L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 38
Memorable charité d’vne femme de Tours, enuers ſon mary putier.
NOVVELLE TRENTEHVICTIESME.
n la ville de Tours y auoit vne bourgeoiſe
belle & hõneſte, laq̃lle pour ſes vertuz
eſtoit non ſeulemẽt aimée, mais crainte
& eſtimée de ſon mary. Si eſt-ce que, ſuyuant
la fragilité des hõmes qui s’ennuyent
de mãger bon pain, il fut amoureux d’vne
meſtayere qu’il auoit, & ſouuẽt partoit de
Tours pour aller viſiter ſa meſtayere, ou il demeuroit touſiours
deux ou trois iours. Et quand il retournoit à Tours, il eſtoit
touſiours ſi morfondu, que la pauure femme auoit aſſez à
faire à le guerir : & ſi toſt qu’il eſtoit ſain, ne failloit à retourner
au lieu, ou pour le plaiſir oublioit tous ſes maux. Sa femme,
qui ſur tout aymoit ſa vie & ſa ſanté, le voyant reuenir ordinairement
en ſi mauuais eſtat, ſ’en alla en la meſtairie, ou elle trouua
la ieune femme que ſon mary aymoit, à laquelle ſans colere
mais d’vn treſgracieux viſage diſt, qu’elle ſçauoit bien que ſon
mary la venoit veoir ſouuent : mais qu’elle eſtoit mal contente
de ce qu’elle le traictoit ſi mal, qu’il ſ’en retournoit touſiours
morfondu en la maiſon. La pauure femme, tant pour la reuerence
de ſa dame, que pour la force de la verité, ne luy peut denier
le faict, duquel luy requiſt pardon. La dame voulut veoir
le lict & la chambre ou ſon mary couchoit, qu’elle trouua ſi froide,
ſalle & mal en poinct, qu’elle en eut grande pitié. Parquoy
incontinent enuoya querir vn bon lict garny de linceux, mante,
& cõtrepoincte, ſelon que ſon mary l’aymoit, feit accouſtrer
& tapiſſer la chambre, luy donna de la vaiſſelle hõneſte pour le
ſeruir à boire & à manger, vne pipe de bon vin, des dragées, &
des confitures : & pria la meſtayere qu’elle ne luy rẽuoyaft plus
ſon mary ſi morfondu. Le mary ne tarda gueres qu’il ne retournaſt,
cõme il auoit accouſtumé, veoir ſa meſtayere, & ſ’eſmerueilla
fort de trouuer ce pauure logis ſi bien en ordre, & encores
plus quand elle luy donna à boire dans vne coupe d’argent,
& luy demanda d’ou eſtoient venuz tous ces biens. La pauure
femme luy diſt en plorant, que c’eſtoit ſa femme qui auoit tant
de pitié de ſon mauuais traictement, qu’elle auoit ainſi meublé
ſa maiſon, & luy auoit recommandé ſa ſanté. Luy voyant la grãde
bonté de ſa femme, & que pour tant de mauuais tours qu’il
luy auoit faicts, luy rendoit tant de biens, eſtimant ſa faulte
auſsi grande, que l’honneſte tour que ſa femme luy auoit faict,
apres auoir donné argent à ſa meſtayere, la priant pour l’auenir
vouloir viure en femme de bien, ſ’en retourna à ſa femme,
à laquelle il confeſſa la debte, & que ſans le moyen de ceſte
grande doulceur & bonté, il eſtoit impoſsible qu’il euſt iamais
laiſsé la vie qu’il menoit. Et depuis veſquirent en bonne paix,
laiſſans entierement la vie paſsée.
Croyez, mes dames, qu’il y a bien peu de mariz, que patience & amour de la femme ne puiſſent gaigner à la longue, ou ils ſeront plus durs que pierres, que l’eau foible & molle par longueur de temps vient à cauer. Ce diſt Parlamente : Voyla vne femme ſans cueur, ſans fiel, & ſans foye. Que voulez vous ? diſt Longarine, elle experimentoit ce que Dieu commande, de faire bien à ceulx qui font mal. Ie penſe, diſt Hircan, qu’elle eſtoit amoureuſe de quelque cordelier, qui luy auoit donné en penitēce de faire ſi bien traicter ſon mary aux chãps, à fin que, ce pendant qu’il iroit, elle euſt loiſir de le bien traicter à la ville. Or ça, diſt Oiſille, vous monſtrez bien la malice de voſtre cueur, qui en bons actes faictes vn mauuais iugemēt. Ie croy pluſtoſt qu’elle eſtoit ſi mortifiée en l’amour de Dieu, qu’elle ne ſe ſoucioit plus que du ſalut de ſon mary. Il me ſemble, diſt Simõtault, qu’il auoit plus d’occaſion de retourner à ſa femme, quand il auoit froid en ſa meſtairie, que quand il eſtoit ſi bien traicté. A ce que ie voy, diſt Saffredent, vous n’eſtes pas de l’opinion d’vn riche homme de Paris, qui n’euſt ſceu laiſſer ſon accouſtrement, quãd il eſtoit couché auec ſa femme, qu’il n’euſt eſté morfondu. Mais quãd il alloit veoir ſa chambriere en la caue ſans bõnet, & ſans ſouliers au cueur de l’yuer, il ne ſ’en trouuoit iamais mal, & ſi eſtoit fort belle, & ſa chambriere bien laide. N’auez vous pas ouy dire, diſt Guebron, que Dieu aide touſiours aux fols, aux amoureux, & aux yurognes ? Peult eſtre que ceſtuy lá tout ſeul, eſtoit les trois enſemble. Par cela voulez vous cõclure, diſt Parlamente, que Dieu nuiſt aux chaſtes, aux ſages, & aux ſobres ? Ceux qui par eulx meſmes (diſt Guebron) ſe peuuent ayder, n’ont point beſoing d’aide. Car celuy qui a dit qu’il eſt venu pour les malades nõ point pour les ſains, eſt venu par la loy de ſa miſericorde ſecourir à noz infirmitez, rompãt les arreſts de la rigueur de ſa iuſtice : & qui ſe cuide ſage, eſt fol deuant Dieu. Mais pour finer noſtre ſermon, à qui donnera ſa voix Longarine ? Ie la dõne, diſt elle, à Saffredẽt. Ieſpere donc, diſt Saffredent, vous mõſtrer par exẽple, que Dieu ne fauoriſe pas aux amoureux. Car nonobſtant, mes dames, qu’il ait eſté dict par cy deuant, que le vice eſt cõmun aux femmes & aux hõmes, ſi eſt-ce que l’inuention d’vne fineſſe ſera trouuée plus promptement & ſubtilement d’vne femme que d’vn homme : & ie vous en diray vn exemple.