit mariée. Elle ſ’en voulut retourner incontinẽt, de lá ou elle eſtoit venuë, mais le gentil-homme luy diſt : I’eſtime beaucoup le biẽ, que ſans mon merite, vous m’auez donné : mais encor eſtimerai-ie plus celuy que i’auray de vous à ma requeſte. Ie me tiens ſi ſatisfaict d’vne telle grace, que ie vous ſupplie me dire, ſi ie ne doy plus eſperer de recouurer encor vn biẽ ſemblable, & en quelle ſorte il vous plaira que i’en vſe : car veu que ie ne vous puis cognoiſtre, ie ne ſçay commẽt le pourchaſſer. Ne vous ſouciez, diſt la damoiſelle, mais aſſeurez vous, que tous les ſoirs, auãt le ſoupper de ma maiſtreſſe, ie ne faudray de vous enuoyer querir : mais qu’à l’heure vous ſoyez ſur la terraſſe ou vous eſtiez tãtoſt. Ie vous mãderay ſeul, & qu’il vous ſouuienne de ce que auez promis. Par cela entendrez vous, que ie vous attends en ceſte gallerie. Mais ſi vous oyez parler d’aller à la viande, vous pourrez bien pour le iour vous retirer, ou venir en la chambre de ma maiſtreſſe. Et ſur tout, ie vous prie ne cherchez iamais de me cognoiſtre, ſi vous ne voulez la ſeparation de noſtre amitié. La damoiſelle & le gentil-homme s’en retournerent chacun en leur lieu, & continuerent longuement ceſte vie, ſans qu’il s’apperceuſt iamais qui elle eſtoit, dont il entra en grande fantaſie, pẽſant en luy meſme, qui ſe pouuoit eſtre : car il ne penſoit point qu’il y euſt femme au monde, qui ne vouluſt eſtre veuë & aimée, & ſe doubta que ce fut quelque malin eſprit, ayant ouy dire à quelque ſot preſcheur, que qui auroit veu le diable au viſage, lon n’aimeroit iamais. En ceſte doubte ſe delibera ſçauoit qui eſtoit celle, qui luy faiſoit ſi bon viſage. Et l’autre fois, qu’elle le manda, porta auec luy de la croye, & en l’embraſſant luy feit vne merque ſur l’eſpaule par derriere ſans qu’elle s’en apperceuſt : & incontinent qu’elle fut partie, s’en alla haſtiuement le gentilhomme en la chambre de ſa maiſtreſſe, & ſe tint aupres de la porte, pour regarder le derriere des eſpaules de celles qui y entroiẽt, & entre autres veid entrer ma damoiſelle Camille auec vne telle audace, qu’il craignoit la regarder, comme les autres, ſe tenant tres aſſeuré que ce ne pouuoit elle eſtre. Mais ainſi qu’elle ſe tournoit, auiſa ſa croye blanche, dont il fut ſi eſtonné, qu’à peine pouuoit il croire ce qu’il voioit : toutesfois ayant bien regardé ſa taille, qui eſtoit ſemblable à celle, qu’il touchoit, les façõs de ſon viſage, qui au toucher ſe pouuoient cognoiſtre, cogneut certainement, que c’eſtoit elle : dont il fut treſaiſe de veoir qu’vne femme, qui iamais n’auoit eu le bruit d’auoir ſeruiteur, mais d’auoir reffusé tãt d’honneſtes gẽtil-hõmes, s’eſtoit arreſtée à luy ſeul. Amour qui n’eſt iamais en vn eſtat, ne peult endurer qu’il veſquit longuement en ce repos, & le meit en telle gloire & eſperance, qu’il ſe delibera de luy faire cognoiſtre ſon amour, penſant quand elle ſeroit cogneuë qu’elle auroit occaſiõ d’augmẽter. Et vn iour que ceſte grande dame alloit au iardin, la damoiſelle Camille s’en alla promener en vne autre allée. Le gẽtil-hõme la voyãt ſeule, s’aduança pour l’entretenir, & feignãt ne l’auoir point veuë ailleurs, luy diſt : Ma damoiſelle il y a long temps, que ie porte vne affection ſur mon cueur, laquelle, de peur de vous deſplaire, ne vous ay osé reueler, dõt ie ſuis ſi mal, que ie ne puis plus porter ceſte peine ſans mourir : car ie ne croy pas que iamais homme vous ſceuſt tant aimer, que ie fais. La damoiſelle Camille ne le laiſſa pas acheuer ſon propos, mais luy diſt auec vne treſgrande colere. Auez vous iamais ouy dire, que i’aye eu amy ne ſeruiteur ? ie ſuis ſeure que non. Et m’esbahis dont vous vient ceſte hardieſſe de tenir tels propos à vne ſi femme de bien que moy. Car vous m’auez aſſez hãtée ceans, pour cognoiſtre que iamais n’aimay autre que mon mary. Et pource gardez vous de continuer ces propos. Le gentil-homme voyant vne ſi grãde fiction, ne ſe peut tenir de rire, & lui dire : Ma damoiſelle, vous ne m’eſtes pas touſiours ſi rigoureuſe que maintenant. Dequoy vous ſert il d’vſer enuers moy de telle diſsimulation ? ne vault il pas mieux auoir vne amitié parfaicte, que imparfaicte ? Camille luy reſpondit : Ie n’ay en vous amitié parfaicte ne imparfaicte, ſinon comme aux autres ſeruiteurs de ma maiſtreſſe : mais ſi vous cõtinuez les propos que me tenez, ie pourray bien auoir telle haine qu’elle vous cuira. Le gentil-homme pourſuyuit encore ſon propos, & luy diſt : Et ou eſt la bõne chere, que vous me faictes, quãd ie ne vous puis veoir ? Pourquoy m’en priuez vous maintenant que le iour me mõtre voſtre beauté accompagnée d’vne ſi parfaicte & bonne grace ? Camille faiſant vn grand ſigne de la croix, luy diſt : Vous auez perdu voſtre entendement, ou vous eſtes le plus grand menteur du monde : car iamais en ma vie ne penſay vous auoir faict meilleure chere ne pire, que ie vous fais, & vous prie me dire comment vous l’entendez. Alors le pauure gẽtil-homme penſant la gaigner d’auantage, luy alla compter le lieu ou il l’auoit veuë, & la marque de la croie qu’il luy auoit faicte pour la cognoiſtre : dõt elle fut ſi outrée de colere, qu’elle luy diſt, qu’il eſtoit le plus meſchãt hõme du mõde, & qu’il auoit cõtrouué contre elle vne menſonge ſi vilaine, qu’elle le mettroit peine de l’en faire repentir. Luy, qui ſçauoit le credit qu’elle auoit enuers ſa maiſtreſſe, la voulut appaiſer : mais il ne luy fut poſsible. Car en le laiſſant lá, furieuſemẽt s’en alla ou eſtoit ſa maiſtreſſe, laquelle laiſſa toute la compagnie pour venir entretenir Camille, qu’elle aimoit comme ſoy-meſmes, & la trouuant en ſi grande colere, luy demanda qu’elle auoit : ce que Camille ne luy voulut celer, & luy compta tous les propos que le gentil homme luy auoit tenuz, ſi mal à l’aduantage du pauure gentil-homme, que des le ſoir ſa maiſtreſſe luy manda, qu’il euſt à ſe retirer tout incontinent en ſa maiſon, ſans parler à perſonne, & qu’il y demeuraſt iuſques à ce qu’il fuſt mandé. Ce qu’il feit haſtiuement, pour la crainte qu’il auoit d’auoir pis, & tant que Camille demeura auec ſa maiſtreſſe, ne retourna le gentil-hõme en ceſte maiſon, ny onques puis n’ouyt nouuelles de celle, qui luy auoit bien promis, qu’il la perdroit des l’heure qu’il la chercheroit.

Par cela, mes dames, pouuez vous veoir cõme celle, qui auoit preferé la gloire du mõde à ſa cõſcience, a perdu l’vne & l’autre : car au iourd’huy eſt leu aux yeux d’vn chacun ce qu’elle vouloit cacher à ceux de ſon amy & ſeruiteur, & fuyant la moquerie d’vn, eſt tombée en celle de tous. Et ſi ne peult eſtre excuſée par ſimplicité d’vn amour naïſue, de laquelle chacun doit auoir pitié : mais accuſée doublement, d’auoir couuerte ſa malice du manteau d’honneur & de gloire, & ſe faire deuant Dieu & les hommes autre qu’elle n’eſtoit. Mais celuy, qui ne donne point ſa gloire à autruy, en deſcouurant ce manteau, luy en a donné double infamie. Voila, diſt Oiſille, vne vilanie inexcuſable : car qui peult parler pour elle, quand Dieu, l’honneur, & meſmes l’amour l’accuſent ? Qui ? diſt Hircan, le plaiſir & la follie, qui ſont deux grand aduocats pour les dames. Si nous n’auions d’autres aduocats, diſt Parlamente, qu’eux auec vous, noſtre cauſe ſeroit mal ſouſtenuë. Mais celles, qui ſont vaincuës de plaiſir, ne ſe doiuent plus nõmer femmes, mais hommes, deſquels la fureur & concupiſcence augmente leur honneur. Car vn homme, qui ſe venge de ſon ennemy, & le tue pour vn dementir, en eſt eſtimé plus gentil cõpagnon : auſsi eſt il, quand il en aime vne douzeine auec ſa femme : mais l’honneur des femmes a autre fondement : c’eſt, douceur, patience, & chaſteté. Vous parlez des ſages, diſt Hircan. Pource, diſt Parlamente, que ie n’en veux point cognoiſtre d’autres. S’il n’y en auoit point de folles, diſt Nomerfide, ceux qui veulent eſtre creuz de tout ce qu’ils diſent, & font, pour ſuborner la ſimplicité feminine, ſe trouueroient biẽ loing de leur eſpoir. Ie vous prie, Nomerfide, diſt Guebron, que ie vous dõne ma voix, à fin que nous donniez quelque cõpte à ce propos. Ie vous en diray vn, diſt Nomerfide, autãt à la louënge d’vn amant, que le voſtre a eſté au mepris des folles femmes.